Avertissement : ultime épisode, dénouement, épilogue de ce roman sulfureux et turbide déconseillé, selon les passages, aux moins de 16 ou aux moins de 18 ans, oeuvre qui fit date en 1890 lors de sa parution semi-clandestine.
Tandis que l’héroïne de ce roman n’était plus
qu’une oiselle éjointée aux poumons déliquescents emplis d’empyèmes, le cours
de l’histoire trop tranquille de la famille Allard était marqué par des
bouleversements sans pareils. Le pater familias était parvenu à
convaincre son épouse de la nécessité de deux adoptions, parce qu’il fallait
des sœurs, des camarades, à la pauvre petite Pauline, fort chétive et renfermée
au demeurant, une Pauline désormais plus proche d’une Junon sachant ce qu’elle
voulait que d’une timide fillette, et qui avait des secrets bien gardés.
Pour nous résumer, si mes lectrices le
tolèrent, l’adoption de Quitterie avait été plénière, celle d’Odile fut simple.
Question de l’existence ou non d’une parentèle survivante… parce que l’on sait
que les principes de la charité républicaine induisent le recrutement d’ouailles
pour la cause athée, de préférence non influencées par de dévots parents
attachés à Dieu et non point au progrès positiviste. Le Grand Architecte maçon
de l’Univers s’était substitué chez mesdemoiselles Berthe Louise Quitterie
Allard-Moreau et Odile Allard-Boiron - puisque c’est ainsi qu’il me faut
désormais les qualifier à l’état civil officiel - à ce Dieu barbu, iconique et
vénérable que notre chrétienté a préféré au Logos abscons et irreprésentable de
Jean de Patmos. Les deux fillettes durent embrasser la foi protestante, pour ne
point écrire la libre-pensée, ce qu’elles firent d’ailleurs sans état d’âme,
leurs convictions religieuses - sans doute à cause de leurs cœurs endurcis par
les épreuves traversées dès la naissance favorisant la négation de toute
Providence comme chez Monsieur Voltaire - étant peu affirmées. Allard éprouvait
une affection sincère pour la petite belette, qui lui rendait cela en toute
plénitude par la manifestation exclusive d’une piété filiale non feinte,
absolue dirais-je, puisqu’elle avait enfin trouvé en lui ce substitut de papa
qu’elle n’avait jamais connu. Elle honora lors son père et sa mère, comme nous
l’impose le quatrième commandement du Décalogue. Hégésippe Allard confia la
fragile enfant aux soins des médecins les plus réputés. Une série de séjours
dans les Alpes et à la Riviera lui furent salutaires ; Les hémoptysies ne
furent plus qu’un mauvais souvenir ; elle recouvra du poids et des couleurs
ainsi qu’une relative bonne santé. L’aliéniste fit remplacer son inesthétique
appareil orthopédique par une chaussure spéciale, plus seyante, qui la
meurtrissait bien moins. Entre les mains d’Hégésippe Allard, la jeune fleur
délétère s’épanouit, révélant enfin sa beauté de blonde soutenue au cou et aux
joues de lait.
De même, le savant s’étonnait de la
métamorphose de sa chère Pauline, au caractère pour lui soudain. Elle devenait
coquette, enjouée, vive, gaie, enthousiaste, fraîche, abandonnant ses oripeaux
sombres, ses toilettes austères pour une vêture plus élégante, aux froufrous de
jeune fille, qui fit jaser et jalouser ses camarades de demi-pension. Même sa
personnalité avait changé, en sus de son comportement. Elle s’avérait moins
rétive, moins fuyante, bien plus chaleureuse et ouverte. En peu de semaines,
Odile elle-même s’était transformée en une ravissante et distinguée fillette
aussi ornementale qu’une jeune plante en pot. Ses longs cheveux noirs
magnifiques, aux reflets bleutés, et la matité de son incarnat, due davantage à
son habitude du plein air qu’à un atavisme quelconque, contrastaient avec le
saphir de ses yeux de pervenche, qui se voilaient parfois d’une mélancolie de
bon ton. Sa voix se faisait apprêtée, flûtée, assez snob, un peu
anglaise, quasi salonarde. Elle avait acquis toutes les bonnes manières du
Monde.
