Face au squelette simien dressé qu’un regain de vie animait, les
spectateurs français, allemands et austro-américain (il s’agissait évidemment
d’Erich), se demandaient s’ils n’allaient pas assister à la reconstitution des
chairs de ce qu’on ne pouvait plus considérer comme tout à fait animal. Alban
subodorait un franchissement accéléré inverse des étapes de la putréfaction
comme en ce vieux film bidimensionnel la Machine à explorer le temps
pour lequel il avait eu la fantaisie de demander à Daniel Wu de lui projeter à
l’envers la séquence fameuse de la décomposition du Morlock à l’intérieur du
sphinx. Cependant, la créature demeura désespérément désincarnée ce qui ne
l’empêcha pas de lever le bras droit en un craquement sinistre et de désigner
d’un index accusateur Oscar von Preusse en personne. Dans le même temps, la
mâchoire du fossile vivant commença à bouger, à cliqueter. Les puissantes
molaires de cet au-delà du singe s’entrechoquaient et grinçaient. Erich déclara
discrètement à Alban: « Il essaie de parler ».
Un son caverneux jaillit des profondeurs de la gorge de l’être simien.
La position du trou occipital ainsi que l’aspect encore rudimentaire de l’aire
de Broca dans ce qui eût été ce paranthrope, si ses viscères s’étaient
reconstitués, ne lui permettaient pas de s’exprimer en langage articulé. Aussi,
les sons qui émergèrent d’entre une dentition adaptée à une nourriture
exclusivement végétale et coriace, ne pouvaient être interprétés correctement
en l’absence d’un Uruhu seul apte à les déchiffrer. Pour les deux officiers
allemands, la bête représentait une menace certaine. Oskar von Preusse anticipa
une possible attaque de la créature en sortant de son holster un Mauser et en
faisant feu, visant la tête de ce qu’il prenait pour une monstruosité
démoniaque.
Alors, le Zinjanthrope implosa telle une de ces antiques télévisions en
noir et blanc à tube cathodique antédiluvien, bombardant les Allemands de
milliers de fragments d’os, d’esquilles acérées comme des fléchettes. Un
Unteroffizier, transpercé par ces dards d’un nouveau genre, l’œil droit crevé,
s’effondra.
« Dummkopf ! Éructa von Stroheim furieux. Avant de tirer, il
fallait d’abord envisager les conséquences de votre geste.
- Que je sache, je suis votre supérieur dans cette expédition. Vos
propos s’apparentent à une insubordination manifeste, répliqua Oskar d’un ton
dur.
- Certes, mais vous êtes en train de mettre toute l’expédition en
péril.
Comme en réponse, la terre se mit à gronder. Des plaques de latérite
furent arrachées par de puissants bras squelettiques qui, émergeant d’un sol
durci et craquelé depuis des centaines de milliers d’années, projetèrent ces
sortes de scories sur la colonne allemande bien impuissante à manifester une
quelconque riposte. Les créatures découvertes par Robert Broom
et Louis Leakey au siècle suivant, voulant venger leur congénère, s’extirpèrent de la terre mère qui les avait par trop longtemps contenues. C’étaient toutes sortes d’Australopithèques robustes déterminés à en découdre avec les intrus Sapiens qui avaient violé leur territoire immémorial, leur champ des morts, car il s’agissait bien de ce qui demeurait un champ de bataille où les représentants primitifs du genre Homo avaient impitoyablement éliminé leurs rivaux Robustus. Les paranthropes tenaient enfin leur revanche. Farouches, tous ces squelettes reconstitués étaient mus par l’unique détermination de tuer les descendants de leurs massacreurs afin d’expier un crime que l’on pouvait assimiler au péché originel.
et Louis Leakey au siècle suivant, voulant venger leur congénère, s’extirpèrent de la terre mère qui les avait par trop longtemps contenues. C’étaient toutes sortes d’Australopithèques robustes déterminés à en découdre avec les intrus Sapiens qui avaient violé leur territoire immémorial, leur champ des morts, car il s’agissait bien de ce qui demeurait un champ de bataille où les représentants primitifs du genre Homo avaient impitoyablement éliminé leurs rivaux Robustus. Les paranthropes tenaient enfin leur revanche. Farouches, tous ces squelettes reconstitués étaient mus par l’unique détermination de tuer les descendants de leurs massacreurs afin d’expier un crime que l’on pouvait assimiler au péché originel.
Erich se garda bien de lancer: « je vous l’avais bien dit! ».
Comme tout le reste de la troupe, il fuit devant les dépouilles ressuscitées.
Tout cela eût été fort logique mais c’était compter sans l’esprit
facétieux qui s’amusait à embrouiller les cartes, tourneboulant toutes les lois
de la physique, y compris quantique. Non seulement la horde de Paranthropus
poursuivait les Teutons pitoyables, mais dotée de facultés
transdimensionnelles, elle effectuait des sauts, disparaissant, réapparaissant
devant l’ennemi, voire sur ses flancs, sans omettre la voûte céleste de
laquelle elle bondissait au-delà de tout entendement. Les Australopithèques
robustes, armés de bâtons, de crânes d’antilopes, de défenses d’éléphant et de
galets, s’accrochaient au hasard sur tel ou tel homme de troupe et le
lynchaient jusqu’à ce que mort s’ensuive. Parfois, un coup de fusil partait,
aléatoire, certains atteignant partiellement leur but, décapitant par ci, arrachant
un bras ou une jambe par-là, mais, aussitôt, la partie de l’armature fossile
dotée d’autonomie parvenait à se ressouder au reste de la créature. Il était
évident que les repères spatio-temporels n’avaient nullement cours ici. Erich,
à distance, crut apercevoir les rives salvatrices du lac Tanganyika
accompagnées de la forme globuleuse familière des cases du village d’Ujiji, là
même où, en 1871, Henry Morton Stanley avait retrouvé David Livingstone.
