vendredi 16 décembre 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 18 4e partie.

Même après qu’elle eut sombré dans l’inconscience, l’esprit de la poétesse poursuivait ses vagabondages délirants. Elle imagina s’éveiller près d’une berge abandonnée de l’Adriatique, berge ensablée, vaseuse, exhalant des fumets horripilants. Des débris, épars, d’épaves de gondoles y pourrissaient, des planches disjointes de ces cercueils flottants constellées de menues coquilles, comme si ces ruines eussent émergé après un séjour immémorial dans une eau saumâtre. Se dressait, au large, le vestige d’un palazzo, pans de murs pantelants, toiture, plafonds, étages effondrés, noircis de suie, poutres d’ébène ignées par le feu purificateur de toute chose.
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La plantureuse chevelure blonde dénouée d’Aurore-Marie s’encroûtait elle-même de sel. Toute notion de temps s’était enfuie et le soleil ardait à son zénith. Il dardait, brûlait les yeux citrins et ambrés de la baronne, ses joues, ses tempes, désormais halés, la peau de son visage parsemée, telle celle d’un naufragé, de milliers de cristaux de douleur. A cela s’ajoutait une vieille blessure au front, reçue elle ne savait plus quand, croûteuse, coagulée, atroce. Un objet dur l’avait heurtée en un tantôt impossible à dater.
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Aurore-Marie partait à la dérive, vêtue d’une toilette défraîchie, déchirée par endroits. Elle parvint à se lever, titubant dans la vase, s’avançant sous l’ardeur de Phébus, en direction d’une forme oblongue, allongée près des bris de gondole dont subsistaient encore, çà, là, poupe et proue tarabiscotées et caractéristiques. La chose, rejetée par la mer après quelque naufrage, exhalait des efflorescences de mort, à demi immergée dans la lagune. Craignant qu’il se fût agi de quelque cadavre humain, Madame s’enquit désespérément d’un mouchoir, se résignant à déchirer l’ourlet de sa robe malmenée et salie. Forte de cette résolution désespérée, elle obtura son nez de ce chiffon, de cette étoffe, tandis qu’un nuage de mouches la harcelait à l’approche de la dépouille indéterminée. En bons opportunistes, crabes, cormorans et goélands voulaient profiter de cette provende, de ce fruit de mer blet. Les becs aigus des oiseaux de mer arrachaient des lambeaux indéfinissables au cadavre afin de s’en repaître.
Elle crut d’abord à l’échouage d’un de ces calmars légendaires des abysses s’en venant mourir sur les rives continentales ou insulaires, après de colossaux combats contre les cachalots. Sa vue brouillée par le soleil, les paupières brûlées par le sel, ne parvenait pas à fixer durablement cette horreur ennuagée d’insectes nécrophages. C’était là un poëme, une ode à la charogne telle que Baudelaire l’avait autrefois composée. C’était la putréfaction du premier âge baroque, celui de Jean-Baptiste Chassignet qui, au temps du bon Roy Henri, avait décrit un cadavre au ventre enflé, cornant de puanteur. Aurore-Marie se trouvait prisonnière d’une poésie onirique, surréelle, au coeur d’un songe mortifère.
Lors, elle parvint à la parfin à ajuster sa vue. Ce fut une Révélation divine, en fait démoniaque et idolâtre tout à la fois.
Un dieu, une créature sacrée était morte là, du moins sa dépouille idolâtrée, antique. C’était l’Ours, la momie imparfaite du premier dieu.
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 L’avait-on jetée par-dessus bord d’un vieux clipper tel un cadavre de matelot typhique ou scorbutique ? Bien que les mouches continuassent à la harceler et qu’elle fût incapable de les chasser, Madame de Saint-Aubain eut le courage d’examiner en médecin légiste ce cauchemar émergé de l’onde décadente. Nauséeuse, prête à débecter, elle s’obstinait à parcourir le moindre détail du cadavre confit inabouti, dont les imperfections de l’embaumement et de l’emmaillotage avaient débouché sur la putrescence logique. Le treillis des bandelettes, parfois éclaté par la tumescence des chairs verdâtres et noirâtres de l’ursidé, ne recouvrait pas la tête, hideuse, malaxée, difforme, gonflée comme si quelque égyptologue eût débuté le débandelettage et l’eût laissé inachevé, à mi-parcours, pour d’inconnues et sombres raisons. Les bandes de lin, raidies de natron et de bitume, se parasitaient de byssus, de concrétions diverses, d’une faune fossile à petites coquilles archaïques digne des temps cambriens. Une méchante plaie au flanc de la bête témoignait des causes de sa mort ; elle s’était rouverte sous l’effet de la putréfaction, de la gangrène, plaie désormais pourrie où pondaient force mouches, d’où émergeaient des légions vermiformes et blanchâtres.
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Quoiqu’elle demeurât incapable de déterminer l’espèce exacte à laquelle la bête mal embaumée avait appartenu – et il était invraisemblable que les taricheutes égyptiens possédassent parmi leur Panthéon des ours sacrés à la semblance de l’ibis Thot, du crocodile Sobek ou du taureau Apis – Aurore-Marie insista afin de parvenir à une identification post-mortem de naturaliste. Elle savait ses connaissances sommaires en ce domaine, bien qu’elle eût souvent visité le Parc de la Tête d’or de Lyon et sa ménagerie réputée. Elle goûtait peu aux muséums d’Histoire naturelle, à leurs théories entassées empaillées des quatre ou cinq continents. La taxidermie la répugnait. Elle avait lu une traduction de Darwin afin de mieux la réfuter. En la fin du siècle suivant, on l’eût classée parmi les créationnistes.
Elle crut reconnaître Ursus maritimus, l’ours polaire, l’ours blanc,
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 dieu d’entre les dieux anciens, antérieur à toutes les autres divinités, à moins qu’il se fût agi d’Ursus arctos, l’ours brun plus classique. Elle spéculait, s’égarait toute, égrenant des noms linnéens au hasard, emberlificotant ses méninges de folle. C’étaient l’ours noir, l’ours à lunettes, le panda, le grizzli ; ce furent bientôt des espèces antérieures, antédiluviennes, cavernicoles ou autres. Titans adorés, divinisés par les troglodytes… Ses lèvres séchées par le sel psalmodiaient ces noms sacrés immémoriaux, son front meurtri par la plaie coagulée dressé face au soleil de la Lagune, le narguant. Désormais presque aveugle, la poétesse croyait apercevoir deux hommes étranges, vêtus de fourrures, plus sauvages que des coureurs des bois, des trappeurs de la baie d’Hudson, l’un aux traits asiatiques, trapu, les pommettes saillantes, en parka, botté de kamiks, encapuchonné, puant l’huile de phoque. L’autre être, habillé de la même façon mais encore plus ancien, exhibait un front impressionnant, bourrelé, une face fuyante, barbare, presque simienne, arborant un nez large adapté à respirer par des températures glaciaires.
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Et tous deux murmuraient en des langues inconnues :
« Nanuk, Broohr, Nanuk, Broohr… ».
Elle n’était plus sur terre, elle n’était plus nulle part. Son monde était mort, avait péri, s’était effacé.
Lorsqu’elle parvint enfin à s’éveiller, Aurore-Marie sut ce qu’il en était. Elle eut une conscience aiguë d’avoir changé de temps, bien qu’elle fût encore en la Cité des Doges. Le monde auquel elle avait cru venait d’être annihilé. Le coupable se dénommait Daniel.

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Un jeu d’awalé se matérialisa subitement sur le sol de terre crue.
