samedi 10 septembre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 9 2e partie.

Avertissement préliminaire : ce roman décadent et saphique est strictement réservé à un public adulte averti de plus de seize ans. 

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Dès que la petite fille eut repris ses esprits, Cléore lui conta une fable, inventant des événements qui l’arrangeaient. A moins que cela fût une ruse ou un faux-semblant de sa part, la fillette sembla boire ce fabliau comme du petit lait. Mademoiselle de Cresseville s’ébaudit de cette crédulité feinte ou réelle. Elle questionna l’enfant :


« Comment t’appelles-tu ?

- Berthe, m’dame.

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- Je suis demoiselle, et ce n’est pas ton petit nom, que je te demande, mais tout ton nom complet.

- Hé ben alors, c’est Berthe Louise…Quitterie Moreau… rougit-elle en toussotant. Mais j’aime pas mes deux premiers prénoms… J’préfère l’dernier, parce qu’il est joli et rare…

- Dans ce cas, je t’appellerai Quitterie, puisque ça te plaît. Tu aimes bien ? Là, arrête de rougir et ne sois pas timide…

- Oui, mademoiselle, répondit la petite avec une courbette.
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- C’est que tu es gracieuse, ma bougresse ! Te voilà bien belle et obéissante. Tu vas pouvoir m’aider. Tantôt, je me suis fait grand mal ; j’ai vomi et saigné, comme je te l’ai dit, et nous allons nettoyer tout ça ensemble et changer la literie. Promets-moi de ne rien dire à tes patrons.

- Oui, m’selle…

- Tu seras récompensée ; tu auras une poupée… »


Prenant un air chafouin, la désormais Quitterie joua aux obséquieuses et s’attela avec Cléore au grand nettoyage et rangement clandestins de la chambre. Elle s’alla en cachette en la buanderie et en rapporta des coussins de rechange, puis, en deux autres escapades, draps, courtepointe et couvertures propres. Nul ne se souciait dans l’hôtel des allées et venues de la petite boiteuse, tellement la direction, le chaland et les autres domestiques étaient accoutumés à ce qu’elle trimât matin et soir jusqu’à l’épuisement. Elle se consacrait à ses tâches avec un zèle constant, une humeur équanime, sauf lorsqu’elle était clouée au lit par une vilaine toux.


La chambre enfin rangée, nettoyée, le lourd matelas retourné non sans peine du côté demeuré propre, le lit entièrement refait à neuf et toute la literie sale fourguée dans le panier d’osier, Cléore, animée par la curiosité, demanda à Quitterie qu’elle lui racontât sa vie d’enfançon pauvreteux.


Les phrases de la petite étaient embrouillées, incorrectes, mais révélaient toutes les avanies et les misères subies avec stoïcisme. Quitterie était peu diserte, hésitait à se confier devant une inconnue vêtue comme à son âge, déformait, embellissait ou enlaidissait des épisodes, chargeait peut-être avec excès le portrait de sa mère, qu’elle accusait implicitement de tous les maux, dont l’absence d’affection n’était pas le moindre. Une once de médisance et de perfidie transparaissait dans ses paroles cruelles, toutes en maladresses infantiles et verbales. Quitterie savait à peine lire et écrire. Sa maman avait mené mauvaise vie dans des bastringues, des cafés-concerts de dernier ordre, entre Meaux, Reims et Bar-sur-Aube, dans des cabarets de Paris, aussi, où elle s’enflait de vin comme une outre, léchait les fonds des verres comme une greluche jamais repue, puis goualait et se donnait au premier venu, rouge, grasse et dépoitraillée. Le papa de Quitterie était donc un inconnu et la génitrice une fille-mère alcoolique, une pocharde. C’était là un excellent mélodrame de l’antique boulevard du crime, bon pour que s’y encanaillassent tous les braves bourgeois, qui plus était un mélodrame naturaliste à la Monsieur Zola, dont Cléore exécrait les romans.