- La fin du mirage! Enfin! S’écria Erich. Le salut est devant nous, Kameraden!
- Himmelkreuz! renchérit Werner. Vous avez raison, Oberst.
Soldaten, vorwärts!
Soudain, l’enchantement cessa. L’entité persécutrice était-elle repue
ou s’était-elle lassée devant la stupidité des pantins Teutons? Des soldats,
comme fous devant l’étendue d’eau, se jetèrent sur la berge et commencèrent à
boire à grandes gorgées. D’autres se mirent à danser une gigue tandis que les
officiers jugeaient qu’il était temps que l’on fît l’inventaire des pertes afin
que les blessés pussent bénéficier des premiers soins. Certaines blessures
étaient particulièrement traumatiques. Un Feldwebel avait eu la mâchoire
fracassée par le gourdin d’un des Australopithèques hargneux, un autre
présentait une méchante plaie à la cuisse, celle-ci ayant été transpercée par
un éclat du crâne du premier Paranthropus. En outre, on dénombrait cinq morts,
plus ou moins mis en pièces par l’acharnement vengeur des hominiens.
Mais les rappels à l’ordre restèrent vains. Ignorant toute discipline,
les soldats se laissaient aller, se
déshabillant afin de se baigner, de se soulager, dégueulant ou déféquant sans
retenue. Oskar s’arrachait les poils de sa moustache. Jamais il n’avait vu
pareille mutinerie. Pour lui, les responsables étaient Erich et son ordonnance.
Ceux-ci avaient habilement instauré le désordre dans la troupe bien qu’en son
raisonnement limité, l’officier du Kaiser ne pût expliquer tous les sortilèges.
« Tout a commencé avec ce cheikh. Ces deux-là l’ont
embrigadé. C’était leur complice. Le conseiller du sultan de Zanzibar, ce
Rimbaud était aussi dans le coup. Ils ont fait évader Walid de Pemba, à charge
pour lui de nous jeter ces sorts. Je ne suis pas dupe. Ces deux Scheisskerlen
sont payés par ces maudits Français. Je vais commencer par tuer le
plus jeune. Je m’occuperai du colonel ensuite ».
Sans en faire part à von Dehner, von Preusse, dégainant son arme de
poing, apostropha brusquement Alban d’un ton plein de morgue.
- Leutnant, vous êtes un traître.
***************
Subjuguée par la chevelure d’ébène d’Alice, la baronne de Lacroix-Laval
se trouva entraînée dans une singulière poursuite, tentant d’appréhender la
jeune folle qui, à dessein, se dérobait à elle. La ressortissante d’Albion,
pour une fois bien obéissante, esquivait toute approche d’Aurore-Marie avec un
art consommé. Ainsi, elle la mena en des quartiers irréels qui ne figuraient
sur aucun plan officiel de la Cité des Doges.
Les pas empressés de madame la baronne parcouraient des venelles
improbables sourdant d’humidité ; ses petits pieds voletaient malgré eux
au-dessus des flaques qui s’en venaient éclabousser les guêtrons de ses
bottines de salissures noires. L’ourlet de sa jupe s’empoicra d’ordures.
Aurore-Marie s’étonnait de traverser d’étroites ruelles aussi
méphitiques dont les murailles aux pierres cariées et mal ajustées s’ornaient
parfois de bosselures sur lesquelles étaient gravés des caractères hébraïques.
Elle se surprit même à s’aventurer en un cimetière juif non signalé aux pierres
tombales à demi ébranlées ou déracinées, mangées par une mousse malsaine. Par
instant, des corps en partie momifiés émergeaient des fosses, répandant leurs
effluves fétides, tels des anathèmes lancés à la face de Dieu.
Elle s’obstinait à poursuivre, guidée par un instinct qu’elle ne
s’expliquait pas, n’ayant pour tout repère que cette fuyarde silhouettée,
nimbée désormais de follets, dont le jais de freux des mèches ondulait sans
trêve. Aurore-Marie murmurait : « Hamadryade indienne, ô mon hamadryade
indienne ! Attends-moi ! » Désormais, les deux ombres couraient au sein
d’une galerie voussée, creusée à même la roche tendre, sorte de boyau de gypse
dont on doutait de l’existence, de la réalité, artefact architectural qui
s’encombrait de débris divers, de gravats, tandis que ses parois menaçant de
s’effriter à tout instant se recomposaient sans cesse, s’ornant de colonnettes,
de mascarons, de bas-reliefs, dont la naïveté était annonciatrice de cet art
des Poilus.
C’était une hybridation de styles, plébéien et exotique, sacré et
profane, érotique et chaste, pans de rêves échappés aux élucubrations d’une
population cavernicole malgré elle, ignorée des gens de la surface. Après un
coude, une statue de Bouddha gêna le passage. Ce ne pouvaient être Alice ou
Aurore-Marie qui avaient suscité cette manifestation. Un spécialiste l’eût
datée du XIe siècle de l’ère chrétienne : les détails dans la conformation du
visage, la longueur des oreilles, l’ourlet de la bouche, le drapé de la robe
permettaient de localiser cette œuvre, de la placer dans la chronologie de la
statuaire asiatique. Quelqu’un qui aurait bourlingué dans tous les musées
remontant au siècle de fer du barbare technocrate Thaddeus von Kalmann n’aurait
pas été dépaysé à sa vue ; ce routard, muni d’un bon guide, aurait croisé sa
réplique parmi les collections du muséum national de Budapest.
