La
fatale confrontation avait commencé. Certes, Violetta s’était empressée de se
défaire de l’encombrant cabot en l’enfermant dans le dressing. Se sentant
abandonné, le chien gémissait, aboyait et grattait contre l’huis.
« Voilà
qu’il se comporte comme un caniche, pensa l’adolescente. O’Malley est incapable
de demeurer seul une seconde ».
Il
n’empêchait. Un je ne sais quoi de persistance odorante commençait à incommoder
la fausse Deanna Shirley. De plus, elle ne pouvait s’y méprendre. Là, au bas du
pantalon de pyjama ainsi que sur les charmantes mules de la métamorphe,
quelques longs poils noirs étaient restés accrochés.
Sortant
un petit mouchoir brodé d’on ne sait où, Aurore-Marie toussotait dans sa
délicate babiole et ne savait plus comment combattre et dissimuler sa crise
d’allergie. Son visage prenait une teinte rosée tandis que ses pommettes
ressortaient davantage dans leur pellucide blancheur chlorotique.
Violetta
la questionna avec son habituelle crânerie, la fixant de ses yeux d’émeraude.
Pas dupe pour deux sous, elle usa d’un ton péremptoire, devinant l’identité
réelle de la fabulatrice.
-
Alors, darling Deanna, comme ça, tu as réussi à te tailler de chez les
sbires? Faudra que tu me dises comment tu t’y es prise. Tu ne sais pas te
battre.
-
Madame la chance? Dame fortune sans doute. Les individus préposés à ma garde
s’étaient assoupis après s’être trop abreuvé de Sauternes.
-
Ah! Tu veux dire qu’ils étaient ivres…
-
Dans leur sommeil béat, ils avaient omis de m’enfermer à clef.
-
Tu parles d’un coup de pot.
-
Je n’eus qu’à pousser la porte en évitant toutefois qu’elle grinçât - ces huis
anciens sont parfois fortement sujets à émettre quelques bruits témoignant que
la domesticité en huile mal les gonds - et à remonter furtivement les quelques
degrés qui séparaient ma prison plus ou moins souterraine du rez-de-chaussée
pour me retrouver à l’air libre.
Toutes
ces phrases furent débitées à la cadence d’une mitraillette Thompson à chargeur
camembert afin d’échapper à la pressante quinte de toux inopportune.
Saturnin
s’émerveillait de ce récit, balbutiant:
«
Quel courage! Quel à propos! Vous êtes l’héroïne de cette soirée et vous égalez
les exploits de Louise de Frontignac ».
Ce
nom fit tilt à l’oreille de madame la baronne. Elle avait entendu jadis parler
de cette courtisane qui avait eu son heure de gloire à la fin du règne de Louis
Philippe et qui, présentement, en ce 1888, richissime veuve, alternait la
philanthropie et la traque des grands escrocs à travers l’Europe. Aurore-Marie
n’avait jamais eu l’heur de rencontrer cette grande dame de soixante-quatre
années.
Cependant, les prunelles félines de Violetta ne cessaient de la scruter, l’intimidant. C’était un peu comme si la métamorphe était en train de la scanner, de la sonder. Madame de Saint-Aubain en éprouva un profond malaise parce qu’elle était tiraillée entre deux sentiments contraires, ambivalents. Elle ressentait tout à la fois de la fascination pour la beauté certaine de l’adolescente et une peur sourde d’être démasquée par elle. Une voix secrète lui disait que Violetta avait hérité de la beauté de Lilith. Apparemment, ce n’était pas tout.
Cependant, les prunelles félines de Violetta ne cessaient de la scruter, l’intimidant. C’était un peu comme si la métamorphe était en train de la scanner, de la sonder. Madame de Saint-Aubain en éprouva un profond malaise parce qu’elle était tiraillée entre deux sentiments contraires, ambivalents. Elle ressentait tout à la fois de la fascination pour la beauté certaine de l’adolescente et une peur sourde d’être démasquée par elle. Une voix secrète lui disait que Violetta avait hérité de la beauté de Lilith. Apparemment, ce n’était pas tout.
Une
sueur glacée parcourut l’échine d’Aurore-Marie. L’effort qu’elle devait fournir
face à son inquisitrice l’épuisait. Jamais elle ne se serait doutée qu’une
enfant de treize ans à peine pût lui damer le pion et l’entraver dans ses
projets. Ambigument, un délice empoisonnait et réjouissait son âme.
