samedi 30 janvier 2021

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 7 7e partie.

Les six tourelles du Merrimack Amiral Villaret de Joyeuse
















se mouvaient, se tournaient, ajustant leur position afin d’anéantir The Magnificent King of Scots dans un déluge d’obus vomis par les Columbiad,














colosses d’acier et de fonte symbolisant tout à la fois la nouvelle révolution industrielle et le nouvel art de la guerre. Ce Kraken ou Léviathan moderne, constitué de six bouches insondables et goulues, enténébrées, sans fond, pédonculées, atroces, allait semer la mort et le chaos, engendrer le Shéol et le tohu-bohu.

La nuée ardente s’abattit sur le navire avant qu’il pût adresser au cuirassé la bordée de ses pièces de marine. Le Merrimack se présentant et avançant frontalement, les chances que les salves du faux brick-goélette l’atteignissent demeuraient insignifiantes. De plus, l’ennemi était si prompt qu’il ôtait toute possibilité d’esquive à l’Anglais et bien sûr, toute probabilité de virer afin de lui présenter l’un de ses flancs armés pour riposter. La cheminée du monstre français crachait une fumée noire vicieuse, ajoutant le smog au smog. Cela déshumanisait la mer.

Petite pluie abat grand vent affirme un dicton connu et apprécié de Cadoudal. Mais cette énonciation naïve, emplie de bon sens, pouvait-elle convenir à cette première salve crachée par les bouches des Columbiad sans que l’ex-Outarde pût refuser le combat, tourner amures ou répliquer rapidement ? Ce premier tir suffit à démâter le navire, à ruiner les gréements.










Une deuxième salve, latérale, après que les tourelles eurent effectué une rotation, salve pointée plus bas sur le flanc bâbord, saccagea un tiers des sabords, occasionnant une seconde voie d’eau, brisant les pièces de marine, certaines éclatant, d’autres rompant leurs amarres et s’en allant rouler, en taureaux furieux inextinguibles de fer et de fonte, le mufle soufflant un air rougi et vicié, éjectant le boulet ardent qui saccageait un peu plus la coque, occasionnant panique et désolation parmi les marins anglais broyés par les roues braisées et ferrées.

Penser à Old Nick était déjà l’invoquer. Il vint aussitôt, en ravageur. Dans les fantasmes des matelots artilleurs, tout se brouilla, se noya dans la confusion hallucinée. Il était là, parmi eux, semant mort et destruction. C’étaient assurément les deux femmes, ces maudites, qui avaient provoqué Old Nick, ces garces que jamais le capitaine Burke eût dû accepter à bord. Les loups de mer désemparés et épouvantés voyaient se déchaîner une créature humanoïde spectrale, silhouettée d’écume et d’embruns, drapée de feux Saint-Elme étincelants et fulgurants, munie de bras colossaux basaltiques, çà et là veinés d’une lave phosphorée, les jambes énormes, arquées, pulsantes de magma et semées de coquilles de nautiles,



 








créature surnaturelle affairée à briser machines de guerre et carcasse du bateau à coups répétés d’une cognée immense, gainée de varech putréfié empestant le soufre. La tête de ce monstre, de cette entité venue d’outre nulle part, dépourvue de traits, paraissait sculptée dans une seule masse grisâtre, vulcanienne, grêlée de pouzzolane et de madrépores, couronnée d’yeux de Méduse, rayonnante d’une aura ténébriste, car elle absorbait la lumière même des lumignons des cales, se comportant tel un trou noir. Old Nick était le Néant incarné. Et cette statue vivante du démon poursuivait son œuvre inlassable de mort, hachant tout ce qui se présentait à sa portée, artificiel, comme humain, accomplissant ce pourquoi sa présence était sollicitée, requise : saborder, envoyer le bâtiment par le fond de manière à ce que nul n’y échappât. Les âmes désemparées des naufragés erreraient dans les abysses pour les siècles des siècles.