Alice s’arrêta et se prosterna. Cela étonna Aurore-Marie un instant,
mais il lui revint en tête la légende du Baphomet, reconnaissable à sa main de
paix qui accueillait les candidats aux pérégrinations transdimensionnelles. La
statue réagit à la présence de l’adolescente ; des irradiations émanèrent du
Bouddha, rendant la matière pellucide et révélant sa structure cachée. La
baronne de Lacroix-Laval en frémit d’horreur, retenant son souffle avec
difficulté.
« La sculpture contient une dépouille ! » pensa-t-elle,
remuée.
Effectivement, le Bouddha recelait un bonze qui était allé jusqu’à
l’ultime étape de l’ascèse, conformément aux principes de la foi hétérodoxe de
Tsampang Randong. Cette vision d’épouvante devait inspirer dans un futur proche
la poétesse dans ses récits les plus macabres. Cette présence était signée A
El. Autrefois, la momie avait été un vieillard au visage oblong, aux pommettes
saillantes, aux longs doigts d’artiste, au front haut et à la barbiche plus ou
moins confucéenne. Elle apparaissait mitrée tel un lama, drapée dans une robe
monastique safran. On conjecturait sur son identité : Li Wu, le poète, aïeul de
Daniel Lin ? Lu Wu, ancêtre encore plus lointain du commandant ? Ce dernier
était connu comme maître de thé ayant vécu à cheval entre le VIIIe et le IXe
siècle, ayant officié à la cour des Tang, plus d’un siècle après le règne de la
célèbre impératrice Wu où s’étaient affrontés les énièmes avatars de Kulm et de
D’Arbois.
Animée par un souffle magique, la dépouille du sage prononça des
sentences tandis qu’une mélopée funèbre s’élevait sous la voûte.
« Ma nation a inventé ce breuvage qui prolonge la vie jusqu’à
l’éternité. »
Il était étrange qu’Aurore-Marie et Alice comprissent le mandarin
classique.
« Il y a d’abord le thé blanc, constitué de jeunes bourgeons
séchés, idéal comme boisson rafraîchissante. Puis, le thé jaune, obtenu à
l’étouffée, comprenant des bourgeons et des feuilles oxydées. J’avais une
prédilection particulière pour le thé vert fait de feuilles entières
torréfiées. Cependant, le thé bleu-vert dolong oxydé et en partie fermenté
avait les préférences de la Cour. Quant à moi, bien que je n’en fusse pas
friand, le thé rouge lapsang souchong oxydé et fumé représentait
l’aboutissement incomparable de tout dégustateur réputé. Enfin, les palais non
délicats - dois-je dire barbares ou semi barbares ? - savouraient le thé noir
pu’er à double oxydation.
Il y eut aussi les âges successifs du cha’ bouilli Tang, du thé
battu Song et pour finir du thé infusé Ming et Qing. »
La momie se tut. Un kaléidoscope d’images hallucinogènes, émanant du
cadavre desséché, assaillit madame de Saint-Aubain tandis qu’Alice semblait non
affectée par de phénomène. Un être protéiforme, presque théâtral, arborant les
divers oripeaux de ses rôles tourmenta Aurore-Marie. C’était à la fois un clown
tueur brandissant une lame sanglante -
et la baronne souffrait de coulrophobie depuis l’enfance, ayant toujours
détesté le divertissement plébéien du cirque - un succédané de Mandrin dont
elle perçut la phrase alambiquée « Monseigneur, que me voilà aise de vous
recevoir en ce sinistre lieu ! », un cuisinier d’abord allemand, puis
japonais, exerçant son art dans une forteresse suintant d’humidité ou encore
dans un restaurant high-tech de Tokyo fréquenté par les élites de toutes les
nations, un vacancier ou apparenté coiffé d’un canotier, vêtu d’un costume bleu
foncé avec une veste blazer passepoilée et un pull à col roulé blanc, un badge
agrafé au revers de ladite veste représentant un grand bi, répétant
« Bonjour chez vous, bonjour chez vous, je ne suis pas un numéro ! »,
enfin un gangster de la Prohibition, feutre mou sur la tête, costume trois pièces
très cintré sur le corps, un gros chat au poil angora noir et blanc sur les
épaules et une mitraillette à chargeur camembert à la main gauche. Tous ces
avatars avaient en commun un insoutenable regard gris-bleu et une mèche rebelle
auburn tombant sur le front.
« Daniel ! Daniel ! » s’écria Aurore-Marie avant de perdre
connaissance.
Lorsqu’après un temps indéterminé la jeune femme reprit ses esprits,
elle se trouvait sous un porche près de la ca’ d’oro. Face à elle, celui que
nous désignons sous le nom de Sir Charles Merritt. Le mathématicien s’adressait
à elle et lui disait aimablement :
(…) « Ma chère, vous êtes arrivée à bon port. Je m’en
réjouis. »
Il s’exprimait en français.
***********
Le chef des Pygmées s’était engagé à conduire Boulanger jusqu’aux
portes de la forteresse qui recelait les gisements tant convoités. Grâce à
cette garde, à cette protection, les Européens pouvaient reprendre quelques
forces. Tous les notables de la tribu
s’étaient concertés : il s’agissait de faire accroire au brav’général que la
cité de Maria de Fonseca constituait un lieu intangible, présent de toute
éternité, connu des pères de leurs pères.
Maria de Fonseca, qui était la véritable She,
régnait despotiquement sur ces demi ruines peuplées de pygmées et de soldats
esclavagistes au service de M’Siri. Elles y recelaient la pechblende, stockée
dans des sortes de greniers et silos en brique crue et en pisé. L’architecture
des lieux s’apparentait aux forteresses du Grand Zimbabwe ou du Monomotapa.
