A messieurs Louis Lumière et Henri Poincaré.
Oser conserver plus longtemps mon secret ne représente plus d'intérêt du fait de la disparition des principaux protagonistes. Je me décide donc à prendre la plume pour vous soumettre un mystère. On dit que la science pourra tout expliquer. Messieurs, si vous parveniez à résoudre l'énigme ainsi offerte à votre sagacité, je n'en serais que plus aise.
Tout commença dans un hôtel londonien un matin de février 188. par un bristol qu'un groom stylé me remit en mains propres. Belle-sœur d'un peintre français célèbre, je séjournais à Londres pour affaires. La notoriété internationale d'Henri grandissait et je m'étais engagée à placer quelques-uns uns de ses tableaux auprès des marchands d'art d'Albion. Le style d'Henri plaisait, avec sa touche un peu "Rembrandt", car il incarnait un juste milieu entre l'avant-garde de monsieur Paul Cézanne et les "académiques" comme William Bouguereau et Léon Bonnat. A mon humble avis, son génie surpassait ceux d'un Puvis de Chavannes
ou d'un Bastien-Lepage.
Le bristol était une invitation de lord Percival à l'inauguration d'une invention proprement révolutionnaire, un prototype de pantomimes lumineuses conçu par le mathématicien Sir Charles Merritt. Lord Percy jouissait d'une réputation sulfureuse d'esthète et de collectionneur décadent, lié aussi bien aux tories qu'aux whigs. Ne possédait-il pas le scandaleux portrait d'un monstre bicéphale à l'effigie de Gladstone et de Disraeli? Ce siamois était officiellement dû au pinceau d'un peintre hispano-américain, un certain Henrique.
Cependant, selon une thèse officieuse, cette peinture aurait été composée par des artistes jumeaux, l'un de style "pompier", et l'autre adepte des courants les plus novateurs de l'avant-garde! L'écrivain Oscar Wilde éprouvait une fascination morbide pour cette œuvre à l'odeur de fagot! Pour ne rien arranger, la rumeur disait lord Percy de mœurs "inverties", voire pis encore. Non seulement il était réputé fréquenter les fumeries d'opium, mais on lui attribuait un penchant de satyre pour les éphèbes et les fillettes, de préférence de race jaune! Je n'ose poursuivre plus avant dans l'évocation de telles horreurs!
Malgré la qualité de peintres de ma sœur Victoria et d'Henri, j'avouais ne rien entendre à la science de l'optique, de la couleur et de la lumière, bien que j'eusse entendu parler des travaux de monsieur Chevreul, notre grand chimiste. Les fantasmagories se résumaient pour moi à des jouets d'enfants : lanterne magique ou praxinoscope de monsieur Emile Reynaud. Lord Percy m'avait pourtant invitée, moi, Charlotte Dubourg, pour représenter mon beau-frère!
J'acceptai et fus exacte au rendez-vous, grâce à un cab loué par Sir Charles, dans la singulière demeure gothique de l'excentrique lord sise dans la banlieue de Londres. Tout là-bas me surprit tant le décorum, la domesticité et l'atmosphère exsudaient un parfum malsain d'altérité. Comble du modernisme, la fée électricité avait trouvé asile en ce lieu! La valetaille en était exclusivement exotique : Hindous, Javanais, Tatars, Egyptiens, Matabélé… Il y avait même un laquais pygmée Andaman hideux et un Jivaro du nom de Varami! Tandis que le majordome Sikh Sûdra Chandra introduisait les invités avec une solennité trop apprêtée, je me hasardai à une visite discrète des vitrines où reposaient les collections réunies par la famille Percival, dans l'attente du dîner précédant l'expérience historique. Pour étoffer celles-ci, le lord actuel avait engagé un explorateur belge aux méthodes douteuses, Cornelis Van Volenhoven, autrefois au service de Léopold II au Congo. La collection tenait autant du capharnaüm que du cabinet de curiosités d'un prince baroque. Ce salmigondis mêlait les arts décoratifs d'Orient et d'Occident à l'anthropologie et à la tératologie. Emaux champlevés,
bronzes, majoliques,
céladons Song ou coréens,
camées,
tanagras, automates du XVIIIe siècle,
codex antiques et tabatières classées avec maniaquerie voisinaient avec armes et masques cafres ou kanaks,
miniatures Séfévides du temps de Shah Abbas,
lithopédions parcheminés,
reliquaires, singes empaillés, sabres Moghols des règnes d'Akbar, Shah Jahan et Aurangzeb, et narguilés ottomans. Outre un scaphandre conçu en 1715 par le chevalier de Beauve, le spécimen le plus singulier était une momie Guanche découverte voici deux ans aux Canaries par Van Volenhoven.
Les codex retinrent particulièrement mon attention. Ils étaient présentés, ouverts, leurs pages annotées de scholies médiévales. Une étiquette mentionnait qu'il s'agissait des plus anciens livres reliés retrouvés, puisqu'ils remontaient au second siècle de notre ère. Constitués de parchemins cousus et collés ensemble, ils étaient au nombre de trois. Deux étaient rédigés en grec, le dernier en latin. Mes humanités étant assez médiocres, je ne retins que le nom présumé de l'auteur écrivant dans la langue de Cicéron : Saint Irénée de Lyon. Il avait écrit un traité de défense des chrétiens contre un hérétique ou païen grec nommé Cléo quelque chose. De l'histoire chrétienne des Gaules et de Lyon à cette époque, je connaissais surtout le martyre de Sainte Blandine.
Ma rêverie fut interrompue par lord Percy, qui me présenta à Sir Charles Merritt, quinquagénaire aux lourds favoris dont l'accent "Oxbridge" intimidait ses interlocuteurs. Tout en lui respirait la fausseté. Quant à Percy, âgé d'environ 35 ans, son aspect de bellâtre enfariné confirmait les soupçons courant sur lui.
- Chère madame Dubourg, me dit-il en un français châtié, bien que vous ne soyez pas une lady, vous avez les honneurs de ces lieux que votre beauté et votre élégance française naturelle illuminent…
Ce vieux galant osa le baise main! Il était vrai que les peintures de mon beau-frère reflétaient assez bien ma personnalité de "blonde Walkyrie" sévère et décidée mais je préférais mes robes et manteaux noirs à pouf à la robe du soir et à la visite de chez Worth que je m'étais vue contrainte de louer pour faire bonne figure! La postérité relèverait sans doute quelque ambiguïté dans mes liens avec Henri. Bien qu'il ait épousé Victoria, ses portraits familiaux individuels ou de groupes trahissaient sa préférence cachée pour moi, la puînée des filles Dubourg, celle qui avait du "chien", du caractère! Victoria, par contraste - pas seulement à cause de sa chevelure brune - était plutôt représentée comme effacée, falote! Pauvre Victoria, dont l'histoire de l'art oublierait le nom! N'est pas Elisabeth Vigée-Lebrun qui veut!
- Votre curiosité féminine ne sera point satisfaite avant celle des autres invités, poursuivit le mathématicien anglais. Vous découvrirez en temps voulu mon invention fantastique!
Je dus effectivement patienter durant tout un repas certes guindé, mais exotique, car préparé par les cuisiniers chinois et japonais du lord excentrique! Heureusement, la jeune nièce de Sir Charles, Daisy Neville, 7 ans, adorable gamine blond-roux aux cheveux rebelles, égailla quelque peu cette soirée! Elle voulut montrer son français à la grande dame blonde. Ce qui chez elle m'intrigua le plus fut sa poupée, à première vue un banal bébé Bru ou Jumeau.
Mais je n'eus pas la berlue : ce poupon respirait! Dans sa candeur, Daisy m'expliqua que son oncle lui offrait régulièrement des poupées "vivantes"! En zézayant, elle ajouta : "Quand elles commencent à sentir mauvais, oncle Charlie les zette et m'en donne de nouvelles, encore plus belles!" La vérité serait révélée, atroce, quelques années plus tard : émule de Victor Frankenstein, Sir Charles récupérait des cadavres d'enfants morts en bas âge et des déchets obstétricaux auxquels il redonnait un semblant de vie grâce à la mécanique et à l'électricité! Mais je m'égare présentement, messieurs les savants, en oubliant mon sujet! Pour en revenir à ce repas, faut-il vous dire que mon voisin de table, ressortissant du Thibet, provoqua mon écœurement: il mangeait exclusivement des insectes! Lord Percy s'excusa :
"Nous aurions dû vous prévenir, madame. L'honorable Tsarong Gundrup est un adepte de l'entomophagie!"
Enfin vint l'heure. Les invités furent conduits au salon balinais, aménagé en amphithéâtre. Au milieu de la salle lambrissée de teck et d'okoumé, trônait un cube constitué de plaques de métal poli. A proximité, un orchestre de gamelan javanais!
A chaque point cardinal, sur des plates-formes perchées, des objets ressemblant à des projecteurs de lanternes magiques, mais équipés de lampes à incandescence et de curieux disques réticulés. A deux mètres du cube, un bureau sur lequel reposait une machine à écrire Remington, reliée par des tuyaux à une sorte d'orgue de barbarie! Il s'agissait à tout le moins d'inaugurer une invention intrigante, peut-être une fantasmagorie musicale! D'ailleurs, les invités, que je n'ai point évoqués jusqu'ici, représentaient un éminent gratin scientifique et littéraire venu aussi bien des deux côtés de la Manche que des Etats-Unis! De doctes savants comme lord Kelvin, William Crookes, Alfred Russell Wallace ou Francis Galton côtoyaient les inventeurs Marey, Muybridge et Edison. La fine fleur de la littérature avait répondu à l'appel : Henry James, Mark Twain, les scandaleux Oscar Wilde déjà cité, Stevenson et Huysmans, l'étoile montante Arthur Conan Doyle, le débutant H.G.Wells, le poète Charles Cros mais surtout, notre gloire nationale venue d'Amiens, monsieur Jules Verne! Face à ce parterre, Sir Charles pérora obséquieusement un laïus d'introduction :
"Mesdames et messieurs, j'ai l'insigne honneur de vous présenter une invention révolutionnaire, qui, dépassant les travaux de mes confrères Eadweard Muybridge et Etienne-Jules Marey ici présents, va bouleverser d'ici peu notre quotidien! Mesdames et messieurs, admirez le chrono-photo-hologrammoscope!"
Sur un signe du découvreur, les quatre projecteurs s'allumèrent!
"les projecteurs sont simplement mis sous tension! Leurs faisceaux convergent vers le cube que je vais activer afin de vous révéler la photographie en quatre dimensions : relief mais aussi temps et mouvement!
Un invité hasarda une question :
- Je n'aperçois ni plaques de verre, ni bandes de gélatine, de cellulose ou de papier sur lesquelles les photos seraient impressionnées, même en négatif. Comment est-ce possible?
- Je suis parvenu à dématérialiser les images, à -comment dire?- en "stocker" la quintessence dans le cube lui-même. J'ai amélioré par la mécanographie et l'électricité le principe de la machine à calcul de Charles Babbage. Pour fonctionner, le volume reçoit des instructions activant les quatre projecteurs, qui, reliés à des disques de Nipkow couplés à des générateurs de courant alternatif de ma conception générant des champs électromagnétiques conformes à ceux de Maxwell, visualisent des images en quatre dimensions matérialisées autour du cube. Plus l'appareillage tourne vite, plus le temps et les images s'accélèrent! Voyez plutôt!
Sir Charles tapa un texte sur le clavier de la Remington : des bandes perforées sortirent du limonaire. Le savant les rentra dans une fente sous le cube. L'obscurité se fit sauf au niveau des projecteurs. L'orchestre de gamelan entama une mélopée lancinante. La rotation accrue des disques et des alternateurs fit converger les faisceaux lumineux sur les quatre faces verticales du cube. Un spectacle fascinant quoique fantomatique enchanta l'assistance : une danseuse de Bali d'allure spectrale apparut, suivie dans ses gestes gracieux par un étrange singe albinos à l'aspect presque humain. La musique accompagnait langoureusement les deux créatures virtuelles. Le ballet s'intitulait : "Danse de l'Orang Pendek".
Brusquement, un esclandre rompit le charme : bousculant Anta, le domestique lapon de Cornelis qui voulait le refouler, un homme moustachu à l'accent slave, s'avança menaçant vers Sir Charles, éructant sa haine. Il l'apostropha : " Plagiaire! Tu as volé mon invention de l'alternateur! Charlatan! Ta place est à Reading!
- Et la vôtre à Bedlam! Répondit le savant.
J'appris que cet aliéné se nommait Nikola Tesla, ingénieur serbe et ex-associé d'Edison!
Tesla s'empara de la Remington et tapa frénétiquement un message indéchiffrable. Monsieur Cros et monsieur Le Prince, concepteur d'un appareil projetant seize photos par seconde, tentèrent de maîtriser l'intrus.
Tesla saisit pourtant la bande perforée de l'orgue et la glissa dans le cube. L'accélération des disques devint infinie, emballant les images désormais imperceptibles. Les projecteurs prirent feu. Une onde lumineuse, comme dotée de vie et de volume, enveloppa monsieur Le Prince tandis qu'une langue de feu frappait monsieur Cros. Les musiciens et le public, paniqués, tentaient de fuir. Cependant, tout se calma promptement car la domesticité de l'hôte maîtrisa l'incendie grâce à d'étranges bonbonnes de métal projetant une "mousse" qui étouffa les flammes. Le cube était intact, mais le reste de l'invention irrémédiablement détruit. Hélas, monsieur Cros, le poète, était mort, atrocement brûlé. Quant à monsieur Le Prince, il n'en restait rien ou plutôt, à sa place, je vis une créature semblable à une minuscule limace d'eau. D'où venait cet animalcule? Je n'osais conjecturer et croire comme les peuplades primitives, que la diabolique machine avait pris le corps et l'âme de monsieur Le Prince. Sir Charles s'arrangea pour colporter la fable de sa disparition dans le train Dijon-Paris. Monsieur Tesla fut expulsé vers les Etats-Unis par le premier steamer en partance pour New York. Rien ne transpira de la tragédie, monsieur Cros étant déclaré mort en France. J'eus l'audace de demander à l'ingénieur serbe, avant qu'il soit reconduit hors des aîtres, ce qu'il avait bien pu taper. Il me répondit : "Quid?", mot qui suffit à détruire le système! Quant à l'animalcule, il fut conservé dans l'alcool et donné au muséum d'histoire naturelle de Londres. La tragique invention semble avoir inspiré des romans ultérieurs de messieurs Wells et Verne. Il appert également que monsieur Conan Doyle aurait caricaturé Sir Charles en professeur Moriarty dans les aventures de Sherlock Holmes! Je ne me passionne guère pour ce genre de littérature feuilletonesque bonne pour les classes populaires et les chemins de fer! "
Ainsi se terminait la missive de Charlotte Dubourg qui signa et prit soin de préciser en apostille : "belle-sœur d'Henri Fantin-Latour ".
Année 2007 : dans les collections du muséum de Londres, un conservateur exhuma la "limace". Le National Geographic révéla la bombe : "Un fossile vivant de 580 millions d'années retrouvé à Londres : Vernanimalcula, premier animal pluricellulaire à symétrie bilatérale et notre ancêtre à tous est toujours vivant!"
Précambrien, Ediacarien : -580 millions d'années. Un homme se réveilla sur une plage sous un ciel d'un rose étrange. Devant lui, une terre nue : pas de végétation, pas d'animaux, rien. Derrière lui, un immense océan. Il respirait avec difficulté tant d'oxygène était ténu. Dans un froid glacial, il hurla sa solitude et sa désolation :
"Mon nom est Louis-Aimé Augustin Le Prince! Au secours! Par pitié, y a-t-il quelqu'un?"
Christian Jannone
mercredi 26 novembre 2008
Décapité parlant
A Henri Fantin-Latour, Octave Joly et George Langelaan.
Monsieur Charles Maurice de Talleyrand Périgord n'apprécierait aucunement notre XIXe siècle bientôt finissant, lui qui se vantait d'avoir connu la douceur de vivre de l'Ancien Régime! Scientisme, machinisme, positivisme, impressionnisme….Nous vivons, respirons, mangeons, dormons et mourons à l'époque des "ismes"! "Pluie, vapeur, vitesse": tel est le titre d'un tableau évocateur et proprement révolutionnaire de Mister Turner, tant il apparaît comme une prémonition de nos actuels beaux arts non académiques : trois termes qui résument intelligemment notre "révolution industrielle" et tous ses corollaires. Apprécions donc les romans de Monsieur Jules Verne et les expositions universelles comme celle que ce fat de maréchal Mac Mahon inaugura tantôt. Soyons de notre temps! Mais Henri, mon beau-frère, l'est-il réellement? Je pose souvent pour lui, ainsi que ma sœur Victoria d'ailleurs! Je tiens à rassurer messieurs les moralistes : je suis un modèle décent, vêtu de pied en cap! Il est parfois quelques accessoires intrigants sur les toiles d'Henri, qui peuvent attiser le regard d'érudits dévoyés : je n'ai pas oublié la récente affaire du dessus de table précolombien du tableau "La lecture". La jeune femme blonde, de profil, toute de noir vêtue, qui, méditative, écoute semble-t-il avec attention l'autre personnage féminin lire un quelconque ouvrage dont le spectateur ignore le titre, c'est moi, Charlotte Dubourg!
Belle conception antiquisante de la lecture, remise en cause par Saint Augustin dans "Les Confessions", dans la fameuse scène de la rencontre du futur père de l'Eglise avec Saint Ambroise de Milan! Pourtant, sur le tableau, la lectrice apparaît bel et bien bouche close!
Je viens une nouvelle fois de contribuer à l'élaboration d'un chef d'œuvre pictural de mon beau-frère, avec Père et Mère, sans oublier Victoria, bien sûr! Me faut-il avouer qu'Henri m'a remarquablement valorisée sur sa toile, sobrement baptisée "La famille Dubourg"?
L'espace du tableau paraît conçu pour que les regards focalisent sur moi. Je me détache nettement, habillée en tenue de ville : chapeau, manteau, uniformément noirs, comme les vêtements de bourgeois respectables de Victoria et de nos parents. Pourtant, on devine sous le manteau le port d'une robe bleue et je ne demeure point godiche et fade, puisque j'enfile un gant, l'air décidé, prête à sortir. Henri a-t-il voulu faire un clin d'oeil à "La dame au gant" de Monsieur Carolus-Duran, qui remonte à dix ans?
Ou s'agit-il de la manifestation d'un amour platonique à mon égard? Ma beauté surpasse certes celle de ma sœur aînée, mais les dix années qui nous séparent jouent en ma faveur! Ceci n'empêche nullement cela : à bientôt vingt-neuf ans, je demeure demoiselle. Dois-je rappeler que Victoria n'a convolé avec Henri qu'à trente-six ans?
Assurément, nous vivons une époque bien étrange, que je qualifierais, c'est selon, d'hypocrite, de prosaïque, de contrastée voire de contradictoire. La philosophie positive côtoie l'engouement pour les sciences occultes. Puis-je vous remémorer que notre grand romancier et poète, Monsieur Hugo, s'est adonné au spiritisme? Lisez donc "Quia pulvis es" et méditez ces vers :
"Dieu donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes.
Vivants! vous êtes des fantômes ; (…)"
Le machinisme n'est point exempt de sauvagerie et de violence : il permet d'occire son prochain d'une manière disons plus…"raffinée". Cependant, je ne pense pas que les victimes de la Commune puis celles de la Semaine sanglante avaient en tête quelque raison de croire qu'elles mouraient plus proprement que lors des batailles des âges barbares lorsque les balles ont percé leur poitrine!
Quant à l'hypocrisie… Monsieur Courbet ne peignit-il point un sexe féminin (horreur!) pour un commanditaire turc? Les maisons closes ne sont-elles pas affaires prospères courues par le Gotha? Une demoiselle de mon état, qui ne bénéficie ni du statut de majeure, ni du droit de vote se doit d'être chaperonnée! Pourtant, c'est en toute connaissance de cause qu'il m'arrive de sortir seule, surtout lorsqu'un critique d'art renommé, Monsieur Champfleury en l'occurrence, m'a donné rendez-vous en la galerie Davioud de notre tout neuf et éclectique Trocadéro. Un nouveau musée de moulages de monuments anciens y est en cours d'installation, selon la volonté expresse de Monsieur Viollet-Le-Duc. La notoriété de Champfleury n'est plus à faire : ami de Gustave Flaubert, partisan du réalisme, il a âprement défendu l'œuvre de Gustave Courbet, mort depuis peu. Son œuvre littéraire n'est point non plus à négliger.
"Une invitation de Monsieur Champfleury ne se refuse pas" me suis-je contentée de dire laconiquement à Victoria et à Henri, avant de m'éclipser.
Les rues de la capitale sont toujours autant animées, encombrées de charrois et d'attelages divers, des plus triviaux comme les pataches ou les voitures des vidangeurs, aux plus "fashionables", destinés au "monde", sans oublier vélocipèdes et grands bis, qui conviennent davantage à nos parcs qu'aux pavés. L'odeur de crottin et le clopin-clopant des sabots ferrés, sans omettre le grincement des roues parfois protégées par des bandages de caoutchouc résonnant sur le pavé parisien créent une atmosphère inoubliable manquant quelque peu à nos contrées provinciales endormies, bien moins agitées, comme par exemple Grenoble, la ville natale d'Henri.
Le développement des transports hippomobiles en commun, avec ces lourds omnibus à impériale où se presse le menu peuple constitue une tendance de notre temps.
Ce ne sont pas les véhicules à vapeur expérimentaux de Monsieur Amédée Bollée comme "L'Obéissante" ou sa toute nouvelle "Mancelle" qui pourront détrôner notre traction animale : leur manque de maniabilité est proverbial!
N'oublions pas les immeubles, anciens ou modernes (ceux dus aux travaux du préfet Haussmann), dont les façades souffrent d'une tendance au noircissement à cause des fumées industrielles, les trottoirs tout aussi encombrés d'une "faune" bigarrée et interlope et les palissades et colonnes Morris couvertes d'affiches vite pourrissantes sous la pluie!
Paris conserve encore des stigmates de la Commune, avec les vestiges noircis du palais des Tuileries, que nos édiles semblent avoir renoncé à reconstruire. Il leur a paru plus judicieux d'investir dans de nouvelles constructions aux objectifs politiques affirmés : Le Sacré Cœur de Montmartre et le Trocadéro, insipide pâtisserie à campaniles, par ma foi!
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Dans la galerie Davioud, aux murs peints en rouge pompéien (teinte des fresques -fort osées- de la Villa des Mystères), aux poutrelles emblématiques de notre architecture moderne vouée au fer, j'ai été sobrement accueillie par Monsieur Champfleury face aux impressionnants moulages reconstituant les portails romans de Moissac et Vézelay.
- Notre art chrétien du Moyen Age ne cesse de nous fasciner, me dit-il. Voyez ces maquettes, au pied du faux portail de Moissac: l'artiste a tenté de restituer hypothétiquement, à partir de la chronique d'un moine auvergnat du XI e siècle, Orderic d'Issoire, un Jugement Dernier de l'église du Puy, réputé disparu vers 1080! Il serait dû à un artiste énigmatique et maudit, Amaury de Saint-Flour. A côté, notre sculpteur des Beaux Arts a reconstitué le retable de cire de la vie de Saint Amadour, créé vers 1230 par Jehan de Mauriac! Admirez aussi la scène du tympan de Moissac inspirée de Saint Jean. Constatez la présence des archanges, du Tétramorphe (les quatre Evangélistes) et des vingt-quatre vieillards entourant le Seigneur. N'oubliez point le goût du fantastique de cette époque obscure : outre le trumeau de Moissac, décoré de monstres dont on ne sait s'ils sont infernaux ou divins, nous avons, parmi les répliques de chapiteaux isolés, un moulage du supposé Tétraphtalme d'Amaury de Saint-Flour, d'inspiration orientale, dont une copie de pierre est détenue à Nantes, dans les collections de Monsieur Dobrée.
- Merci pour votre commentaire érudit, Monsieur, mais je suppose que le but de notre rendez-vous ne se limite pas à une visite guidée de ce nouveau musée.
- Bien évidemment, mademoiselle Dubourg. Je souhaite m'entretenir avec vous au sujet des dernières créations de votre beau-frère. En tant que critique d'art, il m'est bon de recueillir les impressions des proches d'un bon peintre. Henri n'a pas dédaigné de me faire figurer dans une de ses toiles de groupes, voyez-vous. Comme je ne fustige que les académiques, ces pontes coincés de l'Institut, je ne me risquerais pas à commettre un papier incendiaire contre un de nos modernes talents! Cela ternirait ma réputation! Je ne vous cacherais point, cependant qu'il existe des artistes plus "radicaux" que Fantin. Avez-vous entendu parler de Paul Cézanne?
- Allusivement, je vous l'avoue.
- Bien. Monsieur Camille Pissarro m'a entretenu il y a quelques temps d'un nouvel amateur, un agent de change qui souhaite faire carrière dans la peinture : monsieur Paul Gauguin. Son pinceau est prometteur, mais il ne parvient pas à se plier aux nouveaux préceptes du groupe "impressionniste". Il dit vouloir aller plus loin!
Tandis que notre visite se poursuivait de reproductions de statues en moulages d'édifices gothiques, notre conversation s'orienta vers l'évolution de la peinture italienne du XIIIe siècle jusqu'à la Renaissance, de Giotto et Cimabue à Raphaël et Titien, sans omettre au passage La Maestà de Duccio, Masaccio, Masolino et le triomphe de la première Renaissance.
- Nos plus modernes peintres sont porteurs d'une révolution picturale en rupture avec toutes les lois de la représentation et de la perspective fixées depuis Masaccio. Un jour, Le Greco et les œuvres terminales du Titien feront figure de prémonitions, voire de prolégomènes, de l'art du prochain siècle! Vasari sera irrémédiablement dépassé!
Face au moulage de l'atroce transi de Ligier Richier représentant le cadavre décomposé du prince d'Orange, René de Chalon, dont l'original est à Bar-Le-Duc, une soudaine impulsion a traversé Champfleury.
