Même après qu’elle eut sombré dans l’inconscience, l’esprit de la poétesse poursuivait ses vagabondages délirants. Elle imagina s’éveiller près d’une berge abandonnée de l’Adriatique, berge ensablée, vaseuse, exhalant des fumets horripilants. Des débris, épars, d’épaves de gondoles y pourrissaient, des planches disjointes de ces cercueils flottants constellées de menues coquilles, comme si ces ruines eussent émergé après un séjour immémorial dans une eau saumâtre. Se dressait, au large, le vestige d’un palazzo, pans de murs pantelants, toiture, plafonds, étages effondrés, noircis de suie, poutres d’ébène ignées par le feu purificateur de toute chose.
La plantureuse chevelure blonde dénouée d’Aurore-Marie s’encroûtait elle-même de sel. Toute notion de temps s’était enfuie et le soleil ardait à son zénith. Il dardait, brûlait les yeux citrins et ambrés de la baronne, ses joues, ses tempes, désormais halés, la peau de son visage parsemée, telle celle d’un naufragé, de milliers de cristaux de douleur. A cela s’ajoutait une vieille blessure au front, reçue elle ne savait plus quand, croûteuse, coagulée, atroce. Un objet dur l’avait heurtée en un tantôt impossible à dater.
Aurore-Marie partait à la dérive, vêtue d’une toilette défraîchie, déchirée par endroits. Elle parvint à se lever, titubant dans la vase, s’avançant sous l’ardeur de Phébus, en direction d’une forme oblongue, allongée près des bris de gondole dont subsistaient encore, çà, là, poupe et proue tarabiscotées et caractéristiques. La chose, rejetée par la mer après quelque naufrage, exhalait des efflorescences de mort, à demi immergée dans la lagune. Craignant qu’il se fût agi de quelque cadavre humain, Madame s’enquit désespérément d’un mouchoir, se résignant à déchirer l’ourlet de sa robe malmenée et salie. Forte de cette résolution désespérée, elle obtura son nez de ce chiffon, de cette étoffe, tandis qu’un nuage de mouches la harcelait à l’approche de la dépouille indéterminée. En bons opportunistes, crabes, cormorans et goélands voulaient profiter de cette provende, de ce fruit de mer blet. Les becs aigus des oiseaux de mer arrachaient des lambeaux indéfinissables au cadavre afin de s’en repaître.
Elle crut d’abord à l’échouage d’un de ces calmars légendaires des abysses s’en venant mourir sur les rives continentales ou insulaires, après de colossaux combats contre les cachalots. Sa vue brouillée par le soleil, les paupières brûlées par le sel, ne parvenait pas à fixer durablement cette horreur ennuagée d’insectes nécrophages. C’était là un poëme, une ode à la charogne telle que Baudelaire l’avait autrefois composée. C’était la putréfaction du premier âge baroque, celui de Jean-Baptiste Chassignet qui, au temps du bon Roy Henri, avait décrit un cadavre au ventre enflé, cornant de puanteur. Aurore-Marie se trouvait prisonnière d’une poésie onirique, surréelle, au coeur d’un songe mortifère.
Lors, elle parvint à la parfin à ajuster sa vue. Ce fut une Révélation divine, en fait démoniaque et idolâtre tout à la fois.
Un dieu, une créature sacrée était morte là, du moins sa dépouille idolâtrée, antique. C’était l’Ours, la momie imparfaite du premier dieu.
L’avait-on jetée par-dessus bord d’un vieux clipper tel un cadavre de matelot typhique ou scorbutique ? Bien que les mouches continuassent à la harceler et qu’elle fût incapable de les chasser, Madame de Saint-Aubain eut le courage d’examiner en médecin légiste ce cauchemar émergé de l’onde décadente. Nauséeuse, prête à débecter, elle s’obstinait à parcourir le moindre détail du cadavre confit inabouti, dont les imperfections de l’embaumement et de l’emmaillotage avaient débouché sur la putrescence logique. Le treillis des bandelettes, parfois éclaté par la tumescence des chairs verdâtres et noirâtres de l’ursidé, ne recouvrait pas la tête, hideuse, malaxée, difforme, gonflée comme si quelque égyptologue eût débuté le débandelettage et l’eût laissé inachevé, à mi-parcours, pour d’inconnues et sombres raisons. Les bandes de lin, raidies de natron et de bitume, se parasitaient de byssus, de concrétions diverses, d’une faune fossile à petites coquilles archaïques digne des temps cambriens. Une méchante plaie au flanc de la bête témoignait des causes de sa mort ; elle s’était rouverte sous l’effet de la putréfaction, de la gangrène, plaie désormais pourrie où pondaient force mouches, d’où émergeaient des légions vermiformes et blanchâtres.
