A
Rebours : Des Esseintes, la décadence et le dandysme.
Par
Christian Jannone.
Je vais d’abord m’atteler
à un résumé de chaque chapitre du roman de Huysmans,
résumé duquel émergent les idées forces de l’œuvre. La Notice ouvrant le texte met en place le cadre « décadent », en présentant Jean de Floressas des Esseintes comme le dernier rejeton d’une lignée remontant à un mignon d’Henri III, dont il aurait conservé la ressemblance, l’expression et la barbe. Certes, c’est un duc, mais l’ultime représentant d’une race vouée à l’extinction. Huysmans se moque du naturalisme biologique de son ex-mentor Zola,
de l’atavisme des Rougon-Macquart, admirablement disséqué dans Le Docteur Pascal (qui ne paraîtra qu’en 1893), en insistant sur le physique frêle du jeune homme de trente ans, sur les méfaits de la consanguinité, sur ses maladies, sa claustration au château de Lourps,
en Seine-et-Marne, plutôt lugubre, avec ses domestiques âgés, sur ses études chez les jésuites (l’importance du religieux pointe déjà chez l’auteur). Pour ma part, Des Esseintes me fait plus penser aux derniers Habsbourg d’Espagne et aux derniers Valois. Ce solitaire, ce lisant, qui a eu maintes aventures féminines prohibées et sans avenir, est en quête d’un autre type d’évasion : dénicher la Thébaïde, la Terre promise où il pourra à loisir faire ce qu’il lui plaira. Ce sera plus près de Paris, en une maison sise à Fontenay-aux-Roses. Une demeure isolée, plus claustrale que jamais, qu’il pourra aménager à sa guise (son caprice). Il va y débuter un long confinement aristocratique, loin des mondanités, sorte d’otium à la romaine, bien que dévié.
résumé duquel émergent les idées forces de l’œuvre. La Notice ouvrant le texte met en place le cadre « décadent », en présentant Jean de Floressas des Esseintes comme le dernier rejeton d’une lignée remontant à un mignon d’Henri III, dont il aurait conservé la ressemblance, l’expression et la barbe. Certes, c’est un duc, mais l’ultime représentant d’une race vouée à l’extinction. Huysmans se moque du naturalisme biologique de son ex-mentor Zola,
de l’atavisme des Rougon-Macquart, admirablement disséqué dans Le Docteur Pascal (qui ne paraîtra qu’en 1893), en insistant sur le physique frêle du jeune homme de trente ans, sur les méfaits de la consanguinité, sur ses maladies, sa claustration au château de Lourps,
en Seine-et-Marne, plutôt lugubre, avec ses domestiques âgés, sur ses études chez les jésuites (l’importance du religieux pointe déjà chez l’auteur). Pour ma part, Des Esseintes me fait plus penser aux derniers Habsbourg d’Espagne et aux derniers Valois. Ce solitaire, ce lisant, qui a eu maintes aventures féminines prohibées et sans avenir, est en quête d’un autre type d’évasion : dénicher la Thébaïde, la Terre promise où il pourra à loisir faire ce qu’il lui plaira. Ce sera plus près de Paris, en une maison sise à Fontenay-aux-Roses. Une demeure isolée, plus claustrale que jamais, qu’il pourra aménager à sa guise (son caprice). Il va y débuter un long confinement aristocratique, loin des mondanités, sorte d’otium à la romaine, bien que dévié.
L’ensemble des chapitres
qui s’ensuivent peuvent se résumer chacun à une idée, une thématique
particulière. Le chapitre 1 traite du décorum que commence à mettre en place le
spleenétique antihéros en sa nouvelle adresse, ameublement, aménagement des
pièces, nourriture, vêture…L’auteur s’étend longuement sur une critique de la
gamme des couleurs et de leur harmonisation ou association. Dans le chapitre 2,
outre la manière dont Des Esseintes emploie ses domestiques et comment il règle
le rythme quotidien de son existence, on trouve ce passage célèbre consacré à
l’aménagement de la salle à manger en cabine de navire, une de ses
excentricités les plus notables, sans oublier l’usage particulier de sa
baignoire et son goût pour les locomotives assimilées à des femmes. Le chapitre
3 peut apparaître aux lecteurs contemporains comme une longue, fastidieuse et
ennuyeuse digression, certes érudite - tout comme l’ennui cultivé par le duc –
sur la littérature latine du premier siècle avant notre ère jusqu’aux
Carolingiens.