- Mademoiselle, je vous invite à poursuivre plus avant nos investigations dans le temple forain de la médecine moderne, l'attraction courue des boulevards par les amateurs de sensations fortes : les collections anatomiques et monstrueuses de monsieur Spitzner, avec son musée des horreurs et son spectacle du décapité parlant!
- Mais, monsieur, convenez-en : il s'agit là d'un canular bon à abuser les naïfs!
- Il faut de tout pour faire un monde!
Nous avons donc quitté le Trocadéro pour le boulevard Montmartre, aux trottoirs encombrés de camelots, d'hommes sandwichs et de crieurs de journaux. L'écrivain et critique a cependant préféré le fiacre à l'omnibus, nous évitant la promiscuité et les remugles d'une populace triviale parfumée à la crasse, au mauvais tabac et au graillon, parfois assommée d'absinthe, qui n'a pas le privilège de l'eau chaude à tous les étages.
Le lieu où la singulière impulsion de Monsieur Champfleury m'a conduit tient du compromis entre la pédagogie scientifique et moraliste et l'exhibition spectaculaire de phénomènes de foire dignes du cirque Barnum. Le musée des horreurs côtoie le cabinet des figures de cire anatomiques et historiques. Les spécimens formolés font bon voisinage avec les reconstitutions morbides comme "L'exécution de Cinq-Mars" ou "La chambre des tortures inquisitoriales de Torquemada, Bernardo Gui et Nicolas Eymerich" exposées dans la cave. Mais le clou du spectacle malsain, si l'on peut dire, est "Le décapité parlant", attraction tout droit importée de l'"Egyptian Hall" de Londres, où elle défraya la chronique voici quelques années. Ce "salon" ou musée, provisoire, intéresserait fortement monsieur Alfred Grévin, qui le convoite pour le transformer en un lieu plus respectable. Monsieur Champfleury s'est remémoré un souvenir tout personnel remontant à trente années de cela, lorsqu'un semblable cabinet de cires et autres bizarreries avait pignon sur rue en pleins Champs Elysées! J'ai préféré m'attarder devant les cires historiques plutôt que contempler les représentations pathologiques de Monsieur Spitzner, ces affreux organes, nez, membres et bustes colorés montrant les stigmates ou chancres vénériens et autres vitiligos et carcinomes. L'une des reproductions était particulièrement horrible : il s'agissait du moulage effectué après la mort du visage d'une pauvre créature de foire exhibée sur les tréteaux transalpins vers 1860 présentée comme la momie vivante du Pharaon Taâ Sekenenré, de la XVII e dynastie, le vainqueur des Hyksos : l'être n'était plus qu'un squelette vivant, rongé par une maladie dégénérative nommée lupus.
Cela m'a rappelé un certain Monsieur de Maupassant, personnage qui fréquente assidûment les cercles réalistes et naturalistes avec l'intention de vivre de sa plume. Cet original a prétendu un jour que le naturalisme ne pouvait dédaigner l'insolite, et pour cela, il s'est lancé dans une évocation macabre des momies de la crypte des Capucins de Palerme! Ses attaches sont normandes, comme pour Monsieur Flaubert et notre oncle de l'Orne. D'infinies digressions sur l'auteur de "Madame Bovary" conduiraient mon accompagnateur à gloser sur ses sources concrètes, par exemple l'affaire de ce jacquot empaillé du Muséum de Rouen, mangé par les mites, que l'on retrouve dans l'un de ses récents contes! Contrairement à moi, quelques matrones de bas étage et de bonnes bourgeoises d'un certain âge m'ont paru fascinées par des bocaux de formol contenant des fœtus mal conformés, anencéphales, siamois ou cyclopes.
Une virago a même pris Monsieur Champfleury par la manche pour lui demander ce qu'il pensait de la plus spectaculaire des cires Spitzner : l'évocation d'une césarienne où des mains de chirurgiens dépourvues de corps s'attardaient au-dessus d'un ridicule mannequin de parturiente aux yeux exorbités. Cette statue de cire, blonde, avait une tête de "cocotte" de maison de tolérance proche des goûts de Monsieur Manet, dont je réprouve l'art empreint de vulgarité sous prétexte de réalisme!
Henri a osé le portraiturer il y a quelques années! Toujours est-il que l'érotisme équivoque se dégageant de cette reconstitution soi-disant pédagogique me révulse! Heureusement pour moi, nos grands personnages de l'Histoire et de la Littérature ont opportunément offert une heureuse alternative aux visiteurs que le goût de la monstruosité n'attire pas. Pourtant, selon certains critiques, la gent féminine éprouverait une fascination non-feinte pour les êtres déviants, particulièrement les "monstres" littéraires dits "classiques" : la créature de Frankenstein, Hugues le loup, le vampire de Polidori, l'homme-ours Lokis etc. Quant aux lecteurs masculins, ils pencheraient en faveur des momies égyptiennes de l'autre sexe, d'où le roman de monsieur Théophile Gautier, décédé depuis quelques années. Je n'y vois là que débauche à peine camouflée! Je me suis donc concentrée sur Henri IV, Louis XIV ou Napoléon le Grand. Devant une reproduction de Voltaire âgé sur son non moins fameux fauteuil, un Pierrot blafard, émule de Deburau, a tendu la main pour que je lui glisse une pièce afin qu'il puisse discourir sur les illustres statues de nos gloires nationales. Ce Pierrot jouait à l'automate et au mime, gagnant de cette singulière manière de quoi payer son écot. Il parlait sur le ton d'une mécanique dite "androïde". Mais les paroles qu'il m'a débitées ont été si délirantes que j'ai cru qu'il se moquait de moi! "Même la fugace et muette apparition de Monsieur Maurice Schutz,
pourtant crédité au générique, dans "le Diable boiteux" de Sacha Guitry vaut mieux que cet artefact médiocre! Ce "Voltaire" est plus proche de celui de "Masques de cire" de Michaël Curtiz, film de 1933 du prochain siècle, que du vrai François-Marie Arouet! Un long métrage en technicolor bichrome, avec Lionel Atwill, Fay Wray, la fiancée du Gigantopithèque Kong, et Glenda Farrell, l'espèce de blonde délurée, dont l'ourlet de jupe est presque aussi long qu'en 14! Maurice Schutz, qui joua pour Dreyer! Maurice Schutz, l'immortel doyen des Goupi! Son Paganini chenu de "La symphonie fantastique" et son abbé Herrera, aussitôt abattu par Vautrin alias Michel Simon, forment autant de compositions caricaturales et alimentaires de ce pauvre Géronte, jouées avec l'accent italien ou espagnol! D'ailleurs, pour en revenir au sujet, même le costume de ce prétendu Voltaire sonne faux! Admirez plutôt mon maquillage, "mix" d'Harry Langdon et de Klaus Nomi! Pour une piécette supplémentaire, chère madame, je puis entonner un air de Purcell de derrière les fagots! A moins que vous ne préfériez que je vous fasse don de quelques fumetti d'Outcault comme "Yellow Kid" et "Buster Brown", quoique je ne vous interdise pas d'en pincer pour Scolari." Plutôt que d'en entendre davantage, j'ai préféré poursuivre la visite. Un bonimenteur en frac, à l'instant même, a annoncé que le public devait expressément se rendre à la cave du musée, où la représentation du décapité parlant n'allait pas tarder. Tandis qu'accompagnée de Champfleury, j'ai descendu les degrés qui menaient le chaland au sous-sol aménagé en salle des reconstitutions judiciaires du passé, une autre dupe du Pierrot lui a glissé un sou, et ce dernier a dégorgé de nouvelles sottises dignes d'un lunatique de Charenton : "Je suis un cerveau positronique du nom de Van- El. J'ai été conçu par Itzhak Nazimov en 1955. J'obéis aux trois lois de l'automation. J'appartiens à l'espèce "robot nazimovien". Savez-vous qu'à l'origine des "Avengers", il y eut "Hot Snow"? John Steed, le partenaire de l'acteur Ian Hendry, ne portait aucunement le melon à cette époque mais un banal trench "casual" au possible…Au fait, 'bonjour chez vous!'" La cave du musée sentait la moisissure et le salpêtre en imprégnait les murs. Outre les scènes précitées, d'autres reconstitutions émaillaient cet antre sinistre : l'écartèlement de Damien, le supplice de Cartouche sur la roue, l'assassinat de Marat et les exécutions de Louis XVI et de Tropmann, affaire récente qui n'avait pas dix ans. Les reproductions de guillotines frappaient par leur exactitude! Des masques mortuaires agrémentaient si l'on peut dire ce sous-sol : les chauffeurs du Nord, Marat, Tropmann (même le moulage de sa main était exposé!), la Jégado, Fieschi, Orsini, Lesurque et j'en oublie. L'atmosphère désolée de ce lieu générait en vous des sueurs froides. Seuls les gémissements des victimes soumises à la question et le bruit du couperet manquaient à l'appel! Au fond de la cave, plusieurs rangées de fauteuils et des rideaux nous ont indiqués l'emplacement du "clou" du musée. La théâtralité des aîtres était accentuée à dessein par des statues de bronze fort laides, rongées de vert-de-gris, hautes d'environ deux mètres, dont le caractère animalier à faire frémir Barye tant leur facture était médiocre, devait épouvanter les personnes trop émotives : ours grizzli, tigre du Bengale, gorille, mandrill et orang-outan, tous porteurs de chandeliers et de lanternes sourdes, dont les têtes inquiétantes aux crocs démesurés étaient coiffées de ridicules chapeaux tyroliens! Leurs luminaires crasseux diffusaient de chiches et fantomatiques lueurs. Ces monstres paradoxaux rappelaient les génies gardiens de tombes de la Chine ancienne.
Le metteur en scène de ces stupidités, plus maniaque et vétilleux que réellement scrupuleux, devait songer davantage aux bénéfices que lui prodiguait son attraction douteuse qu'à la vérité zoologique! Nous nous sommes donc installés, Champfleury et moi, sur les fauteuils de la première rangée, impatients d'un lever de rideau destiné à nous révéler la tératologique merveille! "Mesdames et messieurs, a repris le bonimenteur, je vous promets que vous allez en avoir pour votre argent! Je n'irais pas jusqu'à dire que la huitième merveille du monde va se dévoiler sous vos yeux, mais attendez-vous tout de même à un choc." Cessant là ses tartarinades, le prétentieux forain a saisi un sifflet et d'un "trrrit" strident, a donné au machiniste le signal du lever de rideau. L'être qui s'est dévoilé aux spectateurs avait de quoi faire sursauter le Gascon le plus gradasse! Imaginez une simple tête de jeune homme, les cheveux coiffés en catogan à la mode du XVIIIe siècle, semblant simplement endormie, et reposant sur un plateau lui même posé sur un guéridon!
Une vision dantesque et mémorable, dont les connotations valaient, me dit mon accompagnateur, les "Judith et Holopherne" et autres "Salomé et la tête de Saint Jean Baptiste" des grands maîtres de la peinture du siècle de Louis XIII! "Je vous prouverai la supercherie au moment opportun. Tout n'est qu'illusion! - Monsieur Champfleury, avouez que malgré tout, ce spectacle est saisissant de réalisme et de mauvais goût!" me suis-je contentée de répliquer. Le plastronnant Monsieur Loyal a repris la parole : "Je vais réveiller la créature. Vous pourrez ensuite l'interroger à loisir!" Le forain s'est mis à exécuter de grotesques gestes et passes cabalistiques au-dessus du pseudo décapité qui a aussitôt recouvré ses sens. Une grosse dame mal fagotée, qui m'avait tout l'air d'une concierge venue s'encanailler, accompagnée d'un gnome à moustaches cirées et à binocles, sans doute son mari, s'est levée et a aussitôt proféré une remarque : "Si c'est y pas du chiqué, il faut qu'cette tête nous cause d'son passé, fouchtra!" Le décapité a réagi prestement aux mots de notre Auvergnate endimanchée : "Tel que vous me voyez là, je suis une victime de la grande Terreur de 1793, madame. - Quand êtes-vous né? Ai-je osé demander. - Sous Louis XV, en 1767! Je n'avais que vingt-six ans lorsque je suis monté sur l'échafaud. Je suis un aristocrate, un authentique sang bleu. - Quel nom portez-vous donc? - J'étais le marquis de La Coueste des Lourdines! - Inconnu au bataillon! S'écria un spectateur d'allure professorale. En tant que physiologiste, je voudrais bien connaître les circonstances de votre survie, si vous n'en voyez pas l'inconvénient. - Je n'en disconviendrais pas, répliqua la tête. Reprenant une leçon apprise par cœur, le soi-disant marquis nous conta sa rocambolesque histoire, à laquelle je n'adhérai pas une seconde. Il acheva sa fable morbide en ces termes : - Ainsi, ce monsieur Duroy, collectionneur de têtes coupées et embaumeur, me sauva. Utilisant toutes les ressources du galvanisme, et alchimiste à ses heures, il parvint à maintenir mes fonctions vitales, bien qu'il échouât à recoudre mon corps à ma tête. Il me prodigua des soins tels que j'en devins en quelque sorte immortel! En quatre-vingt-cinq ans, je ne vieillis que d'une année. Il conçut pour cela un élixir physiologique axé sur un sérum d'éther mélangé à des décoctions de plantes indiennes d'Amazonie et à du mercure!" Champfleury m'a jeté, gêné : "Quelque chose cloche pour expliquer ce tour : le guéridon! Il aurait fallu une table tripode! Théoriquement, avec un pied unique central, on ne peut disposer le jeu de miroirs, reposant sur les trois pieds de la table, miroirs qui camouflent le corps du prétendu décapité! A moins que l'homme soit réellement monstrueux, cul-de-jatte voire homme -tronc! Nous devons nous en assurer et démasquer l'odieuse supercherie! - Faites comme il vous plaira, mais n'allons pas jusqu'à l'esclandre!" Par malheur, un client passablement agité nous a pris de vitesse. Cet homme grand et maigre, à la barbiche méphistophélique et au monocle noir était vêtu d'un costume anthracite de croque-mort. Une écharpe écarlate négligemment nouée jurait, créant une note anarchiste. Il était coiffé d'un béret de berger alpin et arborait une décoration factice, d'un ordre espagnol ou latino-américain! - Le Pierrot fou d'en haut m'a baptisé du sobriquet de Za-La-Mort! Acceptez ce pseudonyme! Sachez que tout cela n'est que chiqué et que le grinche qui veut nous écornifler de cette façon ne va pas l'emporter au paradis! Le bouif qui lui fournirait les bonnes galoches pour botter l'cul des Prusscos de l'Alsace-Lorraine n'est pas encore né! Allez-y, les aminches! Il siffla sa claque personnelle qui se tenait au dernier rang. Aussitôt, des fruits et des tomates pourries ont plu sur le guéridon en souillant le décapité qui glapit comme un Mascarille bastonné par un Scapin de commedia dell'arte! Une balle de lawn-tennis, nouveau jeu venu d'Angleterre, a rebondi sous le rebord du guéridon, alertant effectivement les voyous de la présence de miroirs. Ils ont donc concentré leur tir à cet endroit, brisant bientôt le jeu de glaces et même le pied de la table dont les esquilles de simple bois blanc se mélangèrent aux éclats de verre! Comme un cri de victoire, le chef des chenapans s'est exclamé en italien : "Per Baccho! Una macchina di corsa è piu bella che la Vittoria di Samothrace!" A se demander d'où et surtout de quand venait cette canaille! Quant à la vérité du trucage qu'elle nous a dévoilés, celle-ci était bien pis que ce que Champfleury avait supposé. Le pied du guéridon étant lui-même faux, une monstruosité s'est offerte aux regards médusés, provoquant cris d'effroi et pâmoison! L'être était constitué à première vue d'une tête androcéphale, mais celle-ci s'avéra en fait recouverte d'un masque de cire subtil - car la tromperie semblait indécelable-, enveloppe qui se brisa sous les coups des balles de lawn-tennis! Il perdit également sa perruque! Devant cette créature immonde, dont l'organisme entier tenait dans une terminaison céphalique à l'exception d'une espèce de tentacule "ombilical", que cachait le faux pied du guéridon, je n'ai pu retenir une exclamation d'horreur. La cervelle de l'être était à vif. Il comptait cinq yeux et une sorte de trompe terminée par une pince lui servait à la fois de nez et de bouche. Comment parvenait-il à s'exprimer avec un tel appendice? Ventriloquie du bonimenteur, paléophone ou phonographe perfectionné? Tout le réseau veineux et lymphatique de l'être transparaissait sous sa peau translucide, formée de squames iridescentes. Quant au tentacule du monstre, il était connecté à un réservoir, sorte de bonbonne emplie d'un "alcool" ou liquide physiologique dans laquelle baignaient des homoncules embryonnaires aux mouvements natatoires spasmodiques. La tête "vivait" en puisant sa nourriture dans les têtards alcoolisés, humains ou mammifères! Il s'agissait d'un "embryophage"! Je n'ai pu en savoir plus : la créature a littéralement fondu sous mes yeux tandis que, prenant brusquement vie, les animaux de bronze porte-luminaires se sont animés en grinçant, pour marcher d'un pas saccadé en direction des voyous. Pris de panique, chacun a tenté une dérisoire escapade mais les automates les ont rattrapés! J'ai cru percevoir leurs grognements de fauves! Le Méphisto au béret a été broyé dans les bras du gorille, hurlant en vain qu'on l'épargnât. Un de ses acolytes est parvenu à renverser l'ours grizzli dont le chapeau et le sommet de la tête se sont dévissés, nous révélant qu'il s'agissait là encore de monstruosités car ces bêtes "androïdes" étaient mues par un authentique cerveau humain greffé! Avant de m'évanouir, j'ai eu le temps de lire l'inscription de la plaque en fer forgé qui figurait sur le dos de l'ours : "Galeazzo di Fabbrini et Charles Merritt fecit AD MDCCCLXVI."
Christian Jannone.
Monsieur Charles Maurice de Talleyrand Périgord n'apprécierait aucunement notre XIXe siècle bientôt finissant, lui qui se vantait d'avoir connu la douceur de vivre de l'Ancien Régime! Scientisme, machinisme, positivisme, impressionnisme….Nous vivons, respirons, mangeons, dormons et mourons à l'époque des "ismes"! "Pluie, vapeur, vitesse": tel est le titre d'un tableau évocateur et proprement révolutionnaire de Mister Turner, tant il apparaît comme une prémonition de nos actuels beaux arts non académiques : trois termes qui résument intelligemment notre "révolution industrielle" et tous ses corollaires. Apprécions donc les romans de Monsieur Jules Verne et les expositions universelles comme celle que ce fat de maréchal Mac Mahon inaugura tantôt. Soyons de notre temps! Mais Henri, mon beau-frère, l'est-il réellement? Je pose souvent pour lui, ainsi que ma sœur Victoria d'ailleurs! Je tiens à rassurer messieurs les moralistes : je suis un modèle décent, vêtu de pied en cap! Il est parfois quelques accessoires intrigants sur les toiles d'Henri, qui peuvent attiser le regard d'érudits dévoyés : je n'ai pas oublié la récente affaire du dessus de table précolombien du tableau "La lecture". La jeune femme blonde, de profil, toute de noir vêtue, qui, méditative, écoute semble-t-il avec attention l'autre personnage féminin lire un quelconque ouvrage dont le spectateur ignore le titre, c'est moi, Charlotte Dubourg!
Belle conception antiquisante de la lecture, remise en cause par Saint Augustin dans "Les Confessions", dans la fameuse scène de la rencontre du futur père de l'Eglise avec Saint Ambroise de Milan! Pourtant, sur le tableau, la lectrice apparaît bel et bien bouche close!
Je viens une nouvelle fois de contribuer à l'élaboration d'un chef d'œuvre pictural de mon beau-frère, avec Père et Mère, sans oublier Victoria, bien sûr! Me faut-il avouer qu'Henri m'a remarquablement valorisée sur sa toile, sobrement baptisée "La famille Dubourg"?
L'espace du tableau paraît conçu pour que les regards focalisent sur moi. Je me détache nettement, habillée en tenue de ville : chapeau, manteau, uniformément noirs, comme les vêtements de bourgeois respectables de Victoria et de nos parents. Pourtant, on devine sous le manteau le port d'une robe bleue et je ne demeure point godiche et fade, puisque j'enfile un gant, l'air décidé, prête à sortir. Henri a-t-il voulu faire un clin d'oeil à "La dame au gant" de Monsieur Carolus-Duran, qui remonte à dix ans?
Ou s'agit-il de la manifestation d'un amour platonique à mon égard? Ma beauté surpasse certes celle de ma sœur aînée, mais les dix années qui nous séparent jouent en ma faveur! Ceci n'empêche nullement cela : à bientôt vingt-neuf ans, je demeure demoiselle. Dois-je rappeler que Victoria n'a convolé avec Henri qu'à trente-six ans?
Assurément, nous vivons une époque bien étrange, que je qualifierais, c'est selon, d'hypocrite, de prosaïque, de contrastée voire de contradictoire. La philosophie positive côtoie l'engouement pour les sciences occultes. Puis-je vous remémorer que notre grand romancier et poète, Monsieur Hugo, s'est adonné au spiritisme? Lisez donc "Quia pulvis es" et méditez ces vers :
"Dieu donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes.
Vivants! vous êtes des fantômes ; (…)"
Le machinisme n'est point exempt de sauvagerie et de violence : il permet d'occire son prochain d'une manière disons plus…"raffinée". Cependant, je ne pense pas que les victimes de la Commune puis celles de la Semaine sanglante avaient en tête quelque raison de croire qu'elles mouraient plus proprement que lors des batailles des âges barbares lorsque les balles ont percé leur poitrine!
Quant à l'hypocrisie… Monsieur Courbet ne peignit-il point un sexe féminin (horreur!) pour un commanditaire turc? Les maisons closes ne sont-elles pas affaires prospères courues par le Gotha? Une demoiselle de mon état, qui ne bénéficie ni du statut de majeure, ni du droit de vote se doit d'être chaperonnée! Pourtant, c'est en toute connaissance de cause qu'il m'arrive de sortir seule, surtout lorsqu'un critique d'art renommé, Monsieur Champfleury en l'occurrence, m'a donné rendez-vous en la galerie Davioud de notre tout neuf et éclectique Trocadéro. Un nouveau musée de moulages de monuments anciens y est en cours d'installation, selon la volonté expresse de Monsieur Viollet-Le-Duc. La notoriété de Champfleury n'est plus à faire : ami de Gustave Flaubert, partisan du réalisme, il a âprement défendu l'œuvre de Gustave Courbet, mort depuis peu. Son œuvre littéraire n'est point non plus à négliger.
"Une invitation de Monsieur Champfleury ne se refuse pas" me suis-je contentée de dire laconiquement à Victoria et à Henri, avant de m'éclipser.
Les rues de la capitale sont toujours autant animées, encombrées de charrois et d'attelages divers, des plus triviaux comme les pataches ou les voitures des vidangeurs, aux plus "fashionables", destinés au "monde", sans oublier vélocipèdes et grands bis, qui conviennent davantage à nos parcs qu'aux pavés. L'odeur de crottin et le clopin-clopant des sabots ferrés, sans omettre le grincement des roues parfois protégées par des bandages de caoutchouc résonnant sur le pavé parisien créent une atmosphère inoubliable manquant quelque peu à nos contrées provinciales endormies, bien moins agitées, comme par exemple Grenoble, la ville natale d'Henri.
Le développement des transports hippomobiles en commun, avec ces lourds omnibus à impériale où se presse le menu peuple constitue une tendance de notre temps.
Ce ne sont pas les véhicules à vapeur expérimentaux de Monsieur Amédée Bollée comme "L'Obéissante" ou sa toute nouvelle "Mancelle" qui pourront détrôner notre traction animale : leur manque de maniabilité est proverbial!
N'oublions pas les immeubles, anciens ou modernes (ceux dus aux travaux du préfet Haussmann), dont les façades souffrent d'une tendance au noircissement à cause des fumées industrielles, les trottoirs tout aussi encombrés d'une "faune" bigarrée et interlope et les palissades et colonnes Morris couvertes d'affiches vite pourrissantes sous la pluie!
Paris conserve encore des stigmates de la Commune, avec les vestiges noircis du palais des Tuileries, que nos édiles semblent avoir renoncé à reconstruire. Il leur a paru plus judicieux d'investir dans de nouvelles constructions aux objectifs politiques affirmés : Le Sacré Cœur de Montmartre et le Trocadéro, insipide pâtisserie à campaniles, par ma foi!
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Dans la galerie Davioud, aux murs peints en rouge pompéien (teinte des fresques -fort osées- de la Villa des Mystères), aux poutrelles emblématiques de notre architecture moderne vouée au fer, j'ai été sobrement accueillie par Monsieur Champfleury face aux impressionnants moulages reconstituant les portails romans de Moissac et Vézelay.
- Notre art chrétien du Moyen Age ne cesse de nous fasciner, me dit-il. Voyez ces maquettes, au pied du faux portail de Moissac: l'artiste a tenté de restituer hypothétiquement, à partir de la chronique d'un moine auvergnat du XI e siècle, Orderic d'Issoire, un Jugement Dernier de l'église du Puy, réputé disparu vers 1080! Il serait dû à un artiste énigmatique et maudit, Amaury de Saint-Flour. A côté, notre sculpteur des Beaux Arts a reconstitué le retable de cire de la vie de Saint Amadour, créé vers 1230 par Jehan de Mauriac! Admirez aussi la scène du tympan de Moissac inspirée de Saint Jean. Constatez la présence des archanges, du Tétramorphe (les quatre Evangélistes) et des vingt-quatre vieillards entourant le Seigneur. N'oubliez point le goût du fantastique de cette époque obscure : outre le trumeau de Moissac, décoré de monstres dont on ne sait s'ils sont infernaux ou divins, nous avons, parmi les répliques de chapiteaux isolés, un moulage du supposé Tétraphtalme d'Amaury de Saint-Flour, d'inspiration orientale, dont une copie de pierre est détenue à Nantes, dans les collections de Monsieur Dobrée.