Tout en contant à Cléore l’histoire peu édifiante de sa misérable existence, la petite Berthe Moreau, vouée désormais à ce qu’on la désignât de son seul troisième prénom, dévoilait le vilain contenu de sa bouche. Elle avait une dentition tordue, mal plantée, contrefaite ; l’une de ces dents était gâtée, cassée, toute noire. L’haleine de la petite fille s’en ressentait, et notre comtesse avait du mal à retenir des hauts le cœur. Promettant de remédier à l’exhalaison de ces effluves de pourriture dentaire, Cléore songea à mener l’enfant chez un bon dentiste qu’elle connaissait. Elle paierait à la petite une jolie couronne d’émail étincelante et un appareil pour redresser le reste ; elle choierait cet adorable petit animal disgracieux et maladif. Vraiment, Berthe Louise Quitterie Moreau serait une excellente recrue de Moesta et Errabunda. Elle le méritait bien, et il fallait que toutes les autres s’en souvinssent. Cléore ferait de Quitterie une chouchoute de plus ; elle en avait jà tant ! Quatre à tout le moins ! Plus celles qui viendraient encor…


Il fallait qu’elle instituât une hiérarchie, une émulation, une course aux bons points, une compétition, un steeple chase, tandis que Délie demeurerait au-dessus de toutes, primus inter pares. Madame la vicomtesse de. avait raison. Cléore ignorait encore la personnalité profonde de la mignonne petite belette. Les épreuves avaient rendu Quitterie fourbe, sournoise. La gamine aimait à rapporter, à dénoncer, à agir par en-dessous, à pincer en cachette celles qui ne lui plaisaient pas. Tout son corps souffreteux transpirait le mensonge et la trahison. C’était une fouine boiteuse, chafouine, chassieuse, un Talleyrand femelle. Cléore, tout à son affection envers la misérable enfant, en deviendrait aveugle.


Quitterie poursuivait, jamais lasse, sa déblatération jactante et larmoyante, encouragée, déridée par Cléore. Elle raconta qu’elle ne mangeait pas à sa faim. Sa maman ingrate l’avait vendue au couple d’hôteliers car révulsée par sa laideur et par son handicap, alors qu’elle avait juste cinq ans. Elle faisait office de petite esclave, d’abandonnée, avec le statut de bonne à tout faire. Elle n’avait jamais possédé le moindre joujou et on ne lui offrait que le linge qu’elle portait. Elle était (mal) logée dans la mansarde de l’hôtel, où elle couchait dans un petit lit sordide. Elle y avait grand froid en hiver et grand chaud l’été. Elle attrapait souventefois de vilains maux de poitrine ou dans les os, surtout à la colonne vertébrale qu’elle avait décalcifiée et tordue. On la nourrissait (mal) de bouillies de pommes de terre écrasées, d’abats et de soupes infectes. On la payait de quelques poignées de billon comme si elle eût mendié. Elle était exploitée jusqu’à plus soif, brimée, frappée lorsqu’elle avait mal fait, de six heures du matin à neuf heures du soir, six jours sur sept. Bons chrétiens, ses patrons, vrais Thénardier mâtinés de culs-bénis hypocrites, lui octroyaient le dimanche afin qu’elle allât à la messe. Elle s’en acquittait puis traînassait sa boiterie dans les rues de Château-Thierry ou les berges de la Marne, mais, lorsqu’elle souffrait trop, demeurait en l’Hôtel Théodoric où elle passait son chiche temps à confectionner ses propres poupées de chiffons et de son dont elle cousait elle-même tête et membres et fabriquait les corsages et les jupes avec des chutes de coupons récupérées et glanées un peu partout. Depuis à peu près trois mois, elle crachait de temps à autre le sang et avait grand mal à la poitrine et au bas du dos.
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La maladive pauvresse passa à un incident sordide survenu l’hiver dernier, lorsqu’un client assez éméché par l’absinthe, un pachyderme bachique aux lourds favoris bruns, négociant en gros de son respectable état, avait essayé de trousser la petite bonne tellement ce menu tendron boitillant au joli tablier et à la coiffe sublime échauffait ce satyre lubrique. L’homme s’était exhibé dans un caleçon long d’une saleté infâme alors que la gamine venait faire le ménage dans la chambrée. Ce sous-vêtement masculin était pisseux devant tandis qu’à l’arrière, il se mouchetait d’un semis infect dont l’origine était facile à appréhender. Le portait-il depuis cinquante jours ou davantage ? S’il eût été hermaphrodite, le gaillard graveleux eût arboré un troisième type de taches en l’entrejambes.