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 Dan El se tenait assis en tailleur dans une bulle dans laquelle il était seul présent. Pourtant, un dialogue constitué de plusieurs intervenants résonnait ainsi qu’en témoignaient les différentiels de timbres vocaux. Ce n’était certes pas là une polyphonie mais tout juste. Cette éruption sonore avait de quoi décontenancer et provoquer une démence irréversible chez tout être humain lambda qui se serait trouvé piégé dans ladite bulle. Les lèvres de Daniel remuaient, sa voix état bien la sienne, sa façon de s’exprimer également, une voix de ténor, de jeune homme qui avait mué
depuis quelques temps. Cependant, l’adversaire s’exprimait, parlait avec le même entregent mais avec des intonations enfantines, montant parfois dans un registre suraigu de crécelle. On aurait pu écrire qu’on avait affaire à un schizophrène conversant avec ses personnalités multiples. Un peu comme Norman Bates
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lorsqu’il se mettait à la place de sa mère.
- Dan El, mon frère, il y a plus redoutable que moi, mais tu te refuses à le voir… le résidu noir, le résidu de l’Infra Sombre, la trace infime de la quintessence du Mal que le Pan Logos de Cléophradès sépara à l’origine des cycles. Tu sais déjà son nom, tu l’as rencontré, Frédéric aussi.
- Don Sepulveda de Guadalajara, n’est-ce pas ? Pourquoi fais-tu tiennes les élucubrations d’Aurore-Marie de Saint-Aubain ?
- Toi, moi, nous, Eux, l’Autre… devrons le combattre.
- C’est le « Mal nécessaire » qui rend encore plus éclatante la vive lumière. Dans cette lutte, je suis Il, tu es Elle, Vous, mais aussi Ça. Mais cela, tu ne l’admets pas, vois-tu, mon frère.
- Ça est-il le Neutre ?
- Bien entendu. Le Neutre est Frédéric aussi bien que Franz. Peut-être aussi d’ailleurs Stephen.
- Je n’ai jamais rencontré ce dernier.
- Je me suis arrangé pour. Nous étions encore tous deux dans l’enfance.
- A quelle place situes-tu Symphorien, Gaston, Violetta et Ufo ? et Saturnin ? Pourquoi t’encombres-tu de ce sire maladroit ?
- Tu navigues encore dans les eaux infantiles et tu te limites à l’ami imaginaire que l’on abandonne comme sa première paire de chaussettes lorsqu’on franchit le portail de la puberté.
- Tu ne me réponds pas et provoques ma colère, s’écria le plus jeune.
- Bon sang ! la réponse est en toi.
- Non ! tu me mens, comme toujours !
Un foudre jupitérien fusa de sous la tablette d’awalé et s’en vint frapper Maria de Fonseca. Un vortex emprisonna alors la favorite de M’Siri et la reine ne tarda point à être la victime de phénomènes de distorsion temporelle létaux. Sa fin était inscrite depuis le début de cette chronoligne.
A ce moment, les grains de blé du jeu d’awalé furent pris de tressautements, bondissant de case en case, tels les célèbres pois sauteurs mexicains d’un défunt magazine pour la jeunesse. Chaque mouvement d’un grain représentait une année de vie de Maria de Fonseca. Et il était incontestable que l’accélération du temps dans la bulle où la reine avait été piégée la métamorphosait en une dépouille pluriséculaire.
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 Cette momie se recroquevillait, allait s’étrécissant, jusqu’à ce que la dessiccation ultime la réduisît à une poudre résiduelle. Alors, la bulle se déchira et la pulvérulence s’envola et s’en vint fouetter les derniers survivants des guerriers aux casques pyriformes. La force de cette poussière était telle qu’elle fendait les heaumes, découpait les visages en y laissant des traces sanglantes. Aveuglés par leurs blessures, les soldats se lamentaient mais le démiurge n’en avait cure. Ils s’agenouillaient, frappaient de leurs poings leurs cuirasses de buffle, criaient au sacrilège, implorant le nouveau Dieu pour qu’il mît fin à leur supplice. Mais Dan El restait sourd, inaccessible à leurs gémissements. Ces guerriers faisaient partie des victimes dûment sélectionnées depuis l’aube de cette ligne temporelle.
- Encore un de tes enfantillages attardés ? s’exclama la voix juvénile emplie d’acrimonie.
- Parle pour toi ! rétorqua son jumeau. Chacune des embûches tendues n’a fait que me conforter dans ma résolution ; ma maturité a crû à l’aune de tes pièges. Ta signature transparaissait à chaque épreuve que mon groupe et moi-même subîmes. La maison de poupées notamment. Ne crois-tu pas que j’avais remarqué que tu t’étais empiffré de vieilles images bidimensionnelles que tu avais faites culte ? Mélanger les pantins du Docteur et ceux des contes d’Hoffmann, franchement, ta trouvaille était facile à éventer !
- Je ne suis coupable ni de Vassy ni de l’assassinat du duc de Guise par Poltrot de Méré.
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 Le résidu noir s’est affranchi depuis longtemps de toute appartenance.
- Tu trouves confortable de penser ceci.
- Ah ? Mais tes paroles te trahissent, mon frère ! Tu juges le mal nécessaire à l’évolution, moi pas. Tu as laissé tes petits humains se débrouiller tout seuls, sans guide, sans boussole. A ta place, je culpabiliserais.
- Mais tu n’y es pas. Le Dessein général t’échappe encore. Cela me lasse, A El.
- Tantôt, ton esprit était ailleurs, j’ai perçu ton absence. Où étais-tu ? Avec qui t’entretenais-tu ?
- Cela ne te regarde en aucune façon. Tu es trop immature pour tout comprendre. Mais comme je suis bon prince, je ne te dirais qu’un mot : anticipation…
- Tu brises mes jouets comme un père fouettard, tu me punis comme si j’étais un galopin incorrigible. Mais je suis toi, ce qui réside au plus profond de ta psyché. Pourquoi as-tu évacué Li Wu ? Pourquoi as-tu fait de même avec André ?
- Ils ne m’étaient plus nécessaires…
- Encore un mensonge. En fusionnant avec toi, à ta demande, je me suis sacrifié comme le valeureux Shah Jahan… et quelle a été ma récompense ? ça ! Cet affrontement parce que tu refuses de m’entendre, d’écouter mes conseils… tu longes le précipice et tu n’en as nulle conscience. Je crains pour le Dessein général.
- Quoi ? sous-entendrais-tu que la Création n’a pas besoin de moi ?
- Oui ! En abandonnant ta chère humanité tu le démontres à chaque attoseconde, Dan El. Le temps est proche où toutes les petites vies feront sans toi.
- En attendant cet instant, je suis ici pour résorber ton oeuvre négative, pour que ces schémas imprévus retournent au Néant. Toute cette aventure découle de toi, tu m’as occasionné bien du souci. C’est toi qui as manipulé comme des marionnettes, sans qu’ils en aient conscience,
les Boulangistes, sans oublier Merritt et sa bande. Tu les as aiguillés vers un rêve chimérique, tu as engendré des avatars de codex que l’avidité et la soif du Pouvoir ont rendu convoitables. Mais il y a eu une origine à tout cela. Je ne la situe pas en 1877, lorsque Merritt déroba le Corpus cléophradien dans les souterrains de Cluny. Je serais tenté de dire que tout débuta en 1863, lors de la naissance imprévue d’Aurore-Marie de Saint-Aubain.
- La date est bonne, mais tu n’as raison qu’à 25%. Cherche la dissidence au sein de ta Cité, cherche le rebelle…
- Avec Aurore-Marie, tu m’as appâté, j’en conviens. Cette créature souffreteuse et envieuse fait pitié. Tu lui as aussi permis d’enfanter… Lise…
- Certes, mais cette enfant est innocente.
