Chapitre
10.
Katmandou,
huit jours plus tard. Cela
faisait sept heures que la colonne de l’expédition von Humboldt s’était
ébranlée en direction du Nord-Ouest, quittant la capitale, avant même la venue
de l’aurore. Le soleil commençait tout juste à péricliter lorsqu’à l’horizon
sud, un nuage de poussière s’éleva, annonciateur de l’approche d’une troupe
importante. Les obstacles naturels l’avaient à peine freinée, et sa progression
inéluctable n’avait aucunement été entravée par l’épouvantement et les
superstitions, qu’il se fût agi de la forêt de pals ou des alignements de
boîtes-prisons où achevaient de s’avilir jusqu’à la corruption finale les
victimes du courroux de la Régente.
Dans la demi-heure qui suivit le
commencement de sa manifestation, le nuage ne cessa de grossir, le péril
d’étrécir la distance le séparant du centre du pouvoir népalais. Il s’agissait
d’évidence d’une intrusion hostile, prélude à une invasion de grande ampleur.
Un tumulte alla s’amplifiant, de l’intensité imperceptible du murmure à celle
des clameurs du combat. L’on pouvait ouïr des vibrations émanant du sol,
vibrations qui ne tardèrent pas à se métamorphoser en martellements de centaines
de chaussures, de bottes et de sabots. Bientôt, sans que l’artifice d’une
longue-vue fût nécessaire, l’on put apercevoir une enfilade serpentine d’habits
rouges, d’un écarlate violent, couleur hémorragique à laquelle s’ajoutait le
scintillement opalin et nacré, l’illumination des galons et des boutons dorés.
Des officiers à cheval paraissaient au loin des géants ou des centaures,
coiffés d’un shako au plumet vertigineux qui accentuait leur taille jusqu’à
l’irréalité mythique.
Puis, les oreilles des natifs entendirent
que toute cette kyrielle chantait, chant martial, marche militaire qui se
superposait au piétinement de la troupe, entonnée à l’unisson par des centaines
de gorges humaines, anglaises autant qu’indiennes, anticipation galvanisante de
cette autre marche de la levée en masse patriotique de la Prusse d’un 1813
différent
qui, à cause du comte di Fabbrini, ne surviendrait peut-être pas,
marche d’un style qui étonnamment s’approchait de celui de la musique de la
séquence d’ouverture du film nazi Kolberg,
de la piste temporelle 1720, bis ou ter (peu importait, au fond), dont l’auteur
s’appelait Norbert Schultze,
qui, par ailleurs, avait signé la partition de la Symphonie d’une vie, ultime film d’Harry
Baur.
La colonne cheminait et progressait par ce
rythme galvanisant, atteignant avec célérité les faubourgs de Katmandou. En son
mitan, une basterne ornementée d’héraldique abstruse, frappée de blasons, de
lambels et d’armoiries à enquerre indéchiffrables, basterne
de prestige digne
de celle du maréchal Vauban,
attelée de deux mules surchargées de grelots, version
équestre de la chaise à porteurs où paressait sur une cohorte avachie de
coussins de velours cramoisis et jonquille à glands mordorés, tel un potentat
décadent, un homme obèse coiffé en catogan, chamarré de galons et de
décorations ; c’était Cornwallis ou plutôt le Commandeur suprême en
personne, qui effectuait son entrée solennelle en la capitale du royaume de
Népal. Tel quel, il rappelait davantage un Vitellius
ou un roi fainéant qu’un
gouverneur colonial. Les enfants des deux sexes, émerveillés par un si rare
spectacle, commencèrent de courir sur les brisées des soldats et cipayes de
George III. On se demandait comment cette basterne et son escorte considérable
étaient parvenues à destination, sans que nul ne tombât dans les abîmes de la
frontière des Indes, sans que les ponts cédassent. Il était vrai que la
régénération était promise à tout clone succombant, gage d’immortalité pouvant
rendre les soldats invincibles.
Cornwallis était venu exiger l’allégeance
de la Régente afin de mettre fin à l’expédition von Humboldt, par le fer, le
feu et accessoirement par la diplomatie.