Les trois sœurs de fait du couple Allard
étaient désormais unies par une camaraderie, une amitié indéfectible et
indissoluble, au point que, dans leur entourage familial, jusque chez leurs
tantes et grandes tantes par alliance dont Odile et Quitterie firent
connaissance, on les surnommait les triplettes, non que cela fût
péjoratif, et bien qu’elles n’eussent entre elles trois aucun lien du sang ou
de l’hérédité. Toutes trois avaient pris pour habitude de se réunir dans le
boudoir ; elles s’y inventaient, s’y construisaient des romans, des fictions,
des personnages, distribuaient leurs rôles respectifs tout en chargeant
Victorin de consigner ces intrigues romanesques dans de petits carnets qu’il
remplissait d’une écriture féline, sous le regard approbateur de la fameuse poupée de
calicot achetée à Cléore, que Pauline avait daigné conserver, tel un substitut
à son amour défunt, relique qu’elle choyait fort, dorlotait et soignait
bien, et à laquelle elle se confiait lorsqu’elle se trouvait seule, lui
dévoilant tous ses petits secrets. Entre la manducation de plusieurs macarons
et la dégustation d’un thé citrin d’Albion, accompagné de madeleines qu’elles
laissaient fondre languissamment sous leurs papilles sensuelles, afin qu’elles
se remémorassent toutes les dulcifiées sensations de plaisirs gustatifs d’un passé
aristocratique aulique supposé, elles se désignaient et se nommaient sous leurs
identités nouvelles.
« Moi,
Albertine… eut l’habitude de dire Odile.
- Je m’appelle
Andrée…affirmait Pauline.
- Quant à moi, je
suis Gilberte et je souhaiterais me rendre en villégiature à Bolbec, bien que
ce ne soit point une station balnéaire, répondait Quitterie avec une grâce et
un nonchaloir compassés tout en éployant son corps svelte et en s’amusant à des
sautillements comiques sur sa bottine bote guêtrée qui fleurait bon le cuir
tout neuf.
Toutes trois débordaient de faveurs, de
dentelles, de boucles anglaises. Et Victorin notait avec soin tous leurs dires
superficiels.
Allard ne voyait aucune malice saphique dans
les relations profondes et sororales unissant le trio de jeunes nymphes
fleuries, contrairement à Victorin, plus futé, qui craignait que ces liens
affectueux allassent au-delà du raisonnable et de ce que la décence permettait.
Il avait surpris un incident révélateur en une pâtisserie de Passy, lorsque, par
mégarde, Pauline avait renversé de la crème glacée sur le cou flexible et pur
de Quitterie et taché son col tout engrêlé et festonné. Elles s’étaient allées
promptement en un cabinet de toilette - luxe appréciable en ce salon voué à la
gourmandise - et le jeune homme leur avait emboîté le pas sans qu’on le
remarquât, Odile étant trop absorbée dans ses babillages futiles de jeune fille
comme-il-faut avec sa tante Hermance, avec laquelle elle aimait à avoir des
causeries de mode et de parfumerie. Elle parlait aussi manucure, et montrait
ses douces mains gainées de mitaines de dentelles.
Par la porte entrebâillée de ce cabinet à
lavabo, Victorin s’était régalé d’une petite scène anandryne fort significative
; il avait vu, de ses yeux pétillants vu, Pauline lécher, sucer et bécoter
toutes ces coulée de crème glacées épandues sur la peau du cou de sa mie
demi-sœur, notre Quitterie en extase qui ne cessait de murmurer : « Oh,
que cela est froid et bon ! Mais que cela est froid et bon ! » tandis que
les mains de chacune s’égaraient sous leurs jupes, près des fesses et de
l’entrefesson, caressant le coton émollient de leur linge comme-il-faut. Afin
de faciliter leurs caresses et de se mettre plus à l’aise, elles essayaient de
se délacer en une série de gestes empreints de maladresse, presque empruntés,
ainsi que deux jeunes vierges enamourées impatientes de voir percer leur
membrane de vestales. La scène s’était prolongée six bonnes minutes. Aux
tendres regards séraphiques qu’elles échangeaient, il était visible que Pauline
et Quitterie étaient fortement éprises l’une de l’autre, sans que le jeune
homme eût pu expliquer les raisons de l’existence d’un tel sentiment que ses
parents pensaient naïvement celui exprimé par une sœur pour sa cadette adoptée
et fragile, sans qu’ils soupçonnassent jamais son caractère crûment charnel.