- Je le sais. Je n’ai pas besoin que tu me le rappelles.
- Son destin est inscrit, même si tu effaces cette Afrique, même si tu rétablis l’ordre dans cette chronoligne… Lise de Saint-Aubain mourra à douze ans d’une chute de cheval en 1893, soit moins d’une année avant sa mère.
- Alors, là, qui se montre le plus cruel et inconséquent de nous deux ? Persifla Dan El.
- Ah ! mais tu ne peux épargner Lise, car il te faut suivre ta logique jusqu’au bout. Réfléchis, si tu effaces Aurore-Marie des tablettes de l’Histoire, potentielle ou pas, jamais Lise ne sera. Elle n’est que de ce temps, de par ma volonté.
- Je suis celui qui décide et crée, je suis LE YING LUNG, tu n’en es que l’ombre…
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Un bruit de bris de verre retentit sur la droite de l’être double comme si la puissance de l’énonciation de la nature véritable de Dan El eût déstructuré la matière. Un des guerriers qui s’obstinait à exister encore, venait d’éclater en des millions de micro fragments vitrifiés. Les autres se métamorphosèrent en mosaïques qui, déstabilisées, se décomposèrent en tesselles colorées fusant dans toutes les directions, au sein de la bulle a-bulle.
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Cependant, le ton péremptoire du Superviseur général eut également pour conséquence de faire rentrer A El au fin fond de son frère. Sa résorption s’accompagnait d’une soumission apparente. Mais l’affrontement se poursuivait à l’échelle sub-quantique. Des froissements de tissus qui se déchiraient s’élevaient dans le silence pesant de retour tandis que des discordances sonores et photoniques provoquaient une synesthésie terminale où toutes les manifestations et perceptions finissaient par fusionner. Comme un coup de cymbale… comme une symphonie dodécaphonique qui défilerait à l’envers, comme une méga tempête… Toute la muraille ouest de la citadelle partit en larges morceaux à la semblance d’une tapisserie arrachée par places par un vent non contrôlable. Tours et silos furent aussi frappés et se déconstruisirent sous le souffle impétueux de la colère du démiurge. Le sol, le firmament, la végétation, le minéral et l’animal, tout se retrouva sens dessus-dessous, fondant comme une peinture en train de s’effacer sous les rayons ardents d’un Soleil impitoyable. Le paysage devenait des coulures de cire, se décomposait comme un mandala ou encore une peinture sur sable navajo en train de revenir en arrière, les grains de silice regagnant leurs bocaux respectifs.
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Barbenzingue et ses hommes parurent noyés dans un déluge de cire fondue, de morceaux de toile de Jouy, de poudre multicolore mais sale, de plumes de cristal, de prismes icosaèdres, de
spirales renversées a- sonores et pourtant retentissantes. D’épouvantables couacs d’orphéons de café-concert désagrégeaient les tympans qui saignaient. Parallèlement, les uniformes se réduisaient à des écheveaux filandreux bientôt liquéfiés comme une onde malsaine. Les corps flottant comme au coeur d’un cyclone, se démembraient ou s’étiraient comme du chewing-gum. La bouche démesurément distendue du général Revanche, chacun de ses poils étiré à l’infini par l’horizon d’événement d’un trou noir, ne trouvait plus la capacité d’exprimer la terreur incoercible de l’humain ballotté par la remise en place du Pantransmultivers. Les yeux exprimaient le désarroi et l’incompréhension la plus totale. Avalés par le maelström de la folie enfin contenue de Dan El, les malheureux soldats français regagnaient leur dimension tout en navigant au sein du spectre lumineux à douze couleurs, signature assumée du Ying Lung. Certains se replièrent tel un origami jusqu’à ne plus représenter qu’un point infime, dissimulé parmi les seize, voire les trente-six dimensions cachées que les petites vies n’étaient pas encore prêtes à appréhender. La fonte de l’A-Afrique courait à son terme et allait en s’accélérant.
Groggy, Boulanger reprit conscience sur le pré, surpris de se retrouver en chemise, épée au poing, face à un bretteur défraîchi et bedonnant, un épéiste sexagénaire qui arborait des rouflaquettes, aussi ridicule que le sieur Saturnin de Beauséjour.
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Un Georges Boulanger, en pleine possession de ses moyens, eût aisément vaincu ce duelliste de carnaval. La température témoignait que nous nous trouvions en plein mois de juillet. La transition n’avait pas été progressive et le général, désarçonné par la brusquerie de sa translation, partait avec un handicap certain face au Président du conseil en exercice, Charles Floquet. Sa mémoire immédiate occultée, Boulanger n’avait conservé aucun souvenir des tâches qui le préoccupaient à peine une fraction de seconde auparavant. Tout ce qu’il avait vécu dans l’Afrique recomposée s’était évanoui. C’était telle une ellipse qu’il eût subie, ellipse advenue quelque part à Paris, ou Bonnelles, deux mois auparavant. Humain ordinaire, Boulanger ne possédait pas cette faculté de conservation d’une mémoire multiple à l’inverse d’une Violetta ou encore d’un Gaston de La Renardière. Peut-être aussi parce qu’il n’avait pas la qualité de citoyen de l’Agartha. Ainsi, il ne se souciait même pas du sort de ses frères d’armes dont Hubert de Mirecourt. Dans de temps rétabli, le commandant s’était enrichi après ses expéditions sur le continent noir. La presse de gauche lui reprochait ses exactions au service des compagnies concessionnaires. Attaqué par Le Gil Blas, le triste sire n’en avait cure. Avec sa fortune, il avait fait construire une gentilhommière près de Biarritz et fréquentait les casinos de sa cité d’adoption ou encore les tables de jeu de la Riviera.
Présentement, la date officielle était le 13 juillet et la réputation, la crédibilité du brav’ général étaient en jeu. S’il perdait ce duel, ce serait l’humiliation, le déshonneur. Il y avait risque qu’il se suicidât par anticipation, avec trois ans d’avance. Une horde de journalistes - des plumitifs pour la plupart – assistait à cet événement très parisien. La signature ironique de Daniel résonna dans les méninges de Boulanger sans qu’il eût la capacité de l’expliquer. Elle avait revêtu une forme musicale, la vingt-cinquième variation Goldberg du Cantor, pré-chopinienne.
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 De fait, le Superviseur pesait l’ironie de la situation mais aussi le risque de déclenchement d’une nouvelle déviation du temps. Il parvint à instiller en l’ego démesuré de Georges l’idée de l’inutilité du suicide malgré une défaite assurée dans cet échange de coups d’épées.
Charles Floquet jaugea son adversaire : Boulanger lui sembla quelque peu absent. Il parait les coups avec mollesse, demeurant sur la défensive. Où était donc passé le flamboyant bretteur d’il y a peu ? Trouvant une ouverture, la pointe de la lame de Floquet s’en vint taillader le cou du général. Tous les spectateurs s’exclamèrent, les scribouillards s’empressant de noter le fait sur leurs calepins.
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 Assurément, cet événement croustillant allait faire exploser les tirages des journaux du soir et assurerait le succès du supplément dominical du Petit Journal. L’Expérimentateur avait ressenti avec satisfaction dans tous ses torons le changement d’illustration du journal précité. Envolé le dessin maladroit du duel au pistolet d’Aurore-Marie contre Yolande de la Hire. Nulle trace n’en demeura, à l’exception des doubles mémoires des protagonistes de ce haut fait mondain. Certes, cela ne vaudrait pas le célèbre croisement de fers survenu une décennie plus tard entre Marcel Proust et Jean Lorrain, mais le dessin flatteur d’un Floquet croqué de dos, à l’instant fatidique, inhabituellement mince et rajeuni, d’une sveltesse de grand sportsman, serait prisé par les collectionneurs.