Son cœur était enrobé d’une mauvaise graisse ; l’homme soufflait comme un orgue asthmatique et ce soufflet de vieille forge brûlante de désir envoyait sur la gosse un fumet alcoolisé écœurant. Le libidineux obèse en quête d’une chaste Suzanne puait le graillon et le suint. Son fondement pétaradait sous l’excitation érotique comme pétoires en la bravade ou fantasia de Schleus en plein bled. Cet éléphant appâtait le fruit vert en l’appelant par des « petite, petite ; viens, viens… » comme on le fait d’une poule qu’on veut étrangler et plumer. Heureusement pour Quitterie, le gnaf était mort frappé d’apoplexie avant même qu’il fût passé à l’acte.


Après un tel discours, Cléore, laconique, se contenta d’une réaction verbale lapidaire en forme de promesse vague :

« Si tu viens avec moi, tu n’auras plus rien à craindre des hommes. »

Sur un ton qui signifiait : « Tu n’es pas ma mère, mais je te suivrai quand même, où que tu ailles et jusqu’au bout du monde s’il le faut. », la claudicante enfant répliqua :

« Je veux bien, mais m’selle, il faut que je travaille pour vivre.

- Mieux que cela, ma toute belle. Je te promets d’apprendre beaucoup de bonnes choses utiles à ta vie future. Il est honteux que ces ignobles hôteliers ne t’envoient pas à l’école parfaire ton éducation, chez les Sœurs, par exemple. Savent-ils aussi qu’il existe des lois qui interdisent qu’on fasse trimer autant les enfants ? Tu as moins de douze ans, ce me semble.

- Onze, j’crois.

- Si j’étais toi, j’irais chercher les gendarmes et je leur dirais tout ! La place de tes patrons est en prison, pour non respect de la législation sur le travail des enfants ! s’exalta Cléore, ce qui ne manquait point de sel au vu de ses projets.

- Et ma maman ?

- La misère excuse bien des choses. Elle aurait cependant besoin que le Bon Dieu lui fît la leçon. »

Et Quitterie de riposter, les lèvres pincées d’un soupçon de méchanceté :

« Elle m’a jamais donné de jouets, et m’a jamais embrassée ! J’veux toutes les poupées, de chiffons, de bois, de cire, de porcelaine et de biscuit ! J’adore les poupées ! » cria-t-elle, comme déchaînée, en énumérant avec logique la matière constitutive de ces joujoux qu’elle convoitait, allant du meilleur marché au grand luxe, ces moi en réduction qui lui faisaient tant envie, occasionnant en son être fragile une obsession trouble, narcissique peut-être. En cela, elle rappelait Cléore, son égoïsme pur. Cette affinité de pensée et de comportement fascina la comtesse plus que de raison.


Notre fausse Anne Médéric parut bercée par le babil volontariste et franc de la jeune bonne. Sa claudication, sa gaucherie de souffreteuse, la ravissaient de plus en plus. Alors, son cerveau dérangé en émit des souhaits troublants…


Elle eut de Quitterie une vision onirique, délétère et cotonneuse, une vision inconvenante d’un érotisme damnable. Vis-à-vis de cette mouflette au visage de moufette, Cléore se dépouilla de son attitude distanciée et de son quant-à-soi, au profit d’un emballement, d’un ébahissement hallucinatoire des sens. Ce dévergondage demeurait virtuel, du domaine du songe, mais il suffit à faire d’elle une chienne, une de ces bêtes marquées, flétries, gémissant de ses chaleurs honteuses, qui semait un sillage évocateur et dont le postérieur tumescent, blanc de pus, suintait de ses pertes, se desquamait de son infection squirreuse de vérole animale, créant un chemin à suivre par toute la chiennerie, tel un Petit Poucet qui semait ses cailloux. La voix de la petite servante devenait distante, déformée, comme ralentie, épaissie, telle celle d’une ondine qui eût parlé du fond d’un lac. Quitterie se métamorphosa en une antique préfiguration non nubile de la fécondité ou de l’agriculture, gerbe en main, une déesse mère dans l’enfance, Déméter, Cérès, Ops, Gè ou Gaïa, antérieure au pouvoir de l’Homme, du mâle usurpateur, une Bona Dea qui souhaitait que toutes les vestales la fécondassent de leur semence vaginale en s’unissant à elle, en perçant sa membrane précieuse d’un rostre de roseau et d’une verge de blé afin qu’elles s’abreuvassent de l’eau du calice de lys.