L’entité informatique abâtardie avait le
choix entre la hâblerie et la menace, entre l’irénisme, le miel et le recours à
la force. La troupe bien armée qui l’accompagnait valait tous les discours et
il considérait tous les Népalais comme des sauvages. Aussi la basterne
avança-t-elle jusqu’au palais de la Régente, avec la résolution d’une litière
de despote romain. Il était évident que « Cornwallis » agissait de
son propre chef, se contentant de transmettre des rapports laconiques et
tronqués, lénifiants et anodins, à son associé le gouverneur du Bengale, qui, à
Calcutta, avait fort à faire avec la concrétisation des projets déments du
prince George, qui souhaitait la poursuite de l’expansion d’Albion dans le
delta du Gange et, au-delà, en Birmanie. Le marquis de Wellesley
se contentait
pour l’heure de regrouper et concentrer une armée orthodoxe dans les
territoires du futur Bengladesh. Lorsque la zone serait sous contrôle, les
habits rouges auraient pour objectif ultime la conquête et l’annexion de
Rangoon.
Descendu de la basterne aidé de deux
cipayes – ainsi l’exigeait son surpoids – le lord-gouverneur fit sous escorte
son entrée en grande pompe dans les ors frustes du palais sous les regards
ébahis des féodaux et des bonzes afin qu’il posât son ultimatum. Le Commandeur suprême
savait à quoi s’attendre de la part d’une femme dont il avait jaugé la cruauté
et l’absence de compassion. Les dépouilles des suppliciés emboîtés que sa route
avait croisées récapitulaient tous les raffinements de l’Orient barbare bien
que les théories grimaçantes de crânes humains ou simiesques qui çà et là
parsemaient l’itinéraire eussent pu surprendre les clones de ses soldats. Ces
momies desséchées et ricanantes se rapprochaient davantage pour lui des résidus
corporels de la macération des disciples d’un de ses avatars précédents, le
tristement renommé Tsampang Randong. Aussi ses connections ne tardèrent-elles
pas à détecter la présence hostile du moine Tsering Lampa, très précieuse
réincarnation de l’hérétique.
« Cela va être plus compliqué que
prévu », songea-t-il.
Conseiller très écouté, l’ascète
pousserait la Régente à ordonner l’arrestation et le massacre des envahisseurs,
même s’il en résulterait une suite de pulvérisations-reconstitutions.
Dans l’attente de la réaction de Tsering
Lampa, la solennité de l’instant laissa de marbre l’enveloppe
« humaine » de la sphère noire. Il y avait ce chatoiement des
palissandres sensibles au soleil pâle himalayen. La lumière pénétrait par des
fenêtres oblongues, ouvertes et taillées dans la masse, frappant de ses rayons
le poudroiement sableux des mandalas
multicolores à la création desquels
s’était attelée la minutie des moines. Un éclair volatil frappa les méninges de
« Cornwallis » ; c’étaient encore une fois les crânes humains,
mais également ceux des Gigantopithèques. Des crânes désormais polis, lisses,
luisants, à la hyalescence digne des chefs cristallins imaginaires des dieux
mortifères précolombiens, ossements à l’ivoire flavescent, aux pommettes
saillantes, à la mâchoire proéminente, à la dentition développée, aux incisives
disproportionnées, en formes de pelles, aux crocs jaunâtres, gâtés, parfois brisés
et bis, parsemés de mouchetures noires punctiformes.
« Cornwallis » craignait une
escarmouche des Gurkhas de Lalit Tripura Sundari. Peut-être étaient-ils
embusqués derrière quelques tentures sacrées, attendant un signe de la
Régente ? Si invective il y avait, suivie d’une échauffourée plus ou moins
sanglante, le lama guenilleux osant braver le Commandeur suprême en se
prétendant le dernier tulku dans la lignée de Tsampang Randong serait le seul
responsable du déchaînement de violence. « Cornwallis » sut transmettre ses
craintes à sa troupe télépathiquement afin qu’elle se tînt prête.
Le cortège guerrier s’avança jusqu’à ce
qui tenait lieu de trône à Lalit Tripura Sundari et à son fils Girvan Yuddha.
Que valait-il mieux pour un royaume ? Qu’il fût gouverné par un enfant
sous la tutelle d’une régente, ou par un vieux fol remplacé par son fils
dépravé ? Le vrai Cornwallis ne parlait pas un mot de Népali, mais la
sphère noire possédait en ses mémoires toutes les langues terrestres depuis les
balbutiements cliqués des premiers représentants du genre Homo jusqu’aux
ultimes manifestations désarticulées et limbiques de l’intelligence biologique chez
les derniers membres de l’espèce Sapiens. Notre « clone » prit le
premier la parole, outrecuidant malgré le ton cérémonieux qu’il adopta,
entrecoupant son verbiage de mots proches de l’offense. La sidération et les
clameurs furieuses crûrent parmi les espèces de seigneurs Huns mal dégrossis.
