Le
baron Jean-Louis d’Arthémond, quarante-cinq ans, propriétaire de la métairie
Saint-Joseph et chasseur invétéré, habitait une vaste propriété mal entretenue,
un peu délabrée, avec sa femme Julie, trente-neuf ans et ses trois enfants,
Dominique, l’aîné, dix-sept ans, Lucille, onze ans et Paul, le benjamin, neuf
ans. C’était un homme imbu de sa personne, qui regrettait l’ancien temps et
méprisait la paysannerie. Il n’était guère féru d’idées nouvelles, ni en
matière agronomique, ni sur le plan social. Ce fieffé conservateur tolérait à
peine que son épouse fût d’origine roturière, et n’avait pas scolarisé ses
enfants à l’école publique, préférant un lycée privé pour Dominique et de
dispendieux répétiteurs, maîtres d’études et répétitrices pour les deux cadets.
La
famille d’Arthémond possédait deux bibles : la Vulgate catholique
et L’Encyclopédie familiale des éditions Larousse, un gros volume relié
en noir, édition 1951,
qui serinait entre autres que l’enfant était le but de la famille. Cet ouvrage commençait judicieusement par une citation érudite tirée du Bourreau de soi-même de Terence : Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Il fallait, pour résoudre le moindre problème du foyer, consulter obligatoirement ce machin, afin d’y rechercher une solution idoine. L’intransigeance du baron s’étendait à la tenue : il interdisait à Lucille de porter des pantalons en hiver et des shorts l’été ; la fillette devait se contenter de robes à smocks, toujours les mêmes, à manches longues lorsqu’il faisait froid, courtes et ballons quand le soleil dardait. Mais maman acceptait qu’elle arborât des vestes ou cardigans et qu’elle mît de temps à autre des jupes plissées à carreaux. Le port des socquettes et des chaussures vernies à brides, surtout le dimanche à la messe, faisaient partie de ses obligations vestimentaires. De plus, Lucille s’était vue imposer la persistance de l’usage des rubans dans les cheveux, qu’elle nouait à ses nattes ou couettes châtains quoiqu’elle se trouvât grande pour ces parures. Elle rouspétait, avant d’obéir. Dominique et Paul s’avéraient à peine mieux lotis : blazer et cravate, sans omettre les culottes courtes pour le plus jeune, étaient les seules toilettes tolérées, chez un père à principes pour qui il était normal de ne jamais apparaître débraillé, fût-ce à bord d’un yacht de plaisance (qu’il ne possédait pas).
qui serinait entre autres que l’enfant était le but de la famille. Cet ouvrage commençait judicieusement par une citation érudite tirée du Bourreau de soi-même de Terence : Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Il fallait, pour résoudre le moindre problème du foyer, consulter obligatoirement ce machin, afin d’y rechercher une solution idoine. L’intransigeance du baron s’étendait à la tenue : il interdisait à Lucille de porter des pantalons en hiver et des shorts l’été ; la fillette devait se contenter de robes à smocks, toujours les mêmes, à manches longues lorsqu’il faisait froid, courtes et ballons quand le soleil dardait. Mais maman acceptait qu’elle arborât des vestes ou cardigans et qu’elle mît de temps à autre des jupes plissées à carreaux. Le port des socquettes et des chaussures vernies à brides, surtout le dimanche à la messe, faisaient partie de ses obligations vestimentaires. De plus, Lucille s’était vue imposer la persistance de l’usage des rubans dans les cheveux, qu’elle nouait à ses nattes ou couettes châtains quoiqu’elle se trouvât grande pour ces parures. Elle rouspétait, avant d’obéir. Dominique et Paul s’avéraient à peine mieux lotis : blazer et cravate, sans omettre les culottes courtes pour le plus jeune, étaient les seules toilettes tolérées, chez un père à principes pour qui il était normal de ne jamais apparaître débraillé, fût-ce à bord d’un yacht de plaisance (qu’il ne possédait pas).