Victorin avait perçu un susurrement des
lèvres de Quitterie : « Embrasse-les ». Il avait cru qu’elle
sollicitait un bécot sur ses tétins naissants ; de fait, il s’était mépris,
parce que Pauline avait retroussé toutes les jupes et tous les jupons de
dentelles de sa chérie, dévoilant non seulement ses bas de soie blancs aux
jarretières roses agrémentées d’un ruissellement émoustillant de faveurs bleu
nattier - alors que la sœur du jeune homme curieux portait des bas noirs - mais
aussi les fascinantes lanières de cuir et la longue guêtre boutonnée de la
bottine orthopédique du pied-bot de l’adorable enfant. Il constata que
Mademoiselle Moreau-Allard arborait de courts bloomers, à la limite de la
décence, qui laissaient un intervalle troublant de chair de cuisses nues entre
leur ourlet et les jarretières, et chose pire, que, dans ses ébats, Quitterie
avait entr’ouvert cette lingerie, défait son boutonnage d’entrejambes,
dévoilant le chatoiement d’une ligne de duvet nouvelet d’un ocre blond doré un
peu plus foncé que sa chevelure, pourtant devenue fort belle, nouveauté pré-pubère
apparue récemment. Cette nouvelleté pubienne, sans aucun doute bien douce au
toucher, rendait la petiote ravissante, vraiment, et désirable par toutes les
femmes portées sur les tendrons pré-nubiles de leur sexe. Le plus inconvenant
dans l’affaire était l’expression visible du plaisir éprouvé dans cette
étreinte par la demi-sœur de notre Victorin, chose impudique qui s’était
manifestée sans façon en l’étoffe de la lingerie auréolée d’une large tache
humide en son entrefesson. Prise de spasmes impudents, elle était au bord de la
pâmoison. Sans doute était-ce la première relation sexuelle vraie de la
demoiselle, dont jusque là, lorsqu’elle avait encore cette maigreur étique de
levrette sloughi aux côtes, aux creux et aux vertèbres bien peu appétissants
nonobstant son ravissant cou de cygne, les dames saphiques s’étaient contentées
de son joli petit pied tout bossu. Ce ne furent donc pas les seins de Quitterie
que Pauline embrassa, mais chacune des demi sphères charnues de son postérieur
lors plus rond du fait des grammes pris par Mademoiselle Moreau-Allard, cela,
sans la déculotter, s’il vous plaît, parce qu’il est plus doux aux lèvres
d’effleurer la saveur ouatée des bloomers que la chair nue d’un cul de nymphe
encore un peu maigrelette. Et il était évident que Pauline excellait à ces
petits jeux érotiques. « Si père savait cela… pensa le jeune inverti… il
rosserait mes sœurs à coups d’étrivière. »
De fait, le frère de Mademoiselle Allard
était le seul à avoir décelé la vivacité hardie des tendres liens qui
unissaient nos trois demi-sœurs, et à avoir compris que la jolie Pauline avait
basculé dans le lesbianisme. Après tout, il n’y avait pas inceste en cette
affaire, puisqu’aucun lien de sang entre les trois fillettes. Il s’attendait à
ce que nos deux petites poupées saphiques pornographes s’agaillardissent
davantage. Sa déception fut grande. Il eût aimé entendre Quitterie proposer à
son amie : « Ma très douce, voudriez-vous que nous nous
déculottassions ? Cela me siérait fort car j’aimerais que vous accolassiez
les lèvres de votre bouche à celles de mon sexe, afin que vous en léchassiez
toutes les mictions, tout l’exquis jus d’agave vénérien qui en gouttera durant
notre transport. Puis, je vous rendrai cette caresse buccale digne des délices
de Capoue et des fontaines de miel du jardin d’Allah. » Sans doute la
crainte qu’on les surprît avait motivé qu’elles limitassent les hardiesses
perverses de leur relation affective,
ce qu’elles n’eussent pas manqué de faire, subodora le damoiseau, si elles
avaient disposé de davantage de temps en un endroit plus intime, plus isolé,
plus approprié qu’une pâtisserie où le chaland allait et venait.