L’avait-on jetée par-dessus bord d’un vieux clipper tel un cadavre de matelot typhique ou scorbutique ? Bien que les mouches continuassent à la harceler et qu’elle fût incapable de les chasser, Madame de Saint-Aubain eut le courage d’examiner en médecin légiste ce cauchemar émergé de l’onde décadente. Nauséeuse, prête à débecter, elle s’obstinait à parcourir le moindre détail du cadavre confit inabouti, dont les imperfections de l’embaumement et de l’emmaillotage avaient débouché sur la putrescence logique. Le treillis des bandelettes, parfois éclaté par la tumescence des chairs verdâtres et noirâtres de l’ursidé, ne recouvrait pas la tête, hideuse, malaxée, difforme, gonflée comme si quelque égyptologue eût débuté le débandelettage et l’eût laissé inachevé, à mi-parcours, pour d’inconnues et sombres raisons. Les bandes de lin, raidies de natron et de bitume, se parasitaient de byssus, de concrétions diverses, d’une faune fossile à petites coquilles archaïques digne des temps cambriens. Une méchante plaie au flanc de la bête témoignait des causes de sa mort ; elle s’était rouverte sous l’effet de la putréfaction, de la gangrène, plaie désormais pourrie où pondaient force mouches, d’où émergeaient des légions vermiformes et blanchâtres.
Quoiqu’elle demeurât incapable de déterminer l’espèce exacte à laquelle la bête mal embaumée avait appartenu – et il était invraisemblable que les taricheutes égyptiens possédassent parmi leur Panthéon des ours sacrés à la semblance de l’ibis Thot, du crocodile Sobek ou du taureau Apis – Aurore-Marie insista afin de parvenir à une identification post-mortem de naturaliste. Elle savait ses connaissances sommaires en ce domaine, bien qu’elle eût souvent visité le Parc de la Tête d’or de Lyon et sa ménagerie réputée. Elle goûtait peu aux muséums d’Histoire naturelle, à leurs théories entassées empaillées des quatre ou cinq continents. La taxidermie la répugnait. Elle avait lu une traduction de Darwin afin de mieux la réfuter. En la fin du siècle suivant, on l’eût classée parmi les créationnistes.
Elle crut reconnaître Ursus maritimus, l’ours polaire, l’ours blanc,
dieu d’entre les dieux anciens, antérieur à toutes les autres divinités, à moins qu’il se fût agi d’Ursus arctos, l’ours brun plus classique. Elle spéculait, s’égarait toute, égrenant des noms linnéens au hasard, emberlificotant ses méninges de folle. C’étaient l’ours noir, l’ours à lunettes, le panda, le grizzli ; ce furent bientôt des espèces antérieures, antédiluviennes, cavernicoles ou autres. Titans adorés, divinisés par les troglodytes… Ses lèvres séchées par le sel psalmodiaient ces noms sacrés immémoriaux, son front meurtri par la plaie coagulée dressé face au soleil de la Lagune, le narguant. Désormais presque aveugle, la poétesse croyait apercevoir deux hommes étranges, vêtus de fourrures, plus sauvages que des coureurs des bois, des trappeurs de la baie d’Hudson, l’un aux traits asiatiques, trapu, les pommettes saillantes, en parka, botté de kamiks, encapuchonné, puant l’huile de phoque. L’autre être, habillé de la même façon mais encore plus ancien, exhibait un front impressionnant, bourrelé, une face fuyante, barbare, presque simienne, arborant un nez large adapté à respirer par des températures glaciaires.
dieu d’entre les dieux anciens, antérieur à toutes les autres divinités, à moins qu’il se fût agi d’Ursus arctos, l’ours brun plus classique. Elle spéculait, s’égarait toute, égrenant des noms linnéens au hasard, emberlificotant ses méninges de folle. C’étaient l’ours noir, l’ours à lunettes, le panda, le grizzli ; ce furent bientôt des espèces antérieures, antédiluviennes, cavernicoles ou autres. Titans adorés, divinisés par les troglodytes… Ses lèvres séchées par le sel psalmodiaient ces noms sacrés immémoriaux, son front meurtri par la plaie coagulée dressé face au soleil de la Lagune, le narguant. Désormais presque aveugle, la poétesse croyait apercevoir deux hommes étranges, vêtus de fourrures, plus sauvages que des coureurs des bois, des trappeurs de la baie d’Hudson, l’un aux traits asiatiques, trapu, les pommettes saillantes, en parka, botté de kamiks, encapuchonné, puant l’huile de phoque. L’autre être, habillé de la même façon mais encore plus ancien, exhibait un front impressionnant, bourrelé, une face fuyante, barbare, presque simienne, arborant un nez large adapté à respirer par des températures glaciaires.