Lesdites forteresses présentaient des constructions en appareils polygonal et
cyclopéen. Le bâti interne était semblable à un réseau de termitières telles
celles jadis rencontrées par le commandant Fermat et ses subordonnés sur la
planète Sestriss. Tout cela s’avérait
conforme au codex lu par Merritt à Lord Sanders il y avait déjà quelques
semaines.
Boulanger croyait qu’il
s’agissait des vestiges du royaume médiéval du Prêtre Jean. Il avait trop lu
les longs récits mythiques d’autrefois. Cependant, tout en se rapprochant des
circonvallations du site sans toutefois oser encore y pénétrer, il ne tarda pas
à remarquer l’aspect des pierres ayant servi à la construction de la
cité : elles étaient vitrifiées et rien à sa connaissance ne pouvait
expliquer ce phénomène qui corroborait les maladies rongeant les populations de
la région. Naturellement, les boulangistes ignoraient le haut degré de
radioactivité de la pechblende.
Maria de Fonseca, demi folle,
elle-même rongée par les radiations, n’avait plus grand-chose à voir avec la
beauté métisse qui avait jadis ébloui M’Siri. Ainsi, comme nous l’avons déjà
vu, nombreux étaient les pygmées difformes, tout comme d’ailleurs leur
progéniture, du moins lorsque celle-ci survivait.
Est-il nécessaire de rappeler la
citation de Cléophradès à son adversaire, telle que Sir Charles l’avait
rapportée au lord pervers ?
Tu fais erreur, Marcion,
lorsque tu dis que le Logos fait chair en Jeshua, puis mû en Saint Esprit sous
forme de colombe, se résume en seulement trois hypostases. En vérité, je te le
dis, Pan Logos se sépara en quatre personnes tout en demeurant intègre. Il fut
Lui mais aussi Pan Phusis, Pan Chronos et Pan Zoon. Il extirpa le Mal,
l’Anti-créateur noir, la négation de l’énergie, le démon A El qui voulait le
défier et provoqua sa chute sur la Terre, le frappant de son foudre,
l’engloutissant au fin-fond de la terre d’Afrique, métamorphosant toute roche
alentour en cristal irradiant la mort. Ainsi fut recréé, reconstitué
l’orichalque du Timée et du Critias. Des créatures démoniaques naquirent alors
de ce bouleversement et se tapirent au sein de cette contrée désolée, étape
ratée de la création de ton faux dieu, singes hybrides géants, reptiles
inachevés, ours des ténèbres, pour qui des païens, des gentils, des tribus
égarées des Chamites bâtirent une cité troglodyte, baptisèrent de nouveaux
dieux hérésiarques qui eurent pour noms Kikomba-kakou et Kakundakari-kakou. Ils
leurs rendirent un culte indigète déviant pour les siècles des siècles.
Kwangsoon, chef des Bekwe,
mentait par omission à Barbenzingue : il savait que le commandant Wu était déjà
parvenu à destination, mais qu’il se cachait avec son équipe, attendant le
moment propice pour apparaître. Daniel et les siens avaient surgi en cet
espace-temps en un coup de tonnerre, après avoir franchi le vortex temporel,
faisant exploser la roche, ce qui l’avait fait qualifier par Kwangsoon de boula
matari, briseur de roc.
Quelque part dans le bassin conventionnel du
Congo, le soir du 24 novembre 1888. Les coordonnées géographiques et
temporelles restent volontairement imprécises, voire aléatoires, les auteurs
devant respecter les cartes et les connaissances de l’époque ainsi que l’embrouillamini
de l’espace-temps d’une Afrique recomposée. A Venise, c’est toujours le mois de
juillet.
Devant la case du chef du
village, un feu brûlait, éclairant la scène d’invocation des esprits de la
forêt, lui conférant un aspect fantasmatique du plus bel effet. La pluie avait
cessé depuis peu et, autour du brasier aux flammes dansantes, les joueurs de
tam-tam accéléraient leur rythme permettant ainsi au sorcier d’atteindre la
transe. Celui-ci, maigre et élancé pour ceux de son espèce, les traits
dissimulés derrière un masque simiesque, se contorsionnait tout en agitant un
étrange bâton tordu surmonté d’un pommeau sculpté à l’image de la divinité
monstrueuse invoquée, proférait des cris inarticulés, rugissait, se roulait sur
le sol spongieux, se relevait tout maculé de boue, se secouait, tremblait,
tapait des pieds, sautait par-dessus le feu, hurlait par à-coups, bref, se donnait
entièrement en spectacle, sortant le grand jeu afin de satisfaire les deux
hommes blancs crédules qui avaient commandé cette mascarade. Pierre Fresnay,
quant à lui, restait un peu en retrait, un léger sourire ironique sur ses
lèvres. Il pensait : « Quel cinéma ! »
Près du chef Kwangsoon, un nain
au ventre rebondi et au corps luisant, avachi sur son trône - les poncifs
nombreux sont tous volontaires et totalement assumés - étaient assis Hubert de
Mirecourt qui, pour rappel, avait le grade de commandant dans l’armée
française, identifiable à son uniforme voyant rouge et bleu, plus si rutilant
qu’autrefois, et Boulanger en personne.
Pour garantir le succès de son entreprise, de son complot contre son
pays mais aussi contre l’Allemagne, il fallait amadouer les autochtones Bekwe
et les divinités protectrices du coin.
- Kikomba! Hurlait le sorcier.
Kikomba!
Ce faisant la bave que personne
ne pouvait voir coulait de sa bouche tordue.