Dans son délire antique, Cléore vit une enfant transfigurée, nue à l’exception de la chaussure orthopédique et des pantalons de coton, qui attendait le retour de la prospérité, du fait qu’elle émergeait d’une longue latence de maigreur. La comtesse de Cresseville éprouvait une attirance morbide, fétide, pour les jeunes corps féminins émaciés. C’était un de ses fétichismes, surtout lorsque, à l’occasion de ses œuvres pies, elle rendait en l’hôtel-Dieu
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visite aux moribondes. L’odeur des lieux en était suffocante et Mademoiselle devait sans cesse poser un mouchoir parfumé sur ses narines menues. Elle se souvenait d’une de ces filles demi-mortes, aux longs cheveux blonds, au teint blafard, que rongeaient à la fois un cancer du sang et la tuberculose. Une sœur de la Charité la lui avait présentée comme se nommant Lison. Pour ses condisciples de chambrée, elle était un liseron persistant qui résistait à la faux du temps. Cent fois, elle aurait dû s’aller ; mais cela faisait deux mois qu’elle survivait sur son lit de géhenne. Elle n’était plus que fièvre, geignements, crachements d’un sang carié, pleurs, peau et os. Elle pria, supplia longuement Cléore de ses lèvres fines décolorées, lui empoignant la main avec une force inattendue, la serrant contre son pauvre cœur, lui réclamant de l’aide, quémandant qu’elle tentât tout pour lui abréger ses souffrances. Ses bras d’une finesse insigne étaient parsemés des perforations minuscules des seringues de Pravaz. Les sœurs infirmières ne cessaient d’augmenter les doses de morphine, sans pour autant atténuer sa douleur. La petite avait quinze ans, la promesse de la rose chevillée au corps ; mais la rose blême s’était fanée avant même d’exhaler sa fragrance de vierge. Cléore apprit plus tard que la jeune phtisique à la sève leucémique était partie la nuit suivante. Elle pleura à chaudes larmes plus de vingt-quatre heures. Elle vit ce corps si maigre et nu, jeté dans une fosse, semblable à un pantin, rejeté du genre humain. Il demeurait si peu d’elle que la putréfaction avait dû être prompte.


Cléore attarda son songe sur Quitterie. Oui, elle aimait ces côtes exposée et apparentes de meurt-de-faim, ce buste souffreteux aux pousses minuscules. Elle s’approchait d’elle dans sa rêverie érotique hallucinée, commençait à effleurer des lèvres le cou de la fillette, si menu qu’elle en sentait les vertèbres cervicales saillir sous la peau blanche. Ses doigts d’albâtre lissaient ce cou, descendaient, descendaient encore aux salières, à tous les creux de la gorge, puis la bouche pourprée de la comtesse bécotait tout cela, jusqu’aux doux mamelons de l’aimée qui en frissonnaient de volupté. Mademoiselle de Cresseville s’intéressait ensuite au dos, négligeant l’abdomen dénutri de l’enfant, quoiqu’elle fût tentée par l’ourlet du nombril, sur lequel s’arrêtait l’étoffe de la lingerie brodée. Ses bécots repartaient de la nuque ambrée d’un velours de cheveux blonds foncés, doux et fourchus. La langue se mettait de la partie, puis les bécots labiaux devenaient suçotements doucereux, furtifs, puis insistants. La bouche de Cléore multipliait les marques roses de ces suçons qui parcouraient l’échine de la belle Quitterie, goûtant avec délice à la saveur de lait de cette peau d’enfant malade, s’attardant à chaque vertèbre que l’on devinait, saillante, sous l’épiderme chlorotique de la petite souffreteuse, au creux des reins, à la carie de cette épine dorsale quasi scoliotique. Cléore se retrouva tentée par plus de hardiesse bien que des frémissements d’extase parcourussent déjà tout le torse de Berthe Louise Quitterie Moreau. Elle susurrait aux oreilles de la gamine : « Beauté, beauté, chairs de vierge... lys mien... Viens à moi, sois à moi…toute. » Ses mains entreprenantes s’introduisaient sous l’ourlet des pantalons, puis, lentement, posément roulaient l’émolliente étoffe de coton jusqu’aux pieds de la petite bonne qui ne bronchait nullement. Une fois de plus, Cléore négligeait le devant, bien que le pubis dévoilé de l’enfant, dans toute sa nudité, eût pu l’intéresser. Elle connaissait par trop ces photographies de nus enfantins, ces petites filles anglaises potelées et fessues aux curls émoustillantes, brunes, blondes, rousses ou discrètement châtaigne, exposant sans vergogne aux yeux émerveillés des lords et des ladies d’Albion l’innocence de leur sexe sans poils, Origine du monde d’une juvénilité fourbe.