- Merci pour votre commentaire érudit, Monsieur, mais je suppose que le but de notre rendez-vous ne se limite pas à une visite guidée de ce nouveau musée.
- Bien évidemment, mademoiselle Dubourg. Je souhaite m'entretenir avec vous au sujet des dernières créations de votre beau-frère. En tant que critique d'art, il m'est bon de recueillir les impressions des proches d'un bon peintre. Henri n'a pas dédaigné de me faire figurer dans une de ses toiles de groupes, voyez-vous. Comme je ne fustige que les académiques, ces pontes coincés de l'Institut, je ne me risquerais pas à commettre un papier incendiaire contre un de nos modernes talents! Cela ternirait ma réputation! Je ne vous cacherais point, cependant qu'il existe des artistes plus "radicaux" que Fantin. Avez-vous entendu parler de Paul Cézanne?
- Allusivement, je vous l'avoue.
- Bien. Monsieur Camille Pissarro m'a entretenu il y a quelques temps d'un nouvel amateur, un agent de change qui souhaite faire carrière dans la peinture : monsieur Paul Gauguin. Son pinceau est prometteur, mais il ne parvient pas à se plier aux nouveaux préceptes du groupe "impressionniste". Il dit vouloir aller plus loin!
Tandis que notre visite se poursuivait de reproductions de statues en moulages d'édifices gothiques, notre conversation s'orienta vers l'évolution de la peinture italienne du XIIIe siècle jusqu'à la Renaissance, de Giotto et Cimabue à Raphaël et Titien, sans omettre au passage La Maestà de Duccio, Masaccio, Masolino et le triomphe de la première Renaissance.
- Nos plus modernes peintres sont porteurs d'une révolution picturale en rupture avec toutes les lois de la représentation et de la perspective fixées depuis Masaccio. Un jour, Le Greco et les œuvres terminales du Titien feront figure de prémonitions, voire de prolégomènes, de l'art du prochain siècle! Vasari sera irrémédiablement dépassé!
Face au moulage de l'atroce transi de Ligier Richier représentant le cadavre décomposé du prince d'Orange, René de Chalon, dont l'original est à Bar-Le-Duc, une soudaine impulsion a traversé Champfleury.
- Mademoiselle, je vous invite à poursuivre plus avant nos investigations dans le temple forain de la médecine moderne, l'attraction courue des boulevards par les amateurs de sensations fortes : les collections anatomiques et monstrueuses de monsieur Spitzner, avec son musée des horreurs et son spectacle du décapité parlant!
- Mais, monsieur, convenez-en : il s'agit là d'un canular bon à abuser les naïfs!
- Il faut de tout pour faire un monde!
Nous avons donc quitté le Trocadéro pour le boulevard Montmartre, aux trottoirs encombrés de camelots, d'hommes sandwichs et de crieurs de journaux. L'écrivain et critique a cependant préféré le fiacre à l'omnibus, nous évitant la promiscuité et les remugles d'une populace triviale parfumée à la crasse, au mauvais tabac et au graillon, parfois assommée d'absinthe, qui n'a pas le privilège de l'eau chaude à tous les étages.
Le lieu où la singulière impulsion de Monsieur Champfleury m'a conduit tient du compromis entre la pédagogie scientifique et moraliste et l'exhibition spectaculaire de phénomènes de foire dignes du cirque Barnum. Le musée des horreurs côtoie le cabinet des figures de cire anatomiques et historiques. Les spécimens formolés font bon voisinage avec les reconstitutions morbides comme "L'exécution de Cinq-Mars" ou "La chambre des tortures inquisitoriales de Torquemada, Bernardo Gui et Nicolas Eymerich" exposées dans la cave. Mais le clou du spectacle malsain, si l'on peut dire, est "Le décapité parlant", attraction tout droit importée de l'"Egyptian Hall" de Londres, où elle défraya la chronique voici quelques années. Ce "salon" ou musée, provisoire, intéresserait fortement monsieur Alfred Grévin, qui le convoite pour le transformer en un lieu plus respectable. Monsieur Champfleury s'est remémoré un souvenir tout personnel remontant à trente années de cela, lorsqu'un semblable cabinet de cires et autres bizarreries avait pignon sur rue en pleins Champs Elysées! J'ai préféré m'attarder devant les cires historiques plutôt que contempler les représentations pathologiques de Monsieur Spitzner, ces affreux organes, nez, membres et bustes colorés montrant les stigmates ou chancres vénériens et autres vitiligos et carcinomes. L'une des reproductions était particulièrement horrible : il s'agissait du moulage effectué après la mort du visage d'une pauvre créature de foire exhibée sur les tréteaux transalpins vers 1860 présentée comme la momie vivante du Pharaon Taâ Sekenenré, de la XVII e dynastie, le vainqueur des Hyksos : l'être n'était plus qu'un squelette vivant, rongé par une maladie dégénérative nommée lupus.
Cela m'a rappelé un certain Monsieur de Maupassant, personnage qui fréquente assidûment les cercles réalistes et naturalistes avec l'intention de vivre de sa plume. Cet original a prétendu un jour que le naturalisme ne pouvait dédaigner l'insolite, et pour cela, il s'est lancé dans une évocation macabre des momies de la crypte des Capucins de Palerme! Ses attaches sont normandes, comme pour Monsieur Flaubert et notre oncle de l'Orne. D'infinies digressions sur l'auteur de "Madame Bovary" conduiraient mon accompagnateur à gloser sur ses sources concrètes, par exemple l'affaire de ce jacquot empaillé du Muséum de Rouen, mangé par les mites, que l'on retrouve dans l'un de ses récents contes! Contrairement à moi, quelques matrones de bas étage et de bonnes bourgeoises d'un certain âge m'ont paru fascinées par des bocaux de formol contenant des fœtus mal conformés, anencéphales, siamois ou cyclopes.
Une virago a même pris Monsieur Champfleury par la manche pour lui demander ce qu'il pensait de la plus spectaculaire des cires Spitzner : l'évocation d'une césarienne où des mains de chirurgiens dépourvues de corps s'attardaient au-dessus d'un ridicule mannequin de parturiente aux yeux exorbités. Cette statue de cire, blonde, avait une tête de "cocotte" de maison de tolérance proche des goûts de Monsieur Manet, dont je réprouve l'art empreint de vulgarité sous prétexte de réalisme!
Henri a osé le portraiturer il y a quelques années! Toujours est-il que l'érotisme équivoque se dégageant de cette reconstitution soi-disant pédagogique me révulse! Heureusement pour moi, nos grands personnages de l'Histoire et de la Littérature ont opportunément offert une heureuse alternative aux visiteurs que le goût de la monstruosité n'attire pas. Pourtant, selon certains critiques, la gent féminine éprouverait une fascination non-feinte pour les êtres déviants, particulièrement les "monstres" littéraires dits "classiques" : la créature de Frankenstein, Hugues le loup, le vampire de Polidori, l'homme-ours Lokis etc. Quant aux lecteurs masculins, ils pencheraient en faveur des momies égyptiennes de l'autre sexe, d'où le roman de monsieur Théophile Gautier, décédé depuis quelques années. Je n'y vois là que débauche à peine camouflée! Je me suis donc concentrée sur Henri IV, Louis XIV ou Napoléon le Grand. Devant une reproduction de Voltaire âgé sur son non moins fameux fauteuil, un Pierrot blafard, émule de Deburau, a tendu la main pour que je lui glisse une pièce afin qu'il puisse discourir sur les illustres statues de nos gloires nationales. Ce Pierrot jouait à l'automate et au mime, gagnant de cette singulière manière de quoi payer son écot. Il parlait sur le ton d'une mécanique dite "androïde". Mais les paroles qu'il m'a débitées ont été si délirantes que j'ai cru qu'il se moquait de moi! "Même la fugace et muette apparition de Monsieur Maurice Schutz,
pourtant crédité au générique, dans "le Diable boiteux" de Sacha Guitry vaut mieux que cet artefact médiocre! Ce "Voltaire" est plus proche de celui de "Masques de cire" de Michaël Curtiz, film de 1933 du prochain siècle, que du vrai François-Marie Arouet! Un long métrage en technicolor bichrome, avec Lionel Atwill, Fay Wray, la fiancée du Gigantopithèque Kong, et Glenda Farrell, l'espèce de blonde délurée, dont l'ourlet de jupe est presque aussi long qu'en 14! Maurice Schutz, qui joua pour Dreyer! Maurice Schutz, l'immortel doyen des Goupi! Son Paganini chenu de "La symphonie fantastique" et son abbé Herrera, aussitôt abattu par Vautrin alias Michel Simon, forment autant de compositions caricaturales et alimentaires de ce pauvre Géronte, jouées avec l'accent italien ou espagnol! D'ailleurs, pour en revenir au sujet, même le costume de ce prétendu Voltaire sonne faux! Admirez plutôt mon maquillage, "mix" d'Harry Langdon et de Klaus Nomi! Pour une piécette supplémentaire, chère madame, je puis entonner un air de Purcell de derrière les fagots! A moins que vous ne préfériez que je vous fasse don de quelques fumetti d'Outcault comme "Yellow Kid" et "Buster Brown", quoique je ne vous interdise pas d'en pincer pour Scolari." Plutôt que d'en entendre davantage, j'ai préféré poursuivre la visite. Un bonimenteur en frac, à l'instant même, a annoncé que le public devait expressément se rendre à la cave du musée, où la représentation du décapité parlant n'allait pas tarder. Tandis qu'accompagnée de Champfleury, j'ai descendu les degrés qui menaient le chaland au sous-sol aménagé en salle des reconstitutions judiciaires du passé, une autre dupe du Pierrot lui a glissé un sou, et ce dernier a dégorgé de nouvelles sottises dignes d'un lunatique de Charenton : "Je suis un cerveau positronique du nom de Van- El. J'ai été conçu par Itzhak Nazimov en 1955. J'obéis aux trois lois de l'automation. J'appartiens à l'espèce "robot nazimovien". Savez-vous qu'à l'origine des "Avengers", il y eut "Hot Snow"? John Steed, le partenaire de l'acteur Ian Hendry, ne portait aucunement le melon à cette époque mais un banal trench "casual" au possible…Au fait, 'bonjour chez vous!'" La cave du musée sentait la moisissure et le salpêtre en imprégnait les murs. Outre les scènes précitées, d'autres reconstitutions émaillaient cet antre sinistre : l'écartèlement de Damien, le supplice de Cartouche sur la roue, l'assassinat de Marat et les exécutions de Louis XVI et de Tropmann, affaire récente qui n'avait pas dix ans. Les reproductions de guillotines frappaient par leur exactitude! Des masques mortuaires agrémentaient si l'on peut dire ce sous-sol : les chauffeurs du Nord, Marat, Tropmann (même le moulage de sa main était exposé!), la Jégado, Fieschi, Orsini, Lesurque et j'en oublie. L'atmosphère désolée de ce lieu générait en vous des sueurs froides. Seuls les gémissements des victimes soumises à la question et le bruit du couperet manquaient à l'appel! Au fond de la cave, plusieurs rangées de fauteuils et des rideaux nous ont indiqués l'emplacement du "clou" du musée. La théâtralité des aîtres était accentuée à dessein par des statues de bronze fort laides, rongées de vert-de-gris, hautes d'environ deux mètres, dont le caractère animalier à faire frémir Barye tant leur facture était médiocre, devait épouvanter les personnes trop émotives : ours grizzli, tigre du Bengale, gorille, mandrill et orang-outan, tous porteurs de chandeliers et de lanternes sourdes, dont les têtes inquiétantes aux crocs démesurés étaient coiffées de ridicules chapeaux tyroliens! Leurs luminaires crasseux diffusaient de chiches et fantomatiques lueurs. Ces monstres paradoxaux rappelaient les génies gardiens de tombes de la Chine ancienne.
Le metteur en scène de ces stupidités, plus maniaque et vétilleux que réellement scrupuleux, devait songer davantage aux bénéfices que lui prodiguait son attraction douteuse qu'à la vérité zoologique! Nous nous sommes donc installés, Champfleury et moi, sur les fauteuils de la première rangée, impatients d'un lever de rideau destiné à nous révéler la tératologique merveille! "Mesdames et messieurs, a repris le bonimenteur, je vous promets que vous allez en avoir pour votre argent! Je n'irais pas jusqu'à dire que la huitième merveille du monde va se dévoiler sous vos yeux, mais attendez-vous tout de même à un choc." Cessant là ses tartarinades, le prétentieux forain a saisi un sifflet et d'un "trrrit" strident, a donné au machiniste le signal du lever de rideau. L'être qui s'est dévoilé aux spectateurs avait de quoi faire sursauter le Gascon le plus gradasse! Imaginez une simple tête de jeune homme, les cheveux coiffés en catogan à la mode du XVIIIe siècle, semblant simplement endormie, et reposant sur un plateau lui même posé sur un guéridon!
Une vision dantesque et mémorable, dont les connotations valaient, me dit mon accompagnateur, les "Judith et Holopherne" et autres "Salomé et la tête de Saint Jean Baptiste" des grands maîtres de la peinture du siècle de Louis XIII! "Je vous prouverai la supercherie au moment opportun. Tout n'est qu'illusion! - Monsieur Champfleury, avouez que malgré tout, ce spectacle est saisissant de réalisme et de mauvais goût!" me suis-je contentée de répliquer. Le plastronnant Monsieur Loyal a repris la parole : "Je vais réveiller la créature. Vous pourrez ensuite l'interroger à loisir!" Le forain s'est mis à exécuter de grotesques gestes et passes cabalistiques au-dessus du pseudo décapité qui a aussitôt recouvré ses sens. Une grosse dame mal fagotée, qui m'avait tout l'air d'une concierge venue s'encanailler, accompagnée d'un gnome à moustaches cirées et à binocles, sans doute son mari, s'est levée et a aussitôt proféré une remarque : "Si c'est y pas du chiqué, il faut qu'cette tête nous cause d'son passé, fouchtra!" Le décapité a réagi prestement aux mots de notre Auvergnate endimanchée : "Tel que vous me voyez là, je suis une victime de la grande Terreur de 1793, madame. - Quand êtes-vous né? Ai-je osé demander. - Sous Louis XV, en 1767! Je n'avais que vingt-six ans lorsque je suis monté sur l'échafaud. Je suis un aristocrate, un authentique sang bleu. - Quel nom portez-vous donc? - J'étais le marquis de La Coueste des Lourdines! - Inconnu au bataillon! S'écria un spectateur d'allure professorale. En tant que physiologiste, je voudrais bien connaître les circonstances de votre survie, si vous n'en voyez pas l'inconvénient. - Je n'en disconviendrais pas, répliqua la tête. Reprenant une leçon apprise par cœur, le soi-disant marquis nous conta sa rocambolesque histoire, à laquelle je n'adhérai pas une seconde. Il acheva sa fable morbide en ces termes : - Ainsi, ce monsieur Duroy, collectionneur de têtes coupées et embaumeur, me sauva. Utilisant toutes les ressources du galvanisme, et alchimiste à ses heures, il parvint à maintenir mes fonctions vitales, bien qu'il échouât à recoudre mon corps à ma tête. Il me prodigua des soins tels que j'en devins en quelque sorte immortel! En quatre-vingt-cinq ans, je ne vieillis que d'une année. Il conçut pour cela un élixir physiologique axé sur un sérum d'éther mélangé à des décoctions de plantes indiennes d'Amazonie et à du mercure!" Champfleury m'a jeté, gêné : "Quelque chose cloche pour expliquer ce tour : le guéridon! Il aurait fallu une table tripode! Théoriquement, avec un pied unique central, on ne peut disposer le jeu de miroirs, reposant sur les trois pieds de la table, miroirs qui camouflent le corps du prétendu décapité! A moins que l'homme soit réellement monstrueux, cul-de-jatte voire homme -tronc! Nous devons nous en assurer et démasquer l'odieuse supercherie! - Faites comme il vous plaira, mais n'allons pas jusqu'à l'esclandre!" Par malheur, un client passablement agité nous a pris de vitesse. Cet homme grand et maigre, à la barbiche méphistophélique et au monocle noir était vêtu d'un costume anthracite de croque-mort. Une écharpe écarlate négligemment nouée jurait, créant une note anarchiste. Il était coiffé d'un béret de berger alpin et arborait une décoration factice, d'un ordre espagnol ou latino-américain! - Le Pierrot fou d'en haut m'a baptisé du sobriquet de Za-La-Mort! Acceptez ce pseudonyme! Sachez que tout cela n'est que chiqué et que le grinche qui veut nous écornifler de cette façon ne va pas l'emporter au paradis! Le bouif qui lui fournirait les bonnes galoches pour botter l'cul des Prusscos de l'Alsace-Lorraine n'est pas encore né! Allez-y, les aminches! Il siffla sa claque personnelle qui se tenait au dernier rang. Aussitôt, des fruits et des tomates pourries ont plu sur le guéridon en souillant le décapité qui glapit comme un Mascarille bastonné par un Scapin de commedia dell'arte! Une balle de lawn-tennis, nouveau jeu venu d'Angleterre, a rebondi sous le rebord du guéridon, alertant effectivement les voyous de la présence de miroirs. Ils ont donc concentré leur tir à cet endroit, brisant bientôt le jeu de glaces et même le pied de la table dont les esquilles de simple bois blanc se mélangèrent aux éclats de verre! Comme un cri de victoire, le chef des chenapans s'est exclamé en italien : "Per Baccho! Una macchina di corsa è piu bella che la Vittoria di Samothrace!" A se demander d'où et surtout de quand venait cette canaille! Quant à la vérité du trucage qu'elle nous a dévoilés, celle-ci était bien pis que ce que Champfleury avait supposé. Le pied du guéridon étant lui-même faux, une monstruosité s'est offerte aux regards médusés, provoquant cris d'effroi et pâmoison! L'être était constitué à première vue d'une tête androcéphale, mais celle-ci s'avéra en fait recouverte d'un masque de cire subtil - car la tromperie semblait indécelable-, enveloppe qui se brisa sous les coups des balles de lawn-tennis! Il perdit également sa perruque! Devant cette créature immonde, dont l'organisme entier tenait dans une terminaison céphalique à l'exception d'une espèce de tentacule "ombilical", que cachait le faux pied du guéridon, je n'ai pu retenir une exclamation d'horreur. La cervelle de l'être était à vif. Il comptait cinq yeux et une sorte de trompe terminée par une pince lui servait à la fois de nez et de bouche. Comment parvenait-il à s'exprimer avec un tel appendice? Ventriloquie du bonimenteur, paléophone ou phonographe perfectionné? Tout le réseau veineux et lymphatique de l'être transparaissait sous sa peau translucide, formée de squames iridescentes. Quant au tentacule du monstre, il était connecté à un réservoir, sorte de bonbonne emplie d'un "alcool" ou liquide physiologique dans laquelle baignaient des homoncules embryonnaires aux mouvements natatoires spasmodiques. La tête "vivait" en puisant sa nourriture dans les têtards alcoolisés, humains ou mammifères! Il s'agissait d'un "embryophage"! Je n'ai pu en savoir plus : la créature a littéralement fondu sous mes yeux tandis que, prenant brusquement vie, les animaux de bronze porte-luminaires se sont animés en grinçant, pour marcher d'un pas saccadé en direction des voyous. Pris de panique, chacun a tenté une dérisoire escapade mais les automates les ont rattrapés! J'ai cru percevoir leurs grognements de fauves! Le Méphisto au béret a été broyé dans les bras du gorille, hurlant en vain qu'on l'épargnât. Un de ses acolytes est parvenu à renverser l'ours grizzli dont le chapeau et le sommet de la tête se sont dévissés, nous révélant qu'il s'agissait là encore de monstruosités car ces bêtes "androïdes" étaient mues par un authentique cerveau humain greffé! Avant de m'évanouir, j'ai eu le temps de lire l'inscription de la plaque en fer forgé qui figurait sur le dos de l'ours : "Galeazzo di Fabbrini et Charles Merritt fecit AD MDCCCLXVI."
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Recouvrant ma conscience environ un couple d'heures plus tard, j'ai pu remarquer que Champfleury m'avait reconduite à domicile. Je reposais dans ma chambre, douillettement couchée, lorsque Victoria, qui me veillait, m'a conté la suite des événements, la voix entrecoupée de sanglots. "Les sergents de ville sont intervenus pour rétablir l'ordre lorsque la panique a pris un tour indescriptible. Plusieurs personnes ont été piétinées. On a dénombré vingt morts et autant de blessés! Par chance, Monsieur Champfleury a gardé toute sa présence d'esprit. Il est parvenu à te sortir du piège et de la foule de cette maudite attraction! Certains clients, pourtant de la bonne bourgeoisie, ont par contre fait preuve de lâcheté car la plupart des victimes sont des femmes! Ces veules se sont frayé un chemin à coups de canne et de parapluie! Le préfet de police et le préfet de la Seine ont ordonné la fermeture de l'attraction. Les scellés viennent d'être posés. - Ce qui veut dire que Monsieur Alfred Grévin pourra obtenir gain de cause et récupérer les locaux qu'il convoitait tant! Les responsables de la tragédie ont-ils été appréhendés? - L'arrestation du bonimenteur a été promptement menée. Quant au propriétaire, un mystérieux Anglais, il se serait enfui Outre-Manche. Ces deux sinistres escrocs auraient appartenu autrefois à la bande du comte Di Fabbrini, ancien chef des pickpockets de Londres, dont les méfaits ont défrayé la chronique parisienne voilà une douzaine d'années. Je n'ai pas dévoilé à Victoria le fond de ma pensée : j'avais lu le nom de l'Anglais gravé sur l'automate d'ours! Il devait s'agir d'un inventeur dévoyé. Me remémorant le vieux fait divers, j'ai répliqué : - Oui, l'affaire de l'enlèvement du juge Frédéric de Grandval, emprisonné dans les arènes de Lutèce, encore enfouies à l'époque. Elles abritaient un repaire et un laboratoire où des notabilités étaient maintenues captives et leur volonté annihilée. Un agent secret de Napoléon III, caché sous de multiples identités, aurait joué un rôle capital dans le démantèlement de la bande. Au fait, Victoria, parmi les hôtes singuliers de l'attraction, j'ai rencontré une espèce de Pierrot passablement dérangé. L'a-t-on aussi arrêté? - Un Pierrot? La presse n'en a pas parlé! Outre les clients victimes, aucun homme grimé en Pierrot n'a été retrouvé, indemne, blessé ou mort. Peut-être se sera-t-il discrètement éclipsé?" Le mystère du lunatique est demeuré entier. Quant au monstre, une hypothèse invraisemblable a traversé mon esprit. Les travaux astronomiques de Monsieur Camille Flammarion et la récente mise en évidence par Schiaparelli de canaux martiens étayent ma supposition : la créature hideuse pouvait provenir d'une autre planète. Sélénite, Martien, ou autre, peu importe. Vouloir affirmer sans preuve l'existence d'une pluralité de mondes habités risque de demeurer pour longtemps du domaine de la conjecture!Christian Jannone.
Enfant de la balle
"Luigi, tu as encore triché!
- Ma che, Cesare! Arrête tes affabulations!
- Si tu continues comme ça, je ne jouerai plus jamais au "Risk" avec toi!
- Je vois que monsieur veut fiche le jeu en l'air, comme la dernière fois! Mauvais perdant, va!
- Tu sais ce que Francesca m'a dit de toi l'autre jour, Gigi : que tu n'es qu'un signore Gradasso, un cornuto et un mascalzone!"
Gigi était d'un naturel agaçant. Avec son mètre 85, ses cheveux blonds filasses mi-longs et son nez de Pulcinella, il n'avait rien d'un "latin lover" standard. En plus de son côté affabulateur et fanfaron, il fallait se farcir sa manie de duper les copains dans n'importe quel jeu de société. Au "Risk", il choisissait systématiquement les armées noires, parce que les plus nombreuses, évocatrices des SS et des "camicie nere" fascistes. J'étais sûr que Gigi éprouvait de la sympathie pour le MSI de ce fumier de Giorgio Almirante. Ce n'est pas chez lui qu'on risquait de trouver "L'Unità"! A défaut, il lisait encore "Topolino" alors que moi, je préférais "Linus" et les BD d'Hugo Pratt! Cependant, je ne me frottais guère aux fumetti érotiques d'un Guido Crepax!
Luigi s'arrangeait pour toujours gagner au "Risk", et ce, impitoyablement! Il avait une façon de te fondre dessus à l'improviste, lorsque par exemple, "Yakoutie", qu'il tenait, attaquait par surprise "Tchita", que j'occupais, ou quand il effectuait un de ses retournements d'alliance dont il avait le secret, en mettant Francesca de son côté, pour mieux m'encercler en Alberta ou en Afrique noire! Aujourd'hui, par malchance, je devais l'affronter seul, parce que Francesca avait eu un petit "pépin" avec son scooter "Vespa" : un "vigile" l'avait verbalisée, non pas parce qu'elle avait pris une rue en sens interdit comme l'autre fois, mais pour tenue indécente : elle avait roulé en bikini et en tongs, plus exactement, en culotte de maillot de bain, tout en ayant boutonné sa chemisette, parce qu'il faisait trop chaud pour garder les jeans, et comme la dimension des culottes de bikini est assez … hem, disons "juste"… Faut dire qu'on est en juillet, et les mois de juillet, à Napoli, ne sont pas ceux du Val d'Aoste!
"C'est une sacrée "multa", une belle amende, qu'elle a chopé, me dit, goguenard, Luigi. Tu pourrais pas lui dire d'acheter un short? Tu sais, dans notre catholique Italie, un rien peut choquer les tartuffes!
- Je sens qu'on va se fâcher tous les deux! Répliquai-je, sèchement, et en serrant les poings.
- Stop, veux-tu? Je vais détendre l'atmosphère. Tiens, prends le vieux pick up! J'ai là un de ces 45 tours de pop dont tu vas me dire des nouvelles! Après, une fois Francesca revenue, je vous offrirai une séance de cinoche en guise de réconciliation!"