Ce fut la panique tandis que la pseudo-goélette gîtait, une troisième salve tournante du Merrimack pulvérisant la quille. Restait à réaliser l’éperonnage final et à frapper au cœur The Magnificent King of Scots. Autrement dit, la chaudière était visée…

Le ciel devint tout noir sans qu’un grain s’annonçât. Cette nuit diurne recouvrit les deux adversaires comme une chape membraneuse. N’eût été la fumée dégagée par les cheminées des bateaux de guerre, cette survenue des ténèbres avant que midi fût demeurait inexplicable, à moins qu’elle eût été le présage et la manifestation de la surnature des événements en cours et à venir…Old Nick avait pris le combat inégal sous son aile… Quoi qu’on die, comme l’exprimaient autrefois les précieux et les poètes en cette forme subjonctive archaïque raillée par Molière,












 




bien qu’il arrivât que des Bretons gallo en usassent encore en 1800, le devoir du capitaine Burke, seul maître après Dieu, demeurait avant tout de sauver ses passagers de marque car l’évidence s’imposait : le Magnificent King of Scots se trouvait condamné à couler, vaincu par la supériorité du feu ennemi.  

La volonté des Bourbon quêtant leur retour légitime s’opposait au péril de mort auquel les loyalistes demeuraient exposés. La cause royale devait triompher quoi qu’il en coûtât en sacrifices, en vies humaines. Burke ordonna pour la forme :

« Aux chaloupes ! Abandonnez le navire ! »

Ce fut pourquoi Guillaume le cocher, Georges Cadoudal, Maël de Kermor, Madame Royale et Félicitée Flavie montèrent prestement sur le pont qui s’inclinait de plus en plus. Burke leur désigna ce que les fonctionnaires français avaient pris pour une baleinière retournée.

« Votre Altesse Royale, monsieur le comte, mademoiselle, messieurs, là est votre salut. Un salut par les airs ! Ceci n’est pas une chaloupe mais un aérostat dirigeable qui vous permettra de rallier Douvres malgré les salves ennemies. »

Trois matelots grimpèrent sur l’amarrage du faux esquif, actionnèrent des verrous et ôtèrent comme un couvercle de sarcophage la pseudo-coque qui cachait ses secrets telle une carapace de monstre marin fabuleux, ce qui dévoila un ballon oblong muni d’un gouvernail et d’un moteur qui fonctionnait au gaz, à la manière de celui de l’automobile de Lenoir, conçue sous le Second Empire de l’autre univers.



 







La nacelle – qui comprenait une barre digne des navires classiques -  ne pouvait prendre que six passagers en comptant le pilote. Elle tenait à l’ensemble par un enchevêtrement de câbles d’acier d’une impressionnante complexité.

« Le maître James Arnold vous mènera à bon port. Adieu. »

Maël et Cadoudal serrèrent la main du capitaine.

Tandis que les fugitifs grimpaient à bord du dirigeable, le Léviathan caparaçonné s’apprêtait à donner le coup de grâce à son adversaire. La bête mécanique d’acier fabuleuse, toute vallonnée de mamelons mouvants obscènes érigés de bouches cracheuses et pivotantes, pareilles à des sclérites d’un colossal crocodilien fossile, empanachée de la fumée de sa machinerie démentielle que sa cheminée éjectait sans trêve, approcha son rostre afin d’éventrer l’Anglais.

Comme par défi, Burke fit dresser le pavillon sur ce qui restait du gaillard d’arrière, bouleversé par le bombardement, cet Union Jack non encore parachevé en 1800 parce qu’y manquait, pour peu de temps, la croix de l’Irlande turbulente. En réponse, le Merrimack hurla de sa corne de brume et les nouvelles couleurs triples napoléonides jaillirent tout au sommet de la hune principale métallique. Les drisses vibrèrent ; les tourelles cliquetèrent.

Le Magnificent King of Scots voulut anticiper le coup fatal par une dérisoire bordée qui ne fit qu’écorner le bastingage de l’Amiral Villaret de Joyeuse. Le Français paraissait d’autant plus sinistre et inhumain qu’il était, à première vue, dépourvu de toute présence, comme s’il se fût déplacé automatiquement, sans pilote, ni capitaine. L’acier protégeait les membres de la Royale : ils restaient inaccessibles et invulnérables aux coups anglais. Cela leur occasionna l’effet d’une simple semonce, d’un coup dans l’eau, bien que tonnassent vingt pièces de marine en même temps, du moins, celles qui demeuraient opérationnelles.

A bord de l’aérostat, les Français craignirent que les héroïques marins d’Albion ne pussent à temps rompre les amarres de cet aéronef gonflé à l’hydrogène. Maël les vit user de haches d’abordage pour aller plus vite. Enfin, après d’angoissantes secondes, le pilote, Master Arnold, parvint à obtenir de sa machine le mouvement ascensionnel tant espéré. Le moteur, à toute vapeur, entraîna l’hélice ; le dirigeable s’éleva au-dessus des restes du gréement sans s’accrocher – manœuvre délicate ô combien ! – et le gouvernail se mut.

