samedi 26 juin 2021

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 8 7e partie.

 

Parvenu à Londres sur les brisées de Stanislas Fréron et par des moyens de locomotion similaires, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord

 Charles Maurice de Talleyrand-Périgord - Pierre-Paul Prud'hon.jpg


menait avec zèle la première phase de la mission que Napoléon lui avait confiée, quoique celle-ci lui parût secondaire. Il se trouvait présentement client d’un des premiers steamcabs récemment mis en service en la capitale, de retour d’une visite infructueuse au chevalier d’Eon,

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ce maître-espion tombé en demi-disgrâce, exilé, vieillissant et malade, qui vivotait dans une gêne certaine et une déchéance physique manifeste. Le futur prince de Bénévent, connaissant les états de service de l’ancien bretteur du Secret du Roi, l’avait questionné au sujet de cet abbé de Firmont, dernier confesseur de Louis XVI régnant, exilé à Londres, et dont il désirait connaître le domicile actuel afin de s’assurer de sa sécurité. Talleyrand outrepassait les ordres de Napoléon car il redoutait que le service d’espionnage du nouveau roi éliminât ce personnage connaisseur de trop de secrets de cour distillés à la faveur des confessions du Bourbon. De Firmont eût pu vendre au prince-régent des documents révélant les origines complotistes, remontant à 1782, de la prise de pouvoir de Napoléon le grand, quoiqu’elles semblassent à ses yeux un secret de Polichinelle. Outre le rôle majeur de Galeazzo di Fabbrini, qui deviendrait pour les Anglais l’homme à abattre, de Firmont pourrait citer des personnes de haut rang encore en vie dans cette chronoligne, dont le général de Beauharnais. Napoléon avait été brièvement l’amant de son épouse Joséphine et, malgré la passade, il éprouvait encore pour la Créole une affection certaine.

La modestie indigente du logis exigu où l’escrimeur déchu partageait le couvert et peut-être la couche avec une certaine Mary Cole avait indigné Charles-Maurice. D’Eon habitait le 26 Willman-street, et il était plus que probable qu’il y achèverait ses misérables jours. Mary Cole l’accompagnait depuis 1796, sans que son statut fût clair : concubine ou simple amie ? Les médisances couraient sur son compte, du moins parmi les personnes persuadées avoir affaire à une chevalière, jugeant donc que ce lien était contre nature, saphique. Il faut dire que Mary Cole avait recueilli d’Eon, jusque-là devenu une sorte de créature de foire qui se produisait dans des duels homériques invraisemblables sous sa vêture de femme, sans qu’il manquât d’épingler, bien en évidence, sa croix de Saint-Louis. Le public, vulgaire ou aristocratique, en demandait toujours plus, bien que les échanges se limitassent à l’épanchement du premier sang. Mais le temps où l’audacieux s’était mesuré au chevalier de Saint-Georges, mulâtre aux qualités multiples, épéiste et compositeur de talent, était révolu. Un malaise apoplectique en plein croisement de fers avait mis un terme aux exhibitions publiques de la chevalière, blessée lors par l’adversaire assez profondément pour que l’entaille hémorragique handicapât le bras porteur de rapière. 

Notre ministre-diplomate boiteux s’épouvanta au spectacle d’un homme frappé de démence et d’obésité morbide, homme de soixante-douze ans se croyant femme, couché sur une méchante couverture élimée de futaine, au triple menton bleui de barbe, aux chairs flaccides étalées sous une houppelande qu’il utilisait comme robe de chambre, tenue dont l’étoffe peinait à filtrer les exhalaisons rances et sures d’un linge imprégné de graisse suintante, avec, détail navrant, cette croix de Saint-Louis qui s’accrochait avec obstination au vêtement déteint masquant les affres de sa pachydermie. Il ne lui restait que cela, cette vaine gloire militaire conquise au service de Louis XV. A son chevet – car sa masse ne permettait plus à d’Eon de se lever – Mary Cole sanglotait. 