Encore un de ses disques de variétés, de cette pop music italienne décadente, qui n'avait plus rien à voir avec les sublimes chansons et bandes originales des films de Mario Bava, surtout celle de "Danger : Diabolik!" Heureusement qu'on pouvait désormais compter sur Angelo Branduardi! Luigi connaît de toute façon mes goûts musicaux, incompatibles avec son inculture crasse! Entre autres, je suis tombé dans Mahler depuis "Mort à Venise" de Visconti, et une œuvre aussi abstruse pour lui que l'adagio de la dixième symphonie, inachevée, le laisse de marbre, à mon grand dam, hélas! Ce morceau, si subtil, démontre l'impossibilité désormais établie d'écrire pour les cordes! Ce grand dadais de Gigi s'est donc levé et a rangé le "Risk" tandis que j'installais le pick up. Il a sorti son disque idiot de sa pochette, et a mis l'appareil en marche, avant d'en griller une. En plus de son physique ingrat et dégingandé, Luigi prenait soin de son apparence vestimentaire : il claquait un fric fou dans ses fringues, toujours assorties, pour mieux jouer les dragueurs, auprès de Barbara, surtout! Le bruit courait que, question virilité, le membre de Gigi était mou comme un macaroni. Au risque de choquer par un mauvais calembour, on pouvait affirmer : "Au milieu pend Zani!" Il possédait une collection de complets vestons assortis, avec pat' d'eph', à rayures, à carreaux écossais de plusieurs combinaisons de couleurs, en vichy noir, mais aussi à pieds-de-poule et à pieds-de-coq qui vous faisaient mal aux yeux. C'était son côté macho! J'ai donc supporté, stoïque, la zizique nulle de Gigi, jusqu'au retour de ma copine. Pour passer le temps, j'ai ramassé un vieux numéro de "La Gazzetta dello sport" qui traînait sur la table du salon. Y avait rien de très spécial dedans : résumés de matches de l'Inter, de la Juventus ou de la Lazzio, interview de l'étoile montante du foot Paolo Rossi, exploits de Saroni ou de Francesco Moser, qui rêvait de battre le record de l'heure d'Eddy Mercks, pronostics du totocalcio etc.
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Je me rends compte que je ne me suis pas présenté, et que j'ai omis de dire quand nous nous trouvions! Mon nom est Cesare Matarazzo. J'ai 18 ans et je suis orphelin depuis l'âge de 4 ans parce que mes parents, Roberto et Maria, enfants de la balle, équilibristes et trapézistes du cirque Medra, ont péri dans un tragique accident, au cours d'une représentation à Vérone en 1964. Gino Medra a fondé ce cirque en 1897. Il s'est rendu célèbre en 1900, lors d'une mémorable tournée en France, où ont été présentés des numéros extraordinaires : le professeur Calculus, un jeune prodige matheux, et Monsieur Giulio, dit "l'homme têtard", sorte de géant demeuré à l'état larvaire ou embryonnaire! Le succès étant assuré, le cirque Medra a continué sur sa lancée, au cours des générations successives, et ma mère Maria, une arrière-petite-fille de Gino, a épousé Roberto, mon papa, en 1958.
Nous sommes à présent en juillet 1978, et la république italienne traverse une crise politique aiguë. Après le miracle économique des années 60, nous sommes entrés dans ce que la plupart des commentateurs et politologues appellent "les années de plomb", dans un régime écartelé entre la combinazione, les scandales à répétition, la mafia, le terrorisme d'extrême gauche et d'extrême droite et l'instabilité ministérielle chronique. Depuis 1945, nous avons connu plus de 35 gouvernements, et ce n'est pas l'actuel ministère de Giulio Andreotti, malgré le compromis historique passé voici deux ans avec le PCI d'Enrico Berlinguer, qui va durer plus que ses prédécesseurs. Les brigades rouges viennent de frapper un grand coup, un sale coup, en enlevant et en assassinant Aldo Moro, leader de la DC, et président du conseil durant le miracle économique. Un énième scandale a provoqué la démission du président de la République Giovanni Leone, qui a été remplacé après une multitude de tours de scrutins, par une vieille figure chenue de l'antifascisme, Monsieur Sandro Pertini, socialiste, âgé de 82 ans. J'avoue que je le trouve sympathique! Ce qui m'inquiète le plus, c'est le chômage, la crise. Gigi s'en fiche comme d'une guigne. Ce qui lui importe, c'est la mort prévisible du pape Paul VI, que l'on dit agonisant. Sa survie se compterait en jours. Gigi verse dans l'occultisme idiot. Il me rabâche sans arrêt les prophéties de Malachie selon lesquelles le prochain pape aurait pour devise "De la moitié de la Lune", ce qui symboliserait le triomphe de l'islam! Il est vrai que quelque chose commence à gronder en Iran. Pour ma part, j'adhère de moins en moins aux mythes marxistes et révolutionnaires du "grand soir", de l'"operaio", l'ouvrier sacralisé, et du "sciopero generale", la grève générale. Je ne sais pas pourquoi, mais je pressens l'émergence de mouvements encore souterrains, sournoisement tapis dans l'ombre en attendant leur heure, des mouvements qui vont mettre fin à notre monde bipolaire avant l'an 2000. Peut-être que, sous peu, deux nouvelles idéologies, d'une part une sorte de nouveau capitalisme radical et extrême, et d'autre part un fondamentalisme religieux moyenâgeux, vont chacun prendre le pouvoir dans un pays qui va leur servir de laboratoire, quelque part aux Etats-Unis ou en Europe pour le premier et au Moyen ou Proche Orient pour l'autre, avant de se disputer l'hégémonie mondiale dans d'apocalyptiques combats. Tout cela sur fond de dégradation générale de l'environnement et des ressources naturelles, conformément au scénario catastrophe dévoilé par le club de Rome en 1972. Leur guerre, horrible, interminable, mais sous d'autres formes et méthodes encore plus subtiles, plus vicieuses et plus fourbes que celles employées par les précédents monstres, Staline et Hitler, risque d'empoisonner le XXIe siècle, une fois le communisme disparu! Il n'y aura aucun vainqueur à l'issue de tout cela, mais seulement des vaincus. L'ensemble des formes de vie de la planète sera touché, humanité comprise… En livrant le fond pessimiste de ma pensée, je ne crois pas subir l'influence eschatologique des élucubrations de Gigi, mais j'en suis sûr : en cet été 1978, nous sommes à la veille de quelque chose de terrible!
Au fait, je n'ai pas choisi Gigi comme copain : c'est mon cousin, et, à la disparition de mes parents, j'ai été élevé par mon oncle et ma tante. Luigi me reproche de vivre au milieu des souvenirs parentaux : je collectionne leurs vieilles affiches de cirque et de menus objets leur ayant appartenu, jusqu'à leurs anciens costumes de scène que j'ai pieusement conservés. Ma chambre est devenue un musée, un sanctuaire dédié à leur mémoire.
"Je te comprends, Cesare, et je compatis, m'a dit un jour oncle Dario, son éternelle pipe au bec. Tu vas te rendre malade, à force de ressasser le passé. Rien ne pourra ressusciter Roberto et Maria, rien…"
Il me laissait, au milieu de mes reliques, sécher mes larmes inlassablement revenues.
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La sonnerie caractéristique de Francesca -deux brèves, trois longues- nous a signalés son arrivée.
"Buon' giorno, ragazzi! Comme vous pouvez le voir, j'ai eu le temps de me changer!" s'est écriée Francesca en entrant, super mignonne avec son tee-shirt rose, sa longue jupe tzigane à grosses fleurs et ses sandalettes. Ses adorables cheveux bruns, longs et lisses, étaient retenus par un bandana orange et ses grands yeux gris, profonds, maquillés avec art. Elle portait des anneaux dorés aux oreilles, qui complétaient son look gitana! On s'est longuement embrassés, avant que Gigi nous rappelle ses intentions.
"T'es sûr qu'il vaudrait pas mieux qu'on aille à la plage? C'è sole! Un beau soleil, pas trop brûlant pour une fois! Je voulais étrenner mon nouveau bikini!"
Du haut de son mètre 62, Francesca bella toisa mon échalas de cousin, lui jetant un de ses lazzi dont elle avait le secret :
"Signore Pappagallo, je veux bien de ton invitation au ciné, mais si c'est pour voir un film de karaté ou du porno, c'est no! J'suis encore mineure, avec mes 17 ans! Toi, tu as triplé au lycée, hein?"
L'amour propre de Luigi en a une fois de plus pris un coup. C'est d'ailleurs son côté "perroquet", de dragueur impénitent et trop paré et ses fanfaronnades qui venaient de le faire casser avec Barbara. Moi, je l'avais jamais trouvé trop engageante, avec sa coiffure afro un peu ringarde et ses lunettes sévères!
"Arrête-là, Cesca! Fis-je! C'est déjà bien que Gigi se dégrafe! D'habitude, il fait le pingre! Il imite le Picsou de ses "Topolino"!
- Okay, Cesare! On fait la paix, et avanti chez il padre Barbossa!"
Le padre Barbossa tenait un vieux cinéma de quartier, comme il y en avait de moins en moins, à cause de la concurrence de la télévision. Barbossa avait hérité du sobriquet latin de "saevus pirata", le pirate cruel, à cause de son bandeau noir et de son visage sinistre couvert de cicatrices et bouffé par une barbe d'un roux grisonnant et sale. Son établissement s'appelait "Il Rialto". Il créchait dans une ruelle qui payait pas de mine, toutefois assez propre et convenable pour le standard napolitain habituel. Certes, il ne jouait pas des films en première exclusivité, mais, pour moins cher qu'ailleurs, pour des jeunes comme nous qui n'avions que de l'argent de poche chichement compté, on pouvait passer un bon moment, d'autant plus que Barbossa nous offrait gracieusement le cornet de gelato! Parfois, on se fait un petit pécule avec des jobs d'été, mais oncle Dario a promis de me payer une formation en mécanique auto, étant donné que je suis déjà trop grand pour l'apprentissage. Notre Mezzogiorno est pauvre et très subventionné, et le salut repose souvent dans l'immigration au Nord, voire en Suisse, où on nous traite souvent de Sarrasins!
Ce jour là, "Il Rialto" jouait un navet calamiteux adapté de Jules Verne, aux effets spéciaux approximatifs cousus de fils blancs. Cette "merda" était due à un obscur tâcheron qui n'avait pas fréquenté Hollywood! Cela valait pourtant toujours mieux que les mauvaises comédies italiennes déshabillées qui envahissaient les autres salles ou que ce "Caligula" franchement cochon que Gigi m'avait forcé à venir regarder la dernière fois! Nous sommes arrivés trop tôt, vers la fin de la séance précédente, et nous avons vu le dénouement du film avant son début. On s'est assis tous les trois sur les fauteuils défraîchis, parfois crevés, poussiéreux et grouillants d'acariens. La peinture des murs et du plafond de la vieille salle s'écaillait. Les dinosaures de caoutchouc du film, très mal animés, y étaient d'une laideur! Enfin est venu le démarrage de la bonne séance, avec son court métrage de première partie de programme. Là, je fus proprement bouleversé. Quelque chose se retourna en moi, alors que ni Francesca, ni Luigi ne se rendirent compte de ce qui passait réellement sur l'écran! A croire que je fus le seul à reconnaître qui étaient les personnes qui bougeaient à l'image!
Oui, j'ai bien reconnu mes parents dans ce court métrage, dans toute leur splendeur et leur rigueur professionnelle! Au son d'une musique un peu music-hall, un peu jazz, très milieu de siècle, mais aussi très "cirque", avec cependant un petit côté nostalgique à la Nino Rota, Roberto et Maria étaient là, donnant leur représentation pour moi! Ce n'était pas une illusion, un fantasme de fou! Dans ce film en couleurs, d'environ 20 minutes, papa et maman se produisaient dans tous leurs grands numéros de trapèze, d'équilibre et de funambules. Les scènes avaient été filmées pour partie sous chapiteau, pour partie en plein air et certains numéros exécutés sans filet! Cet hommage, magnifique, valait bien "Les clowns", tourné par Fellini en 1971. Maman rayonnait, son corps merveilleux superbement moulé dans son maillot argenté à paillettes qui mettait en valeur le galbe de ses jambes, sa taille de guêpe et sa poitrine généreuse. Ses cheveux noirs délicatement frisés étaient retenus en chignon. Papa arborait son large sourire, très "émail diamant", les cheveux brillantinés au "pétrole Hahn", le geste sûr, précis, le triomphe modeste, entretenant par la concentration de son regard à la fois affectueux et sécurisant jeté à Maria le suspense indispensable aux lois du grand cirque, avec son roulement de tambours obligatoire! Il portait un maillot à bretelles doré, avec une étoile scintillante en strass sur la poitrine.
Il ne s'agissait pas d'un film pris en direct au cours d'une représentation publique. Pourtant, les gradins comptaient un spectateur assidu de cette piste aux étoiles, du nom d'une émission de la télévision française. Un personnage prosaïque, un peu grotesque, qui contrastait avec la beauté quasi marmoréenne de Maria et Roberto. Une marionnette, un Petrouchka à fils, dont on ne voyait pas le manipulateur, un jeune homme au gros nez, en bois, aux gants blancs à gros doigts, aux yeux peints, à la grosse bouche ourlée, aux membres mal proportionnés, gauche et cocasse, qui applaudissait à chaque exploit du couple! C'était un compromis entre Pinocchio, la poupée de ventriloque, le pantin traditionnel et le Pierrot de Louis Valdès, un grand marionnettiste français qui était mort trop tôt…
Francesca et Gigi virent enfin que je ne retenais plus mes pleurs, mon émotion. Je leur dis que je sortais, qu'ils me retrouveraient après le film, dont je connaissais de toute façon la fin. La séance terminée, Francesca me demanda :
"Cesare, come stai? Quelque chose ne va pas?
- Faut que je voie le projectionniste et Barbossa! Patientez! C'est vital pour moi!"
Décidément, j'étais le seul à avoir reconnu mes parents bien aimés! Pour Francesca, qui était "rapportée", cela se comprenait. Mais Gigi! A 20 ans, il aurait pu garder des souvenirs, même ténus, de son oncle et de sa tante. Il en avait aussi vu les photos! Roberto était après tout le frère cadet de Dario! Je ne crois pas avoir été abusé par une illusion d'optique, un mirage! C'étaient bien mes parents, tout à l'heure, sur l'écran! A moins qu'il s'agisse d'une mauvaise plaisanterie concoctée par mon cousin avec la complicité du patron du "Rialto". Je suis pas paranoïaque et j'ai toute ma raison!
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J'ai discuté avec Massimo, le projectionniste, puis avec Barbossa, pour savoir comment ils avaient obtenu la location de ce court-métrage, et de qui. Le générique donnait la date de l'œuvre : 1964 et le nom du "regista" ou réalisateur, un certain Giovanni del Gobbio. J'ai pris la résolution de retrouver coûte que coûte la trace de ce bonhomme, de le poursuivre à travers toute l'Italie, voire toute la planète s'il le fallait! Il avait tourné sa pellicule peu de temps avant la mort de mes parents. Au vu de la végétation, on devait être en mai, et Roberto et Maria étaient morts au mois d'août!
"Désolé, Cesare, me déclara Massimo, mais, le padrone et moi, on a beaucoup de fournisseurs. Je sais pas si "saevus pirata" va te laisser consulter son livre de comptes où il classe toutes les locations et factures. Tu sais, dans notre métier, on marche à l'instinct et à la prospection. On loue au coup par coup, presque à l'impro! C'est à qui obtient le film au nez et à la barbe d'un collègue concurrent, et la concurrence est de plus en plus sauvage au fur et à mesure que les salles se raréfient et que les exploitants mettent la clef sous la porte. D'ailleurs, on a notre bail à renouveler en octobre… J'ignore si on pourra continuer longtemps à ce régime."
J'ai alors questionné Barbossa.
"C'est un peu indiscret, c'que tu me demandes là, Cesare! Tu veux savoir qui nous a fourni et facturé le petit documentaire. En général, on loue par blocs tout le contenu de la séance, pubs comprises! On nous facture à la bobine!
- La question est pour moi essentielle : ce sont mes parents, qui "jouaient" dans ce film!
- Ouais, et tu veux savoir quand, comment et avec qui ils ont tourné ce truc!
- Qui est le regista, ce del Gobbio, et, s'il vit encore, où habite-t-il? Je veux le rencontrer!
- Bon, je vois, mais je veux pas d'emmerdements! J' te laisse consulter mes factures! Regarde à la date de lundi matin : c'est là qu'on nous a livré les copies pour la semaine!"
J'ai vu que le documentaire avait été facturé par une petite officine de Naples qui avait l'habitude de traiter avec les petits exploitants de la ville et des environs pour la diffusion de films dits "du second rayon" ou "de genre", comme l'horreur ou le "giallo" (cinéma policier), qui n'étaient pas des nouveautés et des œuvres "griffées" de grands auteurs ou de gros succès américains. Ils devaient tout de même verser quelque chose aux auteurs ou ayant-droits des films au prorata des entrées, même si celles-ci s'avéraient très faibles! Mais c'est grâce à un brave type comme Barbossa que j'avais parfait ma culture cinéphilique, en voyant notamment tous les Mario Bava! J'ai soigneusement noté l'adresse et le numéro de téléphone de la petite entreprise, qui n'était pas trop loin.
Le lendemain matin, j'ai appelé l'officine et j'ai pris rendez-vous en me présentant comme un ami de Barbossa. Il fallait y aller pour 14 heures pile. Francesca a voulu m'y amener mais j'ai préféré m'y rendre seul, en selle sur mon "Piaggio", parce que je me méfiais de la façon de conduire de ma copine. Ça a été l'affaire d'une vingtaine de minutes pour parvenir à ma destination, une sorte d'entrepôt avec des préfabriqués tout autour.
J'ai été reçu par une espèce de mamma fellinienne aux cuisses épaisses comme des "Nabuchodonosor" archi moulée dans une robe de nylon trop courte pour ses 50 ans et aux fabuleux nichons "bonnet F" dans lesquels aurait pu se lover une tête d'hydrocéphale! Elle mâchouillait sans cesse les branches de ses lunettes d'écaille et cela produisait un bruit de succion irritant et en même temps excitant! J'avoue avoir un peu bandé devant cette séduisante patate pourtant d'un âge certain. Je me demandais quels types de dessous elle portait, même si elle en avait d'ailleurs! Heureusement, ma pensée est revenue à Francesca, mince et souple dans son bikini, et mon excitation malsaine a fini de s'évaporer lorsque la mamma, plantureuse comme une cantatrice en guêpière de saloon de western spaghetti, m'a introduit dans le bureau de son chef! Celui-ci avait l'allure d'un Vittorio Gassman sorti tout droit des films de la série "Brancaleone". Il m'a reçu cordialement, m'offrant même des cacahuètes et des antipasti!
"Comme ça, jeune homme, vous êtes un ami du "pirata" Barbossa? (je constatai que la réputation du padre Barbossa s'était répandue dans tout Napoli)
- Un fidèle client de son cinéma seulement.
- Cigarette? Me dit-il, tendant un briquet et une clope sans filtre.
- Grazie, mais je ne fume pas. Par contre, mon cousin…
(Gigi n'aimait que les Benson, ces cigarettes anglaises dont le "Baron" d'Anthony Morton était un connaisseur éclairé)
- Et qu'est-ce qui vous amène ici? Vous souhaitez que Barbossa loue un film en particulier? Nous avons certes un catalogue assez fourni, notamment en "giallo", mais aussi, nous sommes nous-mêmes clients d'une plus grosse boîte, à Roma…
- C'est assez délicat, mais je voudrais savoir comment vous avez obtenu une copie du court métrage suivant, que vous avez livré avec "Viaggio nel centro della Terra" de Gian-Maria Piccherio Simone.
Je lui ai passé une feuille où j'avais noté les coordonnées du film de Del Gobbio.
-"Viaggio" est un film qui date de deux ans en première exploitation en Italie et en Espagne. C'est une coproduction italo-ibérique. Je vais chercher dans notre catalogue la référence du court-métrage."
Il s'est levé de son fauteuil de simili cuir et a pris un registre intitulé "Catalogue 1978". Il l'a feuilleté rapidement, les titres étant classés alphabétiquement.
"Ecco! Jeta-t-il! "Enfants de la balle", de Giovanni del Gobbio. Durée 21 minutes. Année 1964. Loué directement au réalisateur moyennant la somme de 75 000 lires. A fournir au "Rialto" pour la période du tant au tant de juillet 1978. Désolé, mais nous ne sommes pas propriétaires de la copie. Vous devez voir le regista en personne! Vous avez de la chance que j'aie consigné son adresse sur le catalogue."
Il la recopia sur un bristol qu'il me tendit.
"Comme ce monsieur ne m'a pas communiqué de numéro de téléphone, je vous conseille de lui adresser un petit courrier bien torché lui sollicitant un rendez-vous, en motivant votre demande."
Del Gobbio habitait Palerme, ce qui voulait dire qu'en cas de réponse positive à ma lettre, il fallait que je m'embarque pour la Sicile.
"Mille grazie, Signore, répondis-je.
- Au fait, jeune homme, pourquoi souhaitez-vous si ardemment rencontrer ce réalisateur somme toute secondaire? Antonioni, Risi, Fellini ou Francesco Rossi, je comprends, mais Del Gobbio! Il n'est l'auteur que de courts métrages et de documentaires pour la RAI!
- Parce que les deux merveilleux trapézistes qui ont joué dans son film étaient mes parents!"
Nous avons pris congé, et, revenu à la maison, j'ai tout expliqué à oncle Dario, à tante Anna-Maria et à Gigi. Tonton a été très gentil en acceptant de me payer le voyage à Palerme. Je voulais que Francesca vienne avec moi, mais elle a refusé à cause de ses parents qui avaient peur qu'elle perde sa virginité si elle restait trop de jours en ma compagnie. On est encore comme ça, en Italie du Sud! J'ai donc écrit au regista et, en attendant, j'ai effectué des recherches à la bibliothèque dans des encyclopédies du cinéma italien. J'ai appris que Giovanni del Gobbio était né en 1914 à Padoue et avait donc 64 ans. Il avait commencé sa vie professionnelle en 1946 comme assistant de Giuseppe De Santis puis s'était exclusivement orienté vers le court métrage, le cinéma publicitaire et les documentaires. On lui devait une série de films consacrés aux artistes des cirques italiens, clowns, dompteurs, écuyères, acrobates etc., tournés entre 1957 et 1964. Curieusement, sa carrière avait pris brusquement une autre orientation l'année même de la mort de mes parents, car il avait délaissé le grand écran pour le petit. Y avait-il un lien entre l'accident de trapèze du 8 août 1964, qui avait coûté la vie à Roberto et Maria Matarazzo et le changement de cap dans la filmographie de del Gobbio? "Enfants de la balle", tourné entre le 20 et le 23 mai 1964, était donc le dernier court métrage de cinéma du regista!
*****
Del Gobbio m'a répondu positivement, et m'a fixé un rendez-vous pour le 8 août à Palerme, dans un lieu à la fois emblématique et horrifique : la crypte des momies des Cappuccini, célèbre entre toutes! Mais la date, correspondant à l'anniversaire de la mort de mes parents, avait-elle été choisie fortuitement? Tonton m'a payé l'avion de Naples à Palerme, ce qui était plus direct que le train jusqu'à Reggio de Calabre puis le bateau, la route en bus ou le train de Messine qui passe par Cefalu jusqu'à destination! Il m'a réservé une chambre dans un petit hôtel pas cher mais bien tenu où il avait déjà séjourné pour un voyage d'affaires.
Lorsque j'ai débarqué le 7 août à l'aéroport de Palerme, tous les journaux titraient : "È morto il Papa." La "prophétie" de Gigi allait-elle se vérifier?
Aussitôt installé dans ma chambre d'hôtel, j'ai envoyé une carte postale à mon "zio" bien aimé. Je n'avais rendez-vous aux Cappuccini que le lendemain à 10 heures. J'ai lu le journal local et potassé le bouquin ésotérique sur les traditions et les superstitions d'Italie et de Sicile que Gigi m'avait prêté pour le voyage. Cette espèce de guide de l'Italie mystérieuse s'étendait sur le fond de traditions païennes, substrat préexistant au christianisme. Il y en avait des tartines sur les streghe, les sorcières, et les "jettaturi" les jeteurs de sort, sur les fameux "Benandanti", qui avaient la réputation de naître "coiffés" et que l'Eglise avait combattus sans ménagement, mais aussi sur les "monachichi", évoqués à plusieurs reprise dans le célèbre "Cristo si è fermato a Eboli" dont une adaptation télé avec Gian-Maria Volonte était en projet. Quant à la Sicile, il y en avait aussi un wagon à son sujet. Outre l'évocation des fêtes et processions populaires, des fameuses charrettes siciliennes bariolées et fleuries, l'auteur s'étendait sur le théâtre de marionnettes, ces célèbres "Paladins de France", poupées de bois à fils en armures chamarrées, qui mélangeaient "La chanson de Roland", le "Roland furieux" de l'Arioste et la littérature orale.
Allez donc savoir si, parmi la foultitude de "maîtres Pierre" qui, avec leurs tréteaux, écumaient l'ensemble des villages de l'île, ne se trouvait pas mon manipulateur du pantin du film de del Gobbio? Je me suis aussi amusé à la lecture d'un fait divers assez récent puisque remontant à 1955 : un homme-grenouille de Catane avait été retrouvé mort, dans un état atroce, la combinaison du scaphandre autonome "Cousteau" lacérée, bras et jambes remplacés par des tentacules de calmar et un bec de céphalopode à la place de la bouche! Cette mutation terrifiante avait été attribuée à une soudaine irradiation de l'eau de mer! Mais, à part accuser les soviétiques ou la mafia, en vain, on ne pouvait rien prouver du tout parce qu'il n'y avait aucune centrale nucléaire dans le coin!