Et il y eut, simultanément à Venise, cet événement extraordinaire dont seul un chat errant fut témoin – peut-être s’agissait-il du pussy d’Alice Liddell – d’une jeune hallucinée du nom de Betsy O’Fallain, maquillée de manière outrancière en femme vitriolée ou brûlée, s’évaporer de la ca’ où elle vagabondait pour rejoindre la Cité idéale d’où elle n’avait jamais fui. Naturellement, sa mémoire remodelée ne conserva rien de ses éventuelles errances.
Parallèlement, l’état-civil, les registres paroissiaux, le bottin mondain, les fiches de la préfecture de police et le 2e bureau perdirent toute trace de l’existence supposée d’une Yolande de la Hire. L’Histoire raccommodée se rétablissait sans hiatus pour ceux qui n’avaient pas été affectés – ils étaient le plus grand nombre – par le petit jeu d’A El. Quant aux quatre caporaux, sans oublier les Sénégalais, ils séjournèrent dans l’Agartha sans qu’ils comprissent comment ils avaient atterri là. Cependant, baguenaudant dans un des patios de la cité idéale, Serge entrevit une silhouette ; alors, il crut reconnaître l’individu à qui elle appartenait. Toutefois, un détail ne correspondait pas : l’âge. Maintenant, préoccupons-nous de Werner von Denner. Le jeune officier ne travaillait plus pour les services secrets du Chancelier. Affecté à Rothenburg, il obéissait en maugréant au commandant Karl von Hauerstadt. Mais Oskar von Preusse nous direz-vous ? Il sévissait chez les Uhlans.
Daniel Lin ne s’était pas contenté de préserver Kwangsoon et ses sujets : il les avait aussi guéris des ravages des radiations provoquées par la pechblende.
Un seul isolat-bulle avait été annihilé : celui de l’Afrique. Venise demeurait et aucun des protagonistes s’y trouvant n’avait constaté de basculement temporel. Tous avaient juste ressenti un vertige diffus limité à une attoseconde, laps de temps si court qu’on se demandait comment le cerveau lui-même avait pu communiquer cette impression de vertige dont la fugacité confinait à l’instantanéité de l’effacement de l’univers bulle alors que les personnages qui étaient « dans l’oeil du cyclone » avaient eu l’impression que le délitement s’était étalé sur plusieurs minutes. Il s’agissait d’un problème de relativité du temps, plus exactement des temps, mais aussi celui de l’étirement bien connu de l’horizon d’événements d’un trou noir.
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Toutefois, les principaux personnages, hormis Aurore-Marie et Charles Merritt, assistèrent à un spectacle fantasmagorique dans les cieux vénitiens. Tout commença par des spirales folles lumineuses imbriquées les unes dans les autres. Elles fuyaient à une vitesse faramineuse. Elles présageaient un phénomène encore plus démentiel. Cela arriva alors qu’après les événements déjà narrés, Frédéric, Pieds Légers et Michel Simon regagnaient dans la nuit leur hôtel. Le firmament se plia, se chiffonna… c’était un séisme du ciel. Les constellations subirent une reconfiguration. Celle-ci était nécessaire aux yeux de Daniel.
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Lui savait pertinemment, selon la révision de la théorie des trous noirs intervenue au début du XXIe siècle, que l’Information ne s’était pas perdue : elle demeurait virtuelle et sous-jacente ;
elle pouvait être restituée à tout instant. Cette Afrique-bulle défunte avait revêtu un instant une réalité tangible, quelque part dans le Pantransmultivers, et cette réalité était devenue un possible, une virtualité informationnelle, enregistrée dans la mémoire trans-universelle, additionnée aux probabilités et par-là même dans les expériences du Ying Lung. Ainsi, Daniel restait le maître. Il avait le choix entre la restituer ou non. Il était parvenu non sans mal à « domestiquer » cette chronoligne rebelle dont il n’était pas le père, cet univers-bulle restreint à un seul continent de Terra. Malgré tout, il en demeurait une potentialité fantomatique, nichée dans les plus profonds replis de la conscience du Créateur.
Ceci dit, tandis que les protagonistes intrinsèques à 1888 recouvraient leur position réelle dans la piste temporelle originelle à l’exception des morts (en faisant abstraction d’Oskar), le commandant Wu et ses amis s’étaient translatés à Venise sans que les humains l’aient demandé.
Lorsque Lorenza di Fabbrini réalisa la chose, son visage s’empourpra et la jeune femme apostropha Daniel Lin.
- Encore une fois, vous jouez avec nous.
- Monsieur, je suis peiné de devoir le dire, mais vous nous ballottez comme des pantins ou des pions, compléta Spénéloss, les sourcils froncés.
- Ma mise en plis, mon chien ! Hurla dans cet ordre Deanna hystérique.
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Un woaf rassurant lui répondit. O’Malley trouvait normal d’être aux côtés de sa maîtresse. Ufo ronronnait dans les bras du commandant. Il s’y sentait particulièrement en sécurité.
Craddock rajouta ses remarques acides accoutumées.
- Mon gars, vos tours de magie ne sont pas allés jusqu’à nous ôter ces frusques puantes bonnes pour la poubelle, seuls témoins de notre périple !
- Capitaine Craddock, soupira Daniel Lin. Je ne suis qu’un agent temporel, un Homo Spiritus de 35e rang.
- Cette fable ! Souffla Louis Jouvet.
L’Hellados avait tiqué à la fausse affirmation du commandant Wu. Il s’était juré, et rien ne l’en dédirait, d’avoir une conversation d’égal à égal avec lui.
- Que le diable me patafiole ! grommela Carette. Mais où sont donc passés Azzo et C. Aubrey Smith ? Tout de même pas expédiés sur la planète Mars ?
Le commandant Wu eut un étrange sourire. Ce fut Violetta qui renseigna tout le monde :
- Pour eux, il n’est rien arrivé. Du moins je le suppose.
- Je suis dur à la comprenette fillette.
- Eh bien, ils sont revenus dans les années 1930. J’ignore comment un pareil truc a été possible.
- Objection, émit Erich. Dans ce cas, Jean, Julien, Marcel, Pierre et moi-même aurions dû réintégrer l’un des plateaux du tournage de La Grande Illusion. Or, nous sommes toujours avec vous, Alban itou. Et Gaston…
Le Superviseur général s’autorisa un début d’explication.
- Azzo et Aubrey Smith ne sont pas des hôtes de l’Agartha. Vous ne vous en rendez pas compte, mais vous êtes des privilégiés.
Craddock grogna :
- Ouais, si on peut appeler ça être privilégiés que de crapahuter sur toutes les anomalies terrestres !
Gabin, plus prosaïque, demanda :
- Nous sommes à Venise, pour quoi faire ?
Ayant saisi la raison de cette téléportation, Carette chantonna d’une voix de fausset :
« C’est la lutte finale… »
D’un ton ironique Daniel Lin jeta :
- Il nous fallait rejoindre Frédéric Tellier, Guillaume Mortot, Michel Simon et Charles Dodgson.
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A suivre...

mardi 6 décembre 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 18 3e partie.



An 1941 de l’Hégire.
Le Sultan Radouane, souverain de Mossoul, une chicha dont l’eau chaude était aromatisée au jasmin et à la fleur d’oranger à la bouche, embaumant l’immense aula, s’accrochait avec son hôte non désiré. Stoïque, ce dernier ne cédait pas un pouce de terrain à l’humain.
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Le prince marquait son mécontentement devant l’apparence de son interlocuteur. Il était offusqué.