La
demeure, à l’aspect de vieux manoir, située à plusieurs kilomètres de Châlus,
là où un carreau fatal d’arbalète avait mis fin à l’existence du roi Richard
Cœur de Lion, paraissait assez datée, bien que sa construction remontât à peine
à l’époque romantique. Elle comprenait une volière et un pigeonnier, vestiges,
reproduits avec exactitude, avec une historicité confondante, de ces
manifestations et affirmations du pouvoir nobiliaire d’avant 1789. Les pièces
en étaient vastes et fraîches, difficiles à chauffer ; les plafonds hauts
et rustiques, afin de leur conférer une allure limousine, ou de terroir,
comportaient des solives d’un chêne vieux et épais, taillé dans la masse, qui
avait noirci avec l’âge. Pour parfaire ou aggraver (c’est selon) l’impression
de froidure des aîtres, il était coutumier qu’on aérât tout en grand dès
potron-minet, sauf en cas d’intempéries (plutôt nivales de préférence).
Lorsqu’on lavait les draps – et Monsieur le baron exigeait qu’on les changeât
chaque quinzaine – il fallait absolument les étendre au dehors, à même l’herbe,
afin qu’ils s’imprégnassent bien de la rosée du matin supposée sentir bon.
Madame
la baronne Julie recevait ses amies une fois la semaine ; toutes
s’adonnaient à d’homériques parties de bridge ou faisaient des réussites,
entrecoupant ces jeux de cartes répétitifs de petites collations où la pingre
maîtresse des lieux ne faisait servir qu’un thé de qualité médiocre, accompagné
de biscuits et de madeleines un peu rances.
C’était
la vie de château de province, en plein Limousin en cours de désertification,
renfermée, monotone. Monsieur le baron n’aimait pas la presse locale, trop
orientée, trop radicale selon lui : il n’acceptait que Le Figaro,
dont, par flemme, il obligeait sa chère épouse à lui en faire la lecture. On
avait bien tenté de l’abonner au journal de Clermont-Ferrand, faute d’un autre
titre l’agréant (à quoi bon savoir ce qui se déroulait à Limoges, Guéret,
Ussel, Millevaches, Tulle ou ailleurs ?), la célèbre Montagne, avec
ces textes fameux de monsieur Vialatte, qui toujours se concluaient par un C’est
ainsi qu’Allah est grand, mais, comme nous étions en pleins événements
d’Algérie et que, parler d’Allah, c’était selon Jean-Louis d’Arthémond
prendre position en faveur du FLN, donc des rouges, des Sartre,
porteurs
de valises et compagnie, et ce, d’autant plus que Monsieur le baron
avait jugé le contenu de ce quotidien trop orienté, trop socialiste, l’idée
avait été promptement abandonnée, sitôt suggérée. Jean-Louis d’Arthémond se
déclarait, par euphémisme, modéré. Usant de la litote, il déclarait
qu’il n’était pas mauvais de se dire modéré, car c’était mieux que de se
proclamer conservateur, voire réactionnaire. Mieux aurait valu
souffrir de lipémie que de voter en faveur d’un parti politique avancé. Il
aimait prononcer ce mot modéré en détachant chaque syllabe, presque en
l’épelant « mo…dé…ré… » comme dans ces méthodes syllabiques
d’apprentissage de la lecture héritées des petites écoles du XVIIe
siècle. En fait, c’était bel et bien un fieffé partisan de la réaction,
qui regrettait avec amertume la bonne déculottée ou rouste de l’an 40 et
portait encore en son cœur le deuil du Maréchal… Il considérait ses métayers
comme des moins-que-rien, des propres à rien. Un
beau jour, il avait mis la main sur deux des bouquins de son fils aîné, Les Animaux dénaturés de Monsieur Vercors et Balaoo
de Gaston Leroux. Bien qu’il jugeât et considérât la science-fiction et le
fantastique comme de la sous-littérature de gare, il les avait quand même lus,
presque à l’insu de sa femme, comme on le fait d’un écrit pornographique, et il
y avait trouvé fort exact le portrait des anthropopithèques, ces grosses brutes
poilues mal dégrossies inspirées des Pithécanthropiens qu’il comparait aux
blousons noirs, quoiqu’il trouvât rabaissant pour ces hommes-singes javanais
primitifs, presque insultant pour eux, de les assimiler à cette chienlit
moderne droguée au rock n’roll.