Mademoiselle de Cresseville, de fait, était fascinée par le pied-bot de Quitterie, et, ce qui l’intéressait, c’était le lent effeuillage, la mise à nu progressive de ce pied, aussi captivante que le débandelettage public d’une momie égyptienne, ce glissement progressif du plaisir sur le délaçage des lanières, du cuir de la chaussure, des tiges de fer, sur le dépouillement d’un peton rose à la bosse coruscante et enchanteresse, fétiche superbe d’un Eros revisité. Alors, elle se troubla dans l’autre sens. Une crise de morale fit irruption en elle. Un doute en sa conscience l’assaillit. Elle se gourmanda, se morigéna, frappa sa poitrine de fillette en criant mea culpa, s’agenouilla devant la pauvre Quitterie, toujours habillée de pied en cap de son mignon costume de bonne, sa coiffe tuyautée toujours posée sur ses cheveux coquets quoiqu’ils fussent ternis par les carences. Elle arrosa de ses larmes la bottine coupable sanglée de son appareillage de torture puis balbutia :


« Pardonne-moi, ma chérie…Appelle-moi maman… J’ai été indigne de ta confiance candide. J’ai eu envers toi des pensées coupables, odieuses…pardonne-moi, et dans peu de jours, je te reprendrai à tes patrons infects et te conduirai en un joli château, à quelques kilomètres d’ici, près de Condé en Brie, où tu n’auras plus ni soif, ni faim, ni froid, ni peur et où tu feras la connaissance d’autres petites filles de ton âge qui deviendront tes camarades de classe. Car, là où tu iras, ce sera aussi une école. »


Elle se tut lors, rassérénée, tandis que quelques coulées lacrymales achevaient de s’épancher sur ses joues roses.


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Deux heures après cet incident, Cléore, encore en petite fille avec son ruban de pupille, son chapeau de paille enrubanné et sa broche de strass, emmena sa nouvelle amie partager un bon gueuleton dans un petit restaurant de Château-Thierry, une bonne adresse que Madame de. lui avait recommandée, où l’on pouvait faire bombance pour quelques francs. Quitterie était si frêle et maladive qu’elle avait grand besoin d’un vrai repas, chose qu’elle ne connaissait jamais en temps ordinaire. Les « Thénardier » se scandalisèrent à l’idée d’une fillette de douze ans non chaperonnée accompagnant dans un restaurant d’adultes une employée de onze. Cléore acheta leur silence avec une bourse de napoléons. D’autres sommes suivraient, qui lui permettraient de racheter la jeune esclave pour elle. L’argent de la comtesse, abondant, pouvait tout. Ce fut un souper mémorable.
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Du fait de l’exigüité de l’estomac de la petite fille, Cléore craignait par-dessus tout que Quitterie souffrît d’inappétence ; contre toute attente, la petiote fit grand honneur aux mets. De temps à autre, en des gestes ambigus que peu de convives remarquaient (s’en moquaient-ils comme d’une guigne, ou étaient-ils si blasés qu’ils feignaient ne rien voir ?), la comtesse caressait les joues creuses et les cheveux ternes de sa nouvelle amie-enfant, de son nouvel amour, passait sa main ivoirine sur la douce dentelle de la coiffe de femme de chambre miniature et lui demandait, d’un ton affectueux : « Ça va ? Tu aimes ce plat ? » Face au sourire de ravissement qui suivait ces cajoleries tendres, toutes en délicatesse, sourire qui illuminait le petit visage miséreux, notre héroïne se réjouissait. Elles devenaient comme deux sœurs intimes, la juste aînée et la cadette intergénésiquement proche. « Quels amours d’enfants ! » eût pu s’exclamer à leur adresse une brave dame patronnesse trompée par la marchandise.