L’incongrue houppelande de l’idole déchue occasionnait force méditations de Talleyrand en son présent fiacre à vapeur. Il préférait le port de la roquelaure,

 

mise à la mode par Louis XIV. Celle-ci était moins archaïque et encombrante que la houppelande, bien que cette dernière eût bien raccourci dès la fin du Moyen Âge, du moins chez les hommes. Enveloppante, ample, flottante même, elle conférait à celui qui l’arborait l’aspect équivoque d’un clerc inverti attardé qui eût officié en quelque page rabelaisienne acerbe envers les sorbonnards. 

La roquelaure, quant à elle, consistait en un manteau d’homme semi ajusté – il fallait en passer par là pour affronter la température frisquette du printemps brumeux londonien – boutonné devant et descendant jusqu’aux genoux. La roquelaure cachait l’habit ministériel discret de l’estropié à la chaussure malgracieuse, mais Charles-Maurice n’y arborait aucune décoration, aucun signe ostentatoire qui eût pu le trahir. C’était à peine si quelques broderies au col, aux revers et aux manches égayaient l’ensemble, Napoléon ayant préféré l’austérité bourgeoise des tenues aux apparats de la cour ; ce n’était point encore l’heure de l’Empire, quand la pompe et l’ostension se lâcheraient sans retenue. Seuls Joachim Murat et Cambacérès faisaient exception, l’un avec panache, l’autre par pure forfanterie et coquetterie d’antiphysique. Certes, l’ancien évêque regrettait que cette croix de Saint-Louis qui ornait la poitrine de l’espion moribond – croix que l’on confondrait bientôt avec celle de la nouvelle Légion d’honneur projetée par le tyran tant les similitudes seraient manifestes (non point fortuites, c’eût été trop beau) entre les deux médailles, entre continuité et rupture des insignes et hochets – ne figurât pas en évidence agrafée à son propre buste. 

A présent, le steamcab parcourait de ses roues bandées de caoutchouc la récente Portland place, due aux frères Adam, dont les immeubles caractéristiques se dressaient de part et d’autre de la chaussée. Talleyrand tâta le bois dont était constitué le cab breveté par Trevithick,

 

cab anthracite qui conférait l’impression que le passager se trouvait confiné en quelque bière de planches teintes d’ébène maçonnique et obituaire. Il tapota la matière de sa canne à la ferrure ouvragée, alors que la machine du fiacre s’époumonait en projetant une fumée noire puante et des escarbilles nécessitant que les piétons se garassent à son approche. Point claustrophobe, Charles-Maurice s’inquiéta des ordres qu’il devait donner au conducteur car il craignait devoir s’aventurer dans les quartiers mal famés des docks et de Whitechapel. Le seul renseignement consistant qu’il était parvenu à extorquer au chevalier d’Eon était que de Firmont se terrait discrètement en un endroit qu’il est préférable de ne point nommer, digne du Palais-Royal de Paris, non pour son cachet, mais pour les filles ayant coutume de l’arpenter. Talleyrand ne redoutait pourtant pas que ces pierreuses chlorotiques carburant au gin le vérolassent tant il collectionnait les maîtresses en expert du beau sexe. D’Eon était parvenu à articuler cette information d’une voix claire, aux mots précis, voix surprenante aux éclats diamantés là où son questionneur se fût attendu à ce que le malade ne s’exprimât qu’en des termes brouillés et empâtés typiques de ces personnes ayant subi un transport au cerveau. Cependant, l’adresse précise de l’abbé exilé manquait encore, Whitechapel étant réputé pour son inextricable lacis de rues et ses chausse-trappes dissimulant des coupe-gorges. Le quartier connaissait une explosion démographique certaine au fur et à mesure que s’affirmait la révolution industrielle et que les terrains agricoles reculaient. Les immeubles de rapport ne cessaient de remplacer les anciens champs, encore visibles sur un plan de 1745. Tous les rebuts de l’exode rural aboutissaient là, chômeurs ou travailleurs précaires s’entassant dans des slums construits à la va-vite, dépourvus du confort et de l’hygiène les plus élémentaires. 

 

Sans crier gare, alors qu’il réfléchissait aux implications politiques de tous ces bouleversements sociaux, un vertige soudain prit le ministre missionné. Tout tourna autour de lui et il crut flotter à l’extérieur, au-dessus du véhicule, nouvel homme volant qui bientôt côtoya d’étranges ectoplasmes éthérés surmultipliés par des déphasages gestuels fantastiques. Malgré lui, il se dirigea aux cimes des toitures, qu’il se fût agi d’immeubles luxueux ou de ces pitoyables slums toujours plus nombreux au fur et à mesure de l’avancée de son périple. Il finit par parvenir là où régnait l’innommable misère. 