Ce fut alors que la nouvelle pluie de feu fondit sur la pseudo-goélette. Elle visait les machines. Une explosion retentit : la chaudière venait d’être touchée, occasionnant un déluge de débris ardents dont certains atteignirent la nacelle de l’aérostat. Guillaume émit un cri, un « oh ! » davantage de surprise que de douleur. Un éclat, projeté plus haut que les autres, l’avait touché. Maël de Kermor espéra que ce n’était point grave.

Advint enfin l’éperonnage, tant attendu, tant redouté, qui ébranla toute la structure restante de la quasi épave flottante. Deux éléments compétiteurs aristotéliciens, le feu et l’eau, s’envoyaient des défis mutuels ; c’était à qui accomplirait et parachèverait la perte finale du navire. Ils se partagèrent les semailles de mort, la fauchaison désolée, l’étourdissante ronde de la danse macabre où, à défaut de squelettes, de charognes ou de momies parcheminées et bistrées, au ventre crevé éviscéré, c’étaient les noyés intumescents d’eau de mer, les déchiquetés par les explosions successives qui des pièces de marine, qui de la chaudière, et les carbonisés fulminants et spumeux en résultant qui entamaient le rondel et le virelai de cette danse fresquée en une future catacombe benthique.

A tous les niveaux, en toute couche, deçà-delà, mélangés aux bris incandescents ou gonflés d’eau de mer, les corps dévitalisés des anonymes héroïques de la Royal Navy flottaient dans les cales, la bouche ouverte et repue par l’absorption de la « tasse » saline, revêtus de vagues lambeaux d’uniformes de quartiers-maîtres ou de matelots brevetés au galon typique en ancre de marine. D’autres encore, tout noirs de l’incendie qui les consumait, fusant toujours d’iridescences ardentes immarcescibles, les os saillant par-dessus les chairs calcinées, s’entrechoquaient en des ballets surréalistes, figés dans des attitudes grotesques, alors que montait davantage la ligne de flottaison et que les flots intarissables se ruaient à l’intérieur de la coque éventrée du bateau perdu en flux ininterrompus.

L’on vit cet extraordinaire spectacle conclusif du drame : avant que tombât le rideau, qu’achevât de s’engloutir le Magnificent King of Scots en un bouquet final de toute beauté, mieux qu’une simple et méprisable coquille de noix mutilée, éventrée, un homme charbonneux des pieds à la tête, fuligineux et fumant, mais toujours vivant, la cage thoracique dévoilée en son entièreté par-dessous des fragments méconnaissables d’uniforme, momie de bitume et d’obsidienne, cendreuse,



 








surgit d’une écoutille et se dressa, fantomatique et défiant, sur ce qui demeurait du pont supérieur démâté. Ce presque cadavre était – ô incongruité – coiffé du bicorne cérémoniel ostentatoire intact, dépourvu de la moindre souillure, galonné d’or, emplumé et bleui, des officiers de la Navy. L’incendie avait dévasté son visage ; l’être fantastique, si l’on peut l’écrire ainsi, ricanait. En fait, sa bouche brûlée, mutilée, présentait des lèvres étrécies et rétractées dévoilant ses gencives et sa denture sardonique. Ce semi-squelette de suie éleva cérémoniellement au-dessus de son cap un tonnelet de poudre duquel pendait ce qui s’apparentait à une mèche ou un cordon Bickford allumé. La main droite, osseuse, horrible, comme disséquée et enduite de noir de fumée, tira ledit cordon. La créature de cauchemar et surréelle explosa toute, en un rire ultime, démoniaque, dispersant, projetant en des gerbes hallucinantes ses lambeaux organiques racornis par le dieu Feu.

C’était le capitaine Burke ; il s’était suicidé pour finir en beauté afin de ne pas tomber aux mains de l’ennemi. Il avait innové, inventant une variante à la loi de la mer : le capitaine doit sombrer avec son navire. Pourtant, nul à bord du cuirassé létal ne fit cas de ce spectacle de fantasmagore de Robertson. Le Merrimack avait retiré, extrait, son éperon obscène et manœuvrait pour s’éloigner du champ de bataille, mission accomplie.  L’épave acheva de couler, classiquement, par la poupe qui la dernière disparut sous les eaux.