Le chapitre 4 est centré sur une autre excentricité célèbre : la tortue à la carapace sertie de pierreries et de gemmes (l’animal finit par tôt mourir) sans oublier cette correspondance entre liqueurs, alcools, et instruments de musique. Passons l’épisode du dentiste. Au chapitre 5 sont mis en lumière les goûts de Des Esseintes en peinture, reflet du Huysmans critique d’art avisé, avec la Salomé de Gustave Moreau,
sans omettre des graveurs moins connus comme Luyken
et Bresdin. Cependant Huysmans montre un esprit ouvert à la nouveauté avec Odilon Redon
et Le Greco, dont la redécouverte commençait à peine. Le chapitre 6 est marqué par une évocation passée de la rencontre de l’antihéros avec un galopin de 16 ans, une affaire qui se conclut au bordel. Chapitre 7 : Des Esseintes et le catholicisme. Le sentiment de solitude, l’ennui, amènent à une nouvelle évocation de ses études chez les Jésuites. Lacordaire,
l’Eglise et l’art (première étape vers une conversion autobiographique ?), la Passion, l’Imitation de Jésus-Christ s’opposant au Pessimisme de Schopenhauer
(dont la mode domine la France philosophique de l’époque). Névrose, diète et drogues. Chapitre 8 : nouvel exposé érudit porté cette fois sur la botanique (Zola savait y faire aussi si l’on se souvient de maints passages de La Faute de l’Abbé Mouret). Je considère la botanique, l’étalage des noms de plantes plus ou moins exotiques comme un des marqueurs de la Décadence en littérature. Chapitre 9 : aventures féminines du duc. Les personnages que Huysmans évoque semblent droit sortis des romans-feuilletons et annoncent, par certains côtés, Toulouse-Lautrec. Miss Urania, acrobate de cirque, opposée à la petite ventriloque brune. Ces mésaventures sentimentales sans avenir font penser à une forme d’encanaillement dans les bas-fonds forains, annonciateurs d’un stupre repris par Oscar Wilde dans Le portrait de Dorian Gray
avec le destin tragique de l’actrice et chanteuse Sybil Vane. C’est l’époque de la vogue du café-concert. Huysmans joue avec les contrastes physiques, les caractères contraires, jusqu’à l’ambiguïté débouchant, sous-entendue, sur la tentation homosexuelle avec le jeune homme demandant son chemin : Jean Lorrain fera connaître à notre auteur ce milieu bien particulier, avant que la conversion de Huysmans brouillât les deux écrivains emblématiques du mouvement décadent français.
Le chapitre 4 est centré sur une autre excentricité célèbre : la tortue à la carapace sertie de pierreries et de gemmes (l’animal finit par tôt mourir) sans oublier cette correspondance entre liqueurs, alcools, et instruments de musique. Passons l’épisode du dentiste. Au chapitre 5 sont mis en lumière les goûts de Des Esseintes en peinture, reflet du Huysmans critique d’art avisé, avec la Salomé de Gustave Moreau,
sans omettre des graveurs moins connus comme Luyken
et Bresdin. Cependant Huysmans montre un esprit ouvert à la nouveauté avec Odilon Redon
et Le Greco, dont la redécouverte commençait à peine. Le chapitre 6 est marqué par une évocation passée de la rencontre de l’antihéros avec un galopin de 16 ans, une affaire qui se conclut au bordel. Chapitre 7 : Des Esseintes et le catholicisme. Le sentiment de solitude, l’ennui, amènent à une nouvelle évocation de ses études chez les Jésuites. Lacordaire,
l’Eglise et l’art (première étape vers une conversion autobiographique ?), la Passion, l’Imitation de Jésus-Christ s’opposant au Pessimisme de Schopenhauer
(dont la mode domine la France philosophique de l’époque). Névrose, diète et drogues. Chapitre 8 : nouvel exposé érudit porté cette fois sur la botanique (Zola savait y faire aussi si l’on se souvient de maints passages de La Faute de l’Abbé Mouret). Je considère la botanique, l’étalage des noms de plantes plus ou moins exotiques comme un des marqueurs de la Décadence en littérature. Chapitre 9 : aventures féminines du duc. Les personnages que Huysmans évoque semblent droit sortis des romans-feuilletons et annoncent, par certains côtés, Toulouse-Lautrec. Miss Urania, acrobate de cirque, opposée à la petite ventriloque brune. Ces mésaventures sentimentales sans avenir font penser à une forme d’encanaillement dans les bas-fonds forains, annonciateurs d’un stupre repris par Oscar Wilde dans Le portrait de Dorian Gray
avec le destin tragique de l’actrice et chanteuse Sybil Vane. C’est l’époque de la vogue du café-concert. Huysmans joue avec les contrastes physiques, les caractères contraires, jusqu’à l’ambiguïté débouchant, sous-entendue, sur la tentation homosexuelle avec le jeune homme demandant son chemin : Jean Lorrain fera connaître à notre auteur ce milieu bien particulier, avant que la conversion de Huysmans brouillât les deux écrivains emblématiques du mouvement décadent français.