Talleyrand le pressentit : tout cela était dans sa tête, mais toute explication du phénomène lui échappait. Créature d’ombre anthropomorphe, il atterrit à proximité d’un immeuble de rapport branlant, tout de guingois, étançonné de poutres, dans une des pires venelles de Whitechapel. Charles-Maurice se surprit à glisser par-dessus le pavage huileux et fangeux, léger comme une plume. Il franchit l’huisserie grinçante du taudis sans que nul - catins ou beggars - ne le vît, son corps subtil décalé en dizaines d’alter-egos affranchis de l’espace euclidien entamant l’ascension de marches vermoulues, rongées par les termites. Il bouscula des rats luminescents, aux vibrisses d’argent, au ventre transparent tumescent d’ordures rongées qui pulsaient, convulsives, dans leurs entrailles pellucides, sous l’assaut des gaz délétères de la dissolution putride. 

Il eut l’impression irrévocable de se sentir dans la peau d’un autre, non, dans le cerveau d’un autre… Le palais mental dans lequel il se mouvait n’était pas le sien, n’appartenait ni à sa psyché, ni à ses souvenirs. On l’avait parasité, pris possession de son moi, par intérêt, par peur ou par nécessité. 

Sa carrière de diplomate lui avait fait ignorer ce Londres-ci, cette ruine bourbeuse que l’on cache, que l’on camoufle. Il était amusant de savoir que, dans le temps que nous connaissons, l’ambassade de Talleyrand à Londres ne se situera que sous Louis-Philippe… 

A peine discernables les uns des autres, les divers Talleyrand suffoquaient, leurs bronches attaquées par les efflorescences de poussière et les relents de détritus dont certains exsudaient de futailles percées emplies de fange humaine. Les marches s’ajoutèrent aux marches, la masure croulante s’érigeant d’un nombre indéterminé d’étages, dans le but de ralentir la progression des « corps astraux » du futur prince de Bénévent, mais aussi dans l’espérance qu’elle s’effondrât et tuât les doppelgängers du ministre des affaires extérieures. A cela s’additionna la vision de plusieurs mains droites spectrales et jaunâtres, détachées de corps introuvables, mains armées de poignards acérés. Ces lames ne cessaient de fulgurer, de trancher dans le vif, en un rituel d’égorgement répétitif. Elles se jaspaient d’un sang poisseux qui franchissait avec vélocité les étapes successives de la coagulation et de la décomposition du liquide, passant de l’écarlate au lie-de-vin puis à l’ocre et au vert. 

Une multitude de têtes de vieillards glabres toutes semblables au-delà du gémellaire, presque détachées du cou orné du rabat canonique frangé de blanc, coiffées de la calotte noire ecclésiastique, poudrées, ouvraient leur bouche béante, non pour crier leur douleur agonistique, mais pour prononcer quelque phrase, pour délivrer quelque message vocal dont l’interlocuteur était Charles-Maurice en personne. Les dimensions de l’immeuble s’affolèrent. Les murs, l’escalier, oscillèrent, dansèrent, frappés par une secousse sismique. Le taudis paraissait se battre et se rebattre comme un jeu de cartes. Il devenait une théorie de feuillets superposés, échangés, réorganisés, recombinés, une véritable gastrulation architecturale démentielle. 

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Victime d’une bilocation, Talleyrand affrontait ces aberrations tout en demeurant assis dans l’habitacle du cab. Ses exemplaires, alourdis par un temps ralenti alors que la maison, endiablée, accélérait sa déstructuration quantique, parvinrent enfin en chaloupant au bon étage, mais un étage devenu un labyrinthe de parois s’escamotant, pivotant, s’ajoutant en glissant du plafond ou du parquet. Charles-Maurice marchait dans un volume polyédrique changeant et mouvant, plus volatil que le vif-argent, plus fluide que le sable, icosaèdre un instant, cube le moment suivant avant de muer en pentagone puis en octogone le temps d’une attoseconde. Les sons, les odeurs, la matière même, se faisaient prismatiques, kaléidoscopiques, stroboscopiques, cinétiques, dodécasyllabiques. Toute la demeure mutait en univers alexandrin, en poème, en tragédie déclamée par un Talma ivre et aliéné,