L’Histoire officielle napoléonide ignorerait cela, ce sacrifice. Ce sera tout juste si les historiens bourgeois Thiers et Guizot, inféodés par pure courtisanerie et opportunisme à une dynastie despotique dont ils ne partageaient pas les idées, mentionneront en une note de bas de page la fuite de Madame Royale à bord d’une unité anglaise maquillée en navire marchand puis son arrivée clandestine en Angleterre… Mais chut ! Ceci constitue la suite de notre récit que nous allons présentement vous conter.

 

******

 

A bord du dirigeable, Madame Royale ignora les détails édifiants et anecdotes ultimes de cette tragédie. Peu lui importait en dehors de l’espérance que tous parvinssent à bon port à Douvres. Elle souhaitait retrouver ses parents. Les dévotions eurent pour elle davantage d’importance. Tandis que Master Arnold pilotait avec maestria, elle s’absorba en ses dévotions fanatiques, agenouillée sur le bois de la nacelle tressé comme un panier d’osier. Elle avait exhibé un chapelet et, débutant le rosaire, ne cessa de l’égrener tout en récitant avec frénésie l’Ave Maria autant de fois qu’elle le jugea nécessaire, jusqu’à ce qu’elle estimât être tirée d’affaire avec ses compagnons d’infortune.

Sa gracieuse bouche murmura ce récitatif pieux durant de longues minutes d’angoisse :

 

Ave Maria, gratia plena

Dominus tecum

Benedicta tu in mulieribus ;

Et benedictus fructus ventris tui, Jesus !

Sancta Maria, Mater Dei,

Ora pro nobis, peccatoribus,

Nunc, et in ora mortis nostræ.

 

Amen

 

Dans les règles, le rosaire
















doit comporter trois chapelets d’oraisons. Or, Mousseline la Sérieuse fit durer cela plus qu’un anthem anglais, reprenant quatre, cinq, six, sept, huit fois et davantage ladite oraison mariale. Certes, le bruit du moteur, de ses pistons, la rotation des pales de l’hélice, le cliquetis des câbles et les oscillations réglées du gouvernail couvraient quelque peu ce marmottement dévot qui eût suscité l’agacement d’un voltairien ou d’un maçon !

Maël de Kermor n’en fit d’ailleurs nul cas ; par la grâce de l’abstraction auditive de la prière de Son Altesse Royale, la santé de Guillaume parvint à le préoccuper davantage car la blessure du dévoué Breton s’avéra plus sérieuse qu’estimée au départ.

Master Arnold garda le cap, mais Maël lui demanda en anglais s’il ne pouvait pas accélérer.

« Le moteur tourne déjà à pleine puissance. Nous risquons la panne de carburant si je force l’allure, si ce n’est la surchauffe. Cet aérostat a juste la quantité de gaz nécessaire à notre destination. Douvres n’est plus guère distante comme le compas me l’indique. Encore cinq miles et nous arrivons. L’on aperçoit déjà les falaises, voyez par vous-même, my Lord. » répondit le maître avec calme. Kermor n’en avait pas demandé tant, notamment ce titre respectueux de my lord. Il avait bien entendu tantôt ledit pilote adresser à Son Altesse un your Grace et un my Lady à sa suivante fantasque. Félicitée Flavie, craignant le froid de l’altitude, s’était enveloppée dans un châle, en chaste Suzanne dissimulant à la lubricité ses appas impudiques un instant exhibés. Son corps de sylphide était secoué de frissons, tel celui d’une Merveilleuse du temps parallèle qui se fût promenée dans les frimas en simple robe transparente de gaze. Un coup d’œil à l’horizon vers lequel l’on volait suffit à rasséréner le noble breton.

Le dirigeable, toujours plus distant de la tragédie, surmontait une mer moyennement calme à plus de deux mille pieds, sous un ciel à peine ennuagé piqueté de goélands divers qui s’enquéraient de leurs proies poissonneuses. Leurs cris stridents horripilaient un Georges Cadoudal devenu fort nerveux. L’envie lui démangeait de tirer quelques volatiles au pistolet, histoire de les effrayer. Master Arnold restait le plus impassible de tous. Nul n’eût constaté les larmes discrètes qui coulaient le long des pommettes de l’officier marinier… Le devoir et l’exécution des ordres avant tout !

Cependant, Guillaume perdait beaucoup de sang. A terme, il risquait l’exsanguination.