Et tous deux murmuraient en des langues inconnues :
« Nanuk, Broohr, Nanuk, Broohr… ».
Elle n’était plus sur terre, elle n’était plus nulle part. Son monde était mort, avait péri, s’était effacé.
Lorsqu’elle parvint enfin à s’éveiller, Aurore-Marie sut ce qu’il en était. Elle eut une conscience aiguë d’avoir changé de temps, bien qu’elle fût encore en la Cité des Doges. Le monde auquel elle avait cru venait d’être annihilé. Le coupable se dénommait Daniel.
**********
Un jeu d’awalé se matérialisa subitement sur le sol de terre crue.
Dan El se tenait assis en tailleur dans une bulle dans laquelle il était seul présent. Pourtant, un dialogue constitué de plusieurs intervenants résonnait ainsi qu’en témoignaient les différentiels de timbres vocaux. Ce n’était certes pas là une polyphonie mais tout juste. Cette éruption sonore avait de quoi décontenancer et provoquer une démence irréversible chez tout être humain lambda qui se serait trouvé piégé dans ladite bulle. Les lèvres de Daniel remuaient, sa voix état bien la sienne, sa façon de s’exprimer également, une voix de ténor, de jeune homme qui avait mué
Dan El se tenait assis en tailleur dans une bulle dans laquelle il était seul présent. Pourtant, un dialogue constitué de plusieurs intervenants résonnait ainsi qu’en témoignaient les différentiels de timbres vocaux. Ce n’était certes pas là une polyphonie mais tout juste. Cette éruption sonore avait de quoi décontenancer et provoquer une démence irréversible chez tout être humain lambda qui se serait trouvé piégé dans ladite bulle. Les lèvres de Daniel remuaient, sa voix état bien la sienne, sa façon de s’exprimer également, une voix de ténor, de jeune homme qui avait mué
depuis quelques temps. Cependant, l’adversaire s’exprimait, parlait avec le même entregent mais avec des intonations enfantines, montant parfois dans un registre suraigu de crécelle. On aurait pu écrire qu’on avait affaire à un schizophrène conversant avec ses personnalités multiples. Un peu comme Norman Bates
lorsqu’il se mettait à la place de sa mère.
lorsqu’il se mettait à la place de sa mère.
- Dan El, mon frère, il y a plus redoutable que moi, mais tu te refuses à le voir… le résidu noir, le résidu de l’Infra Sombre, la trace infime de la quintessence du Mal que le Pan Logos de Cléophradès sépara à l’origine des cycles. Tu sais déjà son nom, tu l’as rencontré, Frédéric aussi.
- Don Sepulveda de Guadalajara, n’est-ce pas ? Pourquoi fais-tu tiennes les élucubrations d’Aurore-Marie de Saint-Aubain ?
- Toi, moi, nous, Eux, l’Autre… devrons le combattre.
- C’est le « Mal nécessaire » qui rend encore plus éclatante la vive lumière. Dans cette lutte, je suis Il, tu es Elle, Vous, mais aussi Ça. Mais cela, tu ne l’admets pas, vois-tu, mon frère.
- Ça est-il le Neutre ?
- Bien entendu. Le Neutre est Frédéric aussi bien que Franz. Peut-être aussi d’ailleurs Stephen.
- Je n’ai jamais rencontré ce dernier.
- Je me suis arrangé pour. Nous étions encore tous deux dans l’enfance.
- A quelle place situes-tu Symphorien, Gaston, Violetta et Ufo ? et Saturnin ? Pourquoi t’encombres-tu de ce sire maladroit ?
- Tu navigues encore dans les eaux infantiles et tu te limites à l’ami imaginaire que l’on abandonne comme sa première paire de chaussettes lorsqu’on franchit le portail de la puberté.
- Tu ne me réponds pas et provoques ma colère, s’écria le plus jeune.
- Bon sang ! la réponse est en toi.