 

transi dans la camisole de Bicêtre. Ce Talma statufié, mais déconstruit en marbre du Pentélique, effrité puis recomposé, serpentait telle une colonne torse, vrillait, vissait et dévissait la porte de l’appartement de l’homicidé que l’ancien évêque d’Autun essayait de franchir, répétant cette tâche bégayante des milliers de fois. Les têtes de prêtre égorgé avaient beau l’encourager, Talleyrand ne pouvait aller plus avant. Des sensations tactiles s’ajoutaient au cauchemar synesthésique : des frôlements et froissements soyeux et incessants d’étoffes, portées par des hommes-vapeurs invisibles, accablaient le ministre, le faisaient trébucher ou l’aveuglaient. L’un de ces fantômes le drapa et voulut l’absorber ; alors, Charles-Maurice identifia en lui un Chinois, reconnaissable à sa natte de jais et à sa face lunaire, bridée, obombrée d’argent et d’électrum. Son habit traditionnel dégageait une curieuse fragrance opiacée. Les bouches prêtresses articulaient : « Sauvez-moi ; help me Sir ! » en infrasons ralentis, écorchant les tympans et occasionnant des vibrations irrépressibles en l’abdomen du courageux diplomate. 

Cependant, dans l’habitacle du fiacre, Talleyrand éprouva un malaise. Une crise de claustrophobie le saisit et il réclama au conducteur de s’arrêter pour s’extirper de ce qu’il assimilait désormais à une prison. Les sensations ressenties eurent l’intensité de celles d’un homme enterré vif par erreur. Celui qui n’était plus un cocher mais pas encore un chauffeur faisait la sourde oreille. Plus ses doubles progressaient, d’avantage l’objet de la crise de Charles-Maurice prenait consistance. Une odeur de charogne envahit l’habitacle, véritable cage, alors qu’à côté du ministre une ignominie se constituait. Sur la banquette, l’indicible atrocité s’assemblait, prenant par places l’aspect de l’assassiné que désormais, les répliques du futur prince de Bénévent découvraient dans l’appartement vide après que l’obstacle délétère des spectres asiatiques fut retourné à l’inexprimable néant. 

Ce passager clandestin du steamcab s’avéra tout à fait semblable au visiteur des cauchemars de Napoléon et de Galeazzo. C’était l’abbé Edgeworth de Firmont, confesseur irlandais de Louis XVI, contraint à l’anonymat parmi la populace de Londres parce que le bill du test était toujours d’actualité en 1800, et que le temps de la renaissance catholique britannique, œuvre du cardinal Newman,

 Image illustrative de l’article John Henry Newman

n’était pas encore advenu. De Firmont certes, mais un de Firmont mort depuis un mois, au ventre gonflé, prêt à éclater et dégobiller la liquéfaction putride de ses fressures et viscères. 

Ce fut à cet instant panique que le cabman daigna ouvrir le panneau le séparant de son client, sans que la pestilence de la cabine l’affectât. Talleyrand trembla lorsque, en un premier temps, il crut l’homme doté d’une tête simiesque, velue, triviale, pourvue de crocs acérés. Cette vision instantanée se dissipa ; elle avait été quasi subliminale. Tandis que les doubles du diplomate boiteux découvraient le triste spectacle d’un abbé égorgé sur sa chaise, l’hémoglobine s’épanchant de la gorge tranchée sur le rabat du prêtre puis s’écoulant de la soutane jusqu’au sol, le conducteur du fiacre demanda à son client : 

« Où dois-je maintenant vous emmener, Sir ? »

Le cadavre de Firmont venait de disparaître du steamcab

« A…à Whitechapel, plus exactement à Gloucester street, balbutia le futur diable boiteux. Roulez avec célérité. Un homme est en danger de mort. » 

Le cabman actionna une sorte de soupape qui siffla comme celle d’une locomotive Crampton de l’avenir. Il ne s’offusqua pas de la destination de son client de qualité dans l’East End mal famé. Le message délivré par les têtes multiples du confesseur, outre l’appel au secours, avait fourni à Talleyrand l’information qui lui manquait :  son adresse précise. Ce fut avec une crainte retenue que l’équipage traversa la City. Si seulement l’abbé de Firmont avait eu l’heureuse idée de crécher à Bloomsbury près du British Museum, à Mayfair ou encore à Pall Mall, en la Cité de Westminster non loin du palais Saint-James ! Pourquoi pas, tant qu’à faire, à Piccadilly Circus ? Le destin en avait décidé différemment : West End n’était pas réservé à des exilés sans fortune comme Edgeworth de Firmont. 