- Réveille-toi, Kikomba,
insistait le démiurge, esprit gardien de la forêt sacrée! Entends les cris de
ton serviteur. Entends ton peuple qui t’appelle. Goûte à l’offrande de la nuit,
cette panthère que les Bekwe ont capturée et sacrifiée en ton honneur! Kikomba!
Kikomba! Quant à toi, Kakundakari, toi qui sauvas les Kakundas-Kongos lorsque
la lune fut avalée par le Rampant affamé maléfique du temps où les pères des
pères de nos pères apprenaient à se tenir debout, oui, toi Kakundakari, viens
aussi! Viens à nous. Chasse ceux qui commandent au feu du ciel! Cueille les
enfants du Pâle et lance-les par-dessus les eaux du Kongo qui nourrit et
abreuve les Kikombas-Kongos et les Bekwe depuis toujours!
Boulanger ne comprenait goutte
aux éructations du sorcier. Hochant la tête, il se gratta la barbe puis
marmonna à l’oreille de Hubert.
- Toutes ces mômeries m’agacent.
Vous m’assurez que ces « singes » se sont rangés à nos côtés, qu’ils
vont nous aider…
- Oui, général, tout à fait. Ces
créatures existent, n’en doutez pas. Lorsqu’on les appelle ainsi, elles
émergent de la forêt et, dociles, servent les Kikombas-Kongos et les Bekwe.
- Pouvez-vous décrire ces bêtes?
À quoi ressemblent-elles?
- Hum, à en croire tous les
Pygmées, les guerriers aussi bien que les chasseurs, ces créatures ressemblent
à des gorilles de quatre à cinq mètres de haut. Leurs mâchoires s’ornent de
dents pareilles à des défenses d’éléphant. Le sommet de leur crâne serait
surmonté d’une sorte de corne de rhinocéros.
- Ne me dites pas que vous avalez cette
description fantaisiste!
- J’aurais plutôt tendance à y
prêter foi cependant. En fait, j’ai déjà bourlingué dans la région il y a dix
ans, répliqua fièrement le commandant en tirant sur ses moustaches. Cela, vous le savez et c’est la raison pour
laquelle vous m’avez recruté. En ce temps-là, je menais une expédition concurrente
à celle de Van Vollenhoven, financée par la Grande-Bretagne. J’ai aperçu et
croisé des créatures autrement plus fantastiques et improbables que ces grands
singes. Des dragons rampants, des serpents de dix mètres, des fourmis aussi
grosses et aussi larges que des rats, aussi carnivores que des hyènes ou des
lycaons. Alors, je suis prêt à tout gober.
- Mais, ce me semble, nous avons
déjà rencontré des créatures de cette sorte, s’exclama le brav’général.
Mais, j’ai ouï dire qu’il y avait un autre groupe
d’explorateurs. Peut-il vraiment nous faire obstacle?
- Général, permettez-moi de vous
rappeler que pour notre entreprise soit un succès il ne faut aucun témoin
gênant!
- Dans ce cas… il faudra… Vous
comprenez.
- Kwangsoon nous aurait-il caché
quelque chose ? Je suis entièrement dévoué à votre projet, général. Si
Kwangsoon nous trahit, nous devrons aussi le tuer.
- Au risque de nous aliéner
toutes les tribus de la contrée.
- On dirait que Kwangsoon veut se racheter une conduite. C’est pour
cela que son sorcier Kandu invoque les grands esprits vengeurs, c’est-à-dire
Kikomba et Kakundakari.
- Cette invocation est bonne pour
notre projet, n’est-ce pas?
- Je l’espère. Il vaut mieux
accepter les simagrées et les rites de ces indigènes, croyez-moi.
- Ah! La cérémonie s’achève
enfin. Elle m’a paru plutôt longuette.
- Mon général, je perçois quelque
chose, un bruit… cela vient de l’est. Ce grondement s’amplifie. Un gros animal
s’approche…
- Bah! Un éléphant…
- Pas ici dans cette forêt!
- Alors un gorille.
- A Dieu ne plaise! Un Européen…
bedonnant et chauve…
Ce cher Saturnin avait commis une
gaffe monumentale. Claustrophobe, ne supportant plus l’obligation de se cacher
davantage, il avait pris sur lui de sortir dans la nuit et d’assister au spectacle
donné par le sorcier, croyant dans sa naïveté qu’il n’allait pas être remarqué.
C’était sans compter sur sa maladresse et sa peur atavique des serpents. Un
reptile avait frôlé ses mollets.
**********
Alban avait pâli lorsque Oskar
l’avait mis en joue.
Les eaux du lac Tanganyika
miroitaient sous l’ardeur d’un soleil implacable, s’évaporant, tandis que les
hommes, harassés après leurs excès, demeuraient indifférents au drame qui se
jouait en cet instant. Ils ne protégeaient même pas leurs yeux, menacés par
l’ophtalmie, exposant leur tête et leur poitrine dénudée aux chaleurs brûlantes
de Phébus, ne se souciant même pas des hardes animales qui avaient coutume de
venir s’abreuver en ces lieux alors que le soir approchait.
C’étaient les herbivores, zèbres,
antilopes, gazelles et gnous bleus qui s’amenaient en premier, suivis des plus
redoutables buffles et phacochères alors que les prédateurs, soit qu’ils
fussent repus, soit qu’ils attendissent la nuit -les lionnes en particulier- se
tenaient pour l’instant à distance. Quant aux opportunistes, hyènes et lycaons,
ils n’avaient cure de tout ce qui se mouvait encore et n’exhalait pas des
effluves de sang et de chair décomposée. Çà et là, des oiseaux, grues cendrées,
marabouts et autres volatiles, se mêlaient aux créatures quadrupèdes, tandis
qu’à la surface du lac, on pouvait deviner la présence de poissons classiques
telles les perches mais également, nidifiant dans la boue, de moins orthodoxes
dipneustes pulmonés. Entre deux eaux, nageaient des spécimens encore plus
étranges qui témoignaient du remodelage de cette Afrique : crocodiliens géants
caparaçonnés, dont les écailles étincelaient à la lumière du soleil couchant,
offrant des reflets de jadéite, diaprées de turquoise, dont les mâchoires, plus
allongées que celles des gavials, munies de batteries sans cesse renouvelées de
plus de cinq cents dents, s’achevaient par une protubérance servant de narine.