Quitterie mâchait lentement, prenait tout son temps, se délectant de la moindre bouchée de son succulent ris de veau dont le fumet exquis chatouillait ses narines. Cléore mangeait peu, préférait observer son petit ange dont le visage d’habitude si exsangue et passé du fait des privations, recouvrait des couleurs, se teintait, se parait çà et là telle la jeune fleur, d’un incarnat de primerose. Même son dos déjeté se redressait.


Quitterie aima tout, se satisfit de tout, du potage en entrée comme du brie onctueux et crémeux à souhait, de la viande comme du gâteau au chocolat qui servit de dessert. Même l’eau minérale lui plut. Il fallait bien que ses papilles s’accoutumassent à des saveurs nouvelles, condition sine qua non par laquelle passait sa nouvelle domestication au service exclusif et indivisible de la cause de Cléore. La comtesse songeait devant ces mignardises : n’était-ce point là perversion, pourrissement gratuit et égotiste de l’innocence instrumentée uniquement pour qu’elle comblât la soif inextinguible de volupté d’une jeune femme aux goûts tortus, aux attirances déviantes, tourmentée en sa quintessence d’anandryne inassumée ? Se tournait-elle vers les fillettes, proies faciles, en lieu et place des adultes plus complexes à séduire ? En ce cas, sa condition de tribade n’était point innée et Mademoiselle de Cresseville avait une fois de plus raison contre la vicomtesse. Le goût saphique s’acquérait par le jeu pervers des caresses, de l’affect, par une pédagogie spéciale. Il fallait que les futures élèves acceptassent et assumassent leur nouveau statut d’amies-enfants de Bilitis ou de Psappha au service des caprices de clientes anormales, qu’elles les fissent jouir sans délai, qu’elles les contentassent toutes et qu’elles exposassent toute leur intimité pour elles. La cliente de Moesta et Errabunda serait maîtresse en ce domaine, reine, impératrice en son royaume telle cette vieille formule des légistes de Philippe le Bel qui fit supplicier la chevalerie de Sodome…


Cléore se réserverait les meilleures fillettes ; elles seraient sa propriété personnelle, exclusive, comme l’Egypte le fut pour Octavien. Délia accepterait, amante entre toutes, mais les autres ?


Elles quittèrent le restaurant, prenant congé sur le coup des onze heures. Quitterie bâillait à fendre l’âme. Cléore, en grande dame, quoiqu’elle fût toujours officiellement cette Anne Médéric, cette pupille de douze ans, en vêture enfantine, paya de bons jaunets cette manducation digne de Brillat-Savarin. Pour la première fois sans doute de sa vie, Quitterie avait le ventre rond, la peau tendue par la bonne chère et elle rotait, heureuse. A ce régime, la belette se remplumerait vite et embellirait encor. Elles s’en vinrent toutes deux, cahin-caha, en l’Hôtel Théodoric, sans se laisser prier. A destination, la petite fit un caprice : elle voulut coucher dans la chambre de m’selle Anne et menaça de révéler à ses patrons sans cœur qu’elle l’avait vue nue et pleine de sang et qu’elle n’était pas une petite fille, parce que, blésa-t-elle, « les petites filles, elles z’ont pas de poils au… » et elle ajouterait qu’elle les avait roux, d’un beau roux flamboyant, en plus, comme ses cheveux. Les prunelles vaironnes de Cléore s’alarmèrent aux propos de la petite garce. L’atavisme de fouine rapporteuse refaisait surface, et cela révulsait Mademoiselle. Elle n’allait tout de même pas pratiquer sur cette enfant la goétie, la magie incantatoire antique, cet exorcisme des païens, afin de chasser les démons de son esprit chassieux. Cléore imposa sa volonté : Quitterie dormirait encore cette nuit dans sa mansarde. Il n’était point encore temps qu’elle s’allât habiter le domaine de Condé. L’enfant, servile, se soumit en grognonnant et soupirant. Elle comprit que Cléore tenait les cordons de la bourse.


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Le lendemain matin, à neuf heures tapantes, Anne Médéric se présentait à l’embauche en la boutique de Madame Grémond. Sa nouvelle vie commençait.
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