Aldgate faisait la jonction, la transition, entre la City et Whitechapel : il n’était pas gratuit que nous nous situions à l’emplacement de l’ancienne fortification de Londinium, ce qui localisait l’East End symboliquement au-delà du mur romain. Parvenu à cette frontière redoutée entre deux mondes, le cabman demanda à Talleyrand, pour sa sécurité, d’abaisser les espèces de stores ou de volets qui operculaient les vitres du fiacre et empêchaient le passager de qualité d’être vu par la faune vindicative croupissant en ces bas-fonds. Les cochers et conducteurs de voitures de louage et autres moyens de transport anonymes non armoriés étant eux-mêmes issus du peuple ne redoutaient rien des prolétaires hostiles. Ce qui embêtait le ministre des affaires extérieures, c’était ce compteur de cuivre mécanique, invention judicieuse qui continuait d’égrener, en ancêtre du taximètre, shilling après shilling, le prix de la course. Le pire dans cette tribulation en la rue encore assez large de Whitechapel, bordée de commerces immondes interlopes malodorants, ou l’on proposait même des viandes de rats, de chiens ou de chats, c’était cette anticipation, cette prémonition des lignes de tramway d’une Varsovie sous le joug nazi, aux vitrages badigeonnés de manière à cacher l’horreur du ghetto, lorsque le tracé des rails passait par celui-ci. Parfois, par endroits, le badigeon d’un blanc de chaux pouvait faire défaut, révélant aux passagers du tram ce qu’ils n’étaient censés pas voir : des hordes d’hommes, femmes et enfants squelettiques, aux hardes haillonneuses, marchant parmi les cadavres de la nuit, certains nus, souventes fois n’ayant même plus la force d’avancer et se tenant adossés aux murs décrépis des immeubles ou affalés sur les trottoirs, attendant que la camarde les saisît enfin. Leurs figures décharnées, mangées par des yeux immenses, interrogeaient le Ciel, fatalistes.[1] 

 

Dans le cab de Talleyrand, il en allait un peu de même : le store de toile cirée ne descendait pas jusqu’au bas de la vitre de gauche, et un intervalle, pour peu que le regard de Charles-Maurice s’y aventurât par voyeurisme, permettait d’observer les horreurs de la condition humaine de l’East End. C’était un pandémonium de silhouettes passives, hébétées, indifférentes au véhicule cracheur de fumée qui avait l’outrecuidance de troubler l’ordre des choses. Ces débris humains indéfinissables, qui vaquaient à leurs activités de survie, mécaniques comme des insectes, tels des contours, des linéaments flous fantomatiques noyés dans un smog acide accentué par le panache noir s’échappant de l’arrière du steamcab, n’espéraient plus rien de Dieu et de l’Etat depuis longtemps. Il était étrange que toute la pollution du nouveau bouleversement industriel de la cokeville naissante se concentrât ici, en ce dépotoir, ce déversoir de toutes les frustrations sociales. Nombreuses étaient les créatures déshumanisées qui toussaient, crachant leurs poumons, qui à cause du brouillard pullulant de particules nocives, qui du fait de la silicose des mineurs ayant échoué en l’atelier du monde en voie de s’affirmer contre Napoléon (à moins que les actions commencées par Fréron aboutissent), qui les bronches et alvéoles pulmonaires parasitées par la poussière de coton des filatures. Le fatalisme l’emportait ; les organismes étaient trop épuisés par le labeur et nul ne se rebellait. L’eau-de-vie, le gin, la mauvaise bière, le laudanum et le recours aux filles des maisons d’abattage constituaient autant de dérivatifs, de divertissements pascaliens abrogeant la nécessité de la révolte. Les difficultés économiques engendrées par le blocus n’expliquaient que partiellement cette misère massive. Le prince-régent, s’abritant hypocritement derrière les ligues puritaines, encourageait la multiplication des tapis-francs, des estaminets, des tavernes, des fumeries d’opium et des bordels pour acheter la paix sociale. Les Chinois des docks prospéraient grâce à la drogue qu’ils importaient de l’Empire de Jiaqing. Napoléon songeait à rompre par la diplomatie avec le splendide isolement de l’Empire du Milieu afin d’interférer sur la route maritime du stupéfiant. Les Chinois pratiquaient une sorte d’exclusif depuis Qianlong.