- Pourquoi t’obstines-tu à revêtir cet aspect qui me fait songer aux éphèbes promis au paradis ?
-Tu vois le mal là où il ne se trouve pas. Ton esprit est marqué par la déviance. Cela vient sans doute de tous les interdits que tu as subis dans tes jeunes années. C’est toi qui me vois ainsi, c’est toi qui m’appelles pour que je vienne sous cet aspect.
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- Je me trahis… selon les sacrés préceptes du saint Livre, il m’est interdit de te représenter et de t’imaginer. Cependant, mon entendement est incapable de te donner une autre forme que celle humaine. Une boule de feu, une langue enflammée, un éclair, cela a été déjà fait.
- Sors-moi le buisson ardent tant que tu y es, ricana Dan El. Sache, ô seigneur, que le dieu iconique barbu et vénérable est mort à jamais, victime d’une anthropomorphisation excessive et naïve. Si j’avais voulu t’épouvanter, je serais venu à toi sous l’aspect d’un embryon humain disproportionné, une simple virgule de chair en formation, pourvue d’un cœur sommaire, un simple tube, battant déjà.
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- Une telle description ? Je n’en vois pas la raison, répliqua Radouane.
- Pourtant, je ne le fais pas innocemment. Tout d’abord, j’ai souvenir de ce stade-là de mon existence.
- Comment ? N’es-tu pas éternel ? On ne peut t’avoir créé. Il n’y a de Dieu que Dieu…
- Epargne-moi les versets et la profession de foi de tout bon musulman.
- Ceci est notre premier commandement. Tu es bien unique, non ?
- Oui, bien sûr. Mais pour en revenir à ce que je te disais tout à l’heure, la deuxième raison est inscrite dans ta foi. Tes semblables croient en effet que l’être humain est déjà préformé dans la semence. L’homuncule spermatique loge dans la tête du spermatozoïde. Risible et tragique à la fois. Tu comprends, seigneur Radouane que je ne puis approuver une religion qui considère que la femme est un simple réceptacle de la semence mâle. Tes théologiens se trompent grandement. Ce n’est pas moi qui me suis arrangé pour qu’il y ait deux sexes. La Nature a compris que c’était la seule façon de permettre à la complexité de se perpétuer. Je me suis contenté d’impulser l’énergie primordiale. Après, j’ai laissé faire…
- Mais, bégaya le prince. Le hasard ? cela ne se peut. Tu profères une hérésie.
- Quoi ? Tu m’accuses, moi, le Créateur de la Source de la Vie ?
- Comment peux-tu te souvenir de ton état embryonnaire ? Dieu est de toute éternité. Il n’a ni commencement ni fin.
- Il a pourtant existé un instant où je n’étais pas encore assemblé, où mon intelligence était dispersée… ce n’est que par ma volonté que je suis parvenu à regrouper ce qui me constitue. Je réprouve la courte vue des laudateurs des trois religions monothéistes qui, à l’esprit, privilégient la lettre. Ce défaut est à l’origine de trop nombreux conflits, pogroms, persécutions et assassinats de masse. Comment ta religion qui encouragea l’instruction et les sciences, qui fit qu’autrefois de grands philosophes, de grands médecins et de grands astronomes brillèrent au firmament de l’intelligence et firent que ta civilisation devança celle des Roumis ainsi que tu les nommes, comment régressa-t-elle à ce point ? Parce que les tiens se sentaient menacés ? Parce que tes ancêtres se sont enfermés dans la haine et le rejet de l’autre ? Parce qu’ils ne partagèrent pas leurs connaissances avec la masse qu’ils confinèrent dans l’ignorance ? Pour conserver le Pouvoir ?
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- Il y a de tout cela, sans nul doute. Il est exact que la science arabe fut à un cheveu de mettre à bas le Système de Ptolémée et de découvrir le mécanisme de la circulation sanguine. Mais ton procès, Seigneur, est un mauvais procès. Je suis, moi aussi, une victime, un descendant de ces survivants obligés de dissimuler leur savoir. Toutefois, je me dois de te rappeler que d’autres civilisations se sont sclérosées. Rome négligea la technique et la science grecque à force de déconsidérer le travail manuel. A quoi bon inventer des machines dans un monde où les esclaves abondent et suffisent à la tâche ?
- De même la Chine, compléta Dan El. Elle s’enferra dans le confucianisme, vivant dans un splendide isolement philosophique. Elle se retrouva mise hors-jeu par un Occident qui laïcisa la Science.
- La phrase du Franc Laplace à l’Empereur Napoléon, ce dernier l’avait questionné sur l’hypothèse de Dieu dans les découvertes astronomiques, l’astronome lui avait alors répliqué à peu près ceci : cette hypothèse n’est pas recevable ; je l’ai évacuée de mon raisonnement. 
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- Cela fait des lustres que la science a divorcé de la divinité. Heureusement d’ailleurs… oui, cela t’étonne d’entendre de tels propos dans ma bouche… mais j’existe parce que je suis justement cette science sublimée, aboutie, qui, aux yeux des êtres non achevés, peut apparaître comme de la magie. Je me suis mis à la portée, au niveau de langage de l’humanité… or, il y a un problème dans ta foi. Un calife a refusé que l’on débatte du Coran ainsi que des Hadiths du Prophète. C’était inscrit une fois pour toute. Il a fermé la porte à l’exégèse. La civilisation arabo-musulmane a jeté tout son éclat sous Haroun-al-Rachid puis ce fut tout… ou presque. Les mauvaises langues prétendent – je sous-entends par là les théoriciens économiques du défunt ultralibéralisme - que la floraison du commerce abbasside à la fin du VIIIe siècle jusqu’en Inde, en Chine et en Indonésie (en témoignent les voyages de Sinbad le marin) résulta d’un trend favorable.
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- La plus grande sclérose, fulmina Radouane, ta partialité ne l’a toujours pas abordée, fut celle des ultralibéraux du XVe siècle de l’Hégire qui, après leur triomphe contre le démon rouge, l’Azazel communiste, crurent que l’Histoire était terminée et qu’une idéologie unique, ultra matérialiste, la leur, devait régner pour les siècles des siècles. Mais Seul Allah est éternel ! Il était donc logique que leur système injuste engendrât exclusions et frustrations chez tous les laissés pour compte qui se comptèrent, au fil du temps, par millions et milliards.
- Je connais la chanson, ils étaient devenus des cyberdépendants, des geeks, des drogués à l’obsolescence programmée, à la nouveauté futile à tout prix. Aucun des partis politiques traditionnels ne pouvait répondre à leurs attentes d’enfants gâtés en train de descendre l’ascenseur social. Alors, une fraction d’entre eux se réfugia dans le vote protestataire qui fit des ravages, dans l’adhésion à des idéologies démagogiques populistes et xénophobes qui prônaient l’exclusion de tous par tous. Une deuxième fraction délaissa la politique, s’abstenant à jamais sauf lorsqu’il s’avéra qu’il était trop tard. Inutile de te parler de la troisième fraction. Dangereuse, fascinée par Thanatos…
- Avait-elle le choix ? mais le Djihad n’est-il pas romantique ?
- Pour qui ? Pour celui qui ordonne et trompe bien à l’abri ? Ou pour celui qui se fait sauter bourré d’explosifs ou meurt kalachnikov en main ?
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- Le contexte les excusait, s’obstina le Sultan. Une crise économique entretenue ad vitam aeternam, par la fraction des riches qui continuait son enrichissement obscène, un réchauffement climatique dont toutes les solutions, les moyens technologiques pour lutter contre étaient connus mais que les lobbies contrôlés par ces mêmes ploutocrates retardaient, il y avait de quoi péter les plombs.