« Avez-vous des pansements, des bandages ? » s’enquit de Kermor. Cadoudal fit de la tête un signe de dénégation. L’éclat avait touché Guillaume au cou près de la carotide. Il fallait en urgence éponger tout ce sang. Or, les épanchements hémorragiques s’avérèrent non interruptibles. Dès lors, Guillaume était condamné.

Le sang artériel n’est pas le sang veineux. Imbu de sa supériorité, de sa suprématie scientifique, l’Occident de l’an 1800 ignorait tout de l’œuvre pionnière du grand savant arabe Ibn Al-Nafis, attribuant tous les mérites de la découverte de la circulation sanguine à Galien, Michel Servet et William Harvey.












 



Le sang coulant dans les artères, riche en oxygène, l’apporte aux organes avant que les veines contribuent à son retour des viscères au cœur. Maël de Kermor connaissait cela par empirisme, plus que par pratique : la noblesse négligeait la médecine, lui préférant le métier des armes, et le médecin n’avait d’utilité qu’en tant que barbier-chirurgien, que sous-fifre chargé de vous amputer après la bataille afin d’éviter que les blessures aux membres s’envenimassent. Ainsi notre Breton constata-t-il que le liquide vital vermeil pulsait sans trêve au cou du loyal acolyte et giclait par jets de fontaine incoercibles impossibles à endiguer, qu’on le garrotât ou qu’on le pansât. De Kermor ne prêta nulle attention au saisissement d’allégresse de Madame Royale qui, pensant ses prières exaucées, prit une lunette et examina l’horizon avant de s’écrier joyeusement :

« Terre ! Douvres est en vue ! »

Elle replia la lunette puis questionna master Arnold :

« Pour l’accostage, comment ferez-vous ? Ceci n’est point la voie par laquelle nous étions attendus.

- Des mâts d’amarrage ont été installés pour les aérostiers », fit-il en un français teinté d’accent des Cornouailles.

Georges se mêla à cet échange de mots.

« Votre Altesse, si vous le permettez. Il était prévu tout en bas au port même un comité d’accueil composé de Messieurs Blacas, d’André et d’un agent anglais. Ils avaient pour mission de nous accompagner jusqu’à Kensington, avec une escorte d’habits rouges fort dissuasive.

- Kensington ? Pourquoi pas Saint-James ? Le roi et le prince-régent ne veulent-ils pas nous loger en leur résidence principale de Londres ? fit Madame, d’un ton doucereux d’où pointait un soupçon de contrariété. Elle fronça ses fins sourcils, irritée que les circonstances lui tinssent tête.

- C’est que… La famille royale en exil y a été gracieusement relogée au commencement de ce mois, d’autant plus que le comte de Provence…

- Avec lequel j’ai quelques désaccords, ajouta, narquoise, Madame.

- Que le comte de Provence, reprit Cadoudal, piqué par cette interruption aristocratique, vient d’y faire étape. Depuis notre attentat, Trèves devenait peu sûre. Des espions de Buonaparte y ont donné signe de vie, pour ne pas dire plus.

- Vous êtes mieux renseigné que moi ! remarqua-t-elle, contrite.

- Nous avons nos propres agents de renseignement, qui risquent leur vie chaque jour… afin de vous satisfaire.

- Il suffit, Monsieur ! »

Madame s’indifférait du sort d’un Guillaume à l’agonie et de l’impuissance de Maël. Elle redoutait les canons d’Albion qui parsemaient la côte, une canonnade qui abattrait le dirigeable.

« Master Arnold, ordonna Mousseline impérieusement, hissez les couleurs, l’Union Jack. Nous devons nous identifier aux yeux de nos amis anglais.

- Il y manque l’Irlande, your Grace. Son annexion complète n’est point encore officialisée.

- Faites tout de même, monsieur ! » jeta-t-elle, hautaine et pourpre, majestueuse en un mot, telle sa mère.

« Elle n’est pas commode aujourd’hui, marmotta Cadoudal, mais je la comprends. Les périls multiples auxquels nous avons été confrontés ces dernières heures ont ébranlé ses certitudes…et mis à mal sa superbe. Mais Dieu nous protège toujours… excepté l’infortuné Guillaume. Notre cause est juste. »

L’officier marinier s’exécuta puis mania la barre avec dextérité, entamant la manœuvre d’approche.

 

*******

 

A Douvres, tout en bas, tout un monde attendait, s’impatientait.