 Illustration.

 Un traité secret bilingue (en mandarin et en français), daté de 1792, négocié alors par Bonaparte, ambitieux officier de vingt-trois ans, en qualité de simple conseiller militaire du roi (car non encore désigné officiellement héritier présomptif), avec l’aval de Louis XVI, assurait à la Chine des facilités et des débouchés dans le commerce licite dans tous les espaces maritimes et côtiers dépendant de la France sur tous les continents. En contrepartie, l’Empire du Dragon n’avait pas le droit d’envoyer ses navires vers la Grande Bretagne afin que le blocus – déjà établi à l’époque - fût respecté. Napoléon, aiguillonné en sous-main par Philippe d’Orléans qui croyait encore maîtriser le jeune homme de vingt-trois ans, avait poussé le cynisme jusqu’à envoyer à Qianlong une ambassade composée d’ingénieurs et agréée par le comte di Fabbrini, ambassade qui avait fait don à la Chine de la machine à vapeur, et avait aidé à la construction de toute une flotte de commerce de jonques équipées de roues à aubes et de chaudières, aux coques renforcées de plaques d’acier. L’extraction du charbon connaissait un essor considérable en l’Empire du Milieu. De même, des agronomes dévoyés, se réclamant tout à la fois de Parmentier, d’Olivier de Serres, de Varron et des physiocrates, encourageaient le développement partout en Chine de la culture du pavot et sa transformation en stupéfiant. 

Les unités napoléoniennes, malgré ledit blocus, avaient reçu entretemps des consignes contradictoires : toute jonque battant pavillon du Dragon céleste conservait le droit paradoxal de commercer avec Albion à condition que sa cargaison transportât le poison opiacé selon un privilège exclusif inscrit dans des chartes. Au contraire, si à tout hasard un bâtiment chinois eût souhaité accoster en France chargé de la même marchandise illicite (porcelaines, thé, riz, charbon et soieries étant toujours les bienvenus chez nous), les Merrimack, les mines ou les sous-marins Fulton

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du nouveau roi devaient impérativement l’envoyer par le fond. Pourrir les Anglais par la drogue était le mot d’ordre tout en préservant la santé des Français. Il était amusant de savoir que le régent George avait lui-même octroyé des chartes similaires, négociées en toute illégalité entre Cathay et l’East India Company. La corruption de l’or tour à tour britannique puis français pleuvait comme Jupiter sur Danaé, arrosant les mandarins de la Cité interdite rongés par le même vice. Ainsi, Napoléon et le prince de Galles contournaient tous deux l’interdiction théorique du commerce de l’opium en Chine malgré la toute récente réaffirmation de celle-ci par le céleste Empire du Dragon en 1799 : la drogue transitait clandestinement par le Bengale via des sociétés privées et des trafiquants de tout poil, facilitant la prospérité honteuse du port de Calcutta. Le Grand Moghol Aurangzeb

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 avait eu grand tort de céder cette place aux rapaces d’Albion en 1689 : elle était promptement devenue la capitale de l’East India Company puis celle des Indes britanniques (parallèlement à Bombay) contre lesquelles Napoléon le Grand se cassait les dents, ne pouvant compenser les désastres du temps de Louis XV. De même, l’usurpateur avait rencontré des résistances du côté des princes locaux, tel le sultan de Mysore, qui fut pourtant son allié temporaire. 