Notre jouvenceau Victorin, son membre excité
devenu un court instant aussi tendu et gonflé que celui d’un libertin priapique
du siècle des perruques, s’était éclipsé discrètement, avec un sourire
narquois, avant que nos deux amantes ressortissent de ce cabinet, un peu rouges
et allègres, fort mouillées aussi, leurs toilettes ornementées de demoiselles
modèles légèrement en désordre quoiqu’elles les eussent rajustées après leurs
hétérodoxes transports.
D’ici deux ans, avec la venue du printemps, nos
gamines se rendraient au premier bal de Pauline parce qu’elle aurait l’âge –
seize ans – puis, à leur tour, les années succédant aux années, à leur propre
bal des débutantes, lorsqu’elles approcheraient de leur seizième anniversaire,
pour effectuer leur entrée officielle dans le Monde, et le jeune éphèbe se
persuadait qu’à cette occasion mondaine, il constaterait qu’aux cavaliers à la
figure constellée de boutons, elles préféreraient toutes trois danser entre
elles, en ce bal blanc, et seulement
entre elles, poitrine contre poitrine désormais épanouie et corsetée, trop
proches, bien trop proches, eût-il pu dire à ce moment d’avenir. Il garda pour
lui le secret de ses constatations afin d’obvier à toute fâcherie, à tout
scandale. Mais Victorin pressentit que, vers leur dix-huitième année, nos
jolies enfants, par exemple à la mer normande, iraient beaucoup plus loin
encore dans leurs tendres épanchements féminins, jusqu’à s’étreindre nues dans
le sable détrempé de mouillures peut-être ? Sur ces entrefaites, en retour au
présent, Odile fêta ses douze ans, et cela fut une grande fête, qui coïncida
avec le jour de l’exécution de Julien, le meurtrier de l’inspecteur Moret,
décoré de la Légion d’honneur à titre posthume, en tant que martyr de la
République.
****************
Le temps de l’épilogue est las arrivé, et une
ultime scène vous servira à prendre dignement congé de ce récit romanesque.
Au guichet du monastère de la communauté
féminine de M**, on avait reçu, sur les ordres de la Mère supérieure, une
pauvre fille perdue ayant coiffé la Sainte-Catherine, fille qui souhaitait que
ses derniers jours, proches d’après elle du fait d’une phtisie et d’une
syphilis assez avancée, se déroulassent dans la paix, la prière et la
contemplation, également sans que ceux qui la recherchaient pour ses fautes ne
vinssent la reprendre en ce havre clos hors du monde des hommes. Elle devint la
novice Cléore de la Sainte Annonciation, nom qu’on lui toléra, sans qu’elle eût
prononcé les moindres vœux claustraux, du fait que son espérance de vie se
limitait au mieux à une dizaine de mois.
Revêtue de son nouvel uniforme clarissime à
la longue robe, à la guimpe et au petit voile immaculés, la novice Cléore
s’était allée en la cellule de la Mère supérieure lui exprimer sa complète
gratitude et avait fait savoir qu’elle renouvellerait quotidiennement ces
remerciements après l’office de vêpres. La fille déchue recherchait le
réconfort auprès de celle sur laquelle elle pouvait indéfectiblement compter.
Trois mois environ après son arrivée, Cléore
de la Sainte Annonciation désira que l’entretien se prolongerait au-delà des
quinze minutes accoutumées parce qu’elle voulait livrer à la Mère ses ultimes
confessions pour le pardon final. Or, nous le devinons aisément, la Mère
supérieure de M** n’était autre que la vicomtesse en personne.
Cléore épancha sans retenue son cœur meurtri
d’anandryne inassouvie, ses belles boucles rousses cachées à jamais à la
concupiscence des deux sexes. De fait, les stigmates de son mal la
métamorphosaient, faisaient sombrer sa beauté dans la déréliction.