- N’innocente pas les Etats pétroliers ultraconservateurs… ce qui advint par la suite leur retomba sur les épaules. Ils étaient aussi coupables que les tiens, que les financiers, les industriels et les spéculateurs de tout poil.
- Pourtant, les moudjahidin leur doivent beaucoup, émit Radouane avec un sourire qui en disait long.
- Ils appuyaient l’expansion du salafisme et finançaient le djihad en sous-main, répliqua Dan El. Toutes les formes révolutionnaires, de 1789 à Che Guevara
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 ayant échoué, les djihadistes recrutèrent alors les convertis de la 24ème heure ou presque. Ces derniers n’avaient-ils pas à prouver plus que tous les autres ? Leur zèle devait servir d’exemple aux prochains recrutés. Le djihad qui se répandit fut une forme de révolte antérieure, antérieure à l’ère des révolutions de l’Occident, non point une jacquerie, une émotion d’Ancien Régime des Européens, pastoureaux, croquants, va-nu-pieds, etc. mais la resucée de l’expansion de l’Islam aux dépens de Byzance. A une échelle plus vaste, bien sûr.
- Ce que tu vas reprocher à ces rebelles, c’est, d’une part, qu’ils œuvraient à l’établissement d’un nouveau califat mondial, et, d’autre part, qu’il fallait qu’ils fissent table rase de tout ce qui n’était pas islam sur terre.
- Toute la Terre est islam. Du passé faisons table rase. Même les tombeaux des marabouts sont une hérésie et doivent donc être détruits en tant que manifestations idolâtriques. Je connais ces vieilles chansons, ces rengaines. Ce que je me refuse à accepter, ce sont les destructions patrimoniales, les massacres au nom de Dieu. Je n’ai jamais commandé cela. En mon nom, la mort, le sang et la souffrance ? Tu m’as réduit à l’état de démiurge fou et coléreux.   
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- Ce n’est pas ce que je voulais. Si je t’ai offensé, je t’en demande humblement pardon.
- Laissons. Passons aux révoltes antérieures. Les penseurs occidentaux de la modernité avaient perdu toute grille de lecture, toute aptitude à déchiffrer le sens historique de ces formes de rébellion qui ont marqué le déroulement des incidents humains. A leur décharge, ils subissaient un dénigrement général de l’histoire, du moins de l’histoire antérieure à cette modernité qui se croyait et se voulait triomphante et éternelle. Au-delà de quelques bribes concernant les deux conflits mondiaux de la première moitié du XXe siècle, ils étaient dans l’incapacité totale de se projeter dans les mentalités, les modes de pensée des êtres humains qui avaient vécu et souffert antérieurement à l’ère du consumérisme branché. Ils s’en fichaient non seulement de ce qui avait fondé la mythologie des luttes sociales et ouvrières des XIXe et XXe siècle en sa première moitié, luttes qui avaient permis l’émergence de ce même monde consumériste, et a fortiori de toutes les rébellions anciennes médiévales et antiques, qu’elles eussent été millénaristes ou non. Toute une grande école historique occidentale s’était éteinte ou encore avait été réduite au silence par la pensée unique ultralibérale. D’ailleurs cette dernière avait imposé la doxa de la fin de l’histoire. Alors, oubliés la première abolition de l’esclavage par la Convention montagnarde,
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 les décrets de Ventôse, la Conjuration des Egaux,
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 Saint-Simon et les philosophes utopiques, les journées de Juin 1848, Lamartine
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 – que l’on n’étudiait plus du tout- préférant le drapeau tricolore au drapeau rouge, La Ricamarie, la Commune et la Semaine Sanglante,
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 Fourmies, etc. On avait abandonné tout cela, tous ces mythes fondateurs parce qu’ils correspondaient à un communisme archaïque et criminel qui avait sombré en 1989 de l’ère chrétienne. Ainsi, il était interdit désormais d’étudier et d’évoquer cette histoire-là, les ultralibéraux contrôlant tous les leviers de l’université et bouchant la carrière de tous ceux qui auraient eu la velléité de se pencher sur ces vieilles lunes. De toute manière à quoi bon attirer l’attention sur les perdants de l’histoire, ceux dont l’existence ne comptait plus ? Ces abandonnés des pseudo-élites se retrouvèrent à céder aux sirènes d’un extrémisme nationaliste et revanchard. Pour le bobo bien-pensant du côté du marteau, le monde débutait avec le pop’art, les Beatles, Jimi Hendricks,
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 Abba, Woodstock et ainsi de suite… Ce bourgeois bohème n’en avait rien à foutre des Gracques, de Spartacus, des Circoncellions,
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 des Bagaudes, de Nika, des Sourcils rouges de Chine, de Joachim de Flore, des Hussites,
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 des Cathares, des Anabaptistes et des Lollards, sans omettre la guerre des Paysans que Luther fustigea. Pour le bobo, la seule acception du mot « révolution » sous-entendait celle des années 60-70 du XXe siècle. Révolution des mœurs, privée et non pas collective, égocentrique, nombriliste, libérale-libertaire, non plus sociale mais sociétale, qui ravit les possédants avides de revanche parce que celle-ci sapait les fondements du monde keynésien issu de la Seconde Guerre mondiale, « révolution » que vous et les néo-fascistes nostalgiques considérâtes comme un syndrome de décadence de l’Occident. Un signe attendu par tes coreligionnaires avec la plus grande impatience.

- Il en est toujours allé ainsi, Seigneur… même moi, je trouve cela normal. Les miséreux n’ont pas d’histoire. Ils ne m’intéressent pas. Qu’ils demeurent dans leur ignorance. Ainsi, je règne et gouverne sans partage.
- Certes, mais à force d’ignorer le substrat des sociétés… tout finit par disparaître. Le soulèvement des oubliés est parfaitement logique. Surtout lorsque la seule forme d’opposition au système dominateur devient la théocratie obscurantiste. Penseurs et milieux culturels étaient grandement coupables d’avoir abandonné des pans entiers de la culture qu’ils jugeaient dépassés aux nouveaux fascistes et aux hérauts de la fin du monde qui avaient leur propre vision déformée de la fin de l’histoire. Un peu comme une niche écologique délaissée par une espèce qu’une autre, opportuniste, finit par occuper à sa place…
- Je suis parfaitement ton discours.
- Tu m’en vois satisfait. Pour en revenir au modernisme branché à tout crin, il muta en présentisme éternel. Hier n’existait pas, demain non plus. Il n’y avait donc qu’un aujourd’hui, un aujourd’hui pour toujours. C’était là les signes avant-coureurs d’une régression dans la psyché des Homo Sapiens. Paresseux et passifs sur le plan intellectuel, prisonniers de schémas mentaux déstructurés ou, au contraire trop structurés, ils perdirent la faculté de se projeter dans l’avenir, de rêver et de créer des œuvres pérennes. La mode de déshistoriciser toutes les créations du passé, de les transposer dans un univers contemporain compréhensible et déchiffrable par un public qui avait perdu toutes les références fit des ravages parmi ceux qui auraient pu renverser la vapeur de la machine.
- Ah oui… Je me souviens de ces vieilles archives numériques avant qu’elles ne puissent plus être lues. Des spectacles impies que l’on nommait opéras ou pièces de théâtre, transposés systématiquement aux XIVe et XVe siècles de l’Hégire, pour faire sens. Pour endormir aussi les esprits, les empêcher d’exercer leur talent critique. Cela nous convint à nous, les guerriers du Prophète. Cela servit notre cause au-delà de notre espérance.