Foin de cette digression économique, fort utile et éclairante. Toute la maigre paie des travailleurs des deux sexes (sans compter le cinquième quart de la journée pour les femmes en plus du droit de cuissage des patrons et contremaîtres qui n’hésitaient pas devant l’âge tendre et la chair fraîche de certaines de leurs victimes), résultat de quatre-vingt heures hebdomadaires à trimer, passait dans les distractions alcoolisées et hallucinogènes fustigées par l’archevêque de Canterbury et le Lord-maire de Londres. En outre, jamais en reste, le régent George avait prévu de multiplier la construction de casernements pour les soldats, à pied ou à cheval, armés de fusils ou de sabres, afin d’écraser les désordres éventuels. Les ingénieurs en armement – que Fréron avait pour tâche d’éliminer – étaient parvenus à fabriquer un succédané de la Gatling des armées napoléonides et les habits rouges attendaient la première occasion d’étrenner la mitrailleuse contre la populace à défaut d’en user à l’encontre des troupes de Buonaparte, réputées pour leur invincibilité. 

Parvenu à Gloucester street, Talleyrand fut invité à sortir du fiacre locomobile et à s’acquitter du prix de la course. Toujours enveloppé dans la roquelaure qui assurait son anonymat, le diable boiteux, bien que frappé par le délabrement des lieux, reconnut aisément l’immeuble de rapport où logeait l’abbé irlandais. Il remarqua que la masure branlait moins que dans sa vision fantasmée, les étançons manquant pour l’heure au soutien d’un bâtiment de construction assez récente, qui appartenait à ces lotissements de maisons-champignons se multipliant avec l’essor démographique de l’East End. Il franchit hâtivement la porte et se précipita dans la cage d’escalier. Alors qu’il lui restait un palier à gravir pour atteindre l’appartement fatal, voilà qu’un intrus le bouscula en dévalant les marches, individu volatil et pressé dont Charles-Maurice eut juste le temps de remarquer la vêture flottante et légère s’apparentant aux us et coutumes vestimentaires de Cathay. 

Talleyrand pénétra dans les aîtres, anxieux de ce qu’il allait y trouver. 

« Monsieur l’abbé ? Father ? » balbutia-t-il. 

Il vit un écran de toile sur lequel était projetée une fantasmagorie. Faute de mouvement, de changement d’image de la lanterne magique, c’était le même kaléidoscope bariolé et figé qui s’offrait à ses yeux surpris. 

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Une ronde de sphères multicolores, sept plus exactement, immobiles en leur danse ankylosée dépourvue de sens, astres noir, gris, rouge, jaune, bleu, vert ou orangé.

 

Celui qui contemplait cette projection, assis sur une vilaine chaise à la garniture déchirée, ne verrait de fait plus jamais rien et n’adresserait plus la parole à quiconque. Il gisait, la tête courbée sur son épaule gauche, en une position anatomique hétérodoxe, les orbites grandes ouvertes sur l’effroi de l’éternité. Talleyrand découvrit un cadavre, mais le mode opératoire de l’assassin s’avéra plus propre et civilisé que l’égorgement de sa prémonition. Henry Essex Edgeworth de Firmont, cinquante-cinq ans, était mort étranglé, en cette mi-avril 1800, ainsi qu’en témoignait le cordon de tussor amarante noué et serré autour du cou. Talleyrand avait croisé la route de l’assassin supposément chinois qui avait opté pour la méthode des adorateurs de Kali afin d’aiguiller la police d’Albion vers une fausse piste. Qui donc pouvait être le commanditaire de l’homicide ? Stanislas Fréron ? La Prusse ? Le tsar Paul ? Jiaqing ? Notre ministre trépigna de rage et d’impuissance, scandant sa déception à coups de canne martelés sur le mauvais parquet aux lattes descellées. 

Après quelques instants, il se calma et entreprit de fouiller la pièce à la recherche d’indices. Il commença par éteindre la lanterne magique puis, fasciné, examina avec attention les plaques des fantasmagores une à une, plaques qui se trouvaient dans une mallette de cuir. 

Ce qu’il vit l’incita à rallumer la lanterne et à y insérer ce qu’il avait trouvé, faisant défiler les images peintes sur verre. Certes, il ne s’agissait nullement d’un message secret, crypté, mais l’imagerie naïve s’affichant sur la toile d’écran avait de quoi susciter le plus vif intérêt. 