Violetta concrétisait ses recherches
littéraires; elle affrontait dans le monde réel celle qu’elle aspirait à créer
littérairement, une adolescente intrépide, émancipée et révoltée, capable
d’ébranler les fondements mêmes de l’ordre masculin plurimillénaire imposé par
cette Bible qu’elle ne reconnaissait plus. Elle consignerait tout cela dans ses
carnets, mettrait en forme ses notes et cela ferait un roman délectable et
scandaleux que tout le monde s’arracherait en sous-main.
Mais
pour l’heure, Aurore-Marie était sur le gril. Outre que cette enfant la
subjuguait, il était manifeste qu’elle jouissait d’un pouvoir au-delà de
l’humanité. Était-elle télépathe?
«
Par les mânes de Cléophradès, songea la poétesse, si elle me démasque, c’est
toute l’entreprise du général qui sera mise à bas. Giordano Bruno, Cyrano de
Bergerac et Fontenelle avaient raison. Violetta vient d’ailleurs. Elle n’est
pas de notre monde. Je ne puis m’émerveiller ».
L’introspection
psychologique digne de Paul Bourget s’interrompit lorsqu’une énorme boule noire
déboula dans les appartements du sieur de Beauséjour. O’Malley était parvenu à
rabattre le loquet de la porte à force de sauter. Il était vrai que le chien
avait appris ce tour d’Ufo. Le gentil animal, au lieu de se jeter contre sa
maîtresse et de lui faire des fêtes opta pour Violetta.
« Pff! »
Émit la fausse Deanna qui s’empourpra de plus belle et s’étouffa dans une toux
qu’elle ne parvenait plus à contenir.
La
métamorphe, tout en caressant O’Malley et en se laissant lécher les mains,
trama un tour de sa façon contre Aurore-Marie mais aussi ce niais de Saturnin.
Ses pensées furent captées par Daniel Lin qui s’en revenait de son poste
d’observation sylvestre.
«
Ma fille pourquoi pas? », approuva-t-il mentalement.
Faisant
semblant de jouer le jeu, le commandant Wu se pointa dans la chambre de
monsieur de Beauséjour avec son chat dans les bras. Ufo se hérissa à la vue du
chien qui frétillait sous les chatouilles de la jeune fille. Aussitôt, Daniel
feignit l’étonnement. La fausse DS de B De B, écarlate, comme si l’oxygène lui
manquait, dut reprendre à zéro son récit qu’elle hacha cette fois de
toussotements et de soupirs. Cruel, Daniel Lin lui demanda une flopée de
détails, le physique des geôliers, leur vêture, leur façon de s’exprimer, le
millésime du Sauternes avec lequel ils s’étaient enivrés, s’ils fumaient la
pipe ou la cigarette, s’ils portaient des signes distinctifs, cicatrices ou
tatouages… En souriant, Dan El obligea la baronne de Lacroix-Laval à lui
déblatérer tout l’attirail anthropométrique de Cesare Lombroso et du
bertillonnage.
-
Ah! Monsieur Daniel, ils avaient effectivement de vraies têtes d’assassins!
Figurez-vous que l’un d’eux était mutilé. Il lui manquait la moitié de l’index
droit. Le deuxième avait une soixantaine d’années. Une balafre datant d’un bon
quart de siècle le défigurait… son compère l’appelait le Bonnet vert…
Daniel
buvait les paroles de la frêle jeune femme.
«
Je suis un sadique. La malheureuse me craint tant qu’elle est en train de
dénoncer ses complices. C’est risible. Le Bonnet vert est un ancien de la bande
de Tellier que ce dernier a renvoyé pour désobéissance et qui a mal tourné.
Quant au mutilé, Neuf Doigts selon le sobriquet dont l’a affublé le Piscator,
il sort à peine des geôles de Mazas. »
-
Je connais ces messieurs, répliqua-t-il avec de l’ironie dans son regard gris
bleu.
-
Ah! J’ignorais que vous fréquentiez la pègre…
-
Miss Deanna, Frédéric est mon ami…
«
Frédéric? S’interrogea-t-elle… de qui donc veut-il parler? Il me faut creuser
cette énigme… »
Le
regard complice de Violetta croisa celui de son « oncle ».