L’amaigrissement de ses joues dû à la tuberculose, conjugué à l’éruption d’un
abcès purulent d’origine syphilitique sur sa pommette gauche, y étaient pour
beaucoup. Elle devenait comme lépreuse ou galleuse. Ses yeux brillaient d’une
fièvre malsaine ; son front brûlant perlait d’une suée de poitrinaire.
Bien qu’elle entrecoupât ses paroles d’accès de toux irrépressibles,
Mademoiselle de Cresseville parvenait à parler éloquemment à Madame la supérieure
abbesse, et son éloquence maladive avait pour objet sa volonté narcissique de
l’absolution, de l’expiation. Sous ses voiles de Mère supérieure, Madame se
résignait à supporter avec abnégation les lamentations et suppliques de son
amie.
Elle culpabilisait ; elle s’accusait. La
destruction de Moesta et Errabunda était
sa faute, sa très grande faute, sa maxima
culpa. Elle en portait la responsabilité écrasante, ramenant tout à elle et
le confessait sans trêve à Madame. Elle battait donc sa coulpe avec une exagération
baroque. La fausseté du sourire de la vicomtesse l’indifférait, tant Cléore,
habitée par son remords et son envie de se racheter, devenait étrangère aux
paroles de commisération et de réconfort que Madame essayait de lui prodiguer
avec chaleur. Elle demeurait agenouillée, les mains en prière, dans une
position douloureuse, tant ses genoux suppurants étaient meurtris par de
multiples plaies et ulcères dus autant à la tuberculose qui cariait désormais
ses os qu’aux affreux progrès de la syphilis pourrissant ses viscères. Cléore
ressemblait à une folle mystique, une pécheresse repentie dont la chevelure de
feu, qui commençait à ternir et à tomber par touffes à cause de la maladie,
rappelait son origine infernale symbolique. Il était clair que son cerveau
était atteint, et qu’elle perdait peu à peu tout entendement, tout sens des
réalités. Les mots de Madame de** passaient par-dessus sa tête ; elle
feignait les écouter, puis reprenait son laïus d’aliénée vérolée, son délire
d’anandryne monomane, persuadée que le Dieu des chrétiens qu’elle avait
délaissé la châtiait pour sa faute de chair inversée, innommable et
mortelle ; qu’elle pouvait certes inlassablement demander l’intercession
de la Vierge et des saints en rémission de tout cela, mais que tous ses péchés
demeureraient inexpiables, parce qu’elle était la Jézabel moderne.
Cléore se pensait recluse, en nouvelle Jeune captive d’André Chénier de la fin
du XIXe siècle, en réincarnation d’Aimée de Coigny, muse de tous les excès bientôt
victime expiatoire de la nouvelle Terreur suscitée par la Gueuse. Elle avait la
conviction que ses Liaisons dangereuses avaient
suscité le dégoût et l’opprobre de tous les hommes, bien qu’elle n’eût fait que
mettre en pratique à sa manière ce que prônait le poëte Baudelaire, à l’art
versificateur insigne et incontournable, ce commandement
de la passion charnelle, message quintessencié de L’Invitation au Voyage : Aimer
à loisir, aimer et mourir…
De fait, elle qui s’était crue à l’abri,
immune, s’était méprise. Cléore s’était pensée avec une crédulité absolue à
l’avant-garde d’une révolution féministe à venir ; de fait, son combat
était d’arrière-garde, de celui de la coterie de l’Autrichienne, coterie
anandryne réprouvée et vilipendée par tous ces pamphlets et libelles pornographiques
diffamatoires produits dans les officines du futur Egalité, qui avait
contribué, en exaltant la haine, à saper toute la Monarchie qu’elle adulait et
eût voulue restaurée sur l’heure, en cet an 18**...