- Non ! tu me mens, comme toujours !
Un foudre jupitérien fusa de sous la tablette d’awalé et s’en vint frapper Maria de Fonseca. Un vortex emprisonna alors la favorite de M’Siri et la reine ne tarda point à être la victime de phénomènes de distorsion temporelle létaux. Sa fin était inscrite depuis le début de cette chronoligne.
A ce moment, les grains de blé du jeu d’awalé furent pris de tressautements, bondissant de case en case, tels les célèbres pois sauteurs mexicains d’un défunt magazine pour la jeunesse. Chaque mouvement d’un grain représentait une année de vie de Maria de Fonseca. Et il était incontestable que l’accélération du temps dans la bulle où la reine avait été piégée la métamorphosait en une dépouille pluriséculaire.
Cette momie se recroquevillait, allait s’étrécissant, jusqu’à ce que la dessiccation ultime la réduisît à une poudre résiduelle. Alors, la bulle se déchira et la pulvérulence s’envola et s’en vint fouetter les derniers survivants des guerriers aux casques pyriformes. La force de cette poussière était telle qu’elle fendait les heaumes, découpait les visages en y laissant des traces sanglantes. Aveuglés par leurs blessures, les soldats se lamentaient mais le démiurge n’en avait cure. Ils s’agenouillaient, frappaient de leurs poings leurs cuirasses de buffle, criaient au sacrilège, implorant le nouveau Dieu pour qu’il mît fin à leur supplice. Mais Dan El restait sourd, inaccessible à leurs gémissements. Ces guerriers faisaient partie des victimes dûment sélectionnées depuis l’aube de cette ligne temporelle.
Cette momie se recroquevillait, allait s’étrécissant, jusqu’à ce que la dessiccation ultime la réduisît à une poudre résiduelle. Alors, la bulle se déchira et la pulvérulence s’envola et s’en vint fouetter les derniers survivants des guerriers aux casques pyriformes. La force de cette poussière était telle qu’elle fendait les heaumes, découpait les visages en y laissant des traces sanglantes. Aveuglés par leurs blessures, les soldats se lamentaient mais le démiurge n’en avait cure. Ils s’agenouillaient, frappaient de leurs poings leurs cuirasses de buffle, criaient au sacrilège, implorant le nouveau Dieu pour qu’il mît fin à leur supplice. Mais Dan El restait sourd, inaccessible à leurs gémissements. Ces guerriers faisaient partie des victimes dûment sélectionnées depuis l’aube de cette ligne temporelle.
- Encore un de tes enfantillages attardés ? s’exclama la voix juvénile emplie d’acrimonie.
- Parle pour toi ! rétorqua son jumeau. Chacune des embûches tendues n’a fait que me conforter dans ma résolution ; ma maturité a crû à l’aune de tes pièges. Ta signature transparaissait à chaque épreuve que mon groupe et moi-même subîmes. La maison de poupées notamment. Ne crois-tu pas que j’avais remarqué que tu t’étais empiffré de vieilles images bidimensionnelles que tu avais faites culte ? Mélanger les pantins du Docteur et ceux des contes d’Hoffmann, franchement, ta trouvaille était facile à éventer !
- Je ne suis coupable ni de Vassy ni de l’assassinat du duc de Guise par Poltrot de Méré.
Le résidu noir s’est affranchi depuis longtemps de toute appartenance.
Le résidu noir s’est affranchi depuis longtemps de toute appartenance.
- Tu trouves confortable de penser ceci.
- Ah ? Mais tes paroles te trahissent, mon frère ! Tu juges le mal nécessaire à l’évolution, moi pas. Tu as laissé tes petits humains se débrouiller tout seuls, sans guide, sans boussole. A ta place, je culpabiliserais.
- Mais tu n’y es pas. Le Dessein général t’échappe encore. Cela me lasse, A El.
- Tantôt, ton esprit était ailleurs, j’ai perçu ton absence. Où étais-tu ? Avec qui t’entretenais-tu ?
- Cela ne te regarde en aucune façon. Tu es trop immature pour tout comprendre. Mais comme je suis bon prince, je ne te dirais qu’un mot : anticipation…
- Tu brises mes jouets comme un père fouettard, tu me punis comme si j’étais un galopin incorrigible. Mais je suis toi, ce qui réside au plus profond de ta psyché. Pourquoi as-tu évacué Li Wu ? Pourquoi as-tu fait de même avec André ?