«
Poursuivons la farce pour l’instant, lui ordonna l’ex-commandant Wu. J’envoie
Julien, Jean, Michel et Symphorien délivrer la seule, l’unique DS de B De B…
Parallèlement, je leur donne quartier libre. La miss a besoin elle aussi d’une
leçon…
-
Mais oncle Daniel? S’inquiéta la métamorphe…
-
Laisse-moi faire… »
L’échange
à haute voix reprit…
-
Miss Deanna, vous me paraissez toute bouleversée…
-
J’aspire au repos…
-
Puis-je vous proposer une tasse de thé?
-
Un tonique serait plus approprié…
-
J’ai cela, s’empressa Saturnin… une petite fiole empruntée à Craddock… je vous
verse un dé à coudre de ce breuvage…
Ne
montrant point son dégoût, Aurore-Marie avala en une seule gorgée ce
tord-boyaux de l’espace… Symphorien avait coutume d’user de cette boisson comme
arme secrète lorsqu’il négociait avec les contrebandiers Otnikaï. La jeune
femme fut prise d’un échauffement tel qu’elle tomba en pâmoison. Son corps
s’anonchalit comme une chiffe et Daniel eut juste le temps de la recevoir entre
ses bras.
-
Fichtre! Elle pèse moins qu’une plume… vu ce qu’elle a absorbé, elle dormira
bien trois heures… Bravo Saturnin…
-
Commandant? J’ai gaffé une fois encore?
-
Non, vous m’avez rendu service. La preuve, je vous confie sa garde.
Prévenez-moi lorsqu’elle s’éveillera et empêchez-la de sortir de cette pièce.
-
A vos ordres monsieur Wu, s’inclina le sexagénaire.
-
Oncle Daniel, qu’as-tu voulu dire par « quartier libre »?
-
Ce n’est pas de ton âge. Michel va se rendre dans un lieu de haute perdition.
Cela le démangeait depuis son arrivée ici..
-
Avec Deanna? Chuchota la métamorphe
-
Bien évidemment. DS de B De B va faire fureur là-bas. Connaissant les orientations
de madame de Saint-Aubain, notre Britannique sera un parfait Bébé au Chabanais.
-
Est-ce très moral tout cela?
-
Ma fille, il faut ce qu’il faut… ainsi, j’aurai moi aussi les mains libres… je
n’ai pas le don d’ubiquité… je dois reprendre mon apparence ordinaire et
m’enquérir de l’état de la mission de Tellier mais aussi d’Erich et de Pierre…
il ne manque plus que deux semaines avant l’appareillage. Sans oublier les
nouvelles alarmantes provenant d’Afrique… l’enchevêtrement des chronolignes se complique…
notre technologie s’avère insuffisante pour garder l’équilibre…
Dan
El taisait naturellement le fait qu’il utilisait une partie de ses facultés
pour empêcher le déraillement irréversible de la réalité.
*************
Quatre
ombres furtives rasaient les murailles du bâtiment principal de la propriété.
-
Faut se grouiller les gars, jeta l’un des malfrats. Daniel nous a bien spécifié
que la pimbêche était détenue dans le sous-sol ouest.
-
Ouais… tu dis juste, l’Ecossais, approuva Julien en tirant sur son vieux mégot.
Faut la tirer d’affaire avant l’aube.
-
Comment que la patronne prendra cette évasion? Interrogea Jean.
-
Ce n’est pas nos oignons, siffla Michel. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de la
voir en petite tenue.
-
J’ignorais que tu avais un faible pour les œufs sur le plat, persifla le
Parisien.
Enfin,
le quatuor parvint à bon port.
-
Chut, vous autres, ordonna Craddock. Il nous faut inspecter chaque soupirail.
-
Vous les trouvez pas bizarres, ces soupiraux, demanda Jean. Où est donc le
grillage?
-
C’est drôle. Il y a la vitre d’abord. Derrière, je distingue des sortes de
volets très épais, constata le Suisse.
-
Un diamant ne suffira pas. Il nous faut une espèce de chalumeau, conclut
Symphorien après avoir utilisé son analyseur de matériaux. Le vitrage est de
l’hawkingium renforcé, et les volets ont été moulés en duracier. Bigre! Rien de
bien terrestre là-dedans.
-
Bonjour l’anachronisme. Tu m’enlèveras pas l’idée qu’il y a de la pieuvre en
dessous!
-
Quelle pieuvre? Fit Michel.