Marie-Antoinette, la Reine martyre, devenait
son modèle. Elle n’avait vécu que de caprices, d’envies superficielles à
assouvir, de frivolités de cour, comme elle, isolée en sa casemate dorée de la
réalité des humbles au ventre vide quémandant l’instauration de la sociale, ces gueux sans nul abri qui,
selon Hugo, s’emmitouflaient dans des chiffons moisis pullulants de vermine
afin de croire mieux vivre ainsi, couverts du réconfort trompeur que prodigue
la pourriture qui tient chaud, qui rassure, à ceux qui n’ont jamais rien
possédé en propre hormis leurs bras à louer.
Elle avait trop fait joujou avec les fillettes qu’elle avait déshonorées,
croyant les éduquer, les endoctriner en vue de sa prise de pouvoir. Elle avait brisé toutes ses poupées vivantes,
tous ses jouets, son rêve entier déraisonnable. Cléore serait donc jugée telle
la Reine en octobre 1793 ; elle comparaîtrait au Tribunal révolutionnaire
devant l’accusateur public entouré de ses assesseurs emplumés. Un nouvel Hébert
l’accuserait de coucheries insanes,
d’avoir commis sur ses juvéniles pensionnaires tendrelettes toutes sortes de
turpitudes contre nature. Elle se défendrait bec et ongles, mais telle une
désespérée sachant sa cause perdue du fait de l’ignorance et de la bêtise des
mâles dominateurs.
La République, dans sa volonté de tout convertir
au laïcat, prendrait d’assaut le monastère de M**, où Madame avait tort de se
croire à l’abri, puisqu’elle l’avait fait pour Moesta et Errabunda. Les congrégations, les moutiers, seraient
persécutés, dissous, à la manière du sanguinaire Henry VIII d’Angleterre. Les
nouveaux sans-culottes de la Gueuse, fanatisés par les discours prônant la
vengeance de la multitude des ventres creux contre l’infime poignée des nantis,
mettraient bas le cloître aux arcatures romanes, violeraient et éventreraient
les nonnes et les moniales, en un nouveau massacre de septembre orgiaque. Ils
accompliraient la prophétie de Cléophée-Odile la maudite. Ils reprendraient
leurs oripeaux d’antan, coifferaient le bonnet phrygien, revêtiraient la
carmagnole, le pantalon rayé, brandiraient le chef tranché de Madame au bout
d’une pique et s’iraient le promener dans toutes les rues de Paris en dansant
et entonnant le nouveau Ça ira. Cléore elle-même constituerait la plus
tentante des proies, leur nouvelle princesse de Lamballe, la gouine déviante à abattre, à étriper toute. Quel jouissif bouc-émissaire que voilà ! Dérision ! Elle
mourrait saintement, éviscérée, énucléée, dépecée, tous ses organes arrachés,
éparpillés, telles des fressures horribles, sur un sol fangeux qui boirait son
sang, l’absorberait, l’épongerait dans cette tourbière sacrificielle d’une
nouvelle sorte. Une goualeuse obèse, écarlate d’absinthe, son corsage éclaté,
seins colossaux jaillis, tétins énormes dehors, porterait ses intestins
boursouflés infestés d’excréments en sautoir, en collier, en pendentif à l’esclavage. Un sigisbée efféminé,
afin de s’assurer une virilité de façade, aurait l’honneur d’arborer sa toison
merveilleuse en guise de moustache, en imitation du sort de celle de la pauvre
Lamballe ;
il n’y aurait nul Elémir pour recueillir pieusement cette relique de notre Sainte Cléore. Oui, elle mourrait en sainte des temps nouveaux, emplis de bruit et de fureur. Ces temps de sang, du XXe, même du XXIe siècle, que les abus d’un capitalisme se croyant le maître définitif du monde engendreraient à la longue de par ses excès matérialistes inévitables chez ceux qui n’ont ou feignent ne plus avoir aucun adversaire plausible en face. Seule la Religion fondamentale, intègre, se dresserait contre le Dominateur, une fois anéantis les avatars invertis du Capital qui se disaient communistes, nouvel Islam du nouveau VIIe siècle, qui convertirait en masse tous les laissés-pour-compte, les meurt-de-faim de l’avenir, constituant, comme l’avait si bien écrit l’abbé Sieyès, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la Nation Monde, de l’Œkoumène, réservoir immense de ce siècle vingt-et-un après le Christ. Cléore, réincarnée, serait l’égérie, la prophétesse, la Sainte Guide, qui galvaniserait cette horde spiritualiste ; elle brandirait la bannière, le pennon sinople de ce nouvel Islam, où serait inscrit en arabesques d’or le premier commandement, la profession de foi du néo Coran : la Bona Dea est la seule déesse et Cléore sa prophétesse. Liberté guidant le peuple du monde entier, coiffée d’un turban noir en lieu et place du bonnet rouge, elle chargerait, cet étendard en main, sous le feu redoublé de la mitraille.