En
dehors de quelques sorties équestres où Lucille pouvait arborer tout son soûl
son unique toilette culottée et d’une chasse ou deux à la saison idoine,
on s’ennuyait donc ferme chez les Arthémond. Outre les chiens rabatteurs de
gibier, des braques surtout, à cause d’une allergie atavique de Lucille aux
poils mi-longs des setters, les pigeons et les chevaux, le seul autre animal
toléré destiné à agrémenter l’intérieur de la demeure était un jacquot gris du
Gabon, qui amusait les enfants du babil éraillé de son bec d’où parfois
s’extirpaient des jurons de vieux loup de mer. Pas de cinéma, pas de
télévision, dans la province qui plus était la moins bien lotie en musées
intéressants, à l’exception de celui des faïences et émaux de Limoges. Le père
tout-puissant n’acceptait que la radio ; encore s’agissait-il d’un vieux
poste d’avant-guerre, d’une de ces fameuses boîtes à jambon. Les trois
enfants, pour égayer la demeure, avaient puisé quelques idées divertissantes
dans L’Encyclopédie familiale Larousse, notamment, parmi les choses de
l’esprit : il s’était agi de monter un petit spectacle théâtral, point
trop ambitieux, peu susceptible de polémiques et de progressisme non plus, car
le dramaturge choisi avait soutenu Pétain. C’étaient les piécettes sans
prétention de Léon Chancerel
qui avaient obtenu les faveurs de Dominique, Lucille et du petit dernier. Ainsi, pour L’Impromptu du Médecin, au titre très moliéresque et archaïque, les idées de maquillage du personnage de l’homme sain avaient été puisées dans les pages cornées du gros bouquin pesant. L’Encyclopédie familiale citait d’ailleurs en exemple les œuvres du sieur Chancerel, suggérant qu’elles étaient simples, faciles à jouer, à mettre en scène … Elles ne sollicitaient pas le cerveau, ne poussaient guère à la réflexion existentialiste sur la condition humaine, sur l’être et le temps, l’être et le néant ou l’Homme coupe-papier de Dieu, comme toutes ces salauderies parisiennes modernes de Sartre, Camus, Ionesco, Vian, Adamov, Audiberti
et consort, le seul auteur moderne acceptable par les Arthémond étant Sacha Guitry. Ainsi, tous compensaient l’ennui par ces activités palliatives de l’esprit.
qui avaient obtenu les faveurs de Dominique, Lucille et du petit dernier. Ainsi, pour L’Impromptu du Médecin, au titre très moliéresque et archaïque, les idées de maquillage du personnage de l’homme sain avaient été puisées dans les pages cornées du gros bouquin pesant. L’Encyclopédie familiale citait d’ailleurs en exemple les œuvres du sieur Chancerel, suggérant qu’elles étaient simples, faciles à jouer, à mettre en scène … Elles ne sollicitaient pas le cerveau, ne poussaient guère à la réflexion existentialiste sur la condition humaine, sur l’être et le temps, l’être et le néant ou l’Homme coupe-papier de Dieu, comme toutes ces salauderies parisiennes modernes de Sartre, Camus, Ionesco, Vian, Adamov, Audiberti
et consort, le seul auteur moderne acceptable par les Arthémond étant Sacha Guitry. Ainsi, tous compensaient l’ennui par ces activités palliatives de l’esprit.
Bien
que l’on s’ennuyât, que toute l’existence des Arthémond fût bercée par le doux
balancement ronronnant de la vie désœuvrée caractéristique de la province
profonde – le fort répulsif Massif Central – l’esprit d’aventure parvenait tout
de même à habiter les deux garçons du couple. Ils se consolaient aux exploits
des grands explorateurs ou des navigateurs du passé ancien ou proche, des
Cabral, Magellan ou Gerbault, faisaient leur ordinaire des Conquérants d’Heredia,
songeaient sans cesse à la recommandation de Baudelaire homme libre,
toujours tu chériras la mer. Pour ce qui concernait les terres
émergées, l’enfer vert sempervirent amazonien avait leur préférence. Dominique
rapportait à Paul les récits de voyages du colonel Fawcett, de Jules Crevaux,
de Raymond et d’Edgar Maufrais, père en quête de son fils ; il ne
chicanait pas, ne bluffait pas aux évocations – à peine fantasmées – de la
luxuriance de la forêt prétendue vierge, de sa faune incroyablement riche, de
la jungle sud-américaine peuplée de coupeurs et réducteurs de têtes hostiles.