-
J’vous rappelle que j’ai endossé l’habit de cocher et que j’ai pisté la
baronne. Ainsi, j’ai capté une conversation entre Marguerite et la
« poétesse ». Elles évoquaient la présence d’un céphalopode
monstrueux ayant endossé des vêtements
d’homme qui vadrouillerait quelque part dans le château…
-
Purée! Un Asturkruk? Cette espèce n’a-t-elle pas été éradiquée de l’histoire?
-
Pour l’heure, il faut percer tout ça, bougonna Michel Simon.
Une
micro foreuse sortit des poches amples de Symphorien. Mise en marche, elle
n’émit que des ultrasons perceptibles non pas par les chiens de chasse mais par
les seules ouïes d’Ufo.
Le
capitaine Craddock, passé maître dans l’art du vol, dut s’expliquer.
-
Ce petit bijou m’a déjà rendu de sacrés services. Notamment lorsque je me suis
vu contraint de percer quelques coffres-forts Otnikaï. Ces rusés bêlants vous
grugent comme le premier des mouflets et il faut bien en venir là pour obtenir
le juste prix de la transaction.
-
On t’en demandait pas tant, ricana Julien.
Un
cercle minuscule apparut d’abord sur la vitre. Le forage se poursuivit et le
volet fut atteint. Le capitaine augmenta alors la puissance de son outil de
cambrioleur et le cercle s’agrandit, devenant une ouverture suffisamment large
pour laisser passer un homme pas trop enveloppé.
Se
chaussant de lunettes infra-rouges, Jean s’introduisit dans la pièce où était
recluse l’apprentie star.
-
Mince! Y a du monde. Il dort…
C’était
Neuf Doigts costumé en larbin. Il portait la livrée des ducs d’Uzès avec une
grâce pachydermique.
Redoublant
de prudence Gabin marcha sur la pointe des pieds à l’intérieur de la prison
cossue.
Pendant
ce temps, le faux domestique ronflotait la bouche entrouverte. Son haleine
alcoolisée trahissait qu’il ne s’était point privé de tâter à la dive bouteille
abondante dans les caves de Bonnelles. Il puait le Pauillac tourné.
Apparemment, les connaissances œnologiques d’Aurore-Marie laissaient à désirer
puisque la jeune femme avait parlé de Sauternes.
«
Michel va faire la moue. La miss s’est couchée toute habillée. En petite fille
qui plus est… ».
Nonobstant
cette réflexion, le comédien prit dans ses bras le corps endormi de la belle.
Celle-ci ne se réveilla pas.
Avec
mille précautions, Jean ressortit de la chambre sans même que le gardien eût
remué.
-
L’enfer est avec nous, éructa Craddock. Et il gèle fort bien…
-
Bravo, l’aminche! On passe à la suite du plan, articula Carette en mâchouillant
son mégot. On va la transférer d’une maison de poupée à l’autre.
-
Elle ne sera pas trop dépaysée. Mais grouillons. La voiture se trouve de
l’autre côté, à une bonne demie lieue…
Le
quatuor était béni des dieux car il ne rencontra aucun obstacle dans son équipée. Naturellement, pas
un de ces messieurs ne se douta que Daniel y avait veillé. Pas un garde-chasse,
pas un jardinier, pas un palefrenier…
-
Mazette! Ici, on se la foule pas la nuit… murmura Michel tout en grimpant dans
la patache garée derrière le mur ouest de la propriété.
Les
deux chevaux avaient attendu patiemment sous la surveillance de Louis Jouvet.
Leurs naseaux soufflaient une buée blanche car la température était assez
frisquette pour la saison.
-
Dites, vous croyez vraiment que la mère accepte des clients à quatre
heures du matin? Lança Louis d’un air goguenard
-
Pff. Du moment qu’on lui amène de la chair fraîche, elle s’ra pas trop
regardante, lui répondit Michel Simon.
-
Moi, j’crois pas… c’est trop beau. J’ai fait toutes les maisons réputées de la
galaxie avant que je me case avec Gemma et jamais j’ai rencontré une mère
maquerelle accommodante à ce point. Es-tu déjà allé dans un bordel Kronkos?
-
J’ai pas osé, baissa humblement la tête le Suisse.
-
Moi si. Il y a un de ces turn over aussi bien parmi les clients
difficiles à fidéliser que dans la marchandise… les amours des dinosauroïdes se
terminent généralement par une rixe digne des plus grands carnages de
l’histoire… pourtant, ces messieurs ne dévorent plus des « espèces
inférieures ». Certes, on a dû parfois fermer des maisons clandestines çà
et là mais ça n’a pas empêché le monde de tourner.