Il s’agissait là d’un pur délire conjectural, du rêve d’une aliénée en un avenir non probabiliste. Le chancre vénérien atteignait la cervelle de Cléore ; Délie lui eût dit qu’elle devenait bonne à enfermer dans ce que notre Irlandaise désignait en anglais sous le terme significatif de lunatic asylum. Mais pourquoi donc les vagabondages de la pensée meurtrie de Cléore l’avaient-ils menée à l’évocation de la pauvre Adelia ? Celle-ci disparue, Mademoiselle de Cresseville réalisait qu’elle avait été son seul véritable amour. « Désormais, songeait-elle, les larmes perlant de ses yeux magnifiques, ma Délia fume la terre… » « Qu’ont-ils fait de sa dépouille, tous ces gendarmes affreux ? L’ont-ils jetée sans bière dans une fosse commune, privant mon adorée d’une sépulture décente, recouvrant ce trou immonde de chaux vive ? Pourquoi ce sort digne d’une indigente ? »
il n’y aurait nul Elémir pour recueillir pieusement cette relique de notre Sainte Cléore. Oui, elle mourrait en sainte des temps nouveaux, emplis de bruit et de fureur. Ces temps de sang, du XXe, même du XXIe siècle, que les abus d’un capitalisme se croyant le maître définitif du monde engendreraient à la longue de par ses excès matérialistes inévitables chez ceux qui n’ont ou feignent ne plus avoir aucun adversaire plausible en face. Seule la Religion fondamentale, intègre, se dresserait contre le Dominateur, une fois anéantis les avatars invertis du Capital qui se disaient communistes, nouvel Islam du nouveau VIIe siècle, qui convertirait en masse tous les laissés-pour-compte, les meurt-de-faim de l’avenir, constituant, comme l’avait si bien écrit l’abbé Sieyès, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la Nation Monde, de l’Œkoumène, réservoir immense de ce siècle vingt-et-un après le Christ. Cléore, réincarnée, serait l’égérie, la prophétesse, la Sainte Guide, qui galvaniserait cette horde spiritualiste ; elle brandirait la bannière, le pennon sinople de ce nouvel Islam, où serait inscrit en arabesques d’or le premier commandement, la profession de foi du néo Coran : la Bona Dea est la seule déesse et Cléore sa prophétesse. Liberté guidant le peuple du monde entier, coiffée d’un turban noir en lieu et place du bonnet rouge, elle chargerait, cet étendard en main, sous le feu redoublé de la mitraille.