Il y avait aussi des rescapés ou
des recréations des temps dinosauriens, des Trachodons et des Anatosaures
au long bec fouisseur, des sortes de pinnipèdes reptiliens dont les traits de caractère mêlaient ceux des éléphants de mer avec ceux des plésiosaures. Le cri d’un des soldats dont une jambe fut happée par un des crocodiliens ne perturba même pas Oskar tout à sa détermination de tuer l’ordonnance.
au long bec fouisseur, des sortes de pinnipèdes reptiliens dont les traits de caractère mêlaient ceux des éléphants de mer avec ceux des plésiosaures. Le cri d’un des soldats dont une jambe fut happée par un des crocodiliens ne perturba même pas Oskar tout à sa détermination de tuer l’ordonnance.
- Vous n’êtes pas Allemand!
Poursuivit l’exalté.
- Obertsleutnant, ich verstehe nichts…
-Ruhe! Sie sind gestorben!
- Halt von Preusse! s’intercala
alors le cinéaste avec un temps de retard.
D’une poigne de fer, Stroheim
avait interrompu le geste assassin du Prussien.
- Das ist ein franzözich
Verräter!
- Prouvez vos assertions,
mon colonel, poursuivit Erich.
- Lâchez-moi. La cour
martiale, ici, c’est moi. Je commande l’expédition.
- Certes. Mais encore
faut-il qu’elle se tienne. De plus, je suis plus gradé que vous, von Preusse.
Si vous avez un différend avec le lieutenant, réglez-le en homme d’honneur et
non en assassin.
- Seriez-vous en train de
me proposer un duel? Et me croyez-vous assez sot pour l’accepter?
À cet instant, Erich se souvint
fort à propos de cette séquence fameuse vue dans un film bidimensionnel projeté
à l’Agartha, tirée du Colonel Blimp montrant l’Allemand et le
Britannique en train de s’affronter à la loyale. Puis, plus invraisemblable encore,
la scène de Sherlock Holmes attaque l’Orient Express, où le héros
pastiché de Conan Doyle, se battait avec le méchant allemand, sur les toits des
wagons.
Cependant, il craignait qu’Alban
n’égalât ni Chester Flynt ni Steward Granger. À quand donc remontait son
entraînement dans les holosimulations? Stroheim se souvenait qu’en cinq duels
entre Gaston et Alban, le mousquetaire l’avait emporté quatre fois. Par contre,
à moins que l’Artiste se fût arrangé, le comte de Kermor et Tellier avaient
fait jeu égal. C’était oublier les derniers exercices ayant précédé le départ
pour le XIXe siècle. Cette fois-ci, le jeune comte avait reçu les leçons de
Daniel Lin lui-même.
Sans plus attendre, von Preusse
dégaina son sabre d’officier. Il avait hâte de voir mourir le blanc-bec. En
pleine savane, cette arme paraissait des plus incongrues et ne servait guère
qu’à symboliser l’autorité de celui qui la trimbalait.
Alban dut obtempérer. Il se mit
en garde. Les modèles utilisés différaient tout autant de ceux en usage à la
Royale que des lames de la cavalerie. L’acier Krupp cliqueta contre le même
acier. La dragonne de la garde de l’arme d’Alban le gênait. Il avait l’habitude
des dragonnes françaises. Mettant à profit un court répit, il l’arracha d’un
geste vif et esquiva à temps un coup mortel. Von Preusse ferraillait sans
souplesse et élégance, emporté par sa haine. Il lui manquait la subtilité des
escrimes française et italienne plus l’inventivité du Harrtan. Il se comportait
comme s’il eût eu affaire à une carcasse de bœuf à débiter en tranches.
- Ach! La lourdeur teutonne,
pensa Erich. Efficace, mais pas ici. J’avais tort de m’inquiéter pour Alban. Il
a l’avantage de l’âge et de la sveltesse. Les muscles d’Oskar ne sont qu’un
leurre. Il compte trop sur sa force. Mon ami eût plus risqué avec von Dehner.
Mais ici, ce dernier préfère demeurer spectateur.
Le soleil déclinait et le
crépuscule approchait. Les deux escrimeurs s’affrontaient toujours. Certains
mouvements et sauts d’Alban désorientaient le lieutenant-colonel. Maintenant,
le jeune homme tournait le dos au soleil grâce à un salto de Harrtan
particulièrement réussi alors qu’Oskar recevait désormais le rougeoiement
crépusculaire d’un astre moribond. En partie aveuglé, il fendit l’air plusieurs
fois dans le vide, peinant à appréhender les acrobaties du comte de Kermor.
Les berges du lac devenaient
toujours plus proches, intentionnellement, Alban y poussant son adversaire.
Erich comprit ce que le jeune homme avait en tête. Werner également. Il cria:
- Achtung! Das Wasser…
Trop tard! Von Preusse trébucha
dans la boue et tomba, lâchant son sabre. Il n’eut pas le temps de le ramasser.
Un étau implacable se referma sur sa jambe gauche et le lieutenant-colonel fut
happé par un de ces archosauriens géants, émules de Kiku U Tu qui écumaient
cette contrée lacustre alternative.