-
Fouette cocher! Lança Jouvet à Gabin.
-
Hue, dia! Mes cocottes.
La
patache s’ébranla en direction du Paris noctambule.
*****************
L’aurore pointait. Ses ailes rosées se
déployaient dans un ciel sans nuages. Le spectacle fabuleux aurait enchanté les
peintres paysagistes tels Camille Corot et Constable. Derrière les volets clos,
la vie reprenait son cours. Aurore-Marie s’étira langoureusement sur sa couche,
sortant de son sommeil. Elle avait fait de doux rêves parfumés. Son visage
reposé ne laissait plus rien paraître de son malaise antérieur. Telle une
enfant innocente, elle se frotta les yeux et se redressa. Quelle ne fut pas sa
surprise de voir à son chevet le digne bonhomme Saturnin. Enveloppé dans sa
veste d’intérieur à fleurettes et à liserés, le sexagénaire roupillait.
« Par
les dieux antiques ! Il a passé la nuit dans ce fauteuil ! Quelle abnégation !
Il doit être amoureux de ma Deanna ! C’est touchant ! »
Elle
se leva pour constater avec soulagement que sa pudicité n’avait aucunement été
offensée durant son somme. Cependant, une pointe d’inquiétude sourdait.
Qu’étaient devenus Monsieur Daniel et cette fort mignarde péronnelle aux
cheveux cuivrés ?
« Je
crois qu’aucun de ces deux ennemis n’est dupe. Ce vieillard ne compte pas.
Comment dois-je agir ? Si Victurnienne constate mon absence, elle me fera
rechercher. Il va me falloir jouer deux rôles à la fois. Je n’y avais pas
songé. »
Machinalement,
elle sortit une délicieuse montre de poche de son réticule.
« Aïe
! Déjà un peu plus de cinq heures ! Alphonsine viendra m’apporter un bouillon
dans moins d’une heure, puis elle me préparera un bain afin que je sois prête
pour déjeuner en compagnie de Victurnienne et Marguerite. »
Se
mettant sur la pointe des pieds, la baronne de Lacroix-Laval s’approcha de la
porte de la chambre et commença à en abaisser le loquet. Un grognement
reconnaissable lui répondit.
« Ouille
! Le briard ! Il garde la porte ! Par les mânes d’Euthyphron ! Vais-je devoir
m’enfuir par la fenêtre ? »
Promptement,
la jeune femme gagna la baie et jaugea du regard la hauteur qu’il lui fallait
descendre.
« Les
pierres ne sont pas si lisses que cela. Mais cette robe m’entrave ! Il me faut
l’abandonner et me contenter de mes pantaloons et de mon cache-corset.
Zut ! »
Aussitôt
dit, aussitôt fait. Sans trembler, Aurore-Marie entreprit de se dévêtir et
enjamba la rambarde.
« J’ai
grand’froid ! Mais n’y pensons pas ! »
Lentement,
centimètre après centimètre, la jeune femme en dessous se rapprocha du sol
sablonné. C’eût été une excellente scène de vaudeville où l’amante surprise est
obligée de fuir la couche de l’aimé si Madame la baronne n’avait pas été
contrainte de sauter le dernier mètre puisque la façade ne présentait plus
aucune moulure ou saillie où poser ses pieds délicats.
Aurore-Marie
se réceptionna correctement, mais, dans l’aventure, ses bas s’étaient déchirés
bien qu’ils fussent autrement plus solides que la camelote qu’on vendrait au XX
e siècle.
Se
croyant en sécurité, la fuyarde émit un léger sifflement. Un rire narquois lui
répondit, ce qui la fit sursauter. Piquée au vif, la fausse Deanna se retourna.
« Bravo,
madame la baronne ! Quel exploit sportif ! Pour une native du XIXe siècle, vous
m’estomaquez !
-
Mademoiselle Violetta !
-
Oh, laisse tomber le mademoiselle et le masque aussi ! J’avais parié avec oncle
Daniel que tu choisirais la fenêtre, présence d’O’Malley oblige ! Lui savait
qu’oncle Saturnin ne tiendrait pas toute la nuit.