Il s’agissait là d’un pur délire conjectural, du rêve d’une aliénée en un avenir non probabiliste. Le chancre vénérien atteignait la cervelle de Cléore ; Délie lui eût dit qu’elle devenait bonne à enfermer dans ce que notre Irlandaise désignait en anglais sous le terme significatif de lunatic asylum. Mais pourquoi donc les vagabondages de la pensée meurtrie de Cléore l’avaient-ils menée à l’évocation de la pauvre Adelia ? Celle-ci disparue, Mademoiselle de Cresseville réalisait qu’elle avait été son seul véritable amour. « Désormais, songeait-elle, les larmes perlant de ses yeux magnifiques, ma Délia fume la terre… » « Qu’ont-ils fait de sa dépouille, tous ces gendarmes affreux ? L’ont-ils jetée sans bière dans une fosse commune, privant mon adorée d’une sépulture décente, recouvrant ce trou immonde de chaux vive ? Pourquoi ce sort digne d’une indigente ? »
Elle se tourmentait tant que son mal
l’étouffait et que de nouveaux crachements la reprenaient devant Madame effarée
du triste état de son amie. Elle essayait de contenir ces accès morbides en
égrenant un chapelet qu’elle portait à la ceinture de corde de sa robe de
novice, marmottant, pitoyable :
« Madame,
rédimez mes péchés… »
Madame la scrutait, l’examinait, grave, de ses
yeux langoureux. Cléore ne cessait de répéter cette phrase pathétique, entre
deux spasmes et hoquets d’étouffements, entre deux hémoptysies, pour que la
vicomtesse lui répondît favorablement, se laissât fléchir et prononçât
l’absoute qu’elle n’avait pas le pouvoir et la faculté de donner, du moins,
dans cette religion paulinienne qui excluait les femmes du sacerdoce. La vicomtesse
eût été ordonnée prêtresse du culte de la Bona
Dea qu’elle eût délivré à Cléore le
sacrement de la confession, en vertu de ces pouvoirs magiques, presque
thaumaturgiques, que la Déesse Mère lui
aurait conférés. Saint Viatique, ô, Saint Viatique… Ego te absolvo… Mais l’entrevue touchait à sa fin, et ce serait
peut-être l’ultime. Bientôt, Cléore ne quitterait plus sa litière de
souffrance, en sa lente agonie, rongée en tout son organisme devenu hideux à
voir, chauve, hectique, dénutrie, suant de sang et couverte de plaies et d’apostumes.
Elle baignerait dans son ichor putride, puerait tel un Louis XV moribond.
Supporterait-elle cette attente d’un trépas naturel atroce ou
solliciterait-elle à Madame la permission d’abréger sa géhenne avant que ce qui
restait encor de sa beauté rousse fût tombé en cendres ? Elle pouvait
demeurer, durer encore ainsi trois, quatre mois voire davantage. Or, comme ses
petites chéries, Cléore s’était dotée du moyen d’en finir au plus vite. Sa
dent, cette prémolaire qui contenait une capsule de cyanure… Il suffirait
qu’elle la croquât pour que le flux du poison se déversât en sa gorge et
l’achevât. Ses jours lors prendraient fin ; elle serait délivrée de toutes
ses douleurs triviales d’ici-bas. Ce ne serait pas un vrai suicide, juste ce
que les esprits doctes qualifiaient du terme barbare d’euthanasie, à la racine
pourtant grecque. Le temps de dire adieu
au monde approchait ; la faux du Vieillard Temps étendait jà son ombre
redoutée et Cléore voulait fixer elle-même le rendez-vous avec Dame La Mort.
Puis, son âme s’irait en l’Amenti des Anciens Egyptiens où elle subirait la
torture pour les siècles des siècles. L’avait-elle voulu ainsi…ainsi soit-il,
ainsi devait-t-il être ? Pourquoi n’aurait-elle pas le droit de racheter
son âme ? Le Rédempteur existait-il ou non ? Si oui, se laisserait-il
attendrir par la pauvre Cléore le jour du Jugement Dernier ? Mademoiselle
fut tentée de répondre par l’affirmative… Le Salut, le Pardon… Rédemption, ô,
le doux mot harmonieux, musical… Orbe des sphères célestes, harpes séraphiques,
trompettes des Archanges aux voix hyalines… oui ainsi serait-il en l’au-delà…
Paradis des réprouvées rédimées, des Marie-Madeleine… Amour, Pardon et
Rédemption…. Ce serait enfin le terme de tous ses maux… La Rédemption…
Rédemption… REDEMPTION.[1]
R. treize mai mil huit cent quatre-vingt-neuf –
L. huit mars mil huit cent quatre-vingt-dix.[2]
[1]
Le roman « Le Trottin » s’achève ainsi, par la répétition du mot rédemption.
Il semble que le manuscrit originel avait prévu l’insertion d’un poème, sorte
d’élégie funèbre qui aurait complété le discours des pensées terminales de
Cléore de Cresseville, mais Aurore-Marie de Saint-Aubain en décida autrement,
jugeant qu’il convenait mieux de terminer son œuvre romanesque sur un unique
mot à la charge symbolique puissante.
[2]
R. pour Rochetaillée, L. pour Lyon.