Le jeune Blacas, fort de son statut de favori du comte de Provence, 















discutait ferme avec un personnage de notre connaissance, celui auquel incombait la mission de protection de Madame Royale, reçue du régent George en personne ou plutôt, de son automate dévoué, qui avait offert sa vie d’androïde en échange. Fort nerveux, il ne cessait de consulter l’oignon qu’il tirait du gousset de son gilet passepoilé d’or. Toujours aussi mafflu, d’une laideur insondable de bull-dog, Charles Laughton tentait d’expliquer à Blacas qu’il se pouvait fort bien que le navire tant attendu eût rencontré des obstacles et se fût heurté au système défensif redouté du cordon sanitaire napoléonide calaisien.

« Mister, vous nous aviez pourtant garanti la sécurité du Magnificent King of Scots. »

Blacas venait d’écorcher ce nom, le prononçant avec un atroce accent grasseyant de courtisan.

« Ils peuvent autant avoir échappé aux barrages flottants et aux armes secrètes, que reposer désormais par des brassées indénombrables au fond du Channel qu’il nous faudrait ainsi curer, sonder, ou explorer avec un submersible ou des porteurs de ces nouveaux scaphandres de Monsieur Klingert. »

La réponse de Laughton, énoncée avec un léger accent sur un ton neutre frisant l’indifférence, fit frémir Blacas et d’André. Les deux Français détournèrent un instant leur regard de la mer, en direction du carrosse discret affrété par l’espion, carrosse que cependant gardait un groupe de horse-guards à l’uniforme rouge trop voyant. C’était cela, l’escorte mandatée pour accompagner Madame Royale jusqu’au château de Kensington, ce tout nouveau quartier périphérique de Londres, encore en devenir.



 









Cette résidence royale, bâtie au début du XVIIe siècle près du village de Kensington, était proche de Chelsea. Guillaume III d’Orange y avait exhalé le dernier soupir en 1702, après une chute de cheval. Ce palais avait pour double avantage de posséder une route le reliant directement à St-James et d’être moins éloigné du cœur de Londres qu’Hampton Court, sans oublier l’état de ruine de Whitehall où le prince-régent aimait à se complaire. Tout le monde avait oublié que Kensington avait à l’origine été conçu comme hôtel résidentiel pour le comte de Nottingham.

La mission de protection de Charles Laughton avait beau revêtir une importance certaine, ce qui l’intéressait par-dessus tout, c’était la seconde phase des instructions reçues du ventripotent Hanovre : se rendre secrètement en Vendée, à La Roche-sur-Yon, cette cité administrative et militaire nouvelle, que Buonaparte venait de fonder un an auparavant en tant que connétable, en remplacement de Fontenay-le-Comte[1]. Sur place, il permettrait à des officiers français, peu sûrs, déjà connus, repérés et stipendiés, de retourner leur veste en faveur du loyalisme bourbon et ces officiers, à leur tour, rallieraient la noblesse vendéenne provoquant l’insurrection générale du Poitou.

Joli plan, certes, mais plan peut être irréaliste, sorti des méninges tourmentées du Régent et de Pitt qui pensaient leur complotisme efficient. Laughton feignait ne point douter de sa parfaite exécution, sans nulle faille. Il était taiseux, non critique. La Roche-sur-Yon ne présentait encore en ce 1800-là aux yeux des voyageurs qu’un immense chantier urbain, boueux, peu engageant, et semé de casernes. Elle sortait juste de terre, et seuls les bâtiments officiels et administratifs en émergeaient alors. Cependant, l’espion anglais risquait de s’y heurter au rusé et cauteleux Dupin, le tout nouveau préfet juste nommé et affecté en la nouvelle cité…

Tandis que le laid personnage cogitait, un cri retentit : d’André venait d’apercevoir dans le ciel, en approche, un singulier engin volant, un aérostat imprévu. Serait-ce une avant-garde ennemie préludant à une invasion par les airs ? L’instant était inapproprié de jouer aux vierges folles contre les vierges sages, bien que nécessité se posât d’identifier le dirigeable et de connaître ses intentions, belliqueuses, hostiles ou non. Charles Laughton déconseilla d’en venir aux sommations d’usage tant qu’il ne se serait pas assuré de la nationalité du ballon. Si ç’avait été le prélude à une invasion – les Anglais connaissaient les préparatifs napoléonides dans les arsenaux français, en particulier la construction des submersibles Fulton armés de torpilles au fulmicoton – cette « nef » volante eût été l’éclaireur de toute une armada.