-
Mademoiselle, nous n’avons pas gardé les moutons ensemble ! J’exige que vous me
voussoyiez ! Votre familiarité m’indispose grandement !
-
Tu n’es pas en tenue pour me snober ! »
Une
pensée furtive vint traverser la psyché inspirée de la poétesse.
« Cette
scène est très intéressante. Il me faudra m’en inspirer plus tard. Mais ce sera
la jeune fille impudente qui tiendra mon rôle. »
-
Miss Violetta, croyez-vous donc que je vais vous suivre ? Soit, vous êtes plus grande que moi mais
manifestement désarmée.
-
Tu n’es pas de taille à m’affronter. Déjà, tu grelottes. Ça ne m’étonne pas de
cette lingerie délicate qui ne protège de rien du tout. J’parie que tu l’as
payée au moins cinquante francs !
-
Cinquante francs ? Pour les petits bourgeois ! De la dentelle du Puy, de la
fine batiste, et de la soie ! Triplez la somme !
-
J’m’en fous ! Suis-moi, sinon, tu vas dérouiller !
Sans
qu’Aurore-Marie eût vu venir le coup, sa joue droite s’empourpra sous une gifle
magistrale.
-
Comment ! Vous osez frapper une baronne !
-
Pouah ! Si tu es baronne, moi, je descends d’un comte italien. Et mon oncle
Daniel Lin, il a des ancêtres qui remontent à plus de deux mille ans ! Au fait,
si tu l’ignores, il est de nationalité chinoise.
-
La duchesse d’Uzès s’inquiétera pour mon absence ! Je devais déjeuner avec elle
à sept heures.
-
Mais je sais tout cela ! Daniel a prévu le coup. Dans une demi-heure, nous
aurons quitté Bonnelles et tu nous serviras de monnaie d’échange. Allez, hop.
-
Comme ça, en pantalons ? Mais la valetaille va se poser des questions.
-
Nous ne rencontrerons personne dans la propriété. Dans la voiture, tu passeras
une de mes robes. Tu t’en accommoderas bien. Pour qu’elle t’aille, il te
faudrait quinze centimètres de plus et dix kilos.
Sortant
un mignon croquignolet désintégrateur style Luc Orient, Violetta le
dirigea vers Aurore-Marie.
-
Ceci, madame la baronne, est une arme. Bien plus perfectionnée qu’un pistolet à
pommeau d’ivoire et de nacre ou qu’un Colt américain. La preuve ! Allez, je
m’en vais détruire cette affreuse vasque balourde !
A
peine pressa-t-elle un des côtés du triangle, que la vasque se réduisit en un
petit tas de cendres sous le rayon lumineux de l’arme futuriste.
Effrayée,
Aurore-Marie laissa échapper une information capitale.
« Vous…vous
utilisez les mêmes armes que le baron Kulm ! Je me souviens, c’était au jardin
du Luxembourg en septembre 1877...
-
Oui, oncle Daniel y avait envoyé Michel Simon. Votre baron Kulm, il dégagerait
pas une odeur de marée ? »
*****************
Kiel,
fin mai 1888.
Un
corps expéditionnaire ultra secret quittait la rade du port avec l’aval du
capitaine de frégate Tirpitz. Deux frégates cuirassées s’engageaient dans la
Mer Baltique pour un périple de plusieurs milliers de kilomètres. Elles
n’arboraient aucun drapeau, aucun insigne qui eût trahi leur nationalité et
leur appartenance à la Kriegsmarine. L’un des vaisseaux s’appelait Köningin
Louise de Prusse et le deuxième Kronprinz Ferdinand. L’équipage
avait été durement sélectionné. Il s’agissait de marins entraînés et
d’officiers triés sur le volet. Tous savaient se battre au sabre et au
pistolet. Les plus hauts gradés pratiquaient un anglais courant sans accent.
Parmi ces officiers, on pouvait reconnaître Oskar von Preusse et Werner von
Dehner ainsi qu’Erich von Stroheim et Alban de Kermor. Les deux envoyés de
Daniel bénéficiaient de la confiance de Bismarck lui-même. Ainsi, l’Allemagne,
au fait du complot du général Boulanger, prenait les devants, mais allait
suivre un itinéraire différent, celui de Stanley. Fort des traités secrets
signés avec le sultan de Zanzibar et Tippo Tip, le deuxième Reich était
persuadé que cette expédition serait une promenade de santé.