- Ils ne m’étaient plus nécessaires…
- Encore un mensonge. En fusionnant avec toi, à ta demande, je me suis sacrifié comme le valeureux Shah Jahan… et quelle a été ma récompense ? ça ! Cet affrontement parce que tu refuses de m’entendre, d’écouter mes conseils… tu longes le précipice et tu n’en as nulle conscience. Je crains pour le Dessein général.
- Quoi ? sous-entendrais-tu que la Création n’a pas besoin de moi ?
- Oui ! En abandonnant ta chère humanité tu le démontres à chaque attoseconde, Dan El. Le temps est proche où toutes les petites vies feront sans toi.
- En attendant cet instant, je suis ici pour résorber ton oeuvre négative, pour que ces schémas imprévus retournent au Néant. Toute cette aventure découle de toi, tu m’as occasionné bien du souci. C’est toi qui as manipulé comme des marionnettes, sans qu’ils en aient conscience,
les Boulangistes, sans oublier Merritt et sa bande. Tu les as aiguillés vers un rêve chimérique, tu as engendré des avatars de codex que l’avidité et la soif du Pouvoir ont rendu convoitables. Mais il y a eu une origine à tout cela. Je ne la situe pas en 1877, lorsque Merritt déroba le Corpus cléophradien dans les souterrains de Cluny. Je serais tenté de dire que tout débuta en 1863, lors de la naissance imprévue d’Aurore-Marie de Saint-Aubain.
- La date est bonne, mais tu n’as raison qu’à 25%. Cherche la dissidence au sein de ta Cité, cherche le rebelle…
- Avec Aurore-Marie, tu m’as appâté, j’en conviens. Cette créature souffreteuse et envieuse fait pitié. Tu lui as aussi permis d’enfanter… Lise…
- Certes, mais cette enfant est innocente.
- Je le sais. Je n’ai pas besoin que tu me le rappelles.
- Son destin est inscrit, même si tu effaces cette Afrique, même si tu rétablis l’ordre dans cette chronoligne… Lise de Saint-Aubain mourra à douze ans d’une chute de cheval en 1893, soit moins d’une année avant sa mère.
- Alors, là, qui se montre le plus cruel et inconséquent de nous deux ? Persifla Dan El.
- Ah ! mais tu ne peux épargner Lise, car il te faut suivre ta logique jusqu’au bout. Réfléchis, si tu effaces Aurore-Marie des tablettes de l’Histoire, potentielle ou pas, jamais Lise ne sera. Elle n’est que de ce temps, de par ma volonté.
- Je suis celui qui décide et crée, je suis LE YING LUNG, tu n’en es que l’ombre…
Un bruit de bris de verre retentit sur la droite de l’être double comme si la puissance de l’énonciation de la nature véritable de Dan El eût déstructuré la matière. Un des guerriers qui s’obstinait à exister encore, venait d’éclater en des millions de micro fragments vitrifiés. Les autres se métamorphosèrent en mosaïques qui, déstabilisées, se décomposèrent en tesselles colorées fusant dans toutes les directions, au sein de la bulle a-bulle.
Cependant, le ton péremptoire du Superviseur général eut également pour conséquence de faire rentrer A El au fin fond de son frère. Sa résorption s’accompagnait d’une soumission apparente. Mais l’affrontement se poursuivait à l’échelle sub-quantique. Des froissements de tissus qui se déchiraient s’élevaient dans le silence pesant de retour tandis que des discordances sonores et photoniques provoquaient une synesthésie terminale où toutes les manifestations et perceptions finissaient par fusionner. Comme un coup de cymbale… comme une symphonie dodécaphonique qui défilerait à l’envers, comme une méga tempête… Toute la muraille ouest de la citadelle partit en larges morceaux à la semblance d’une tapisserie arrachée par places par un vent non contrôlable. Tours et silos furent aussi frappés et se déconstruisirent sous le souffle impétueux de la colère du démiurge. Le sol, le firmament, la végétation, le minéral et l’animal, tout se retrouva sens dessus-dessous, fondant comme une peinture en train de s’effacer sous les rayons ardents d’un Soleil impitoyable. Le paysage devenait des coulures de cire, se décomposait comme un mandala ou encore une peinture sur sable navajo en train de revenir en arrière, les grains de silice regagnant leurs bocaux respectifs.