Le temps d’en découdre approchait.
« Madame, commença un Cornwallis certes
sentencieux mais sans respect du protocole, omettant d’énoncer toute la
titulature royale. Nous exigeons que vous nous informiez de la route prise par
les étrangers qui furent ces derniers jours vos hôtes. Il y a parmi eux
plusieurs ennemis de la Couronne britannique qui mettent en danger notre
sûreté. Notre monarque George le troisième récompensera votre gouvernement à sa
juste mesure s’il coopère avec notre puissance… »
Lalit Tripura Sundari n’exprima rien
d’autre que le mutisme et l’impavidité méprisante de sa face. Cela équivalait à
un défi, ce défi que sauraient exprimer en l’avenir une Cixi
et une Ranavalona
III
confrontées aux Occidentaux impudents s’estimant supérieurs. La manière
dont cet Anglais l’avait abordée équivalait à un affront, à une insulte, voire
même à un sacrilège. Le lord-gouverneur aggrava son cas en portant à son nez un
mouchoir de batiste afin de signifier que l’odeur hircine de beurre rance et de
laine surie des courtisans « barbares » ci-présents l’indisposait. Lors,
la tension ne cessa de monter, de s’exaspérer jusqu’au prévisible paroxysme. L’entité
sous enveloppe humaine attendait cela, cette possibilité bravache d’imiter
Pizarre
et ses conquistadors, une poignée de soudards qui avait suffi à jeter à
terre l’Empire d’Atahualpa. La fortune
sourit aux audacieux prétend un dicton.
Ce fut l’interposition de Tsering Lampa
qui rendit imminent le déclenchement de la furia
inglese. « Cornwallis » avait de la chance : ses cipayes et privates étaient exempts des
contaminations vénériennes et alcooliques qui, trop souvent, caractérisent les
armées humaines ordinaires et sont susceptibles de les conduire à l’erreur
tactique. Ils trépignaient de l’impatience d’en découdre.
Ledit affront fut consommé par
l’impulsivité d’un guerrier colonial supplétif qui mal interpréta un geste du
bonze fanatique, outrepassant les ordres d’un lord-gouverneur au fond ravi de
cette aubaine qui mit fin aux atermoiements et aux malentendus. Le Commandeur
suprême aimait par-dessus tout le sang et la destruction car il s’était inféodé
à la Mort Johann. Peu lui importaient les crimes de guerre multipliés au fil de
ses existences. Comment narrer avec recul et objectivité les étapes de
l’explosion de l’hallali ?
L’apparat ne constituait qu’un
vernis ; celui-ci craquelé et ôté, la barbarie se déchaîna. Comme à son
habitude, Tsering Lampa avait apostrophé la personne qu’il devait critiquer. Le
ton avait été rogue, la jactance irrépressible. Nous étions loin de la
prolixité classique, de la faconde de certains méridionaux exubérants que nous
aimons à écouter. Supposons le malentendu suivant : le cipaye crut que,
dans son invective, le bonze étique,
empourpré par une sainte colère, voulait
cracher à la figure du gouverneur, comme un lama – ceci sans jeu de mots !
La méprise fut consommée lorsqu’il fit feu, atteignant à la tête l’ascète qui
aussitôt tomba aux pieds du Commandeur. En une poignée de secondes, l’enfer
prit ses quartiers dans le palais, à la plus grande satisfaction de
« Cornwallis » et de l’allégorie de la Grande Faucheuse.
Alors que, stridulant et glapissant leurs
clameurs de surprise tout en fourbissant leurs armes et saisissant leurs lames,
les pseudo-Huns entamaient leur riposte, La sphère noire songea qu’ils
n’étaient que des unités carbones primitives, habitées par une superstition
chamanique, concevant un univers animiste, où les bêtes parlaient et
s’hybridaient aux hommes, où chaque plante, même le modeste lichen, était une
personne. Un tulku très puissant venait de frapper au cœur même de leur édifice
cosmique, érigé de bric et de broc, en un empilement branlant de talismans, de
gri-gris de fétiches conjuratoires et autres stupidités. Les artilleurs anglais
ayant transporté une Gatling, il leur fut facile d’arroser de rafales cuisantes
les hordes de courtisans-guerriers qui s’affaissèrent en un bel ensemble, leurs
fluides pourprés s’épanchant des trous multiples des balles anachroniques.