Bien
qu’il eût été affecté au quartier des officiers, Alban se plaignait du confort
spartiate de sa cabine. Monsieur le comte était habitué aux aises de l’Agartha.
Lassé par ses récriminations, Erich, toujours impeccable, monocle inclus, se
contraignit à raisonner le jeune homme.
-
My dear, vous en verrez d’autres lorsque nous camperons dans la brousse. Il
faut vous endurcir, mon ami. Mais pourquoi le commandant Wu m’a-t-il affublé de
votre personne?
-
Que voulez-vous dire? S’offusqua le comte.
-
Rien! Se contenta d’émettre l’Américano-autrichien qui n’en pensait pas moins.
Dans
sa tête, les idées les plus folles se bousculaient.
« Ce
comte Alban de Kermor, il me semble bien l’avoir côtoyé plus âgé, portant beau
la quarantaine… il était bien plus assagi que ce blanc bec insupportable qui se
comporte comme s’il venait de faire le coup de feu avec la duchesse de Berry
dans sa pitoyable équipée! Ma mémoire s’embrouille. Mais il est temps pour moi
de communiquer mon rapport à Daniel ».
Celui-ci
fut promptement expédié car le génial et tyrannique réalisateur n’avait rien de
sensationnel à transmettre hormis le fait que les frégates allemandes étaient
en route pour le continent africain.
Un
intrus vint inspecter la cabine partagée par Von Stroheim et Kermor. C’était un
capitaine lieutenant fort raide d’allure, un mouchard assurément, dépêché par
le duo d’espions.
-
Oberst Von Stroheim, je viens m’assurer que vous ne manquez de rien.
Le
jeune comte marmottait en allemand
- Ich will ein Tee…
- Gut, Graf…
Stroheim
souffla bruyamment devant les desiderata de son compagnon de fortune.
Le
capitaine lieutenant avait revêtu la tenue conforme de tout officier de la
Kriegsmarine, c’est-à-dire une vareuse à double
rangée de boutons dorés, de couleur bleu marine naturellement. Dessous
la vareuse, un pantalon blanc, une chemise blanche également avec un col cassé
et un nœud papillon assorti à la veste, une casquette et une paire de gants.
Les chaussures étaient parfaitement cirées. Seule licence, le port d’une barbe
soigneusement taillée.
L’officier
fit avec un sourire entendu:
-
Je reviens bientôt avec le thé. Aufwiedersehen!
- Eine
Minute…
- Ja?
-
Quelle route devons-nous prendre déjà?
-
Après la Baltique, la Mer du Nord, la Manche et l’Atlantique, nous longerons
les côtes espagnoles, emprunterons le détroit de Gibraltar et pénétrerons en
Méditerranée. Une fois à proximité de l’Egypte, nous battrons pavillon
britannique, et nous entrerons dans le canal de Suez.
-
Ah! Voilà pourquoi le contre-amiral a exigé de tous les officiers qu’ils
parlent anglais…
- Richtig!
Il nous sera aisé de changer le nom des bâtiments… Verzeihen Zie…
Aber… and your level in English, please ? Vous comprenez ? Vous êtes des officiers de cavalerie.
Alban
répondit aussitôt:
-
J’ai vécu en Angleterre dès mes cinq ans…
Erich
allait rajouter que lui connaissait la Californie mais il se retint et se
contenta de déclarer :
-
J’ai séjourné à New York, jeta-t-il en américain, et plus tard, à Boston…
-
Voilà pourquoi votre accent me paraît exotique… Vous auriez fait merveille aux
côtés de Henry Morton Stanley…
-
Je connais… dois-je vous rappeler, capitaine, que l’accent bostonien rivalise
en afféterie avec ceux de Cambridge et d’Oxford?
-
Entendu… mais je vous apporte le thé.
-
Ouf! Émit Alban. Il commençait à m’agacer.
-
Oui, cet espion a été dépêché par Von Preusse. Dire que ce dernier a été
bombardé commandant en chef du corps expéditionnaire, une fois que nous aurons
mis le pied en Afrique. Je me demande ce que valent, en pleins tropiques les
autres… Un contingent de Bavarois, des volontaires de Hambourg, des officiers
des dragons…
-
Pourquoi cette inquiétude?
-
Mon jeune ami, vous oubliez la malaria… les flacons de quinine ne devront pas
nous manquer.