La réserve de viande disparut dans un remous à la grande horreur des spectateurs. Alban lui-même retint un cri de stupeur. Son intention n’était pas d’en finir de cette manière avec l’impétueux et sot Germain. Il avait simplement envisagé de le blesser, de le désarmer et ensuite, de le faire mettre aux arrêts par Erich qui prendrait ainsi le commandement de la colonne. De Kermor n’avait pas l’âme assassine.
La réserve de viande disparut dans un remous à la grande horreur des spectateurs. Alban lui-même retint un cri de stupeur. Son intention n’était pas d’en finir de cette manière avec l’impétueux et sot Germain. Il avait simplement envisagé de le blesser, de le désarmer et ensuite, de le faire mettre aux arrêts par Erich qui prendrait ainsi le commandement de la colonne. De Kermor n’avait pas l’âme assassine.
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Surpris par les Pygmées, Saturnin
pouvait sentir la pointe de leurs sagaies dans le gras de son dos. Poussant de
petits cris de douleur, il fut conduit en pleine lumière, en face de Kwangsoon,
de Barbenzingue et de Mirecourt. Le vieillard suait comme un bœuf. Il marmotta:
- Je ne donne pas cher de ma
peau.
Pierre Fresnay l’avait reconnu.
Il se recula dans l’ombre, ne tenant pas à ce que Beauséjour l’interpellât.
Lorsque Barbenzingue et le replet fonctionnaire à la retraite furent face à
face, Saturnin, comme en un réflexe, prononça cette phrase qui, invariablement,
venait à ses lèvres, lorsqu’il savait avoir fauté devant le Maudit.
- Monsieur, je vous en supplie,
ne me battez pas…
Il répéta cette supplique trois
fois, enclenchant un rire retenu chez Pierre. Se souvenant des accès de colère
de Galeazzo, le vieil homme attendait sa punition.
Boulanger marqua un bref
étonnement lorsqu’il reconnut à qui il avait affaire.
- Monsieur, nous avons l’heur de
nous connaître, ce me semble.
- Sans doute, sans doute… bégaya
le sieur de Beauséjour.
- N’étiez-vous point à cette
soirée de Bonnelles, parmi les invités de la duchesse d’Uzès? J’ai souvenance
d’un convive particulièrement gourmet qui s’impatientait à la venue tardive du
souper.
- Oui, c’est tout à fait cela,
approuva Saturnin avec un enthousiasme exagéré.
- D’accord. Mais expliquez-moi
maintenant pourquoi vous vous retrouvez présentement ici, en Afrique, dans mon
bivouac… vous ne pouvez être arrivé seul jusque-là…
Saturnin balbutia alors une
incongruité sachant que Boulanger n’avait aucune chance de le croire.
- Euh… la loterie d’un grand
magasin… le Bon Marché… La Samaritaine… les magasins du Louvre… j’ai tiré le
bon numéro. J’ai toujours rêvé de partir chasser le lion et l’éléphant en
Afrique… un safari, quoi… mettre mes pas dans ceux de Stanley… vos Pygmées ne
sont pas cannibales, au moins?
Hubert de Mirecourt, oscillant
entre le rire et la fureur, intervint.
- Que sont ce conte et ces
billevesées? Mon général, vous n’allez pas croire ce menteur?
- Assurément non, commandant.
Nous ne sommes pas en cour martiale. Cet homme paraît par trop grotesque pour
avoir endossé la panoplie d’un espion.
- Il nous dupe, il joue les
imbéciles. Les as du 2ème Bureau sont entraînés à feindre la
sottise. Laissez-moi l’interroger.
- Pas de brutalité mon cher.
Monsieur a visiblement passé l’âge de la « cuisine »…
- Un sexagénaire… oui… je vais
faire en sorte que « cela » ne se voie pas…
A peine Mirecourt sortit-il sa
badine et commença-t-il à la lever en direction de l’ex chef de bureau que ce
dernier, suant à grosses gouttes, les
yeux chassieux humides et s’exorbitant presque, entreprit de débiter les noms
de tous les membres de l’équipe du commandant Wu.
- Nous sommes un peu plus d’une
douzaine, je crois, si j’inclus cet homme singe, Azzo.
- Est-ce un Kikomba, un
Kakundakari ? Parle ou je te frappe !
- Euh, non, non, non… Il n’a rien
à voir avec ces géants. Il est petit et rabougri. D’après les commandants, il
est originaire d’Afrique du Nord, pas de cette contrée.
- Les commandants, releva Hubert.
De quelle armée ?
Saturnin déglutit puis bégaya :
- Pas de l’armée française.
Benjamin Sitruk est canadien, Deanna Shirley britannique. Une séductrice qui
use de mille agaceries pour vous enferrer dans ses filets. J’ai moi-même failli
succomber, à Bonnelles justement.
- Je ne m’intéresse pas aux
femelles et aux catins. La suite !
- Vous auriez tort de négliger
Violetta Sitruk, la fille de Benjamin et de Lorenza di Fabbrini. La demoiselle,
treize ans à peine, est une rouée de première. Je ne veux pas dire par là
qu’elle peut vous séduire, non, mais vous rouler dans la farine. Elle sait se
battre.
- Fleuret, pistolet ?
- Non, point du tout. Arts
martiaux exotiques.
- Vous n’avez livré que cinq noms
! Et le reste ? Il manque un commandant.
- En dernier, en dernier ! Des
artistes qui n’ont pas froid aux yeux nous accompagnent : Jean Gabin, Marcel
Dalio, Louis Jouvet.
- Des civils, des militaires ?