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8 août 1978, entrée de la crypte des Cappuccini de Palerme, 10 heures du matin.
Del Gobbio a été ponctuel. Il m'a invité à visiter les lieux, assez "gothiques", par ma foi! Le sexagénaire était un homme maniéré, assez grand, chauve, les tempes grises, les pattes allongées et pleines de pellicules, et ce qui lui restait de cheveux était taillé en couronne un poil trop longue pour une personne respectable. Sa voix de vieux précieux ne cessait de tout commenter, comme si mes yeux ne me suffisaient pas! Manifestement, le "regista" adorait s'écouter parler! Il portait un large chapeau de paille dont la forme rappelait le sombrero mexicain : en fait, ce couvre-chef reprenait un modèle étrusque! Malgré la chaleur, il avait revêtu un complet prince-de-Galles, assez froissé, dont le bas des jambes du pantalon était un peu sale. Il tenait, comme Salvador Dali, une canne : sculptée dans l'ébène, le pommeau en ivoire reproduisait un bronze romain érotique : le fameux gladiateur phallique de Pompéi! Manifestement, mon cinéaste était un homosexuel de première, mais un homo dans la tradition antique! Ce qui me frappa encore plus, ce fut son anneau d'or au doigt : non pas une alliance (aucun risque chez lui!) ni une chevalière, mais bien ce signe honorifique de l'"Ordo" sénatorial, comme le cheval public était celui de l'"Ordo" équestre!
Je n'ai guère aimé ces dépouilles desséchées de moines en robes de bure, en "capuce", entassées les unes sur les autres dans cette crypte désolée et morbide.
Il y avait aussi une galerie de laïcs, groupés par métiers, notabilités et professions libérales des XVIIIe et XIXe siècles qui avaient fait vœu de reposer, momifiés, dans ce haut lieu chrétien! Les corps, réduits pour la plupart d'entre eux à de grimaçants squelettes, dressés le long des murs, raides dans leur bière ou leur niche étaient plus intéressants parce qu'ils avaient conservé leurs costumes d'époque : redingotes, gilets à gousset, gibus, pantalons à sous-pieds ou culottes, bottes à revers ou bas, escarpins à boucles d'argent etc.
Il y avait aussi des femmes, horribles, avec des robes à paniers ou d'indienne, puis des tenues "Directoire", "Consulat" "Empire" du temps du fastueux Murat ou de la "San Felice" de Naples. La série macabre s'achevait par les crinolines poussiéreuses et défraîchies. En fait, la momie la plus émouvante- qui était la mieux conservée- était la plus récente : une fillette de deux ans qui semblait dormir, visage de bébé coiffé d'un ruban, disparue vers 1920.
Son père, médecin, avait souhaité qu'elle soit ainsi préservée pour toujours de l'horreur de la décomposition. Sur la pancarte commentant cette relique, on apprenait que le même docteur avait offert ses services à la Mère Supérieure des Carmélites de Lisieux, pour procéder à la conservation de la "sorella Maria-Isolina della Visitazione, morta nel Mille novecento diciannove" dont une photo couleur de la dépouille imputrescible, était montrée : un visage angélique d'une stupéfiante beauté de blonde s'affichait, malgré quelques taches de rousseur. La jeune carmélite paraissait également dormir! La photo datait de 1960, soit 41 ans après son décès!
Je n'oubliai cependant pas le sujet de mon rendez-vous avec le réalisateur. Jusque-là, il avait inlassablement poursuivi son laïus érudit et saoulant, me contant sans se lasser toute l'histoire de la momification, m'apprenant même l'existence de momies romaines, dont une était conservée à Paris, au Musée de l'Homme sous le nom de "momie gallo-romaine des Martres d'Artières, découverte en 1756 près de Riom." Cette pie bavarde, avant de s'orienter vers le cinéma, avait passé une licence d'archéologie. Del Gobbio avait eu pour professeur le célèbre Ranuccio Bianchi-Bandinelli. Il avait rêvé de faire des péplums sur le modèle du "Scipion l'Africain" de Carmine Gallone ou de "Fabiola".
" Si je me rappelle bien les termes de votre lettre, vous souhaitez en savoir plus sur un court métrage que j'ai tourné à la gloire de vos parents, film que j'ai loué pour un petit cinéma de quartier de Naples, c'est bien cela. Sachez, jeune homme, qu'à partir de cet instant, vous êtes mon invité! Ma petite cinémathèque personnelle vous attend, et vous pourrez, si le cœur vous en dit, visionner ma pellicule tout votre saoul!
- Mille grazie, signore regista!
- Mon chauffeur nous attend!"
La Mercedes noire 220 SE du cinéaste nous conduisit à domicile. Le chauffeur portait un nom indien à rallonge et avait le type tamoul. Peut-être était-ce l'amant de mon hôte? Je priais pour qu'il n'ait pas d'intentions scabreuses à mon égard, pour qu'il soit plus porté sur les beautés exotiques que sur les éphèbes européens. La veille, j'avais un peu causé avec l'hôtelier. Il avait entendu parler, comme tout le monde ici, de l'excentrique regista palermitain et de ses manières. On disait qu'il était attiré par les jeunes hommes, à condition toutefois qu'il s'agisse d'Antinoüs orientaux et basanés (Noirs, Nord-Africains, Sri-lankais) ou de minets blondinets "cachet d'aspirine" au torse épilé. Comme j'étais brun, de type européen, le torse pas mal velu et le poil au menton, je ne risquais a priori rien!
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La maison du regista était la réplique exacte d'une villa pompéienne du 1er siècle après Jésus-Christ! Elle surplombait la mer, avec terrasses et escaliers taillés à même le roc descendant jusqu'à la grève de galets et aux flots bleus. Del Gobbio m'avoua s'être à la fois inspiré de la maison des Vettii, de la villa Hadriana de Tivoli et de la résidence espagnole du grand écrivain américain Truman Capote (encore un homosexuel!) à la Costa Brava. L'agencement des pièces était strictement romain, avec son atrium, son triclinium, son cubiculum et son impluvium central, ses bassins, mosaïques (dont l'obligatoire "Cave canem" à l'entrée), et peintures, parfaites répliques du IIIe style pompéien, avec tableautins! L'une des fresques représentait des masques de théâtre tragiques. Parmi les mosaïques, on remarquait un cortège de Bacchus, ivre, escorté de bacchantes et de silènes au sexe proéminent. Cette œuvre était surmontée de la célèbre sentence de Terence, extraite de l'"Heautontimoroumenos", inscrite en lettres d'or : "Homo sum : humani nihil a me alienum puto." Cette citation latine prenait ici un double sens : pour ceux qui auraient encore douté, il s'agissait d'un manifeste, d'un éloge explicite de l'homosexualité. Le bâtiment était chauffé par hypocauste, comme à l'époque! Del Gobbio s'était fait portraiturer à la romaine par un buste en marbre de Carrare! On voyait également un autel dédié aux dieux lares, une inscription sous un cippe, imitée de l'épigraphie latine, qui avait pour sujet la confrérie inconnue des frères arvales de la Tétra-épiphanie et une reproduction d'une triade peu courante de divinités : Jupiter, Mars, Quirinus, différente de la triade capitoline (Jupiter, Junon, Minerve)! Le cinéaste avait gravé sous cette "trinité" une dédicace à "Georges Dumézil, le chantre de la tripartition fonctionnelle indo-européenne". Autant d'érudition, d'ego et de richesse étalés avec ostentation gênaient le modeste napolitain peu instruit que j'étais.
Le "magister" me pria de patienter, le temps de se changer. Etant son invité, il me convia à partager le "pranzo" avec lui, mais il prit la précaution de me prévenir que ce repas serait 100% à la romaine. On mangerait couchés comme à Rome! J'ai remarqué d'autres excentricités en ces lieux insignes : la présence d'un bassin alimenté en eau de mer, au fond garni de faux rochers, où gîtaient d'authentiques murènes, et, plus bizarre encore, une série de gravures, de lithographies et d'eaux-fortes à la gloire des grands tragédiens du début du XIXe siècle, morts fous tous les deux : Talma et Olibrius Van de Gaerden!
Le regista reparut, imposant, dans une toge prétexte de magistrat, chaussé de caligae! Il me déclara descendre d'une antique famille de patriciens de la Respublica, ayant compté en son sein un des leaders du parti des "optimates", ami de Lucullus, qui s'était illustré sous Sylla puis Pompée! Il possédait d'ailleurs, dans la grande tradition, des masques d'ancêtres. Il me fit admirer sa collection de monnaies d'Empereurs, particulièrement celles de la crise du IIIe siècle : aureus, antoniniani, solidus, deniers, as, sesterces : rien ne manquait. Il se vanta d'avoir réussi l'exploit de rassembler l'intégralité des effigies monétaires frappées aux noms des Imperatores, souvent très éphémères, de cette époque troublée!
" Je suis particulièrement fier de ces monnaies d'or reproduisant les visages des fugitifs princeps Balbin,
Pupien
et Quintille.
Quintille, le frère de Claude II le Gothique,
eut selon les chroniqueurs de l'"Histoire Auguste", fort partiale au demeurant, le triste privilège de n'avoir régné que 17 jours, mais, d'après des recherches récentes et des débats notamment soulevés par un Pflaum, la durée effective de son principat se serait élevée à 77 jours! Il est vrai que le monnayage à son nom n'est pas absent, bien au contraire, et que les délais de frappe des ateliers monétaires de l'époque induisent… Ah, comme j'aurais voulu réaliser à Cinecittà un péplum à grand spectacle sur la vie d'Aurélien, le fameux "Sol Invictus", où Victor Buono, l'inquiétant géant obèse du "Baby Jane" d'Aldrich, aurait incarné Quintille! Hélas, le genre est passé de mode! Mais je vois que vous vous impatientez, et que je n'ai jusqu'à présent guère abordé mon opus de cinéaste qui vous intéresse tant …"
J'aurais pu lui rétorquer insolemment : "Me ne frego!", je m'en fiche, mais comme je ne suis pas menefreghista comme Gigi, j'ai simplement acquiescé par un "Si, Signore!"
- Après dîner, vous aurez droit à la visite de ma cinémathèque et au visionnage du film qui vous préoccupe tant. Sans me vanter outre mesure, je possède une jolie collection allant du muet au néoréalisme. Si vous avez bien lu mon curriculum vitae, vous avez constaté que j'ai été l'assistant de Giuseppe de Santis, notamment sur "Riz amer!" J'ai dans une chambre forte de précieuses bobines des films de Maciste, l'injustement oublié Bartolomeo Pagano, révélé en 1914 par le "Cabiria" de Pastrone, le premier des grands péplums!
- Pour moi, "Riz amer" évoque davantage le sex-symbol Silvana Mangano, remarquablement moulée dans son pull échancré, émergeant, moderne Vénus, de la rizière, avec son short et ses bas filés, qu'un film néoréaliste à message social!
- Peut-être! Répliqua t-il, tandis que nous nous allongions pour manger."
Brandissant une coupe, il prononça d'une voix de stentor les mots fameux du poète Horace :
" Nunc est bibendum! C'est maintenant qu'il faut boire!"
Inutile de dire que la fameuse coupe était la réplique d'une œuvre grecque classique à figures rouges, due au peintre d'Andokidès, au caractère pornographique et homosexuel ouvertement revendiqué, sorte d'orgie horrible!
Alertés par les paroles du regista, deux domestiques accoururent. L'un était de type éthiopien, l'autre dravidien. Leurs cheveux, barbes et moustaches de jais, curieusement tressés et allongés, constituaient la seule marque d'ostentation de ces valets, quasi-nus, dont le vêtement se réduisait pour l'un à un simple pagne de toile, teint en noir, et pour l'autre à un curieux cache-sexe en cuir de buffle à l'étui phallique impressionnant! Leur torse musclé et épilé brillait car il était huilé. Ils nous versèrent de l'hypocras et de l'hydromel, contenus dans des reproductions d'amphores marquées de l'estampille commerciale imaginaire de Trimalchion, le célèbre personnage du "Satyricon" de Pétrone! Leur peu ragoûtante ambroisie, âcre et poivrée, me racla le gosier. J'ai recraché cet alcool affreux, dans lequel surnageaient des baies d'épices diverses.
Del Gobbio repartit derechef sur sa conversation érudite et égotique, multipliant les anecdotes scabreuses, voire scatologiques!
" Vous n'êtes pas sans savoir que l'actuel Premier ministre indien, du parti Janata, s'abreuve quotidiennement d'une dose de sa propre urine, pratique ascétique remarquable destinée à assurer la longévité à un homme de 82 ans!
- Notre nouveau président, monsieur Pertini, a le même âge et fume la pipe. Ce genre de pratiques "brahmaniques" ou de sadou ne prouve rien!
- Je ne suis pas le seul original : voyez le pianiste américain Liberace! Il s'est fait construire une piscine dont les rebords sont aménagés en claviers de pianos. Entre deux crawls, l'artiste "timbré" s'amuse à pianoter de nouvelles mélodies qui lui viennent en tête!
- Excusez-moi, regista, mais je ne vois aucun rapport entre cette anecdote et mon objectif!
- Dans ce cas, je ne vous parlerai pas des athlètes hébreux des temps hellénistiques, qui, pour concourir aux jeux, qui comme vous le savez, nécessitaient la nudité intégrale des participants, se mirent de faux prépuces, renonçant ainsi à l'Alliance Sainte! C'est comme ces ragots rapportés par Suétone sur la vieillesse de Tibère.
Avant même l'élimination de Séjan, son conspirateur de préfet du prétoire, l'Imperator se retira à Capri. Le vieux despote, qui avait abusé de la sinistre "loi de majesté", passa ses dernières années à folâtrer dans sa piscine spéciale, se livrant à des jeux érotiques et pédérastiques avec de jeunes garçons!
- Encore une fois, Signore, je…"
Il buvait ses propres paroles, s'excitant à son verbe. J'ignorais que les mots pouvaient jouer un rôle aphrodisiaque et onaniste, à moins que cela soit un effet de l'hypocras… Toujours est-il que je n'arrivais guère à en caser une, comme on dit vulgairement! Soudain, il changea encore de sujet, me désignant de l'index un buste d'Empereur romain auquel je n'avais jusqu'à présent pas prêté attention.
"Voyez ce buste. Le personnage qu'il représente me fait penser à vous, qui croyez retrouver vos parents à travers un simple film! Il s'agit de Gallien, qui régna au pire moment.
Il tomba victime d'une conspiration, qui eut plus de succès que celles de Pison contre Néron et de Palma contre Hadrien! Vous savez peut-être que son père, l'empereur Valérien, fut capturé par les Sassanides à la bataille d'Edesse, en 260. Il mourut, dit-on, après avoir enduré d'innombrables supplices raffinés dans la tradition tortionnaire de l'Orient. (Voilà qu'il versait dans le sado-masochisme, à présent!) Comme vous, Gallien n'accepta jamais la disparition de son père. Il n'eut de cesse de vouloir ressusciter le passé, la grande époque de la Pax Romana d'Antonin le Pieux! Son règne fut marqué par une réaction artistique, un retour désespéré au classicisme, malmené depuis la fameuse colonne de Marc Aurèle, qui représente pour les historiens le basculement de l'art romain dans le "Bas Empire"! Par dessus tout, Gallien sut s'entourer des derniers grands philosophes et savants de la tradition grecque, les néo-platoniciens Plotin et Porphyre. Il fit sienne la doctrine de l'"anakouklesis", qu'il tenta de concrétiser "scientifiquement" : le grand retour en arrière, la régression à un monde antérieur, plus parfait, à un âge d'or évocateur d'Hésiode! Il crut que toute la science et la philosophie grecque accumulées depuis le VIIe siècle avant le Christ lui permettraient de concrétiser son grand dessein. Les savants néo-platoniciens construisirent pour l'Empereur une machine constituée de sphères armillaires et de volumes emboîtés, cubocaèdre, icosaèdre, dodécaèdre, tétraèdre, qui devait emmagasiner l'énergie du Logos, du macrocosme, selon les théories de Claude Ptolémée et de la secte hérétique et gnostique des Tétra-épiphanes de Cléophradès d'Hydaspe et d'Euthyphron d'Ephèse. Cet appareil était sensé générer un champ de forces, une sorte de bulle hétérochronique, qui isolerait le monde connu et provoquerait la rétroaction du temps puis la stabilisation éternelle de la Mare Nostrum et de l'Imperium à l'instant de leur apogée! Inutile de dire que l'échec fut patent! Mais je vois arriver notre premier service. Bon appétit, jeune homme!"
Il frappa des mains avec satisfaction, invitant ses "esclaves" à déposer les plats encore chauds!
- Vous avez la version originale d'"Enfants de la balle", et cela me suffit!
- Bon, puisque vous le prenez ainsi, prenez place dans la petite salle de projection. Tenez, je vous ouvre. Je vais chercher le film et vous le montrer une nouvelle fois. Je reste ouvert à toutes vos questions."
Une idée m'a traversé l'esprit : voir à nouveau le film ne me suffisait plus : il me le fallait, pour moi tout seul. Laisser Del Gobbio me le projeter, lui poser quelques questions pour jouer le jeu, en le laissant ré-embobiner la pellicule, puis m'en emparer coûte que coûte et foutre le camp : un jeu d'enfant pour un jeune homme de 18 ans face à un vieux schnock de 64 ans, sans doute amoindri par la débauche "antique". Et s'il n'était pas content de mon petit vol, s'il m'envoyait les carabinieri aux trousses, hé bien, je jouerais les maîtres chanteurs, le menaçant de révéler alla polizia l'exploitation esclavagiste et sexuelle (pour ça, je n'avais pas de preuves directes) de ses domestiques! J'étais de plus en plus sûr d'une chose : Del Gobbio détenait la clef de la mort de mes parents. Problemo : je ne savais pas conduire une Mercedes, et je n'avais pas de Vespa sous la main. Ça veut dire qu'on me pincerait vite. Mon seul salut reposait dans la passivité souhaitable de ses domestiques, sans doute humiliés depuis trop longtemps pour défendre un tel maître. J'ai donc revu le film en rongeant mon frein. A la nouvelle vision, la marionnette m'a encore plus fasciné que la première fois, bien que mon émotion à la vue de mes parents, splendides, demeurât inchangée. J'ai jeté à brûle pourpoint :
" Le pupazzo, le pantin, qui en était le manipulateur?
- Ma, c'est que j'ai oublié le nom du marionnettiste que j'avais engagé pour le film. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il s'était lui-même proposé pour donner un petit piment comique à mon "opera". J'ai accepté. De toute façon, il n'était pas sicilien, et il ne s'agissait pas d'un artiste qui se produisait régulièrement au cirque Medra!
- Dites qu'il était itinérant!
- C'est un peu ça!"
Après, je ne sais plus trop ce qui s'est passé. J'ai agi en état second. Comme le registra finissait de re-embobiner son court-métrage, je me suis précipité sur lui et l'ai assommé avec une vieille caméra à trépied d'avant guerre qui traînait dans le coin. Je me suis prestement emparé du film, je l'ai renfermé dans sa boîte et j'ai fui. Il m'a semblé me mouvoir dans un brouillard irréel, et ce, plusieurs heures durant. Rétrospectivement, le chauffeur tamoul de la Mercedes a dû m'aider. Bref, après un temps indéterminé, j'ai réalisé que j'étais à bord de l'avion du soir qui me ramenait chez moi! Et je n'avais pas oublié mes bagages à l'hôtel!
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Une fois au bercail, j'ai raconté n'importe quoi au zio, j'ai affabulé tant et plus, lui faisant croire que tout s'était bien passé, et que del Gobbio avait été charmant. Il m'avait offert gracieusement une copie du film, qui constituait un souvenir sans prix de papa et maman! Mais, à leur attitude, j'ai constaté que Gigi et Francesca n'avaient pas gobé ma fable. Cela ne m'a pas empêché d'aller de l'avant : passer à l'étude "fine" du court métrage. Pour cela, j'ai sollicité la contribution de Massimo, parce que je ne connaissais rien à la technique cinématographique. Je voulais à tout prix extirper la vérité à partir de la pellicule, disséquer celle-ci jusqu'à en extraire la substantifique moelle chère à François Rabelais! Je croyais dur comme fer à l'enfouissement de la vérité sur la mort de Maria et de Roberto à l'intérieur de l'acétate! Il me fallait aussi percer le secret obsédant de la marionnette et de son manipulateur! Tout à mon idée fixe, j'ai instrumentalisé Massimo à mon seul profit jusqu'à plus soif, profitant de la relâche du "Rialto" durant la morte saison du mois d'août! Au lieu d'aller à la plage avec Francesca et Luigi, j'ai passé mes journées reclus dans la cabane du jardin en compagnie du projectionniste. Massimo convertit cette remise en petite salle de cinéma pour deux! Il y installa un projecteur adapté aux formats courts, de moins d'une heure, aux 8 millimètres, super-8, 16 millimètres etc. Son appareil permettait les ralentis et la projection image par image lorsque je la sollicitais. Cette expertise manipulatrice, qui tournait à la trituration de pellicule, nous offrit deux singulières surprises.
" Cesare, del Gobbio est un sacré gaillard! Sa marionnette à fils est un faux-semblant : en réalité, elle a été animée image par image! De cette façon, on ne peut apercevoir ne serait-ce que l'ombre du manipulateur!
- Je vois, comme dans les films tchèques de Trnka, par exemple "Le rossignol de l'Empereur de Chine!" Mais pourquoi avait-on intérêt à donner l'illusion d'un pantin traditionnel? Je suis sûr qu'il connaît l'identité de l'animateur!
- C'est un professionnel de cinéma d'animation, comme les Trnka, les Starevitch ou les George Pal, pas un simple gars à pupazzi traditionnels! De toute façon, le terme de pupazzo est impropre, car il s'agit de marionnettes à gaine, comme le Guignol français. Je pensais plutôt aux pantins en armure siciliens. Mais il y a mieux encore! Je te repasse au ralenti le numéro du "saut de la mort"!
- Là : j'aperçois un message écrit, indécelable à vitesse normale! Mais ce n'est pas de l'italien!
- Du grec! Dommage que nous n'ayons pas fait d'humanités comme ce type!
- Un message subliminal caché par ce cachottier! Zio a un peu fait latin et grec. Il est allé au lycée classique, lui. Il nous traduira!
- Je mets en pause et je recopie le texte! Heureusement que ce sont des capitales, c'est plus facile à reproduire! A part l'alpha et l'oméga, j'connais pas les lettres!"
Oncle Dario a accepté, en pensant qu'il s'agissait d'une nouvelle élucubration entre moi et Gigi, puisque la traduction donna au final un texte ésotérique sans queue ni tête.
" Quez aco? S'exclama Massimo à la lecture du résultat. C'est quoi, ce charabia?
- Passe-le moi, per favore!
- Ecco!
- Mince, alors! On dirait une espèce de prière païenne! Ce saligaud de regista a dû se convertir au paganisme antique et se faire initier par une secte à "mystères" comme ceux d'Eleusis! "Dans le Un se tient Pan Zoon!" et tutti quanti! N'importe quoi! Y aura que Gigi pour apprécier ces billevesées!"
A la vue des vers énigmatiques, Gigi a souri :
- Ton del Gobbio est soit un farceur, soit un fou. J'ai un bouquin du professore Perretti sur les croyances ésotériques romaines qui parle justement de ce à quoi le regista se réfère. Il se prend soit pour un néo-platonicien, soit pour un gnostique!
- Del Gobbio m'a parlé d'une expérience tentée au IIIe siècle par l'Empereur Gallien avec l'aide des savants et philosophes néo-platoniciens.
- En bon occultiste, je te répondrais que del Gobbio a imprégné ton film d'une "aura mystique" lui conférant un pouvoir magique insoupçonné! Il peut être bénéfique comme maléfique!
- C'est un sorcier, quoi!
- Ou le dernier dépositaire d'un culte païen oublié depuis Théodose!"
Au fil des jours, j'ai senti que le film prenait possession de mon être. Je me suis absolument détaché du reste, même de Francesca. Massimo a fini par en avoir assez et m'a laissé choir, me disant vulgairement de me démerder avec la pellicule que je m'amusais à découper et remonter à mon gré! Je me suis même foutu de l'élection du nouveau pape, Albino Luciani, qui a pris le nom de Jean-Paul 1er! Je me suis retrouvé au bord de la rupture avec les miens : c'est l'aura maléfique du court-métrage qui gagnait! Au début de septembre, j'ai reçu un étrange courrier du regista! Je l'ai ouvert et j'ai hurlé de surprise : il m'adressait une confession intime, horrible, qui dévoilait toute la vérité sur la mort de mes parents.