Chapitre 10 : après
la science botanique, celle des parfums, autre marqueur emblématique de
l’érudition décadente. Ce chapitre comprend une courte évocation des usines
puis des rues populaires de Pantin. Chapitre 11 : maladie de l’antihéros
et tentative avortée de fuite – ou d’évasion – de Des Esseintes à Londres. Dans
la taverne où notre personnage s’est réfugié dans l’attente d’un train qu’il ne
prendra jamais passe toute une évocation de la vie anglaise. Le chapitre 12 se
présente comme une nouvelle dissertation érudite et fastidieuse portée sur la
littérature catholique française du XIXe siècle, un catholicisme qu’il n’aime
pas, une cohorte d’écrivains chrétiens, de militants politiques encore connus
de nos jours pour certains, prouvant combien tortueux sera le chemin qui mènera
Huysmans à la conversion – via l’étape du satanisme ! En ressort
l’admiration sincère du romancier pour Baudelaire qu’il place au-dessus de tous
les autres, dont il fait une figure tutélaire fondamentale. Cependant, on sent
des hésitations autour de cette langue chrétienne, de ces auteurs que ni Des
Esseintes, ni Huysmans dont le duc est le porte-parole des tourments (le duc
serait, comme plus tard Durtal, la bouche et la pensée même de l’écrivain) n’osent
rejeter entièrement. La rédemption est possible. Enfin, Huysmans mène un long
développement sur une autre figure tutélaire majeure de ses goûts
littéraires : Barbey d’Aurevilly,
le catholique différent, mais aussi, avec Baudelaire, l’archétype du dandy décadent à la française. Pour Des Esseintes, avec Barbey s’éteint la lignée des grands écrivains religieux.
le catholique différent, mais aussi, avec Baudelaire, l’archétype du dandy décadent à la française. Pour Des Esseintes, avec Barbey s’éteint la lignée des grands écrivains religieux.
Chapitre 13 : suite
de la maladie du duc sur fond de canicule. La liqueur des moines. Episode de la
dispute des marmots et de la tartine. La maladie de Des Esseintes devient
prétexte à des réflexions haineuses, malthusiennes, contre la procréation, sur
l’infanticide et l’avortement. Les remèdes se muent en alcools et en drogue et
l’on découvre l’opposition du couple caboulot-bordel (il y a là une nouvelle
charge contre Zola). Les mœurs, la société, ne sont qu’escroquerie. Ce
chapitre, qui fustige beaucoup la vie des gens ordinaires, avec sa violence
acerbe et crue, sa cruauté même, est annonciatrice du style de Léon Bloy, qui
suit alors une carrière chaotique de journaliste et d’écrivain crève-misère. Le
Marchenoir du Désespéré (qui paraîtra en 1887) n’est pas loin, le
sentier de la conversion approche, mais il sera sinueux, comme chez Bloy,
nos deux écrivains partageant d’ailleurs un intérêt commun pour Barbey d’Aurevilly.
nos deux écrivains partageant d’ailleurs un intérêt commun pour Barbey d’Aurevilly.
Le chapitre 14 poursuit
les réflexions littéraires du 12, avec un accent mis sur Edgar Poe, la Comédie Humaine,
le réalisme et le naturalisme (ceux de Flaubert et des Goncourt). Il est enfin
question de Zola mais les poètes l’emportent : Baudelaire, Verlaine,
Corbière, Hannon alors que Hugo et Gautier sont vertement critiqués. Le texte
tourne au manifeste favorable à la littérature d’avant-garde d’un Villiers de
l’Isle-Adam,
d’un Aloysius Bertrand et d’un Mallarmé. Symbolisme et prose poétique. Deux grands absents : Guy de Maupassant (fait peu compréhensible car il fut tout comme Huysmans des Soirées de Médan) et Arthur Rimbaud.
Pour ce dernier, sans doute la parution du recueil de Verlaine, Les Poètes maudits, qui « révéla » Rimbaud n’a-t-elle pas coïncidé avec celle d’A Rebours bien que Corbière et Mallarmé y figurent en bonne place. Le chapitre 15 tourne tout entier autour de la musique, de la maladie et de la médecine (diète de l’antihéros). Seul remède : quitter cette solitude, cette réclusion forcée sous peine de folie, de mort ou de bagne. La « guérison » de Des Esseintes conclut le roman au chapitre 16 : retour à Paris, après d’ultimes réflexions sur la décadence de la noblesse, une condamnation du système bourgeois digne des anarchistes, des révolutionnaires et de Bloy lui-même, avec encore, cette possibilité d’issue que représente la conversion catholique. Le décadentisme ne sera qu’une impasse.
d’un Aloysius Bertrand et d’un Mallarmé. Symbolisme et prose poétique. Deux grands absents : Guy de Maupassant (fait peu compréhensible car il fut tout comme Huysmans des Soirées de Médan) et Arthur Rimbaud.
Pour ce dernier, sans doute la parution du recueil de Verlaine, Les Poètes maudits, qui « révéla » Rimbaud n’a-t-elle pas coïncidé avec celle d’A Rebours bien que Corbière et Mallarmé y figurent en bonne place. Le chapitre 15 tourne tout entier autour de la musique, de la maladie et de la médecine (diète de l’antihéros). Seul remède : quitter cette solitude, cette réclusion forcée sous peine de folie, de mort ou de bagne. La « guérison » de Des Esseintes conclut le roman au chapitre 16 : retour à Paris, après d’ultimes réflexions sur la décadence de la noblesse, une condamnation du système bourgeois digne des anarchistes, des révolutionnaires et de Bloy lui-même, avec encore, cette possibilité d’issue que représente la conversion catholique. Le décadentisme ne sera qu’une impasse.
A suivre...