-
Nous? Mais nous n’en avons pas besoin avec tous les médicaments apportés de
l’Agartha…
-
Exactement… Nous n’en donnerons pas aux autres… cette expédition va s’avérer
très longue. Le temps que nous soyons à Zanzibar, le Kaiser actuel sera mort…
le traité fait que le sultan doit nous fournir capitas, guides, porteurs,
laptots et ainsi de suite… ah! Autre chose… Ces damnés Germains ont aussi omis
un détail capital… Aucun des officiers à bord ne pratique le swahili…
-
Euh… Erich, nous oui…
- Devil!
Nous n’avons pas à le faire savoir… Du moins dans l’immédiat… Comment
allons-nous expliquer à cette bande de Teutons, raides dans leurs bottes, que
nous parlons couramment tous les dialectes de la côte orientale de l’Afrique?
Je mets de côté les langues des Bakongo et des Toucouleur de l’Afrique
occidentale…
-
J’ai également quelques notions de zoulou…
-
Chut!
***************
Londres.
Sir
Charles Merritt préparait son départ qu’il ne pouvait différer davantage. Il
profitait des rapports de son réseau qui l’avait informé de la date de
l’appareillage du Bellérophon noir. Malgré toutes les tentatives de
sabotage déjouées par des interventions mystérieuses, que le mathématicien chef
de pègre ne parvenait pas à identifier, tant la couverture de Boieldieu était
excellente, malgré l’élimination de plusieurs de ses hommes de main parmi les
meilleurs par Tellier et ses amis, le scientifique refusait de s’avouer vaincu.
Décidément les Français avaient le diable avec eux.
Merritt
n’ignorait rien également des agissements des espions allemands, des
préparatifs ayant été observés à Kiel, sachant que le corps expéditionnaire
secret de Barbenzingue n’appareillerait du Havre qu’autour du 10 juin, le
baronnet avait compris que le IIe Reich était en passe de prendre les frogs de
vitesse.
«
I don’t care. Je m’en fiche. Ma destination n’est pas l’Afrique mais la
Cité des Doges…en compagnie d’A.L. »
À
force de persuasion, usant d’une forme d’hypnose, sir Charles était parvenu à
contraindre Alice à le suivre. La malheureuse, enfin vêtue correctement mais
toujours treize ans révolus d’apparence, demeurait sous le contrôle mental de
son tortionnaire. La malingre jeune fille faisait pitié avec sa chevelure noir
corbeau, ses yeux cendreux, son visage décoloré et son air hagard. Lorsqu’on
l’interrogeait, elle répondait par monosyllabes comme un automate défectueux,
un androïde mal foutu! Toutefois, sa folie demeurait rentrée, canalisée bien
qu’elle n’ignorât point qu’un des objectifs du voyage de son geôlier la
concernait tout particulièrement. Son esprit tourmenté avait saisi que sir
Charles allait tenter le tout pour le tout pour extirper le prétendu démon A El
de sa conscience via le recours d’un prêtre exorciste. Intuitivement, l’éternelle
adolescente sentait que le dévoyé mathématicien courait à l’échec.
Alors
qu’elle était déjà vêtue d’une ravissante tenue de voyage, camouflant sa
maigreur, le diabolique bourreau, en plein vestibule de sa propriété cossue au
bord de la Tamise, l’avait interrogée une dernière fois pour ne rien apprendre
de plus.
La
victime s’était contentée de susurrer des mots sans suite, parfois
anachroniques.
«
Les vents du temps… les vents du temps … miroir des mondes parallèles…
transgression des interfaces… première conception du trou de ver… plurivers…
plurivers… infinités plurielles… reflets trompeurs des réalités multiples…
cacophonie des personnalités… noirceur qui est blancheur… vérité…
mensonge… ».
Les
malles avaient déjà été expédiées par train jusqu’à Douvres. La déficience des
signalements et des contrôles d’identité avait permis à Sir Charles de ruser et
de faire endosser à sa prisonnière le nom de sa
propre nièce Daisy, présentement âgée de seulement cinq ans ! Tous deux
prirent le train à Victoria Station, voyageant dans un compartiment de première
classe. Il en alla de même dans le ferry. Ce couple mal assorti n’était
accompagné ni d’une gouvernante, ni du moindre domestique, ce qui paraissait
surprenant. Sir Charles Merritt avait pris soin de se grimer. Il portait une
imposante barbe blanche, des lorgnons et une calvitie de bon aloi.
A suivre...
**************