Barbenzingue et ses hommes parurent noyés dans un déluge de cire fondue, de morceaux de toile de Jouy, de poudre multicolore mais sale, de plumes de cristal, de prismes icosaèdres, de
spirales renversées a- sonores et pourtant retentissantes. D’épouvantables couacs d’orphéons de café-concert désagrégeaient les tympans qui saignaient. Parallèlement, les uniformes se réduisaient à des écheveaux filandreux bientôt liquéfiés comme une onde malsaine. Les corps flottant comme au coeur d’un cyclone, se démembraient ou s’étiraient comme du chewing-gum. La bouche démesurément distendue du général Revanche, chacun de ses poils étiré à l’infini par l’horizon d’événement d’un trou noir, ne trouvait plus la capacité d’exprimer la terreur incoercible de l’humain ballotté par la remise en place du Pantransmultivers. Les yeux exprimaient le désarroi et l’incompréhension la plus totale. Avalés par le maelström de la folie enfin contenue de Dan El, les malheureux soldats français regagnaient leur dimension tout en navigant au sein du spectre lumineux à douze couleurs, signature assumée du Ying Lung. Certains se replièrent tel un origami jusqu’à ne plus représenter qu’un point infime, dissimulé parmi les seize, voire les trente-six dimensions cachées que les petites vies n’étaient pas encore prêtes à appréhender. La fonte de l’A-Afrique courait à son terme et allait en s’accélérant.
Groggy, Boulanger reprit conscience sur le pré, surpris de se retrouver en chemise, épée au poing, face à un bretteur défraîchi et bedonnant, un épéiste sexagénaire qui arborait des rouflaquettes, aussi ridicule que le sieur Saturnin de Beauséjour.
Un Georges Boulanger, en pleine possession de ses moyens, eût aisément vaincu ce duelliste de carnaval. La température témoignait que nous nous trouvions en plein mois de juillet. La transition n’avait pas été progressive et le général, désarçonné par la brusquerie de sa translation, partait avec un handicap certain face au Président du conseil en exercice, Charles Floquet. Sa mémoire immédiate occultée, Boulanger n’avait conservé aucun souvenir des tâches qui le préoccupaient à peine une fraction de seconde auparavant. Tout ce qu’il avait vécu dans l’Afrique recomposée s’était évanoui. C’était telle une ellipse qu’il eût subie, ellipse advenue quelque part à Paris, ou Bonnelles, deux mois auparavant. Humain ordinaire, Boulanger ne possédait pas cette faculté de conservation d’une mémoire multiple à l’inverse d’une Violetta ou encore d’un Gaston de La Renardière. Peut-être aussi parce qu’il n’avait pas la qualité de citoyen de l’Agartha. Ainsi, il ne se souciait même pas du sort de ses frères d’armes dont Hubert de Mirecourt. Dans de temps rétabli, le commandant s’était enrichi après ses expéditions sur le continent noir. La presse de gauche lui reprochait ses exactions au service des compagnies concessionnaires. Attaqué par Le Gil Blas, le triste sire n’en avait cure. Avec sa fortune, il avait fait construire une gentilhommière près de Biarritz et fréquentait les casinos de sa cité d’adoption ou encore les tables de jeu de la Riviera.
Présentement, la date officielle était le 13 juillet et la réputation, la crédibilité du brav’ général étaient en jeu. S’il perdait ce duel, ce serait l’humiliation, le déshonneur. Il y avait risque qu’il se suicidât par anticipation, avec trois ans d’avance. Une horde de journalistes - des plumitifs pour la plupart – assistait à cet événement très parisien. La signature ironique de Daniel résonna dans les méninges de Boulanger sans qu’il eût la capacité de l’expliquer. Elle avait revêtu une forme musicale, la vingt-cinquième variation Goldberg du Cantor, pré-chopinienne.
De fait, le Superviseur pesait l’ironie de la situation mais aussi le risque de déclenchement d’une nouvelle déviation du temps. Il parvint à instiller en l’ego démesuré de Georges l’idée de l’inutilité du suicide malgré une défaite assurée dans cet échange de coups d’épées.
De fait, le Superviseur pesait l’ironie de la situation mais aussi le risque de déclenchement d’une nouvelle déviation du temps. Il parvint à instiller en l’ego démesuré de Georges l’idée de l’inutilité du suicide malgré une défaite assurée dans cet échange de coups d’épées.
Charles Floquet jaugea son adversaire : Boulanger lui sembla quelque peu absent. Il parait les coups avec mollesse, demeurant sur la défensive. Où était donc passé le flamboyant bretteur d’il y a peu ? Trouvant une ouverture, la pointe de la lame de Floquet s’en vint taillader le cou du général. Tous les spectateurs s’exclamèrent, les scribouillards s’empressant de noter le fait sur leurs calepins.