- Les termes d’anachronisme et de contre-sens avaient été bannis du langage. La vieille Europe et une partie de l’Amérique du Nord n’étaient plus peuplées que par des Elois tandis que les Orientaux s’assimilaient aux Morlochs. Lorsque les Djihadistes entreprirent la destruction systématique des trésors patrimoniaux babyloniens, sassanides,
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 gréco-bouddhiques, gréco-romains, etc., seuls quelques archéologues de l’ancienne culture réagirent mais il était trop tard. De fait, les pièces les plus spectaculaires subirent les ires des zélotes alors que les œuvres de taille raisonnable alimentaient parallèlement un fructueux trafic d’antiquités pourvoyant ainsi au financement de la guerre sainte mondiale. Et tout ceci sous les yeux des Occidentaux sidérés se croyant à l’abri de ce conflit dans leur nid douillet. La réalité les rattrapa bien vite lorsque les lieux de sociabilité impies, les lieux de brassage culturel et social devinrent inévitablement la principale cible des terroristes. La guerre n’était plus loin, seulement visible par écran interposé. Elle était au coin de la rue et pouvait frapper à n’importe quelle heure du jour. Ne dis pas, seigneur Radouane que tu ne ressens aucune compassion pour les victimes innombrables…
- Si, mais pour celles qui se faisaient exploser. Le paradis les attendait, mais…
- Ah oui ? Je ne les ai jamais vues arriver. Je les attends encore !
- Seigneur, ne m’assimile pas à l’inhumanité. A t’entendre, je suis déjà dans les griffes d’Ebliss.
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- Pour l’heure, nieras-tu que les tiens se sont sacrifiés inutilement lorsqu’ils tentèrent d’anéantir la pyramide de Khéops ? Ils se sont cassé les dents des années durant à essayer de la faire sauter. Ils n’ont réussi à devenir que de la chair éparpillée, déchiquetée, dévorée par les chacals.
- Tu es bien dur !
- Mais je ne dis que la vérité, seigneur. Je l’ai vu de mes propres yeux. Certains, parmi ces « promis au paradis » n’avaient que dix ou douze ans. Je ne compte plus les jeunes filles parmi ces fous d’Allah. Je n’ai pu les accueillir. Elles me débectaient trop.   
- Si cela te dégoûtait, pourquoi n’es-tu pas intervenu directement ?
- Le libre-arbitre, tout simplement. Je ne m’en dédirai pas. 
Une pause dans cet échange sans concession entre les deux parties puis le dialogue reprit, toujours plus âpre.
- Sais-tu quel châtiment je réserve aux impies et mécréants, souffla le Sultan.
- J’y ai assisté incognito. La croix, la décapitation, mais aussi, nouveauté, l’ébouillantement, la cuisson à l’étouffé. Bref, des homards humains, et ce n’est pas une métaphore. Cependant, tu n’as rien à envier au camp d’en face, celui-ci pratiquant le cannibalisme. J’étais sur Cythère 2, cette prétendue arche des nantis, qui se mua en véritable pandémonium. Je me serais cru dans ce vieux film bidimensionnel de Pasolini, son ultime opus qui fit scandale avant son assassinat, Salό ou les cent vingt journées de Sodome.
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- Bien fait pour cet homo, lança Radouane avec tout son venin.
- Ecoute, Pasolini avait été une des dernières personnalités lucides de cette planète si chère à mon cœur avant qu’elle ne sombrât. Après lui, la pseudo élite dirigeant le monde devint l’idiot utile des fondamentalistes de tout bord. Qu’ils fussent économiques ou religieux. On entretint délibérément la confusion entre Connaissance, Savoir et Information. L’essor du Net permit cela. Ainsi, on fit accroire aux nouvelles générations que l’âge de l’accès serait la panacée. Du moment que les jeunes savaient surfer et trouver ladite information, ils pouvaient avoir leur diplôme de fin d’études. Les enseignants devenaient inutiles et obsolètes et, avec eux, l’idée de transmission de la Connaissance avec l’effort intellectuel pour l’acquérir s’avéra désuète et risible. Le statut social du professeur passeur du savoir fut dévalorisé et moqué. Je puis parler d’aspergérisation de la connaissance même la plus banale quelques décennies auparavant. Désormais, les derniers détenteurs de ce qui avait fait la particularité de l’humanité furent ravalés au rang de fous, d’idiots du village, d’autistes savants et j’en passe. Ainsi passe et trépasse la civilisation. Des monstres noyés dans un océan de banalité, aux ailes arrachées. Des clowns montrés du doigt. Les best-sellers ultra formatés s’enchaînaient année après année, autofictions nombrilistes comptant cinq cents pages creuses, du vide mal orchestré, s’apitoyaient sur l’écrivaine violée par son père (une invention, un mensonge du diable) alors que la science-fiction, décriée plus que jamais et dévalorisée, mettait en garde par métaphores ou allégories sur les dérives d’un monde qui courait à sa perte. La lecture s’effondra, reposant sur les seuls enfants de moins de dix ans et les seules femmes – certainement pas des ménagères de moins de cinquante ans qui elles, passaient leur temps de cerveau disponible à avaler les spots publicitaires décérébrant par kilomètre- ce qui fit que le pourcentage de lisants tomba à 10%, c’est-à-dire à celui du XVIe siècle de l’ère chrétienne. Et encore, je suis généreux. Le langage des slogans publicitaires, à propos, était élémentaire, primal, et faisait appel au cerveau limbique, pas même reptilien. Il se résumait à quelques mots mal articulés, à une novlangue orwélienne rudimentaire facile à mémoriser.
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 Ce qui m’irrite dans tout cela, c’est l’apparentement de cette langue sommaire avec celle des totalitarismes nazi et stalinien mais aussi avec la langue de tes moudjahidin.  
- Admets, Seigneur, que tout cela facilita notre tâche. Un langage simple qui ne prend pas la tête est nécessaire aux soldats voués au sacrifice.
- Le langage du fanatisme qui ravale l’homme à un des éléments aveugles d’une machine que rien ne peut arrêter.
- Les livres que tu regrettes tant étaient sacrilèges et donc voués à la destruction. Ils n’enseignaient pas la Charia, les Hadiths du Prophète.
- Les autodafés de tes ancêtres s’apparentent à ceux de l’Inquisition et des nazis. Il est regrettable que, parmi les ouvrages que vous brûlâtes, figuraient nombre d’œuvres des philosophes des Lumières, Voltaire notamment. A ce sujet justement, les classiques de cette littérature fondamentale ne connaissaient des flambées de vente qu’après chaque sidération sanglante. Ce que je pardonne encore moins à ta religion, seigneur Radouane, c’est le mimétisme entre tes zélotes et Savonarole lorsque l’art figuratif sous toutes ses formes rejoignit les bûchers islamiques. Tout y passa, y compris les planches originales de Franquin, les inestimables et cultissimes dessins des aventures de Gaston Lagaffe, de QRN sur Bretzelburg, etc.  
- Et la musique ? qu’en fais-tu ? Le Coran interdit celle-ci. C’est avec juste raison que nous nous en prîmes à tous les supports possibles de diffusion de la musique. Elle distrait le fidèle et l’attire dans les rets du démon.
- Les instruments, les enregistrements et les partitions furent perdus mais moi, je les possédais et je pourrai les rendre à l’humanité. Dérision ! Tous ces efforts pour ravaler l’humanité au stade de la bête ou de la machine à tuer et à procréer.
- De toute manière, les matrices que nous détruisîmes ne pouvaient plus être lues et déchiffrées à cause de l’obsolescence programmée des supports technologiques. Une obsolescence qui allait en s’accélérant et tant pis pour la planète et ses ressources.