Pourquoi considèrerait-on le
pseudo-Cornwallis comme un tulku alors que, de toute évidence, il faudrait lui
attribuer la qualité de tulpa,
tant sa malfaisance trouvait un terrain
favorable en ce palais de Katmandou qui, désormais, était mis en coupe réglée
par ses massacreurs inféodés ? La réponse coulait de source : le
cycle de réincarnations de la métempsychose concordait formellement avec celui
des migrations successives de l’Entité informatique perverse, d’une unité
biologique à l’autre, ce, depuis plus d’un millier d’années. Encore l’auteur
confesse son ignorance des clones du Commandeur antérieurs au premier Tsampang
Randong... peut-être existent-ils depuis que le Monde est Monde, depuis que
l’Homme est l’Homme, voire avant ? Un avatar dinosaurien voire
contemporain de l’explosion cambrienne (un Commandeur suprême Opabinia
ou
Anomalocaris) est tout à fait concevable. Mais ces clones bénéficient d’une
espérance de vie limitée, bien moindre que l’espérance humaine moyenne de telle
ou telle époque.
Tandis que le massacre de la cour
népalaise se faisait paroxystique – les cipayes et habits rouges allant jusqu’à
achever à la baïonnette et à trancher les gorges de chaque adversaire tombé à
terre – on entendit à l’extérieur le braiement terrorisé des mules attelées à
la basterne. Tous pataugeaient dans le sang ennemi, comme si le dieu du carnage
eût proclamé en ces lieux son avènement terrestre. Les clameurs, les cris de la
bataille et des agonisants, submergeaient et ébranlaient de leurs ondes
funestes toute l’architecture du palais.
Haïné tentait de résister, mettant à
l’œuvre toute sa science martiale. Quoi que fissent ses doppelgängers, son
impuissance s’avéra manifeste, bien qu’elle fût parvenue à mettre à l’abri la Régente
et le petit roi. Le rempart de ses corps multipliés céda, chacun s’évaporant,
s’éthérant tour à tour jusqu’à s’accomplir, s’achever, en une poussière d’atomes
subtils. Bientôt, percée de multiples blessures, cette Haïné-là périt, et ses bourreaux pour une fois, se
terrifièrent lorsque l’enveloppe sanguinolente et inerte de la jeune femme
s’évanouit de cette chronoligne, comme avalée par quelque trou de ver.
Ce fut dans l’autre 1867, celui où
Galeazzo di Fabbrini devait échouer et mourir face à Frédéric Tellier, que la
servante exotique du Maudit parvint à retrouver son corps. La substitution –
qu’écris-je, l’absorption ! – de l’organisme de l’Haïné parallèle fut
instantanée quoique le comte di Fabbrini, qui était occupé à donner des ordres
à sa bande exotique dans les souterrains occultes des arènes de Lutèce non
encore exhumées, ressentît un impalpable frémissement, un léger tremblement
temporel, seulement captable par les esprits exceptionnels comme lui. Ce fut
une Haïné mosaïque, pixellisée
juste une zeptoseconde, temps imparti de son
remplacement, que vit fugacement le demi-frère d’Alban de Kermor. Le Maudit
s’ébaudit d’une telle perception ; aucun de ses hommes de mains n’avait
prêté attention au phénomène, et pour cause…
« Démon, mon compère ! »
pensa-t-il, se retenant de jurer en présence des rustres qu’il commandait.
Cependant, ailleurs, « Cornwallis »,
triomphant, clama sa victoire au-dessus d’un monceau de cadavres de
« barbares ». La Régente, vaincue, ne pourrait plus rien lui refuser.
Elle serait son otage, tout comme son fils. Cette conquête anticipée de
Katmandou le réjouit, car elle agissait telle une écharde plantée dans la
tapisserie de la piste temporelle engendrée par Johann et supervisée par
Galeazzo, trop autonomes à son goût. Une fois ses équipages renforcés de yacks,
de Gurkhas et de sherpas, la chasse aux explorateurs impudents reprendrait,
jusqu’à leur anéantissement final.
A suivre...
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