Assurément, cet événement croustillant allait faire exploser les tirages des journaux du soir et assurerait le succès du supplément dominical du Petit Journal. L’Expérimentateur avait ressenti avec satisfaction dans tous ses torons le changement d’illustration du journal précité. Envolé le dessin maladroit du duel au pistolet d’Aurore-Marie contre Yolande de la Hire. Nulle trace n’en demeura, à l’exception des doubles mémoires des protagonistes de ce haut fait mondain. Certes, cela ne vaudrait pas le célèbre croisement de fers survenu une décennie plus tard entre Marcel Proust et Jean Lorrain, mais le dessin flatteur d’un Floquet croqué de dos, à l’instant fatidique, inhabituellement mince et rajeuni, d’une sveltesse de grand sportsman, serait prisé par les collectionneurs.
Assurément, cet événement croustillant allait faire exploser les tirages des journaux du soir et assurerait le succès du supplément dominical du Petit Journal. L’Expérimentateur avait ressenti avec satisfaction dans tous ses torons le changement d’illustration du journal précité. Envolé le dessin maladroit du duel au pistolet d’Aurore-Marie contre Yolande de la Hire. Nulle trace n’en demeura, à l’exception des doubles mémoires des protagonistes de ce haut fait mondain. Certes, cela ne vaudrait pas le célèbre croisement de fers survenu une décennie plus tard entre Marcel Proust et Jean Lorrain, mais le dessin flatteur d’un Floquet croqué de dos, à l’instant fatidique, inhabituellement mince et rajeuni, d’une sveltesse de grand sportsman, serait prisé par les collectionneurs.
Et il y eut, simultanément à Venise, cet événement extraordinaire dont seul un chat errant fut témoin – peut-être s’agissait-il du pussy d’Alice Liddell – d’une jeune hallucinée du nom de Betsy O’Fallain, maquillée de manière outrancière en femme vitriolée ou brûlée, s’évaporer de la ca’ où elle vagabondait pour rejoindre la Cité idéale d’où elle n’avait jamais fui. Naturellement, sa mémoire remodelée ne conserva rien de ses éventuelles errances.
Parallèlement, l’état-civil, les registres paroissiaux, le bottin mondain, les fiches de la préfecture de police et le 2e bureau perdirent toute trace de l’existence supposée d’une Yolande de la Hire. L’Histoire raccommodée se rétablissait sans hiatus pour ceux qui n’avaient pas été affectés – ils étaient le plus grand nombre – par le petit jeu d’A El. Quant aux quatre caporaux, sans oublier les Sénégalais, ils séjournèrent dans l’Agartha sans qu’ils comprissent comment ils avaient atterri là. Cependant, baguenaudant dans un des patios de la cité idéale, Serge entrevit une silhouette ; alors, il crut reconnaître l’individu à qui elle appartenait. Toutefois, un détail ne correspondait pas : l’âge. Maintenant, préoccupons-nous de Werner von Denner. Le jeune officier ne travaillait plus pour les services secrets du Chancelier. Affecté à Rothenburg, il obéissait en maugréant au commandant Karl von Hauerstadt. Mais Oskar von Preusse nous direz-vous ? Il sévissait chez les Uhlans.
Daniel Lin ne s’était pas contenté de préserver Kwangsoon et ses sujets : il les avait aussi guéris des ravages des radiations provoquées par la pechblende.
Un seul isolat-bulle avait été annihilé : celui de l’Afrique. Venise demeurait et aucun des protagonistes s’y trouvant n’avait constaté de basculement temporel. Tous avaient juste ressenti un vertige diffus limité à une attoseconde, laps de temps si court qu’on se demandait comment le cerveau lui-même avait pu communiquer cette impression de vertige dont la fugacité confinait à l’instantanéité de l’effacement de l’univers bulle alors que les personnages qui étaient « dans l’oeil du cyclone » avaient eu l’impression que le délitement s’était étalé sur plusieurs minutes. Il s’agissait d’un problème de relativité du temps, plus exactement des temps, mais aussi celui de l’étirement bien connu de l’horizon d’événements d’un trou noir.