Paul s’abreuvait aux pages de Jules Verne, aux romanesques péripéties de La
Jangada, du Superbe Orénoque… Il s’imaginait en aventurier, se
frayant un chemin à la machette parmi les lianes enchevêtrées, égaré dans cette
forêt profonde virtuelle, intangible et impalpable, surgie de son imaginaire,
forêt peuplée de cris et de bruissements, qui vous enivrait de ses odeurs entêtantes
de végétaux croupis, sa chemise déchirée collante de transpiration,
appréhendant l’attaque des Indiens Piaroas ou Chavantes.
Lucille,
quant à elle, rêvassait contes de fées, princesses captives, stupidités
infantiles pour son âge… Elle aurait voulu vivre au temps de la princesse de
Clèves, dans une cour fastueuse de la Renaissance, en quelque château de la
Loire, vêtue d’atours d’une somptuosité inégalée, parée de pierreries,
d’hermine et de zibeline. A côté des anciennes princesses, les stars de cinéma
lui paraissaient mal fagotées, médiocre et vulgaires.
Dans
tous ces jeux, ces distractions sollicitant leur imagination, les trois enfants
parvenaient à rejoindre une sorte d’état proche de la félicité, surtout
lorsqu’ils en venaient à imiter Les Disparus de Saint-Agil,
ce fameux film d’avant-guerre, avec Serge Grave et le sublime Erich Von Stroheim, dans lequel on parlait de la société secrète enfantine des chiche-capons. Il était prévisible que les esprits de cette progéniture, attentistes, en quête de l’inattendu, de l’événement insolite rompant avec un quotidien morne, ne pourraient que se passionner et s’impliquer dans l’enquête consécutive à l’enchaînement de faits, dramatiques et étranges, qui allaient se succéder opinément en cette contrée, faits dont la découverte du cadavre dans le champ par le père Martin servirait de prélude. Le corps de l’inconnu avait été trouvé dans une parcelle de terre arable appartenant au baron d’Arthémond ; cela conduisit les gendarmes à une intromission dans les petites affaires de Monsieur. Ils s’immiscèrent dans la propriété, car il leur fallait percer l’identité du mort, et la raison de sa présence en ce champ. Ils devaient savoir si une disparition était à déplorer parmi les employés de Jean Louis d’Arthémond. On ne pouvait, sans faire preuve d’une insultante indécence teintée de mépris, les qualifier de serviteurs, de domestiques, sans se croire revenu deux cents ans en arrière…
ce fameux film d’avant-guerre, avec Serge Grave et le sublime Erich Von Stroheim, dans lequel on parlait de la société secrète enfantine des chiche-capons. Il était prévisible que les esprits de cette progéniture, attentistes, en quête de l’inattendu, de l’événement insolite rompant avec un quotidien morne, ne pourraient que se passionner et s’impliquer dans l’enquête consécutive à l’enchaînement de faits, dramatiques et étranges, qui allaient se succéder opinément en cette contrée, faits dont la découverte du cadavre dans le champ par le père Martin servirait de prélude. Le corps de l’inconnu avait été trouvé dans une parcelle de terre arable appartenant au baron d’Arthémond ; cela conduisit les gendarmes à une intromission dans les petites affaires de Monsieur. Ils s’immiscèrent dans la propriété, car il leur fallait percer l’identité du mort, et la raison de sa présence en ce champ. Ils devaient savoir si une disparition était à déplorer parmi les employés de Jean Louis d’Arthémond. On ne pouvait, sans faire preuve d’une insultante indécence teintée de mépris, les qualifier de serviteurs, de domestiques, sans se croire revenu deux cents ans en arrière…
A suivre.
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