L’espion demanda au capitaine des horse-guards de lui prêter sa longue-vue. L’azur du ciel, sa lactescence céruléenne, le miroitement d’opaline modéré de la mer délicatement colorée de turquoise et d’aigue-marine, permirent une observation aisée, le temps se maintenant miraculeusement au beau fixe. Cela conférait à la scène le caractère d’une anticipation picturale impressionniste, que seul eût pu restituer un Turner de trente ans postérieur. C’était à croire que Poséidon et Eole s’étaient montrés bienveillants envers les conjurés loyalistes. A la vue de l’Union Jack, hissé non par orgueil patriotique, mais par nécessité de prévenir une méprise fatale, la crainte s’émoussa et l’espoir s’aviva. Charles Laughton observa l’incontestable manœuvre d’approche du dirigeable vers le mât d’amarrage érigé à quelques yards. Cependant, nul n’étant prévenu de cette arrivée-là, personne n’était au sol pour aider le ballon oblong à accoster sans problème.  

Laughton héla tous ceux qui se trouvaient près du lieu d’arrivée, qu’ils fussent ou non marins, qu’ils s’y connussent en câbles, filins, grappins et cordages ou pas. Ni Blacas ni d’André ne consentiraient à se salir les mains au maniement desdites cordes. Ce furent des habits rouges, des privates qui accoururent, quelques sailors aussi, ceux que le commandement des HMS appelait Monsieur, qu’ils fussent pilote ou calfat, que leur vareuse s’ornât ou non de l’ancre des quartiers-maîtres.

L’arrimage put donc débuter. Les deux favoris du comte de Provence réagirent enfin, se dirigeant vers le mât à petites foulées, ridicules avec leurs culottes de nankin, leurs escarpins à boucles dorées et leur catogan poudré. Ils manquèrent trébucher sur les aspérités du terrain, tandis que les manœuvriers un peu improvisés effectuaient les gestes nécessaires avec le câblage et les filins. Les difficultés inhérentes à ce type de manœuvre la rendaient périlleuse ; la fragilité de l’enveloppe, même renforcée de cordages tressés et de filets d’acier, impliquait un risque d’accroc des grappins, de déchirure, et de fuite du gaz en cas d’erreur de mauvaise évaluation des distances, cela jusqu’à l’explosion. En outre, lors des orages, la foudre pouvait frapper et enflammer le tout. La possibilité que le mât d’amarrage fût lui-même foudroyé n’était pas à exclure, car il pouvait aussi servir de paratonnerre. Le temps de la cage de Faraday n’était pas encore advenu, et les Anglais n’avaient pas eu besoin de la plaidoirie de l’avocat Robespierre pour adopter l’invention de Benjamin Franklin.  















Il arrivait que le vent se mît de la partie et déstabilisât l’aérostat, le fît vibrer, osciller, tanguer, le déportant du mât, transformant la prise du ballon par les câbles et filins lancés depuis le sol, puis le halage – qui impliquait une force peu commune de la part des personnes postées à terre (combien de ho-hisse ! fallait-il prononcer ?) en opérations plus que dangereuses et pour les voyageurs, et pour les manœuvriers d’en bas. Afin que les frottements du chanvre et du métal n’écorchassent pas la peau des paumes, il était nécessaire que tous se gantassent. Le reste – la descente progressive du dirigeable halé par tous ces muscles d’hommes ahanant dont la gorge éructait en exultant l’onde sonore des chants héroïques des travailleurs de la mer et des ports (certains datant de la flibuste des Caraïbes et de Blackbearb) – s’apparentait à un appontage exécuté par le truchement des fiers-à-bras du lieu. Pure formalité…

Enfin, le ballon perfectionné atterrit. Les manœuvriers s’empressèrent d’ôter leurs gants, de cracher dans leurs mains. L’enveloppe de cuir ou de laine n’avait pas suffi à prévenir l’échauffement de la peau. En la nacelle, il y avait désormais cinq vivants et un mort. Guillaume, de son nom complet Guillaume Le Louarn, n’avait pas survécu à la trop grande perte de sang artériel.

 

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A suivre...

[1] Dans le cours réel de l’Histoire, la fondation de La Roche-sur-Yon est de cinq ans postérieure, par décret impérial du 25 mai 1804. Il s’agissait de pacifier le Bas-Poitou, marqué par les guerres de Vendée.


vendredi 8 janvier 2021

Camara Laye : comment on étudie l'Enfant noir au collège.