Toutefois, les principaux personnages, hormis Aurore-Marie et Charles Merritt, assistèrent à un spectacle fantasmagorique dans les cieux vénitiens. Tout commença par des spirales folles lumineuses imbriquées les unes dans les autres. Elles fuyaient à une vitesse faramineuse. Elles présageaient un phénomène encore plus démentiel. Cela arriva alors qu’après les événements déjà narrés, Frédéric, Pieds Légers et Michel Simon regagnaient dans la nuit leur hôtel. Le firmament se plia, se chiffonna… c’était un séisme du ciel. Les constellations subirent une reconfiguration. Celle-ci était nécessaire aux yeux de Daniel.
Lui savait pertinemment, selon la révision de la théorie des trous noirs intervenue au début du XXIe siècle, que l’Information ne s’était pas perdue : elle demeurait virtuelle et sous-jacente ;
elle pouvait être restituée à tout instant. Cette Afrique-bulle défunte avait revêtu un instant une réalité tangible, quelque part dans le Pantransmultivers, et cette réalité était devenue un possible, une virtualité informationnelle, enregistrée dans la mémoire trans-universelle, additionnée aux probabilités et par-là même dans les expériences du Ying Lung. Ainsi, Daniel restait le maître. Il avait le choix entre la restituer ou non. Il était parvenu non sans mal à « domestiquer » cette chronoligne rebelle dont il n’était pas le père, cet univers-bulle restreint à un seul continent de Terra. Malgré tout, il en demeurait une potentialité fantomatique, nichée dans les plus profonds replis de la conscience du Créateur.
Ceci dit, tandis que les protagonistes intrinsèques à 1888 recouvraient leur position réelle dans la piste temporelle originelle à l’exception des morts (en faisant abstraction d’Oskar), le commandant Wu et ses amis s’étaient translatés à Venise sans que les humains l’aient demandé.
Lorsque Lorenza di Fabbrini réalisa la chose, son visage s’empourpra et la jeune femme apostropha Daniel Lin.
- Encore une fois, vous jouez avec nous.
- Monsieur, je suis peiné de devoir le dire, mais vous nous ballottez comme des pantins ou des pions, compléta Spénéloss, les sourcils froncés.
- Ma mise en plis, mon chien ! Hurla dans cet ordre Deanna hystérique.
Un woaf rassurant lui répondit. O’Malley trouvait normal d’être aux côtés de sa maîtresse. Ufo ronronnait dans les bras du commandant. Il s’y sentait particulièrement en sécurité.
Craddock rajouta ses remarques acides accoutumées.
- Mon gars, vos tours de magie ne sont pas allés jusqu’à nous ôter ces frusques puantes bonnes pour la poubelle, seuls témoins de notre périple !
- Capitaine Craddock, soupira Daniel Lin. Je ne suis qu’un agent temporel, un Homo Spiritus de 35e rang.
- Cette fable ! Souffla Louis Jouvet.
L’Hellados avait tiqué à la fausse affirmation du commandant Wu. Il s’était juré, et rien ne l’en dédirait, d’avoir une conversation d’égal à égal avec lui.
- Que le diable me patafiole ! grommela Carette. Mais où sont donc passés Azzo et C. Aubrey Smith ? Tout de même pas expédiés sur la planète Mars ?
Le commandant Wu eut un étrange sourire. Ce fut Violetta qui renseigna tout le monde :
- Pour eux, il n’est rien arrivé. Du moins je le suppose.
- Je suis dur à la comprenette fillette.
- Eh bien, ils sont revenus dans les années 1930. J’ignore comment un pareil truc a été possible.
- Objection, émit Erich. Dans ce cas, Jean, Julien, Marcel, Pierre et moi-même aurions dû réintégrer l’un des plateaux du tournage de La Grande Illusion. Or, nous sommes toujours avec vous, Alban itou. Et Gaston…
Le Superviseur général s’autorisa un début d’explication.
- Azzo et Aubrey Smith ne sont pas des hôtes de l’Agartha. Vous ne vous en rendez pas compte, mais vous êtes des privilégiés.
Craddock grogna :
- Ouais, si on peut appeler ça être privilégiés que de crapahuter sur toutes les anomalies terrestres !
Gabin, plus prosaïque, demanda :
- Nous sommes à Venise, pour quoi faire ?
Ayant saisi la raison de cette téléportation, Carette chantonna d’une voix de fausset :
« C’est la lutte finale… »
D’un ton ironique Daniel Lin jeta :
- Il nous fallait rejoindre Frédéric Tellier, Guillaume Mortot, Michel Simon et Charles Dodgson.
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A suivre...