A première vue s’offrit à Talleyrand une saynète enfantine, un dessin animé primitif et sommaire, au dessin grossier. Il s’agissait d’un joueur d’échecs enturbanné et moustachu comme un Turc, qui exécutait des mouvements saccadés d’une main, tenant, posant ou ôtant les pièces de l’échiquier tandis que l’autre était occupée à tirer des bouffées nauséabondes du fourneau d’une longue pipe.

 

 Le rendu maladroit et haché des gestes explicitait cependant la nature du joueur : un automate. La dernière image témoignait du courroux du champion artificiel, qui, insatisfait du coup porté par l’adversaire imaginaire, balayait le damier et toutes les pièces y demeurant encore d’un revers de la main.  

 « El Turco ! » pensa Charles-Maurice. Le meurtrier, Chinois ou hindou déguisé en Chinois, avait négligé ces éléments, inintéressants compte tenu de l’ordre qu’il avait exécuté. Talleyrand se rappela son second objectif ; ces plaques lanternistes formaient un lien entre ses deux quêtes. La question était de savoir en quoi El Turco était lié au Baphomet et accessoirement aux cauchemars de Napoléon et du comte Galeazzo, qui, comme Charles-Maurice dans le steamcab, avaient reçu la visite inopinée du spectre prémonitoire du confesseur de Louis XVI. Or, les sphères colorées projetées qu’Edgeworth de Firmont regardait lorsque l’exécuteur des basses œuvres l’avait étranglé, ressemblaient bien à celles du traité de Burnet, offert par l’horrible charogne. 

« C’est Laplace qui détient cet ouvrage pour étude », se rappela l’ancien évêque d’Autun. 

De Firmont et Langdarma, ces deux noms qui revenaient comme une litanie, aussi obsessionnels qu’ils parussent, traçaient une piste incertaine jusqu’à la victoire souhaitée par le nouveau régime. Par conséquent, l’abbé en savait beaucoup et les raisons de son élimination devenaient claires ainsi que l’identité des personnes ayant intérêt à celle-ci. 

« Les loyalistes. » conclut Talleyrand. 

Galeazzo avait déjà procédé à une enquête personnelle sur l’automate, et Napoléon s’était servi des résultats pour élaborer la seconde mission de son ministre. Van Kempelen, un escroc notoire, était le concepteur officiel de la mécanique que, disait-on, la tsarine Catherine II avait fait en vain fusiller il y avait quelques décennies de cela. Le bruit courait que l’automate était en réalité d’origine indienne, et avait été la propriété du Grand Moghol Shâh Jahân an XVIIe siècle. Les preuves demeuraient bien minces : outre la correspondance entre Kant et Van Kempelen, seuls documents tangibles en sa possession, échanges épistolaires sur-interprétés par l’éminence grise de Bonaparte, le nouveau Secret du Roi spéculait sur des on-dit, des rumeurs, des conjectures et des anecdotes de seconde main. Où donc cette attraction se produisait-elle à présent ? Quelque part en Europe ou dans le Nouveau Monde ? Pour quelle raison spécieuse le comte Galeazzo s’obstinait-il à croire qu’une simple mécanique pouvait être assimilable au Baphomet, cette idole supposée représenter une statue hérésiarque de Mahomet adorée par les chevaliers du Temple et par ceux de l’ordre de la Buena Muerte au XIIIe siècle ? Quels secrets recelaient ses rouages et ses engrenages ? De quelles facultés cachées nécessaires au triomphe du nouveau tyran sur ses ennemis était doté ce joueur d’échecs turc ? Van Kempelen ne s’était-il pas entretemps mis au service du prince-régent, initiant la fabrication d’automates guerriers dont le débauché héritier du trône usait à son bon plaisir ? A moins que les espions anglais eussent pillé ses connaissances en automation ? Autant de questions pour l’heure sans réponse. Il y avait de quoi lancer tous les services d’espionnage de l’Occident aux trousses de Van Kempelen car, assurément, El Turco devait susciter la convoitise de tous les Etats opposés à l’usurpateur. A moins que Talleyrand parvînt à ne laisser planer aucun soupçon sur les raisons réelles de ses déplacements diplomatiques officiels. Avec l’assassinat de l’abbé de Firmont, la chose était bien mal partie.

 A suivre...

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[1] Je m’excuse pour cette allusion à une séquence du film Europa-Europa (1990) d’Agnieszka Holland.