 

Ah, Camara Laye



 et "L'Enfant noir", ce classique de la littérature jeunesse du milieu du XXe siècle, paru en 1953, dont on découvrait avec ravissement des extraits ou "bonnes pages" dans les manuels de lecture en usage aux débuts de la Ve République ! Je croyais cet écrivain guinéen (1928-1980) disparu de notre panthéon littéraire contemporain, surtout depuis que la transposition moderne et libre de son oeuvre au cinéma,  par Laurent Chevallier, en 1995, avait insuffisamment convaincu les spectateurs... Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que Camara Laye était toujours connu de l'Education nationale, par un questionnaire proposé en classe de français de troisième du XXIe siècle, questionnaire dont voici les réponses. 

  Questionnaire Camara Laye l’Enfant noir.

 

1/ L’âge du narrateur : il l’évalue à 5-6 ans. Incertitude de la mémoire : phrase interrogative, « je devais être » et non pas l’affirmation « j’étais » … Emploi exclusif de l’imparfait narratif et accessoirement du présent de l’indicatif mais négatif (« Je ne me rappelle pas exactement »).

2/Le jeu avec le serpent : l’enfant utilise un roseau, qu’il a ramassé dans la cour (abondance des roseaux utilisés comme matériau de la palissade tressée) et l’enfonce dans la gueule du reptile. Le serpent avale progressivement le roseau comme une proie.

3/L’enfant est inconscient du danger. Ce danger est mortel. Une fois le roseau absorbé, le serpent approche sa gueule des doigts de l’enfant au risque que ses crochets le mordent (venin). « Je riais, je n’avais pas peur du tout. » « Il vint un moment (…) où la gueule du serpent se trouva terriblement proche de mes doigts ».

4/C’est Damany, apprenti du père, qui constate le danger et avertit le père, puis soulève l’enfant. Réactions de la mère : elle crie fort et administre des claques à l’enfant.  Plus tard, elle lui fait la leçon : avertissement de ne plus jamais recommencer un tel jeu.

(coupure dans le texte : (…))

5/L’enfant a retenu la leçon et pris conscience que les serpents sont des prédateurs dangereux. Certes, il a promis de ne plus recommencer, mais son attitude est ambigüe car Camara Laye précise : « bien que le danger de mon jeu ne m’apparut pas clairement ». Cependant, il a acquis un réflexe d’alerte face au danger : chaque fois qu’il aperçoit un serpent, il accourt prévenir sa mère. Celle-ci tue le serpent à coups de bâton, en s’acharnant sur lui. De fait, Camara Laye nous informe de deux choses : primo, il y a plusieurs sortes de serpents et ils diffèrent fort entre eux (prise de conscience de la diversité des espèces animales). Secundo : la manière dont les femmes tuent les serpents diffèrent de celle des hommes : elles les réduisent en bouillie à coups acharnés de bâton alors que les hommes les tuent d’un seul coup sec assené avec précision. Peut-être que le serpent souffre moins avec la seconde manière de le tuer.

6/Photo du film l’Enfant-lion : c’est une relation d’amitié, pas d’hostilité, ni d’inconscience. L’enfant a un geste d’affection envers le lion (si c’est un mâle, il est jeune car sa crinière n’a pas encore poussé) puisqu’il pose sa main gauche sur la nuque ou le cou du félin qui ouvre sa gueule pour exprimer, je suppose, son bien-être ou son bonheur. Sorte de caresse.

Grammaire :

 

7/ Imparfait de l’indicatif sur le mode interrogatif. Présent de l’indicatif avec la phrase négative « ne (…) pas ».

8/Capteur, capture, captation, captif (noms). Captiver, capturer (verbes). Captivant (adjectif).

9/Le serpent ne s’esquivait pas. Ou le serpent ne se soustrayait pas.

10/Figure de style avec « comme » : la comparaison. Quand le terme comparatif n’est pas utilisé, nous avons une métaphore.

11/Je me souviens d’un épisode marquant de mon enfance sans toutefois pouvoir le dater avec précision. L’ancienneté de l’événement favorise sa déformation, son embellissement. Je le vois encore : je jouais à proximité de la case de mon papa. Avais-je alors cinq ou six ans ? Ma seule certitude :  j’étais très jeune.