" Je te pardonne ton vol Cesare, parce que le moment est venu pour moi de tout te dire. Je me suis résolu, avant de comparaître devant le tribunal de Mon Seigneur Pan Logos, d'être en paix avec moi même et avec toi. Je suis le dernier grand prêtre d'une religion orientale très ancienne, remontant à l'an 150, qui a cru aux pouvoirs cosmiques de quatre forces fondamentales… Il existe à ce sujet un lieu caché à Paris, sous les thermes de Cluny, un sanctuaire, une catacombe où se réunissaient encore au XIXe siècle les initiés comme moi, notamment cet acteur de tragédies dont tu as vu les portraits, Olibrius Van de Gaerden, ainsi qu'une grande poétesse française malheureusement oubliée, Aurore-Marie de Saint-Aubain! Mais, tu ne pourras de toute façon rien entendre à cette philosophie issue à la fois de l'Inde et de la Grèce, réservée à une élite, en quelque sorte eugéniste, qui s'est crue l'élue d'un Etre Suprême! Sache que je suis coupable : j'ai assassiné Roberto et Maria le 8 août 1964. J'avais choisi à dessein la date, anniversaire de mon crime, pour notre rendez-vous, mais je n'ai pu me confesser devant toi! Oui, je te le dis : je suis tombé amoureux de ton père! Moi, m'amouracher d'un bel Italien de pure souche ethnique, alors que la tradition des "Gobbii" les a toujours portés vers les beautés "barbares"! Mon ancêtre, Titus Sulpicius Gobbio, proconsul, qui utilisait à son service des rabatteurs, qui envoyait à la chasse aux amants sur le port cosmopolite d'Ostie ses antrustions, ses "compagnons du roi" et ses sicaires, doit m'en vouloir d'avoir ainsi rompu avec les usages millénaires de notre beata stirps qui se réclamait d'Apollon! J'aurais pu faire de Roberto ma chose, par exemple, le vêtir d'un court chiton, le chausser de cothurnes et le masquer de papier marouflé et peint, d'un visage factice reproduisant le sourire archaïque et les traits du cavalier Rampin, avant de l'obliger à danser pour moi et pour les dieux un rondo de Cardenio composé par Giambattista Lulli en personne! Ô, mœurs italiennes! Ton papa repoussa mes avances. Le pire fut que Maria remarqua mon jeu, menaça d'appeler la police et de tout dévoiler sur mon compte aux journalistes! Je me suis résolu à la vengeance, à la mise à mort préméditée de ceux qui avaient offensé un patricien sacro-saint! Avant la fatale représentation du 8 août à Vérone, j'ai saboté le filet et légèrement drogué les deux artistes avec un bon verre de chianti (le verre des condamnés!) afin que soient amoindris leurs réflexes! Au milieu d'un numéro de trapèze qui nécessitait de la part de Maria l'exécution d'un triple salto arrière, puis une saisie en plein vol par Roberto, ta maman rata sa figure et ne put être rattrapée par son époux, dont les pieds lâchèrent le trapèze. Tous deux s'écrasèrent au sol, devant des centaines de spectateurs, le filet ayant cédé sous leur poids grâce à mon intervention! Je fus le témoin privilégié et enthousiaste de leur fin. Au moins, ils sont morts sur scène! Rappelle-toi les ultimes supplications de Néron : "Quel artiste veut donc mourir avec moi?" L'honneur des Gobbii était vengé! Pardon, mon petit, pardon…et addio!"
Je n'ai pas voulu passer la lettre à zio, zia et Francesca! Seul Gigi a su, ce qui renforça sa conviction dans la malignité démoniaque du metteur en scène. La nouvelle de son suicide, parue dans le journal quelques jours plus tard, ne m'a absolument pas ému. J'ai lu avec détachement les menus détails scabreux de la découverte du corps racontés par un plumitif à sensation. Del Gobbio reposait dans sa piscine, à l'eau mêlée de sang, plus exactement dans le bassin de son frigidarium, car il avait aménagé des thermes privés dans le sous-sol de sa villa. Il avait opté pour le suicide à la romaine, s'étant ouvert les veines comme Sénèque ou Pétrone, le personnage fameux de "Quo Vadis". Entièrement nu, le salopard avait agonisé durant des heures. Son visage reflétait une expression de plaisir extatique! Le sexe en érection, l'homme avait joui de sa propre agonie! Après cela, j'ai poursuivi la dissection de la pellicule des "Enfants de la balle", avilissant l'œuvre par mes remontages successifs, la torturant séquence après séquence, photogramme par photogramme jusqu' à ce qu'elle veuille bien se résoudre à tomber en lambeaux, ce qu'elle me refusa obstinément!
Michele Carrigi, journaliste de la Rai : - La parole est à vous, professore Perretti.
Giacomo Perretti : - Je soutiens que la mort de Jean-Paul 1er
n'est pas naturelle! Le pape souhaitait distribuer les biens de l'Eglise. On l'a assassiné parce qu'il savait trop de choses sur les secrets mafieux du Vatican! Mais les assassins ont trop attendu! 33 jours de pontificat! Un signe pour ceux qui, comme moi, sont en quête de la vérité!
Michele Carrigi : - Sua Eminenza, il cardinale Piggi, de la Curie, demande la parole!
Cardinal Piggi : - Professore, puisqu'il faut vous affubler de ce titre usurpé…
Giacomo Perretti : - Ma…Je vais vous attaquer en diffamation!
Cardinal Piggi : - Vous avez de la chance de vivre dans la seconde moitié du XXe siècle, car vos écrits, dans le passé, auraient été condamnés par la Sainte Inquisition. Contentons-nous de rire de vos élucubrations hérétiques, surtout celles contenues dans votre dernier livre sur le temps, intitulé " Antonio della Chiesa et les secrets de Chronos"! Avouez que l'intérêt que vous portez à ce chevalier napolitain controversé du XVIIIe siècle, illuministe, alchimiste à ses heures et créateur d'automates, n'est que strictement pécuniaire! Cet homme, qui sentait le soufre, a misérablement fini sous les coups d'épées de spadassins en 1763! Vous affirmez, péremptoirement, à la page 212 de votre pseudo brûlot, que "Dieu est le temps". Mais ceci est contraire à l'enseignement de Saint Augustin et des Pères de l'Eglise. Dieu ne peut être le temps, puisqu' Il est éternel! Le temps a forcément un commencement, ce qui n'est pas le cas de Dieu! Le reste de vos écrits puise à droite, à gauche, dans les travaux des scientifiques des XIXe et XXe siècles en en déformant les propos : notamment la théorie de l'atome primitif de l'abbé Lemaître, celle de la récapitulation, d'Ernst Haeckel, appliquée bien gaillardement à l'Univers lui-même, et j'en passe. De plus, vous usez de votre plume pour attaquer systématiquement la religion catholique! Seriez-vous un crypto-païen?
Giacomo Perretti : - Je constate que Votre Eminence rêve de me voir passer sur le grill!"
" Gigi, arrête de regarder ce débat idiot, et viens manger! cria tante Anna-Maria.
- Okay, j'éteins la télé, mais va dire à Cesca d'aller chercher Cesare dans sa foutue cabane! Il joue trop aux ermites ces temps-ci. Je crois qu'il est devenu définitivement dingue! Son séjour chez cette vieille pédale de del Gobbio lui a tapé sur le système!
Francesca, sanglotant, s'exécuta. La porte de la cabane s'ouvrit en grinçant.
" Cesare? Où es-tu? Mon Cesare! Le repas est servi! No! No! Ma dove è? Aiuto! Cesare a disparu! Au secours! Polizia! Signore Matarazzo, il faut appeler la police! Cesare s'est enfui!"
Le local était vide de toute présence humaine. Le projecteur finissait de dérouler la pellicule tant manipulée des "Enfants de la balle"! Le ronronnement des bobines se tut, faute de matériel à projeter. Un claquement sec, celui du film arrivé au bout de son métrage. Encore quelques tours à vide, et ce fut tout!
"Quelle horreur! Hurla Francesca! Cesare, pourquoi nous as-tu abandonnés? Où que tu sois, fais-nous signe!"
Ses pleurs redoublèrent. La police, dans tout Naples, puis les carabinieri, dans la campagne, ont organisé les recherches. Des avis ont été placardés dans toute l'Italie, en vain. On ne pouvait pas expliquer cette fugue supposée autrement que par la folie. Même le nouveau presidente, Sandro Pertini, paya de sa personne et rendit visite à la famille de Cesare, en signe de solidarité. Etait-il mort? Avait-il changé d'identité? Avait-il fui à l'étranger? En Yougoslavie? En France? En Tunisie? Les rumeurs, les fausses informations, se multiplièrent durant quelques mois, puis on l'oublia.
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Extrait du journal intime de Francesca Biaggi. Place Saint Pierre de Rome, 16 octobre 1978.
"Me voici au milieu de la foule fervente, qui attend le nouveau pape. Je prie la Sainte Vierge depuis des jours, pour qu'elle intercède en ma faveur et me ramène mon Cesare bien aimé! La fumée blanche s'est élevée tantôt. Gigi a commis une de ses sottes prophéties, me disant que la devise du prochain pape, selon Malachie, "Du travail, du soleil", signifiait la venue d'un représentant de l'Europe orientale, qui deviendrait "le soviétoctone", l'exterminateur millénariste du communisme soviétique, comme l'empereur byzantin Basile II fut le "bulgaroctone"! Je ne crois pas Luigi. Mais voici le "Habemus papam!" A l'énoncé du nom du nouvel élu, je frémis : Gigi, pour une fois, aurait-il vu vrai? Une femme, à côté de moi, s'interroge, parce qu'elle est surprise, comme nous tous : "Wojtyla? Karol? Ma chi è?" Puisse ce nouveau pape amener la paix universelle, et permettre que Cesare me revienne!"
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"Ils ont des yeux, mais ils ne voient pas." Connaissez-vous cette "Histoire extraordinaire" d'Edgar Poe, celle où le détective Dupin recherche la lettre volée? Vous voyez de quoi je "parle". Certes, ma bouche existe, mais je n'ai plus de cordes vocales. Je ne m'exprime plus par la parole…. Je suis Punch et Guignol, Karagueuz
et Gnafron, Lafleur,
Tchantches,
Roland et Bayaya,
le Pierrot de Valdès
et la poupée du ventriloque d'"Au cœur de la nuit" de Cavalcanti…
Je suis LA MARIONNETTE.
Mon corps n'est plus qu'une image, plutôt, une succession d'images. 24 par seconde plus exactement. Deux dimensions, mais des centaines de moi-même, qui bougent imperceptiblement d'un alter ego à l'autre. Je suis LE PANTIN. Mon nom est Cesare, Cesare Matarazzo. Le film m'a absorbé. Il y a eu comme un éclair, comme si une énergie cosmique infinie, semblable à celle qui imprima sur le Saint Suaire l'image du Christ, tapie au sein même de la pellicule, s'était brusquement libérée de sa gangue! J'ai intégré celle-ci à jamais. Le pouvoir du pan logos m'a avalé. C'est moi, le véritable héros d'"Enfants de la balle", la vedette incontestée et incontournable. J'ai rejoint pour toujours mes bien aimés parents, Roberto, si fort, et Maria, si belle dans son maillot d'argent scintillant… Je m'appelle Cesare, Cesare Matarazzo, et je vivrai pantin, Petrouchka, Pinocchio … je vivrai tant que la pellicule ne mourra pas….
A la mémoire du dessinateur et illustrateur Daniel Billon, dont les personnages ont égayé mes vieux manuels d'italien ,en particulier "Bella ciao", héros de papier improbables et méconnus dont je me suis librement inspiré!
Christian Jannone
- Ma che, Cesare! Arrête tes affabulations!
- Si tu continues comme ça, je ne jouerai plus jamais au "Risk" avec toi!
- Je vois que monsieur veut fiche le jeu en l'air, comme la dernière fois! Mauvais perdant, va!
- Tu sais ce que Francesca m'a dit de toi l'autre jour, Gigi : que tu n'es qu'un signore Gradasso, un cornuto et un mascalzone!"
Gigi était d'un naturel agaçant. Avec son mètre 85, ses cheveux blonds filasses mi-longs et son nez de Pulcinella, il n'avait rien d'un "latin lover" standard. En plus de son côté affabulateur et fanfaron, il fallait se farcir sa manie de duper les copains dans n'importe quel jeu de société. Au "Risk", il choisissait systématiquement les armées noires, parce que les plus nombreuses, évocatrices des SS et des "camicie nere" fascistes. J'étais sûr que Gigi éprouvait de la sympathie pour le MSI de ce fumier de Giorgio Almirante. Ce n'est pas chez lui qu'on risquait de trouver "L'Unità"! A défaut, il lisait encore "Topolino" alors que moi, je préférais "Linus" et les BD d'Hugo Pratt! Cependant, je ne me frottais guère aux fumetti érotiques d'un Guido Crepax!
Luigi s'arrangeait pour toujours gagner au "Risk", et ce, impitoyablement! Il avait une façon de te fondre dessus à l'improviste, lorsque par exemple, "Yakoutie", qu'il tenait, attaquait par surprise "Tchita", que j'occupais, ou quand il effectuait un de ses retournements d'alliance dont il avait le secret, en mettant Francesca de son côté, pour mieux m'encercler en Alberta ou en Afrique noire! Aujourd'hui, par malchance, je devais l'affronter seul, parce que Francesca avait eu un petit "pépin" avec son scooter "Vespa" : un "vigile" l'avait verbalisée, non pas parce qu'elle avait pris une rue en sens interdit comme l'autre fois, mais pour tenue indécente : elle avait roulé en bikini et en tongs, plus exactement, en culotte de maillot de bain, tout en ayant boutonné sa chemisette, parce qu'il faisait trop chaud pour garder les jeans, et comme la dimension des culottes de bikini est assez … hem, disons "juste"… Faut dire qu'on est en juillet, et les mois de juillet, à Napoli, ne sont pas ceux du Val d'Aoste!
"C'est une sacrée "multa", une belle amende, qu'elle a chopé, me dit, goguenard, Luigi. Tu pourrais pas lui dire d'acheter un short? Tu sais, dans notre catholique Italie, un rien peut choquer les tartuffes!
- Je sens qu'on va se fâcher tous les deux! Répliquai-je, sèchement, et en serrant les poings.
- Stop, veux-tu? Je vais détendre l'atmosphère. Tiens, prends le vieux pick up! J'ai là un de ces 45 tours de pop dont tu vas me dire des nouvelles! Après, une fois Francesca revenue, je vous offrirai une séance de cinoche en guise de réconciliation!"
Encore un de ses disques de variétés, de cette pop music italienne décadente, qui n'avait plus rien à voir avec les sublimes chansons et bandes originales des films de Mario Bava, surtout celle de "Danger : Diabolik!" Heureusement qu'on pouvait désormais compter sur Angelo Branduardi! Luigi connaît de toute façon mes goûts musicaux, incompatibles avec son inculture crasse! Entre autres, je suis tombé dans Mahler depuis "Mort à Venise" de Visconti, et une œuvre aussi abstruse pour lui que l'adagio de la dixième symphonie, inachevée, le laisse de marbre, à mon grand dam, hélas! Ce morceau, si subtil, démontre l'impossibilité désormais établie d'écrire pour les cordes! Ce grand dadais de Gigi s'est donc levé et a rangé le "Risk" tandis que j'installais le pick up. Il a sorti son disque idiot de sa pochette, et a mis l'appareil en marche, avant d'en griller une. En plus de son physique ingrat et dégingandé, Luigi prenait soin de son apparence vestimentaire : il claquait un fric fou dans ses fringues, toujours assorties, pour mieux jouer les dragueurs, auprès de Barbara, surtout! Le bruit courait que, question virilité, le membre de Gigi était mou comme un macaroni. Au risque de choquer par un mauvais calembour, on pouvait affirmer : "Au milieu pend Zani!" Il possédait une collection de complets vestons assortis, avec pat' d'eph', à rayures, à carreaux écossais de plusieurs combinaisons de couleurs, en vichy noir, mais aussi à pieds-de-poule et à pieds-de-coq qui vous faisaient mal aux yeux. C'était son côté macho! J'ai donc supporté, stoïque, la zizique nulle de Gigi, jusqu'au retour de ma copine. Pour passer le temps, j'ai ramassé un vieux numéro de "La Gazzetta dello sport" qui traînait sur la table du salon. Y avait rien de très spécial dedans : résumés de matches de l'Inter, de la Juventus ou de la Lazzio, interview de l'étoile montante du foot Paolo Rossi, exploits de Saroni ou de Francesco Moser, qui rêvait de battre le record de l'heure d'Eddy Mercks, pronostics du totocalcio etc.
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Je me rends compte que je ne me suis pas présenté, et que j'ai omis de dire quand nous nous trouvions! Mon nom est Cesare Matarazzo. J'ai 18 ans et je suis orphelin depuis l'âge de 4 ans parce que mes parents, Roberto et Maria, enfants de la balle, équilibristes et trapézistes du cirque Medra, ont péri dans un tragique accident, au cours d'une représentation à Vérone en 1964. Gino Medra a fondé ce cirque en 1897. Il s'est rendu célèbre en 1900, lors d'une mémorable tournée en France, où ont été présentés des numéros extraordinaires : le professeur Calculus, un jeune prodige matheux, et Monsieur Giulio, dit "l'homme têtard", sorte de géant demeuré à l'état larvaire ou embryonnaire! Le succès étant assuré, le cirque Medra a continué sur sa lancée, au cours des générations successives, et ma mère Maria, une arrière-petite-fille de Gino, a épousé Roberto, mon papa, en 1958.
Nous sommes à présent en juillet 1978, et la république italienne traverse une crise politique aiguë. Après le miracle économique des années 60, nous sommes entrés dans ce que la plupart des commentateurs et politologues appellent "les années de plomb", dans un régime écartelé entre la combinazione, les scandales à répétition, la mafia, le terrorisme d'extrême gauche et d'extrême droite et l'instabilité ministérielle chronique. Depuis 1945, nous avons connu plus de 35 gouvernements, et ce n'est pas l'actuel ministère de Giulio Andreotti, malgré le compromis historique passé voici deux ans avec le PCI d'Enrico Berlinguer, qui va durer plus que ses prédécesseurs. Les brigades rouges viennent de frapper un grand coup, un sale coup, en enlevant et en assassinant Aldo Moro, leader de la DC, et président du conseil durant le miracle économique. Un énième scandale a provoqué la démission du président de la République Giovanni Leone, qui a été remplacé après une multitude de tours de scrutins, par une vieille figure chenue de l'antifascisme, Monsieur Sandro Pertini, socialiste, âgé de 82 ans. J'avoue que je le trouve sympathique! Ce qui m'inquiète le plus, c'est le chômage, la crise. Gigi s'en fiche comme d'une guigne. Ce qui lui importe, c'est la mort prévisible du pape Paul VI, que l'on dit agonisant. Sa survie se compterait en jours. Gigi verse dans l'occultisme idiot. Il me rabâche sans arrêt les prophéties de Malachie selon lesquelles le prochain pape aurait pour devise "De la moitié de la Lune", ce qui symboliserait le triomphe de l'islam! Il est vrai que quelque chose commence à gronder en Iran. Pour ma part, j'adhère de moins en moins aux mythes marxistes et révolutionnaires du "grand soir", de l'"operaio", l'ouvrier sacralisé, et du "sciopero generale", la grève générale. Je ne sais pas pourquoi, mais je pressens l'émergence de mouvements encore souterrains, sournoisement tapis dans l'ombre en attendant leur heure, des mouvements qui vont mettre fin à notre monde bipolaire avant l'an 2000. Peut-être que, sous peu, deux nouvelles idéologies, d'une part une sorte de nouveau capitalisme radical et extrême, et d'autre part un fondamentalisme religieux moyenâgeux, vont chacun prendre le pouvoir dans un pays qui va leur servir de laboratoire, quelque part aux Etats-Unis ou en Europe pour le premier et au Moyen ou Proche Orient pour l'autre, avant de se disputer l'hégémonie mondiale dans d'apocalyptiques combats. Tout cela sur fond de dégradation générale de l'environnement et des ressources naturelles, conformément au scénario catastrophe dévoilé par le club de Rome en 1972. Leur guerre, horrible, interminable, mais sous d'autres formes et méthodes encore plus subtiles, plus vicieuses et plus fourbes que celles employées par les précédents monstres, Staline et Hitler, risque d'empoisonner le XXIe siècle, une fois le communisme disparu! Il n'y aura aucun vainqueur à l'issue de tout cela, mais seulement des vaincus. L'ensemble des formes de vie de la planète sera touché, humanité comprise… En livrant le fond pessimiste de ma pensée, je ne crois pas subir l'influence eschatologique des élucubrations de Gigi, mais j'en suis sûr : en cet été 1978, nous sommes à la veille de quelque chose de terrible!
Au fait, je n'ai pas choisi Gigi comme copain : c'est mon cousin, et, à la disparition de mes parents, j'ai été élevé par mon oncle et ma tante. Luigi me reproche de vivre au milieu des souvenirs parentaux : je collectionne leurs vieilles affiches de cirque et de menus objets leur ayant appartenu, jusqu'à leurs anciens costumes de scène que j'ai pieusement conservés. Ma chambre est devenue un musée, un sanctuaire dédié à leur mémoire.
"Je te comprends, Cesare, et je compatis, m'a dit un jour oncle Dario, son éternelle pipe au bec. Tu vas te rendre malade, à force de ressasser le passé. Rien ne pourra ressusciter Roberto et Maria, rien…"
Il me laissait, au milieu de mes reliques, sécher mes larmes inlassablement revenues.
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La sonnerie caractéristique de Francesca -deux brèves, trois longues- nous a signalés son arrivée.
"Buon' giorno, ragazzi! Comme vous pouvez le voir, j'ai eu le temps de me changer!" s'est écriée Francesca en entrant, super mignonne avec son tee-shirt rose, sa longue jupe tzigane à grosses fleurs et ses sandalettes. Ses adorables cheveux bruns, longs et lisses, étaient retenus par un bandana orange et ses grands yeux gris, profonds, maquillés avec art. Elle portait des anneaux dorés aux oreilles, qui complétaient son look gitana! On s'est longuement embrassés, avant que Gigi nous rappelle ses intentions.
"T'es sûr qu'il vaudrait pas mieux qu'on aille à la plage? C'è sole! Un beau soleil, pas trop brûlant pour une fois! Je voulais étrenner mon nouveau bikini!"
Du haut de son mètre 62, Francesca bella toisa mon échalas de cousin, lui jetant un de ses lazzi dont elle avait le secret :
"Signore Pappagallo, je veux bien de ton invitation au ciné, mais si c'est pour voir un film de karaté ou du porno, c'est no! J'suis encore mineure, avec mes 17 ans! Toi, tu as triplé au lycée, hein?"
L'amour propre de Luigi en a une fois de plus pris un coup. C'est d'ailleurs son côté "perroquet", de dragueur impénitent et trop paré et ses fanfaronnades qui venaient de le faire casser avec Barbara. Moi, je l'avais jamais trouvé trop engageante, avec sa coiffure afro un peu ringarde et ses lunettes sévères!
"Arrête-là, Cesca! Fis-je! C'est déjà bien que Gigi se dégrafe! D'habitude, il fait le pingre! Il imite le Picsou de ses "Topolino"!
- Okay, Cesare! On fait la paix, et avanti chez il padre Barbossa!"
Le padre Barbossa tenait un vieux cinéma de quartier, comme il y en avait de moins en moins, à cause de la concurrence de la télévision. Barbossa avait hérité du sobriquet latin de "saevus pirata", le pirate cruel, à cause de son bandeau noir et de son visage sinistre couvert de cicatrices et bouffé par une barbe d'un roux grisonnant et sale. Son établissement s'appelait "Il Rialto". Il créchait dans une ruelle qui payait pas de mine, toutefois assez propre et convenable pour le standard napolitain habituel. Certes, il ne jouait pas des films en première exclusivité, mais, pour moins cher qu'ailleurs, pour des jeunes comme nous qui n'avions que de l'argent de poche chichement compté, on pouvait passer un bon moment, d'autant plus que Barbossa nous offrait gracieusement le cornet de gelato! Parfois, on se fait un petit pécule avec des jobs d'été, mais oncle Dario a promis de me payer une formation en mécanique auto, étant donné que je suis déjà trop grand pour l'apprentissage. Notre Mezzogiorno est pauvre et très subventionné, et le salut repose souvent dans l'immigration au Nord, voire en Suisse, où on nous traite souvent de Sarrasins!
Ce jour là, "Il Rialto" jouait un navet calamiteux adapté de Jules Verne, aux effets spéciaux approximatifs cousus de fils blancs. Cette "merda" était due à un obscur tâcheron qui n'avait pas fréquenté Hollywood! Cela valait pourtant toujours mieux que les mauvaises comédies italiennes déshabillées qui envahissaient les autres salles ou que ce "Caligula" franchement cochon que Gigi m'avait forcé à venir regarder la dernière fois! Nous sommes arrivés trop tôt, vers la fin de la séance précédente, et nous avons vu le dénouement du film avant son début. On s'est assis tous les trois sur les fauteuils défraîchis, parfois crevés, poussiéreux et grouillants d'acariens. La peinture des murs et du plafond de la vieille salle s'écaillait. Les dinosaures de caoutchouc du film, très mal animés, y étaient d'une laideur! Enfin est venu le démarrage de la bonne séance, avec son court métrage de première partie de programme. Là, je fus proprement bouleversé. Quelque chose se retourna en moi, alors que ni Francesca, ni Luigi ne se rendirent compte de ce qui passait réellement sur l'écran! A croire que je fus le seul à reconnaître qui étaient les personnes qui bougeaient à l'image!
Oui, j'ai bien reconnu mes parents dans ce court métrage, dans toute leur splendeur et leur rigueur professionnelle! Au son d'une musique un peu music-hall, un peu jazz, très milieu de siècle, mais aussi très "cirque", avec cependant un petit côté nostalgique à la Nino Rota, Roberto et Maria étaient là, donnant leur représentation pour moi! Ce n'était pas une illusion, un fantasme de fou! Dans ce film en couleurs, d'environ 20 minutes, papa et maman se produisaient dans tous leurs grands numéros de trapèze, d'équilibre et de funambules. Les scènes avaient été filmées pour partie sous chapiteau, pour partie en plein air et certains numéros exécutés sans filet! Cet hommage, magnifique, valait bien "Les clowns", tourné par Fellini en 1971. Maman rayonnait, son corps merveilleux superbement moulé dans son maillot argenté à paillettes qui mettait en valeur le galbe de ses jambes, sa taille de guêpe et sa poitrine généreuse. Ses cheveux noirs délicatement frisés étaient retenus en chignon. Papa arborait son large sourire, très "émail diamant", les cheveux brillantinés au "pétrole Hahn", le geste sûr, précis, le triomphe modeste, entretenant par la concentration de son regard à la fois affectueux et sécurisant jeté à Maria le suspense indispensable aux lois du grand cirque, avec son roulement de tambours obligatoire! Il portait un maillot à bretelles doré, avec une étoile scintillante en strass sur la poitrine.