- Des civils. Puis, il y a Gaston
de la Renardière, authentique mousquetaire. Il a croisé le fer avec Saint-Georges
lui-même et a servi de modèle à Alexandre Dumas pour son Porthos.
- Non mais, arrêtez ces menteries
!
- C’est pourtant la vérité !
- Tout cela ne fait pas encore le
compte.
- Euh, c’est vrai ! J’ai omis
Carette. Julien de son prénom. Il excelle dans le rôle du cuistot. Ceci dit, il
préfère ouvrir les boîtes de corned-beef. D’ailleurs, le capitaine Craddock lui
demande de les accompagner avec des oreillons de pêche au sirop ou d’abricot.
- Capitaine Craddock ? Encore un
Anglais ?
- Ne l’appelez surtout pas
anglais. Il est écossais et fier de l’être ! Ce vieil aventurier de presque
septante années a roulé sa bosse sur les sept mers, euh, je veux dire dans les
sept galaxies.
- A propos du commandant Sitruk,
cela sonne un peu juif, non, monsieur ?
- Benjamin n’est pas pratiquant.
Il se contente de fêter la Pâque. C’est tout. Le commandant Sitruk est un
tireur d’élite réputé. Il a accumulé les trophées à tous les concours de tir. A
48 ans, il n’est pas rangé des armes à feu et des rayons laser.
- Quel autre traîne cuir compte
votre équipe ?
- On pourrait le prendre pour un
Levantin. Il manie à la perfection toutes les langues du bassin méditerranéen.
Mais c’est notre historien. Il se nomme Spénéloss.
- Assurément un ancien trafiquant
d’esclaves.
- Point du tout, commandant. Son
peuple brandit en étendard les droits de l’Homme, même lorsqu’il s’agit
d’éléphantoïdes, de crustaçoïdes, d’ovinoïdes. Toutefois, lui aussi sait se
battre, même s’il réprouve la violence. A ce propos, il est ceinture noire de Harrtan,
Violetta ceinture verte.
- Et vous ?
- Même pas ceinture blanche, fit
Saturnin penaud. Ce n’est pas le cas du capitaine Craddock qui est ceinture
marron comme le commandant Sitruk et Gaston.
- Ce que vous nous dites
signifierait que vous êtes à la solde du gouvernement de Mutsu Ito.
- Ah mais, Daniel Lin Wu n’aime
pas les Japonais.
- Madame de Saint-Aubain s’y
connaît en japonisme, mais elle n’est pas là pour vérifier vos dires.
- Daniel lui rendrait des comptes
sur ce point.
- Daniel Wu… Serait-ce lui le
deuxième commandant ?
- Oui-da ! Il commande l’équipe !
Barbenzingue s’en mêla. Il avait
tout écouté depuis le début.
- La duchesse d’Uzès m’avait
informé de l’enlèvement de Madame de Saint-Aubain par un dénommé Daniel qui la
retint en otage quelques jours. La baronne m’avait décrit le personnage. Un
très jeune homme, presque encore un enfant, aux yeux gris-bleus, à qui rien
n’échappait. Une chevelure auburn et un caractère espiègle. Je crois l’avoir
croisé, vêtu en groom, à Bonnelles.
- Tout à fait exact. Daniel Lin
est un prodige du déguisement. Il maîtrise l’art du grimage. Tenez, à propos de
prodige, justement. Ma peur atavique des serpents m’a mis entre vos mains. Vous
allez comprendre pourquoi. Il y a moins d’une semaine, il s’est passé quelque
chose dans le campement. C’était un peu après le souper… un python s’était
glissé dans la tente des réserves de vivres. La bête mesurait près de sept
mètres. O’Malley, le Briard de Deanna Shirley, faisait un raffut du diable.
Ufo, le chat de Daniel, n’était pas en reste. Gaston et Sitruk s’introduisirent
dans ladite tente avec l’intention d’en finir avec l’ophidien. Mais le
commandant Wu n’était pas de cet avis. Son éthique personnelle l’oblige à
respecter toutes les formes de vie, même les plus nuisibles et les plus
prédatrices. Pour lui, le Troodon vaut le moustique, le serpent corail le
médusoïde. Daniel s’est alors levé prestement et il est entré dans la réserve,
sur les talons des deux hommes. Or, il n’avait aucune arme sur lui. Benjamin et
Gaston sont ressortis de la tente en courant suivis quelques secondes plus tard
par le Chinois.
- Vous me la baillez belle,
s’esclaffa Barbenzingue. Maintenant, Tseu Hi, l’impératrice douairière, a des
services secrets ! Poursuivez votre conte. Il y a longtemps que je n’ai pas ri
autant.
- Le python dormait paisiblement
dans ses bras… il est rudement costaud Daniel pour porter un tel serpent sans
transpirer. Le plus surprenant c’est que le serpent n’avait rien avalé,
absolument rien! Je m’en suis assuré personnellement, plastronna fièrement
Saturnin, puisque j’ai eu le courage de me glisser sous ladite tente quelques
minutes plus tard. Les provisions étaient intactes !
- Qu’est devenu le python ?
Ironisa Hubert de Mirecourt.
- Je crois bien qu’il a été télé…
transporté à quelques kilomètres de notre campement.
Sa phrase à peine achevée,
Saturnin se dématérialisa soudain sous les yeux ébahis du général Boulanger et
d’Hubert de Mirecourt. Pierre Fresnay avait tout entendu, dissimulé derrière un
feuillage. Il fut soulagé de la disparition du trop prolixe faire-valoir. En
son for intérieur, il espérait que personne n’avait prêté foi à ce récit
abracadabrant. L’amnésie provoquée par Dan El ferait le reste.
A suivre...
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