- Ah ! Radouane ! Ne joue pas au philosophe cynique avec moi.
- Seigneur, tu as évoqué tantôt la science arabe. Nous l’avons épargnée mais les rares fragments manuscrits que nous possédons encore sont si gâtés que plus personne ne peut les déchiffrer.
- Tu veux dire que plus personne ne sait lire dans ton monde, sauf toi, et encore, pas couramment… tu ânonnes le livre saint.
- J’ai pourtant étudié dans la dernière madrasa avant qu’elle soit détruite par mes opposants. Bien sûr, ceux-ci furent punis par moi lorsque j’accédais à la fonction suprême.
- L’ébouillantement, l’empalement ou la crucifixion…
- Les trois… quant à l’autre science, elle mérita ce qui lui advint. Tous les ouvrages de l’Occident étaient en anglais ou presque, la langue haïe du colonisateur. Ils brûlèrent durant des jours et des jours, plongeant mes ancêtres dans une joie immense.
- Des ancêtres qui croyaient que la Terre était plate, que le monde fut créé en quelques jours, et autres billevesées. Sache que je suis toujours à l’ouvrage. C’est là un travail jamais achevé. L’Univers ne se réduit pas au Système solaire, ni à la Voie Lactée. Des potentialités sans fins s’offrent à moi… des options se présentent que je choisis ou efface… mais elles peuvent toujours revenir et voir le jour.
- Nous avons le droit de croire en toi, Seigneur, d’être créationnistes, n’est-ce pas ?
- Ah ? Le Dessein intelligent ? Il me revient en mémoire, j’ai assisté incognito à de multiples débats sur ce sujet… Bien évidemment je ne m’en suis pas mêlé. Outre la mise à sac des musées d’art, la destruction des bibliothèques et des universités, j’ai été aussi témoin de la mise à bas des grandes institutions scientifiques.
- As-tu donc vu les grands bûchers des collections sacrilèges du Musée de l’Homme à Paris de l’an 1500 de l’Hégire ? Ce fut grandiose, inoubliable…
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- Oui, hélas ! J’ai pleuré à la consumation des cires anatomiques, des masques africains, je l’avoue. Mais j’aurais pu empêcher cela. En quelque sorte, c’est ce que je fis puisque, dans une des potentialités, cela n’arriva pas et que ces merveilles existent toujours quelque part. L’Information n’est jamais entièrement perdue. La Sauvegarde…
- Le Musée de l’Homme témoignait de la perversion ultime de l’Occident, autant par ce qu’il exposait que par ce qu’il dissimulait dans ses réserves. Les lâchetés ordinaires qui permirent notre triomphe quelques décennies plus tard se révélèrent dans toute leur splendeur. Comment ! Des centaines de dépouilles humaines, de squelettes, de fœtus, de momies vénérables que ces pervers de décadents cachaient dans les sous-sols, justifiant leur camouflage par un prétendu politiquement-correct, une éthique biologique, médicale, que sais-je encore ! Une pudibonderie hypocrite, oui !
- Je pense que tu fais allusion à la découverte du moulage de la Vénus hottentote ?
- C’était une idole obscène, tout comme vos Vénus préhistoriques que brisèrent les valeureux combattants de la Foi ! Ils crachèrent sur ce nu difforme que les Occidentaux n’avaient plus le courage d’exhiber pour témoigner de leurs crimes passés. Ils lui firent subir les pires outrages avant de la jeter aux flammes où déjà se consumaient les dépouilles naturalisées de singes, le crâne du soi-disant homme de la Chapelle aux Saints et autres vestiges impies.
- Seigneur, nous ne serons jamais d’accord. Ce crime, je ne puis le pardonner aux tiens qui ont profané les restes authentiques d’un K’Tou.
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- Oui, tu perçois cela comme un péché.
- Tu souhaiterais me déboulonner de mon piédestal. Je ne corresponds pas à tes attentes. Un musulman ne peut pas tuer Dieu, il n’a pas lu Nietzsche.
- Sans doute. Je t’ai servi toute ma vie et je suis voué à Azazel.
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- Je suis les deux, le Juge par excellence. Tu ne viendras pas dans ma Cité.   
A ce niveau de l’échange, on pouvait légitimement se demander qui, de Radouane ou de Daniel Lin faisait preuve de plus de cynisme. Le sultan avait pour excuse de n’être qu’un humain à l’intelligence bornée et d’être prisonnier des schémas de pensées de son « époque ». Au contraire, Dan El n’était pas enfermé par un savoir dépendant d’un contexte spatio-temporel déterminé. Il lui suffisait que l’Information lui parvînt dans son intégralité malgré les aléas pour le satisfaire pleinement. En réalité, les humains ne lui importaient que dans la mesure où ils étaient les vecteurs des émotions. Il ne pouvait dévoiler au sultan de Mossoul que son existence ne dépendait que de cette seule et unique chronoligne 1833. Nulle part ailleurs, le Superviseur n’avait envisagé la potentialité d’un autre Radouane. Cruauté gratuite ? Contingence minimale assurément. Certes, l’intrication quantique permettait la coexistence simultanée de toutes les données dans une multiplicité d’emplacements potentiels divergents du Pan transmultivers. Certaines de ces données intriquées constituaient des doublons, des triplons, que la volonté du Ying Lung choisissait non aléatoirement. C’était la raison pour laquelle le problème Aurore-Marie de Saint-Aubain avait acquis plus d’acuité que celui de Radouane parce que sa potentialité quantique n’apparaissait nulle part. Elle avait surgi du RIEN, et cela expliquait le vide sidéral auquel Dan El avait été confronté lorsqu’il avait tenté de sonder son esprit dans les sous-sols du Trocadéro. Elle n’était constituée ni de matière ni d’antimatière ni de quoi que ce fût de connu ou d’inconnu. La jeune poétesse n’aurait jamais dû exister.
- Le plus redoutable parmi tes ancêtres actuels, fit Daniel Lin, c’est la coexistence entre des schémas de pensées du VIIe siècle et la technologie du XXIe siècle. Ne m’objecte surtout pas « qu’auraient fait Louis XIV, Napoléon, Hitler et d’autres despotes du passé s’ils avaient bénéficié des armes et des moyens informatiques sophistiqués du dernier siècle de la domination occidentale » ?
- Je me demande pourquoi cette conversation se prolonge. Quoi qu’il en soit, tu auras toujours raison. Tu es Dieu, je ne suis rien.
- Demande à un K’Tou armé d’un hachereau de passer directement à la cyber guerre. La sauvagerie la plus abominable s’exprimera alors. Pourtant, les K’Tous tiennent une place privilégiée dans mon cœur.
- Sauvagerie ? Répliqua Radouane sarcastique. Les infidèles décadents avaient banni ce mot trop connoté par leur mauvaise conscience.
- Je le sais, émit Dan El. Ils lui avaient préféré celui de « barbarie » jusqu’à en abuser et à le vider de toute signification, le métamorphosant en une tautologie alors que, dans le même temps, les historiens avaient mis en lumière, a contrario, le niveau de civilisation atteint par les Barbares de l’Antiquité. Huns, Celtes, Goths, Sarmates,
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 Daces, Scythes et j’en passe… si j’avais avec moi ce vieux livre papier De peur que les ténèbres, je te le recommanderais…
Alors, Dan El disparut dans une débauche de lumière effrayante. Des spirales de particules et d’antiparticules étincelantes se succédèrent dans la pièce, l’aula, avec, à la fin, une explosion photonique pouvant aveugler un humain tout à fait ordinaire. Ce spectacle donna la nausée à Radouane. Comme sonné, le prince mit du temps à recouvrer tous ses sens.
A suivre...
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