Il ne s'agissait pas d'un film pris en direct au cours d'une représentation publique. Pourtant, les gradins comptaient un spectateur assidu de cette piste aux étoiles, du nom d'une émission de la télévision française. Un personnage prosaïque, un peu grotesque, qui contrastait avec la beauté quasi marmoréenne de Maria et Roberto. Une marionnette, un Petrouchka à fils, dont on ne voyait pas le manipulateur, un jeune homme au gros nez, en bois, aux gants blancs à gros doigts, aux yeux peints, à la grosse bouche ourlée, aux membres mal proportionnés, gauche et cocasse, qui applaudissait à chaque exploit du couple! C'était un compromis entre Pinocchio, la poupée de ventriloque, le pantin traditionnel et le Pierrot de Louis Valdès, un grand marionnettiste français qui était mort trop tôt…
Francesca et Gigi virent enfin que je ne retenais plus mes pleurs, mon émotion. Je leur dis que je sortais, qu'ils me retrouveraient après le film, dont je connaissais de toute façon la fin. La séance terminée, Francesca me demanda :
"Cesare, come stai? Quelque chose ne va pas?
- Faut que je voie le projectionniste et Barbossa! Patientez! C'est vital pour moi!"
Décidément, j'étais le seul à avoir reconnu mes parents bien aimés! Pour Francesca, qui était "rapportée", cela se comprenait. Mais Gigi! A 20 ans, il aurait pu garder des souvenirs, même ténus, de son oncle et de sa tante. Il en avait aussi vu les photos! Roberto était après tout le frère cadet de Dario! Je ne crois pas avoir été abusé par une illusion d'optique, un mirage! C'étaient bien mes parents, tout à l'heure, sur l'écran! A moins qu'il s'agisse d'une mauvaise plaisanterie concoctée par mon cousin avec la complicité du patron du "Rialto". Je suis pas paranoïaque et j'ai toute ma raison!
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J'ai discuté avec Massimo, le projectionniste, puis avec Barbossa, pour savoir comment ils avaient obtenu la location de ce court-métrage, et de qui. Le générique donnait la date de l'œuvre : 1964 et le nom du "regista" ou réalisateur, un certain Giovanni del Gobbio. J'ai pris la résolution de retrouver coûte que coûte la trace de ce bonhomme, de le poursuivre à travers toute l'Italie, voire toute la planète s'il le fallait! Il avait tourné sa pellicule peu de temps avant la mort de mes parents. Au vu de la végétation, on devait être en mai, et Roberto et Maria étaient morts au mois d'août!
"Désolé, Cesare, me déclara Massimo, mais, le padrone et moi, on a beaucoup de fournisseurs. Je sais pas si "saevus pirata" va te laisser consulter son livre de comptes où il classe toutes les locations et factures. Tu sais, dans notre métier, on marche à l'instinct et à la prospection. On loue au coup par coup, presque à l'impro! C'est à qui obtient le film au nez et à la barbe d'un collègue concurrent, et la concurrence est de plus en plus sauvage au fur et à mesure que les salles se raréfient et que les exploitants mettent la clef sous la porte. D'ailleurs, on a notre bail à renouveler en octobre… J'ignore si on pourra continuer longtemps à ce régime."
J'ai alors questionné Barbossa.
"C'est un peu indiscret, c'que tu me demandes là, Cesare! Tu veux savoir qui nous a fourni et facturé le petit documentaire. En général, on loue par blocs tout le contenu de la séance, pubs comprises! On nous facture à la bobine!
- La question est pour moi essentielle : ce sont mes parents, qui "jouaient" dans ce film!
- Ouais, et tu veux savoir quand, comment et avec qui ils ont tourné ce truc!
- Qui est le regista, ce del Gobbio, et, s'il vit encore, où habite-t-il? Je veux le rencontrer!
- Bon, je vois, mais je veux pas d'emmerdements! J' te laisse consulter mes factures! Regarde à la date de lundi matin : c'est là qu'on nous a livré les copies pour la semaine!"
J'ai vu que le documentaire avait été facturé par une petite officine de Naples qui avait l'habitude de traiter avec les petits exploitants de la ville et des environs pour la diffusion de films dits "du second rayon" ou "de genre", comme l'horreur ou le "giallo" (cinéma policier), qui n'étaient pas des nouveautés et des œuvres "griffées" de grands auteurs ou de gros succès américains. Ils devaient tout de même verser quelque chose aux auteurs ou ayant-droits des films au prorata des entrées, même si celles-ci s'avéraient très faibles! Mais c'est grâce à un brave type comme Barbossa que j'avais parfait ma culture cinéphilique, en voyant notamment tous les Mario Bava! J'ai soigneusement noté l'adresse et le numéro de téléphone de la petite entreprise, qui n'était pas trop loin.
Le lendemain matin, j'ai appelé l'officine et j'ai pris rendez-vous en me présentant comme un ami de Barbossa. Il fallait y aller pour 14 heures pile. Francesca a voulu m'y amener mais j'ai préféré m'y rendre seul, en selle sur mon "Piaggio", parce que je me méfiais de la façon de conduire de ma copine. Ça a été l'affaire d'une vingtaine de minutes pour parvenir à ma destination, une sorte d'entrepôt avec des préfabriqués tout autour.
J'ai été reçu par une espèce de mamma fellinienne aux cuisses épaisses comme des "Nabuchodonosor" archi moulée dans une robe de nylon trop courte pour ses 50 ans et aux fabuleux nichons "bonnet F" dans lesquels aurait pu se lover une tête d'hydrocéphale! Elle mâchouillait sans cesse les branches de ses lunettes d'écaille et cela produisait un bruit de succion irritant et en même temps excitant! J'avoue avoir un peu bandé devant cette séduisante patate pourtant d'un âge certain. Je me demandais quels types de dessous elle portait, même si elle en avait d'ailleurs! Heureusement, ma pensée est revenue à Francesca, mince et souple dans son bikini, et mon excitation malsaine a fini de s'évaporer lorsque la mamma, plantureuse comme une cantatrice en guêpière de saloon de western spaghetti, m'a introduit dans le bureau de son chef! Celui-ci avait l'allure d'un Vittorio Gassman sorti tout droit des films de la série "Brancaleone". Il m'a reçu cordialement, m'offrant même des cacahuètes et des antipasti!
"Comme ça, jeune homme, vous êtes un ami du "pirata" Barbossa? (je constatai que la réputation du padre Barbossa s'était répandue dans tout Napoli)
- Un fidèle client de son cinéma seulement.
- Cigarette? Me dit-il, tendant un briquet et une clope sans filtre.
- Grazie, mais je ne fume pas. Par contre, mon cousin…
(Gigi n'aimait que les Benson, ces cigarettes anglaises dont le "Baron" d'Anthony Morton était un connaisseur éclairé)
- Et qu'est-ce qui vous amène ici? Vous souhaitez que Barbossa loue un film en particulier? Nous avons certes un catalogue assez fourni, notamment en "giallo", mais aussi, nous sommes nous-mêmes clients d'une plus grosse boîte, à Roma…
- C'est assez délicat, mais je voudrais savoir comment vous avez obtenu une copie du court métrage suivant, que vous avez livré avec "Viaggio nel centro della Terra" de Gian-Maria Piccherio Simone.
Je lui ai passé une feuille où j'avais noté les coordonnées du film de Del Gobbio.
-"Viaggio" est un film qui date de deux ans en première exploitation en Italie et en Espagne. C'est une coproduction italo-ibérique. Je vais chercher dans notre catalogue la référence du court-métrage."
Il s'est levé de son fauteuil de simili cuir et a pris un registre intitulé "Catalogue 1978". Il l'a feuilleté rapidement, les titres étant classés alphabétiquement.
"Ecco! Jeta-t-il! "Enfants de la balle", de Giovanni del Gobbio. Durée 21 minutes. Année 1964. Loué directement au réalisateur moyennant la somme de 75 000 lires. A fournir au "Rialto" pour la période du tant au tant de juillet 1978. Désolé, mais nous ne sommes pas propriétaires de la copie. Vous devez voir le regista en personne! Vous avez de la chance que j'aie consigné son adresse sur le catalogue."
Il la recopia sur un bristol qu'il me tendit.
"Comme ce monsieur ne m'a pas communiqué de numéro de téléphone, je vous conseille de lui adresser un petit courrier bien torché lui sollicitant un rendez-vous, en motivant votre demande."
Del Gobbio habitait Palerme, ce qui voulait dire qu'en cas de réponse positive à ma lettre, il fallait que je m'embarque pour la Sicile.
"Mille grazie, Signore, répondis-je.
- Au fait, jeune homme, pourquoi souhaitez-vous si ardemment rencontrer ce réalisateur somme toute secondaire? Antonioni, Risi, Fellini ou Francesco Rossi, je comprends, mais Del Gobbio! Il n'est l'auteur que de courts métrages et de documentaires pour la RAI!
- Parce que les deux merveilleux trapézistes qui ont joué dans son film étaient mes parents!"
Nous avons pris congé, et, revenu à la maison, j'ai tout expliqué à oncle Dario, à tante Anna-Maria et à Gigi. Tonton a été très gentil en acceptant de me payer le voyage à Palerme. Je voulais que Francesca vienne avec moi, mais elle a refusé à cause de ses parents qui avaient peur qu'elle perde sa virginité si elle restait trop de jours en ma compagnie. On est encore comme ça, en Italie du Sud! J'ai donc écrit au regista et, en attendant, j'ai effectué des recherches à la bibliothèque dans des encyclopédies du cinéma italien. J'ai appris que Giovanni del Gobbio était né en 1914 à Padoue et avait donc 64 ans. Il avait commencé sa vie professionnelle en 1946 comme assistant de Giuseppe De Santis puis s'était exclusivement orienté vers le court métrage, le cinéma publicitaire et les documentaires. On lui devait une série de films consacrés aux artistes des cirques italiens, clowns, dompteurs, écuyères, acrobates etc., tournés entre 1957 et 1964. Curieusement, sa carrière avait pris brusquement une autre orientation l'année même de la mort de mes parents, car il avait délaissé le grand écran pour le petit. Y avait-il un lien entre l'accident de trapèze du 8 août 1964, qui avait coûté la vie à Roberto et Maria Matarazzo et le changement de cap dans la filmographie de del Gobbio? "Enfants de la balle", tourné entre le 20 et le 23 mai 1964, était donc le dernier court métrage de cinéma du regista!
*****
Del Gobbio m'a répondu positivement, et m'a fixé un rendez-vous pour le 8 août à Palerme, dans un lieu à la fois emblématique et horrifique : la crypte des momies des Cappuccini, célèbre entre toutes! Mais la date, correspondant à l'anniversaire de la mort de mes parents, avait-elle été choisie fortuitement? Tonton m'a payé l'avion de Naples à Palerme, ce qui était plus direct que le train jusqu'à Reggio de Calabre puis le bateau, la route en bus ou le train de Messine qui passe par Cefalu jusqu'à destination! Il m'a réservé une chambre dans un petit hôtel pas cher mais bien tenu où il avait déjà séjourné pour un voyage d'affaires.
Lorsque j'ai débarqué le 7 août à l'aéroport de Palerme, tous les journaux titraient : "È morto il Papa." La "prophétie" de Gigi allait-elle se vérifier?
Aussitôt installé dans ma chambre d'hôtel, j'ai envoyé une carte postale à mon "zio" bien aimé. Je n'avais rendez-vous aux Cappuccini que le lendemain à 10 heures. J'ai lu le journal local et potassé le bouquin ésotérique sur les traditions et les superstitions d'Italie et de Sicile que Gigi m'avait prêté pour le voyage. Cette espèce de guide de l'Italie mystérieuse s'étendait sur le fond de traditions païennes, substrat préexistant au christianisme. Il y en avait des tartines sur les streghe, les sorcières, et les "jettaturi" les jeteurs de sort, sur les fameux "Benandanti", qui avaient la réputation de naître "coiffés" et que l'Eglise avait combattus sans ménagement, mais aussi sur les "monachichi", évoqués à plusieurs reprise dans le célèbre "Cristo si è fermato a Eboli" dont une adaptation télé avec Gian-Maria Volonte était en projet. Quant à la Sicile, il y en avait aussi un wagon à son sujet. Outre l'évocation des fêtes et processions populaires, des fameuses charrettes siciliennes bariolées et fleuries, l'auteur s'étendait sur le théâtre de marionnettes, ces célèbres "Paladins de France", poupées de bois à fils en armures chamarrées, qui mélangeaient "La chanson de Roland", le "Roland furieux" de l'Arioste et la littérature orale.
Allez donc savoir si, parmi la foultitude de "maîtres Pierre" qui, avec leurs tréteaux, écumaient l'ensemble des villages de l'île, ne se trouvait pas mon manipulateur du pantin du film de del Gobbio? Je me suis aussi amusé à la lecture d'un fait divers assez récent puisque remontant à 1955 : un homme-grenouille de Catane avait été retrouvé mort, dans un état atroce, la combinaison du scaphandre autonome "Cousteau" lacérée, bras et jambes remplacés par des tentacules de calmar et un bec de céphalopode à la place de la bouche! Cette mutation terrifiante avait été attribuée à une soudaine irradiation de l'eau de mer! Mais, à part accuser les soviétiques ou la mafia, en vain, on ne pouvait rien prouver du tout parce qu'il n'y avait aucune centrale nucléaire dans le coin!
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8 août 1978, entrée de la crypte des Cappuccini de Palerme, 10 heures du matin.
Del Gobbio a été ponctuel. Il m'a invité à visiter les lieux, assez "gothiques", par ma foi! Le sexagénaire était un homme maniéré, assez grand, chauve, les tempes grises, les pattes allongées et pleines de pellicules, et ce qui lui restait de cheveux était taillé en couronne un poil trop longue pour une personne respectable. Sa voix de vieux précieux ne cessait de tout commenter, comme si mes yeux ne me suffisaient pas! Manifestement, le "regista" adorait s'écouter parler! Il portait un large chapeau de paille dont la forme rappelait le sombrero mexicain : en fait, ce couvre-chef reprenait un modèle étrusque! Malgré la chaleur, il avait revêtu un complet prince-de-Galles, assez froissé, dont le bas des jambes du pantalon était un peu sale. Il tenait, comme Salvador Dali, une canne : sculptée dans l'ébène, le pommeau en ivoire reproduisait un bronze romain érotique : le fameux gladiateur phallique de Pompéi! Manifestement, mon cinéaste était un homosexuel de première, mais un homo dans la tradition antique! Ce qui me frappa encore plus, ce fut son anneau d'or au doigt : non pas une alliance (aucun risque chez lui!) ni une chevalière, mais bien ce signe honorifique de l'"Ordo" sénatorial, comme le cheval public était celui de l'"Ordo" équestre!
Je n'ai guère aimé ces dépouilles desséchées de moines en robes de bure, en "capuce", entassées les unes sur les autres dans cette crypte désolée et morbide.
Il y avait aussi une galerie de laïcs, groupés par métiers, notabilités et professions libérales des XVIIIe et XIXe siècles qui avaient fait vœu de reposer, momifiés, dans ce haut lieu chrétien! Les corps, réduits pour la plupart d'entre eux à de grimaçants squelettes, dressés le long des murs, raides dans leur bière ou leur niche étaient plus intéressants parce qu'ils avaient conservé leurs costumes d'époque : redingotes, gilets à gousset, gibus, pantalons à sous-pieds ou culottes, bottes à revers ou bas, escarpins à boucles d'argent etc.
Il y avait aussi des femmes, horribles, avec des robes à paniers ou d'indienne, puis des tenues "Directoire", "Consulat" "Empire" du temps du fastueux Murat ou de la "San Felice" de Naples. La série macabre s'achevait par les crinolines poussiéreuses et défraîchies. En fait, la momie la plus émouvante- qui était la mieux conservée- était la plus récente : une fillette de deux ans qui semblait dormir, visage de bébé coiffé d'un ruban, disparue vers 1920.
Son père, médecin, avait souhaité qu'elle soit ainsi préservée pour toujours de l'horreur de la décomposition. Sur la pancarte commentant cette relique, on apprenait que le même docteur avait offert ses services à la Mère Supérieure des Carmélites de Lisieux, pour procéder à la conservation de la "sorella Maria-Isolina della Visitazione, morta nel Mille novecento diciannove" dont une photo couleur de la dépouille imputrescible, était montrée : un visage angélique d'une stupéfiante beauté de blonde s'affichait, malgré quelques taches de rousseur. La jeune carmélite paraissait également dormir! La photo datait de 1960, soit 41 ans après son décès!
Je n'oubliai cependant pas le sujet de mon rendez-vous avec le réalisateur. Jusque-là, il avait inlassablement poursuivi son laïus érudit et saoulant, me contant sans se lasser toute l'histoire de la momification, m'apprenant même l'existence de momies romaines, dont une était conservée à Paris, au Musée de l'Homme sous le nom de "momie gallo-romaine des Martres d'Artières, découverte en 1756 près de Riom." Cette pie bavarde, avant de s'orienter vers le cinéma, avait passé une licence d'archéologie. Del Gobbio avait eu pour professeur le célèbre Ranuccio Bianchi-Bandinelli. Il avait rêvé de faire des péplums sur le modèle du "Scipion l'Africain" de Carmine Gallone ou de "Fabiola".
" Si je me rappelle bien les termes de votre lettre, vous souhaitez en savoir plus sur un court métrage que j'ai tourné à la gloire de vos parents, film que j'ai loué pour un petit cinéma de quartier de Naples, c'est bien cela. Sachez, jeune homme, qu'à partir de cet instant, vous êtes mon invité! Ma petite cinémathèque personnelle vous attend, et vous pourrez, si le cœur vous en dit, visionner ma pellicule tout votre saoul!
- Mille grazie, signore regista!
- Mon chauffeur nous attend!"
La Mercedes noire 220 SE du cinéaste nous conduisit à domicile. Le chauffeur portait un nom indien à rallonge et avait le type tamoul. Peut-être était-ce l'amant de mon hôte? Je priais pour qu'il n'ait pas d'intentions scabreuses à mon égard, pour qu'il soit plus porté sur les beautés exotiques que sur les éphèbes européens. La veille, j'avais un peu causé avec l'hôtelier. Il avait entendu parler, comme tout le monde ici, de l'excentrique regista palermitain et de ses manières. On disait qu'il était attiré par les jeunes hommes, à condition toutefois qu'il s'agisse d'Antinoüs orientaux et basanés (Noirs, Nord-Africains, Sri-lankais) ou de minets blondinets "cachet d'aspirine" au torse épilé. Comme j'étais brun, de type européen, le torse pas mal velu et le poil au menton, je ne risquais a priori rien!
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La maison du regista était la réplique exacte d'une villa pompéienne du 1er siècle après Jésus-Christ! Elle surplombait la mer, avec terrasses et escaliers taillés à même le roc descendant jusqu'à la grève de galets et aux flots bleus. Del Gobbio m'avoua s'être à la fois inspiré de la maison des Vettii, de la villa Hadriana de Tivoli et de la résidence espagnole du grand écrivain américain Truman Capote (encore un homosexuel!) à la Costa Brava. L'agencement des pièces était strictement romain, avec son atrium, son triclinium, son cubiculum et son impluvium central, ses bassins, mosaïques (dont l'obligatoire "Cave canem" à l'entrée), et peintures, parfaites répliques du IIIe style pompéien, avec tableautins! L'une des fresques représentait des masques de théâtre tragiques. Parmi les mosaïques, on remarquait un cortège de Bacchus, ivre, escorté de bacchantes et de silènes au sexe proéminent. Cette œuvre était surmontée de la célèbre sentence de Terence, extraite de l'"Heautontimoroumenos", inscrite en lettres d'or : "Homo sum : humani nihil a me alienum puto." Cette citation latine prenait ici un double sens : pour ceux qui auraient encore douté, il s'agissait d'un manifeste, d'un éloge explicite de l'homosexualité. Le bâtiment était chauffé par hypocauste, comme à l'époque! Del Gobbio s'était fait portraiturer à la romaine par un buste en marbre de Carrare! On voyait également un autel dédié aux dieux lares, une inscription sous un cippe, imitée de l'épigraphie latine, qui avait pour sujet la confrérie inconnue des frères arvales de la Tétra-épiphanie et une reproduction d'une triade peu courante de divinités : Jupiter, Mars, Quirinus, différente de la triade capitoline (Jupiter, Junon, Minerve)! Le cinéaste avait gravé sous cette "trinité" une dédicace à "Georges Dumézil, le chantre de la tripartition fonctionnelle indo-européenne". Autant d'érudition, d'ego et de richesse étalés avec ostentation gênaient le modeste napolitain peu instruit que j'étais.
Le "magister" me pria de patienter, le temps de se changer. Etant son invité, il me convia à partager le "pranzo" avec lui, mais il prit la précaution de me prévenir que ce repas serait 100% à la romaine. On mangerait couchés comme à Rome! J'ai remarqué d'autres excentricités en ces lieux insignes : la présence d'un bassin alimenté en eau de mer, au fond garni de faux rochers, où gîtaient d'authentiques murènes, et, plus bizarre encore, une série de gravures, de lithographies et d'eaux-fortes à la gloire des grands tragédiens du début du XIXe siècle, morts fous tous les deux : Talma et Olibrius Van de Gaerden!
Le regista reparut, imposant, dans une toge prétexte de magistrat, chaussé de caligae! Il me déclara descendre d'une antique famille de patriciens de la Respublica, ayant compté en son sein un des leaders du parti des "optimates", ami de Lucullus, qui s'était illustré sous Sylla puis Pompée! Il possédait d'ailleurs, dans la grande tradition, des masques d'ancêtres. Il me fit admirer sa collection de monnaies d'Empereurs, particulièrement celles de la crise du IIIe siècle : aureus, antoniniani, solidus, deniers, as, sesterces : rien ne manquait. Il se vanta d'avoir réussi l'exploit de rassembler l'intégralité des effigies monétaires frappées aux noms des Imperatores, souvent très éphémères, de cette époque troublée!
" Je suis particulièrement fier de ces monnaies d'or reproduisant les visages des fugitifs princeps Balbin,
Pupien
et Quintille.
Quintille, le frère de Claude II le Gothique,
eut selon les chroniqueurs de l'"Histoire Auguste", fort partiale au demeurant, le triste privilège de n'avoir régné que 17 jours, mais, d'après des recherches récentes et des débats notamment soulevés par un Pflaum, la durée effective de son principat se serait élevée à 77 jours! Il est vrai que le monnayage à son nom n'est pas absent, bien au contraire, et que les délais de frappe des ateliers monétaires de l'époque induisent… Ah, comme j'aurais voulu réaliser à Cinecittà un péplum à grand spectacle sur la vie d'Aurélien, le fameux "Sol Invictus", où Victor Buono, l'inquiétant géant obèse du "Baby Jane" d'Aldrich, aurait incarné Quintille! Hélas, le genre est passé de mode! Mais je vois que vous vous impatientez, et que je n'ai jusqu'à présent guère abordé mon opus de cinéaste qui vous intéresse tant …"
J'aurais pu lui rétorquer insolemment : "Me ne frego!", je m'en fiche, mais comme je ne suis pas menefreghista comme Gigi, j'ai simplement acquiescé par un "Si, Signore!"
- Après dîner, vous aurez droit à la visite de ma cinémathèque et au visionnage du film qui vous préoccupe tant. Sans me vanter outre mesure, je possède une jolie collection allant du muet au néoréalisme. Si vous avez bien lu mon curriculum vitae, vous avez constaté que j'ai été l'assistant de Giuseppe de Santis, notamment sur "Riz amer!" J'ai dans une chambre forte de précieuses bobines des films de Maciste, l'injustement oublié Bartolomeo Pagano, révélé en 1914 par le "Cabiria" de Pastrone, le premier des grands péplums!
- Pour moi, "Riz amer" évoque davantage le sex-symbol Silvana Mangano, remarquablement moulée dans son pull échancré, émergeant, moderne Vénus, de la rizière, avec son short et ses bas filés, qu'un film néoréaliste à message social!
- Peut-être! Répliqua t-il, tandis que nous nous allongions pour manger."
Brandissant une coupe, il prononça d'une voix de stentor les mots fameux du poète Horace :
" Nunc est bibendum! C'est maintenant qu'il faut boire!"
Inutile de dire que la fameuse coupe était la réplique d'une œuvre grecque classique à figures rouges, due au peintre d'Andokidès, au caractère pornographique et homosexuel ouvertement revendiqué, sorte d'orgie horrible!
Alertés par les paroles du regista, deux domestiques accoururent. L'un était de type éthiopien, l'autre dravidien. Leurs cheveux, barbes et moustaches de jais, curieusement tressés et allongés, constituaient la seule marque d'ostentation de ces valets, quasi-nus, dont le vêtement se réduisait pour l'un à un simple pagne de toile, teint en noir, et pour l'autre à un curieux cache-sexe en cuir de buffle à l'étui phallique impressionnant! Leur torse musclé et épilé brillait car il était huilé. Ils nous versèrent de l'hypocras et de l'hydromel, contenus dans des reproductions d'amphores marquées de l'estampille commerciale imaginaire de Trimalchion, le célèbre personnage du "Satyricon" de Pétrone! Leur peu ragoûtante ambroisie, âcre et poivrée, me racla le gosier. J'ai recraché cet alcool affreux, dans lequel surnageaient des baies d'épices diverses.
Del Gobbio repartit derechef sur sa conversation érudite et égotique, multipliant les anecdotes scabreuses, voire scatologiques!
" Vous n'êtes pas sans savoir que l'actuel Premier ministre indien, du parti Janata, s'abreuve quotidiennement d'une dose de sa propre urine, pratique ascétique remarquable destinée à assurer la longévité à un homme de 82 ans!
- Notre nouveau président, monsieur Pertini, a le même âge et fume la pipe. Ce genre de pratiques "brahmaniques" ou de sadou ne prouve rien!
- Je ne suis pas le seul original : voyez le pianiste américain Liberace! Il s'est fait construire une piscine dont les rebords sont aménagés en claviers de pianos. Entre deux crawls, l'artiste "timbré" s'amuse à pianoter de nouvelles mélodies qui lui viennent en tête!
- Excusez-moi, regista, mais je ne vois aucun rapport entre cette anecdote et mon objectif!
- Dans ce cas, je ne vous parlerai pas des athlètes hébreux des temps hellénistiques, qui, pour concourir aux jeux, qui comme vous le savez, nécessitaient la nudité intégrale des participants, se mirent de faux prépuces, renonçant ainsi à l'Alliance Sainte! C'est comme ces ragots rapportés par Suétone sur la vieillesse de Tibère.
Avant même l'élimination de Séjan, son conspirateur de préfet du prétoire, l'Imperator se retira à Capri. Le vieux despote, qui avait abusé de la sinistre "loi de majesté", passa ses dernières années à folâtrer dans sa piscine spéciale, se livrant à des jeux érotiques et pédérastiques avec de jeunes garçons!
- Encore une fois, Signore, je…"
Il buvait ses propres paroles, s'excitant à son verbe. J'ignorais que les mots pouvaient jouer un rôle aphrodisiaque et onaniste, à moins que cela soit un effet de l'hypocras… Toujours est-il que je n'arrivais guère à en caser une, comme on dit vulgairement! Soudain, il changea encore de sujet, me désignant de l'index un buste d'Empereur romain auquel je n'avais jusqu'à présent pas prêté attention.
"Voyez ce buste. Le personnage qu'il représente me fait penser à vous, qui croyez retrouver vos parents à travers un simple film! Il s'agit de Gallien, qui régna au pire moment.
Il tomba victime d'une conspiration, qui eut plus de succès que celles de Pison contre Néron et de Palma contre Hadrien! Vous savez peut-être que son père, l'empereur Valérien, fut capturé par les Sassanides à la bataille d'Edesse, en 260. Il mourut, dit-on, après avoir enduré d'innombrables supplices raffinés dans la tradition tortionnaire de l'Orient. (Voilà qu'il versait dans le sado-masochisme, à présent!) Comme vous, Gallien n'accepta jamais la disparition de son père. Il n'eut de cesse de vouloir ressusciter le passé, la grande époque de la Pax Romana d'Antonin le Pieux! Son règne fut marqué par une réaction artistique, un retour désespéré au classicisme, malmené depuis la fameuse colonne de Marc Aurèle, qui représente pour les historiens le basculement de l'art romain dans le "Bas Empire"! Par dessus tout, Gallien sut s'entourer des derniers grands philosophes et savants de la tradition grecque, les néo-platoniciens Plotin et Porphyre. Il fit sienne la doctrine de l'"anakouklesis", qu'il tenta de concrétiser "scientifiquement" : le grand retour en arrière, la régression à un monde antérieur, plus parfait, à un âge d'or évocateur d'Hésiode! Il crut que toute la science et la philosophie grecque accumulées depuis le VIIe siècle avant le Christ lui permettraient de concrétiser son grand dessein. Les savants néo-platoniciens construisirent pour l'Empereur une machine constituée de sphères armillaires et de volumes emboîtés, cubocaèdre, icosaèdre, dodécaèdre, tétraèdre, qui devait emmagasiner l'énergie du Logos, du macrocosme, selon les théories de Claude Ptolémée et de la secte hérétique et gnostique des Tétra-épiphanes de Cléophradès d'Hydaspe et d'Euthyphron d'Ephèse. Cet appareil était sensé générer un champ de forces, une sorte de bulle hétérochronique, qui isolerait le monde connu et provoquerait la rétroaction du temps puis la stabilisation éternelle de la Mare Nostrum et de l'Imperium à l'instant de leur apogée! Inutile de dire que l'échec fut patent! Mais je vois arriver notre premier service. Bon appétit, jeune homme!"
Il frappa des mains avec satisfaction, invitant ses "esclaves" à déposer les plats encore chauds!
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Nous nous servîmes successivement d'exotiques et étranges plats. Tel un potentat africain sub-saharien, coiffé d'une toque de léopard et brandissant sceptre phallique et chasse-mouches, il puisait à mains nues dans les plateaux. Il fallait avoir l'estomac bien accroché avec une telle cuisine. Jugez plutôt : becs de perroquets farcis (à quoi? La composition de la farce n'était pas identifiable!), langues de rossignols confites, choux braisés façon Caton l'Ancien fourrés à la cervelle de pipistrelle "alla provenzale", bouses de scarabées sacrés frites au miel et à la graisse de cygne, macérées dans l'huile d'olive vierge! Lorsque Del Gobbio m'a révélé la nature réelle de ce que j'avais pris d'abord pour des pommes noisettes sucrées, bien croquantes sous la dent, je fus pris de nausées. Cet ignoble repas antique fut vomi dans un canthare d'un rouge laqué imitant à la fois la Grèce classique (par la forme seulement) et la poterie sigillée gauloise de Lezoux ou de La Graufesenque! Ce cinglé était en plus coprophage! A la fin du repas, il héla le serviteur dravidien et, sans autre forme de procès, l'invita à s'agenouiller. Une scène stupéfiante et humiliante pour cet homme suivit : sans vergogne, Del Gobbio s'essuya les mains dans ses cheveux, comme l'aurait fait un Palma sous Hadrien! J'étais triste de voir s'afficher un tel mépris pour la personne humaine! Je n'étais pas raciste! Ses besoins "hygiéniques" satisfaits, l'odieux "magister" congédia son "esclave"! J'ai supposé qu'en plus de ce type d'humiliation, il devait également lui demander régulièrement des faveurs sexuelles, chose qu'il ne pouvait oser solliciter en présence d'un invité étranger hétéro comme moi. Je fus alors invité à suivre le regista dans sa cinémathèque, située en sous-sol. J'avoue que le cœur n'y était plus et j'ai expliqué au cinéaste qu'il fallait se dépêcher car mon avion de retour était pour ce soir, qu'il me fallait régler ma note d'hôtel (alors là, je mentais pertinemment, puisque oncle Dario m'avait avancé l'argent, que le petit déjeuner était compris et que j'avais déjà payé dès mon arrivée ; il ne me restait plus en fait qu'à faire mon maigre bagage). Bref, l'étalage de l'ensemble des bobines de ce fou ne m'intéressait pas et je lui ai dit de simplement me visionner "Enfants de la balle". " "Vraiment, jeune homme, mes trésors ne vous tentent pas? Pourtant, j'ai des raretés dans ma chambre forte, que bien des amateurs seraient prêts à me dérober s'ils le pouvaient : les Za la Mort, les "téléphones blancs" des années 30, les muets de Francesca Bertini, les comédies d'Assia Norris!- Vous avez la version originale d'"Enfants de la balle", et cela me suffit!
- Bon, puisque vous le prenez ainsi, prenez place dans la petite salle de projection. Tenez, je vous ouvre. Je vais chercher le film et vous le montrer une nouvelle fois. Je reste ouvert à toutes vos questions."
Une idée m'a traversé l'esprit : voir à nouveau le film ne me suffisait plus : il me le fallait, pour moi tout seul. Laisser Del Gobbio me le projeter, lui poser quelques questions pour jouer le jeu, en le laissant ré-embobiner la pellicule, puis m'en emparer coûte que coûte et foutre le camp : un jeu d'enfant pour un jeune homme de 18 ans face à un vieux schnock de 64 ans, sans doute amoindri par la débauche "antique". Et s'il n'était pas content de mon petit vol, s'il m'envoyait les carabinieri aux trousses, hé bien, je jouerais les maîtres chanteurs, le menaçant de révéler alla polizia l'exploitation esclavagiste et sexuelle (pour ça, je n'avais pas de preuves directes) de ses domestiques! J'étais de plus en plus sûr d'une chose : Del Gobbio détenait la clef de la mort de mes parents. Problemo : je ne savais pas conduire une Mercedes, et je n'avais pas de Vespa sous la main. Ça veut dire qu'on me pincerait vite. Mon seul salut reposait dans la passivité souhaitable de ses domestiques, sans doute humiliés depuis trop longtemps pour défendre un tel maître. J'ai donc revu le film en rongeant mon frein. A la nouvelle vision, la marionnette m'a encore plus fasciné que la première fois, bien que mon émotion à la vue de mes parents, splendides, demeurât inchangée. J'ai jeté à brûle pourpoint :
" Le pupazzo, le pantin, qui en était le manipulateur?
- Ma, c'est que j'ai oublié le nom du marionnettiste que j'avais engagé pour le film. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il s'était lui-même proposé pour donner un petit piment comique à mon "opera". J'ai accepté. De toute façon, il n'était pas sicilien, et il ne s'agissait pas d'un artiste qui se produisait régulièrement au cirque Medra!
- Dites qu'il était itinérant!
- C'est un peu ça!"
Après, je ne sais plus trop ce qui s'est passé. J'ai agi en état second. Comme le registra finissait de re-embobiner son court-métrage, je me suis précipité sur lui et l'ai assommé avec une vieille caméra à trépied d'avant guerre qui traînait dans le coin. Je me suis prestement emparé du film, je l'ai renfermé dans sa boîte et j'ai fui. Il m'a semblé me mouvoir dans un brouillard irréel, et ce, plusieurs heures durant. Rétrospectivement, le chauffeur tamoul de la Mercedes a dû m'aider. Bref, après un temps indéterminé, j'ai réalisé que j'étais à bord de l'avion du soir qui me ramenait chez moi! Et je n'avais pas oublié mes bagages à l'hôtel!
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Une fois au bercail, j'ai raconté n'importe quoi au zio, j'ai affabulé tant et plus, lui faisant croire que tout s'était bien passé, et que del Gobbio avait été charmant. Il m'avait offert gracieusement une copie du film, qui constituait un souvenir sans prix de papa et maman! Mais, à leur attitude, j'ai constaté que Gigi et Francesca n'avaient pas gobé ma fable. Cela ne m'a pas empêché d'aller de l'avant : passer à l'étude "fine" du court métrage. Pour cela, j'ai sollicité la contribution de Massimo, parce que je ne connaissais rien à la technique cinématographique. Je voulais à tout prix extirper la vérité à partir de la pellicule, disséquer celle-ci jusqu'à en extraire la substantifique moelle chère à François Rabelais! Je croyais dur comme fer à l'enfouissement de la vérité sur la mort de Maria et de Roberto à l'intérieur de l'acétate! Il me fallait aussi percer le secret obsédant de la marionnette et de son manipulateur! Tout à mon idée fixe, j'ai instrumentalisé Massimo à mon seul profit jusqu'à plus soif, profitant de la relâche du "Rialto" durant la morte saison du mois d'août! Au lieu d'aller à la plage avec Francesca et Luigi, j'ai passé mes journées reclus dans la cabane du jardin en compagnie du projectionniste. Massimo convertit cette remise en petite salle de cinéma pour deux! Il y installa un projecteur adapté aux formats courts, de moins d'une heure, aux 8 millimètres, super-8, 16 millimètres etc. Son appareil permettait les ralentis et la projection image par image lorsque je la sollicitais. Cette expertise manipulatrice, qui tournait à la trituration de pellicule, nous offrit deux singulières surprises.
" Cesare, del Gobbio est un sacré gaillard! Sa marionnette à fils est un faux-semblant : en réalité, elle a été animée image par image! De cette façon, on ne peut apercevoir ne serait-ce que l'ombre du manipulateur!
- Je vois, comme dans les films tchèques de Trnka, par exemple "Le rossignol de l'Empereur de Chine!" Mais pourquoi avait-on intérêt à donner l'illusion d'un pantin traditionnel? Je suis sûr qu'il connaît l'identité de l'animateur!
- C'est un professionnel de cinéma d'animation, comme les Trnka, les Starevitch ou les George Pal, pas un simple gars à pupazzi traditionnels! De toute façon, le terme de pupazzo est impropre, car il s'agit de marionnettes à gaine, comme le Guignol français. Je pensais plutôt aux pantins en armure siciliens. Mais il y a mieux encore! Je te repasse au ralenti le numéro du "saut de la mort"!
- Là : j'aperçois un message écrit, indécelable à vitesse normale! Mais ce n'est pas de l'italien!
- Du grec! Dommage que nous n'ayons pas fait d'humanités comme ce type!
- Un message subliminal caché par ce cachottier! Zio a un peu fait latin et grec. Il est allé au lycée classique, lui. Il nous traduira!
- Je mets en pause et je recopie le texte! Heureusement que ce sont des capitales, c'est plus facile à reproduire! A part l'alpha et l'oméga, j'connais pas les lettres!"
Oncle Dario a accepté, en pensant qu'il s'agissait d'une nouvelle élucubration entre moi et Gigi, puisque la traduction donna au final un texte ésotérique sans queue ni tête.
" Quez aco? S'exclama Massimo à la lecture du résultat. C'est quoi, ce charabia?
- Passe-le moi, per favore!
- Ecco!
- Mince, alors! On dirait une espèce de prière païenne! Ce saligaud de regista a dû se convertir au paganisme antique et se faire initier par une secte à "mystères" comme ceux d'Eleusis! "Dans le Un se tient Pan Zoon!" et tutti quanti! N'importe quoi! Y aura que Gigi pour apprécier ces billevesées!"
A la vue des vers énigmatiques, Gigi a souri :
- Ton del Gobbio est soit un farceur, soit un fou. J'ai un bouquin du professore Perretti sur les croyances ésotériques romaines qui parle justement de ce à quoi le regista se réfère. Il se prend soit pour un néo-platonicien, soit pour un gnostique!
- Del Gobbio m'a parlé d'une expérience tentée au IIIe siècle par l'Empereur Gallien avec l'aide des savants et philosophes néo-platoniciens.
- En bon occultiste, je te répondrais que del Gobbio a imprégné ton film d'une "aura mystique" lui conférant un pouvoir magique insoupçonné! Il peut être bénéfique comme maléfique!
- C'est un sorcier, quoi!
- Ou le dernier dépositaire d'un culte païen oublié depuis Théodose!"
Au fil des jours, j'ai senti que le film prenait possession de mon être. Je me suis absolument détaché du reste, même de Francesca. Massimo a fini par en avoir assez et m'a laissé choir, me disant vulgairement de me démerder avec la pellicule que je m'amusais à découper et remonter à mon gré! Je me suis même foutu de l'élection du nouveau pape, Albino Luciani, qui a pris le nom de Jean-Paul 1er! Je me suis retrouvé au bord de la rupture avec les miens : c'est l'aura maléfique du court-métrage qui gagnait! Au début de septembre, j'ai reçu un étrange courrier du regista! Je l'ai ouvert et j'ai hurlé de surprise : il m'adressait une confession intime, horrible, qui dévoilait toute la vérité sur la mort de mes parents.
" Je te pardonne ton vol Cesare, parce que le moment est venu pour moi de tout te dire. Je me suis résolu, avant de comparaître devant le tribunal de Mon Seigneur Pan Logos, d'être en paix avec moi même et avec toi. Je suis le dernier grand prêtre d'une religion orientale très ancienne, remontant à l'an 150, qui a cru aux pouvoirs cosmiques de quatre forces fondamentales… Il existe à ce sujet un lieu caché à Paris, sous les thermes de Cluny, un sanctuaire, une catacombe où se réunissaient encore au XIXe siècle les initiés comme moi, notamment cet acteur de tragédies dont tu as vu les portraits, Olibrius Van de Gaerden, ainsi qu'une grande poétesse française malheureusement oubliée, Aurore-Marie de Saint-Aubain! Mais, tu ne pourras de toute façon rien entendre à cette philosophie issue à la fois de l'Inde et de la Grèce, réservée à une élite, en quelque sorte eugéniste, qui s'est crue l'élue d'un Etre Suprême! Sache que je suis coupable : j'ai assassiné Roberto et Maria le 8 août 1964. J'avais choisi à dessein la date, anniversaire de mon crime, pour notre rendez-vous, mais je n'ai pu me confesser devant toi! Oui, je te le dis : je suis tombé amoureux de ton père! Moi, m'amouracher d'un bel Italien de pure souche ethnique, alors que la tradition des "Gobbii" les a toujours portés vers les beautés "barbares"! Mon ancêtre, Titus Sulpicius Gobbio, proconsul, qui utilisait à son service des rabatteurs, qui envoyait à la chasse aux amants sur le port cosmopolite d'Ostie ses antrustions, ses "compagnons du roi" et ses sicaires, doit m'en vouloir d'avoir ainsi rompu avec les usages millénaires de notre beata stirps qui se réclamait d'Apollon! J'aurais pu faire de Roberto ma chose, par exemple, le vêtir d'un court chiton, le chausser de cothurnes et le masquer de papier marouflé et peint, d'un visage factice reproduisant le sourire archaïque et les traits du cavalier Rampin, avant de l'obliger à danser pour moi et pour les dieux un rondo de Cardenio composé par Giambattista Lulli en personne! Ô, mœurs italiennes! Ton papa repoussa mes avances. Le pire fut que Maria remarqua mon jeu, menaça d'appeler la police et de tout dévoiler sur mon compte aux journalistes! Je me suis résolu à la vengeance, à la mise à mort préméditée de ceux qui avaient offensé un patricien sacro-saint! Avant la fatale représentation du 8 août à Vérone, j'ai saboté le filet et légèrement drogué les deux artistes avec un bon verre de chianti (le verre des condamnés!) afin que soient amoindris leurs réflexes! Au milieu d'un numéro de trapèze qui nécessitait de la part de Maria l'exécution d'un triple salto arrière, puis une saisie en plein vol par Roberto, ta maman rata sa figure et ne put être rattrapée par son époux, dont les pieds lâchèrent le trapèze. Tous deux s'écrasèrent au sol, devant des centaines de spectateurs, le filet ayant cédé sous leur poids grâce à mon intervention! Je fus le témoin privilégié et enthousiaste de leur fin. Au moins, ils sont morts sur scène! Rappelle-toi les ultimes supplications de Néron : "Quel artiste veut donc mourir avec moi?" L'honneur des Gobbii était vengé! Pardon, mon petit, pardon…et addio!"
Je n'ai pas voulu passer la lettre à zio, zia et Francesca! Seul Gigi a su, ce qui renforça sa conviction dans la malignité démoniaque du metteur en scène. La nouvelle de son suicide, parue dans le journal quelques jours plus tard, ne m'a absolument pas ému. J'ai lu avec détachement les menus détails scabreux de la découverte du corps racontés par un plumitif à sensation. Del Gobbio reposait dans sa piscine, à l'eau mêlée de sang, plus exactement dans le bassin de son frigidarium, car il avait aménagé des thermes privés dans le sous-sol de sa villa. Il avait opté pour le suicide à la romaine, s'étant ouvert les veines comme Sénèque ou Pétrone, le personnage fameux de "Quo Vadis". Entièrement nu, le salopard avait agonisé durant des heures. Son visage reflétait une expression de plaisir extatique! Le sexe en érection, l'homme avait joui de sa propre agonie! Après cela, j'ai poursuivi la dissection de la pellicule des "Enfants de la balle", avilissant l'œuvre par mes remontages successifs, la torturant séquence après séquence, photogramme par photogramme jusqu' à ce qu'elle veuille bien se résoudre à tomber en lambeaux, ce qu'elle me refusa obstinément!
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Rai Due, 1er octobre 1978.Michele Carrigi, journaliste de la Rai : - La parole est à vous, professore Perretti.
Giacomo Perretti : - Je soutiens que la mort de Jean-Paul 1er
n'est pas naturelle! Le pape souhaitait distribuer les biens de l'Eglise. On l'a assassiné parce qu'il savait trop de choses sur les secrets mafieux du Vatican! Mais les assassins ont trop attendu! 33 jours de pontificat! Un signe pour ceux qui, comme moi, sont en quête de la vérité!
Michele Carrigi : - Sua Eminenza, il cardinale Piggi, de la Curie, demande la parole!
Cardinal Piggi : - Professore, puisqu'il faut vous affubler de ce titre usurpé…
Giacomo Perretti : - Ma…Je vais vous attaquer en diffamation!
Cardinal Piggi : - Vous avez de la chance de vivre dans la seconde moitié du XXe siècle, car vos écrits, dans le passé, auraient été condamnés par la Sainte Inquisition. Contentons-nous de rire de vos élucubrations hérétiques, surtout celles contenues dans votre dernier livre sur le temps, intitulé " Antonio della Chiesa et les secrets de Chronos"! Avouez que l'intérêt que vous portez à ce chevalier napolitain controversé du XVIIIe siècle, illuministe, alchimiste à ses heures et créateur d'automates, n'est que strictement pécuniaire! Cet homme, qui sentait le soufre, a misérablement fini sous les coups d'épées de spadassins en 1763! Vous affirmez, péremptoirement, à la page 212 de votre pseudo brûlot, que "Dieu est le temps". Mais ceci est contraire à l'enseignement de Saint Augustin et des Pères de l'Eglise. Dieu ne peut être le temps, puisqu' Il est éternel! Le temps a forcément un commencement, ce qui n'est pas le cas de Dieu! Le reste de vos écrits puise à droite, à gauche, dans les travaux des scientifiques des XIXe et XXe siècles en en déformant les propos : notamment la théorie de l'atome primitif de l'abbé Lemaître, celle de la récapitulation, d'Ernst Haeckel, appliquée bien gaillardement à l'Univers lui-même, et j'en passe. De plus, vous usez de votre plume pour attaquer systématiquement la religion catholique! Seriez-vous un crypto-païen?
Giacomo Perretti : - Je constate que Votre Eminence rêve de me voir passer sur le grill!"
" Gigi, arrête de regarder ce débat idiot, et viens manger! cria tante Anna-Maria.
- Okay, j'éteins la télé, mais va dire à Cesca d'aller chercher Cesare dans sa foutue cabane! Il joue trop aux ermites ces temps-ci. Je crois qu'il est devenu définitivement dingue! Son séjour chez cette vieille pédale de del Gobbio lui a tapé sur le système!
Francesca, sanglotant, s'exécuta. La porte de la cabane s'ouvrit en grinçant.
" Cesare? Où es-tu? Mon Cesare! Le repas est servi! No! No! Ma dove è? Aiuto! Cesare a disparu! Au secours! Polizia! Signore Matarazzo, il faut appeler la police! Cesare s'est enfui!"
Le local était vide de toute présence humaine. Le projecteur finissait de dérouler la pellicule tant manipulée des "Enfants de la balle"! Le ronronnement des bobines se tut, faute de matériel à projeter. Un claquement sec, celui du film arrivé au bout de son métrage. Encore quelques tours à vide, et ce fut tout!
"Quelle horreur! Hurla Francesca! Cesare, pourquoi nous as-tu abandonnés? Où que tu sois, fais-nous signe!"
Ses pleurs redoublèrent. La police, dans tout Naples, puis les carabinieri, dans la campagne, ont organisé les recherches. Des avis ont été placardés dans toute l'Italie, en vain. On ne pouvait pas expliquer cette fugue supposée autrement que par la folie. Même le nouveau presidente, Sandro Pertini, paya de sa personne et rendit visite à la famille de Cesare, en signe de solidarité. Etait-il mort? Avait-il changé d'identité? Avait-il fui à l'étranger? En Yougoslavie? En France? En Tunisie? Les rumeurs, les fausses informations, se multiplièrent durant quelques mois, puis on l'oublia.
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Extrait du journal intime de Francesca Biaggi. Place Saint Pierre de Rome, 16 octobre 1978.
"Me voici au milieu de la foule fervente, qui attend le nouveau pape. Je prie la Sainte Vierge depuis des jours, pour qu'elle intercède en ma faveur et me ramène mon Cesare bien aimé! La fumée blanche s'est élevée tantôt. Gigi a commis une de ses sottes prophéties, me disant que la devise du prochain pape, selon Malachie, "Du travail, du soleil", signifiait la venue d'un représentant de l'Europe orientale, qui deviendrait "le soviétoctone", l'exterminateur millénariste du communisme soviétique, comme l'empereur byzantin Basile II fut le "bulgaroctone"! Je ne crois pas Luigi. Mais voici le "Habemus papam!" A l'énoncé du nom du nouvel élu, je frémis : Gigi, pour une fois, aurait-il vu vrai? Une femme, à côté de moi, s'interroge, parce qu'elle est surprise, comme nous tous : "Wojtyla? Karol? Ma chi è?" Puisse ce nouveau pape amener la paix universelle, et permettre que Cesare me revienne!"
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"Ils ont des yeux, mais ils ne voient pas." Connaissez-vous cette "Histoire extraordinaire" d'Edgar Poe, celle où le détective Dupin recherche la lettre volée? Vous voyez de quoi je "parle". Certes, ma bouche existe, mais je n'ai plus de cordes vocales. Je ne m'exprime plus par la parole…. Je suis Punch et Guignol, Karagueuz
et Gnafron, Lafleur,
Tchantches,
Roland et Bayaya,
le Pierrot de Valdès
et la poupée du ventriloque d'"Au cœur de la nuit" de Cavalcanti…
Je suis LA MARIONNETTE.
Mon corps n'est plus qu'une image, plutôt, une succession d'images. 24 par seconde plus exactement. Deux dimensions, mais des centaines de moi-même, qui bougent imperceptiblement d'un alter ego à l'autre. Je suis LE PANTIN. Mon nom est Cesare, Cesare Matarazzo. Le film m'a absorbé. Il y a eu comme un éclair, comme si une énergie cosmique infinie, semblable à celle qui imprima sur le Saint Suaire l'image du Christ, tapie au sein même de la pellicule, s'était brusquement libérée de sa gangue! J'ai intégré celle-ci à jamais. Le pouvoir du pan logos m'a avalé. C'est moi, le véritable héros d'"Enfants de la balle", la vedette incontestée et incontournable. J'ai rejoint pour toujours mes bien aimés parents, Roberto, si fort, et Maria, si belle dans son maillot d'argent scintillant… Je m'appelle Cesare, Cesare Matarazzo, et je vivrai pantin, Petrouchka, Pinocchio … je vivrai tant que la pellicule ne mourra pas….
A la mémoire du dessinateur et illustrateur Daniel Billon, dont les personnages ont égayé mes vieux manuels d'italien ,en particulier "Bella ciao", héros de papier improbables et méconnus dont je me suis librement inspiré!
Christian Jannone
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