mercredi 15 juin 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 15 1ere partie.



Chapitre 15

Outre les vestiges de murailles cyclopéennes, qui témoignaient d’une partie ancienne, abandonnée, de la cité tant recherchée, Daniel et ses compagnons firent le constat qu’ils se retrouvaient à la lisière d’une nouvelle forêt de type tropical : il s’agissait là de l’ultime barrière à franchir avant de se retrouver aux abords de la forteresse de Maria de Fonseca. 
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Ces mésaventures en cascades ne laissaient aucun répit à Saturnin dont le corps et l’âme criaient grâce. Le replet retraité eût souhaité qu’on le laissât s’extasier, s’émerveiller au spectacle de ces ineffables vestiges dont il supposait que des géants les eussent érigés. Le vieil homme croyait encore aux mythes et légendes dont il s’était tant abreuvé dans ses jeunes années. Ainsi, il imaginait quelque Teutobochus africain, monarque d’un peuple de Titans, présider à l’édification de cette citadelle zimbabwéenne dérivée. Cependant, Craddock le tira par la manche, le ramenant dans le monde « réel ».
- Allez, fieu, c’est par là!
Les narines de l’ancien fonctionnaire se pincèrent lorsque d’infects effluves de charognes s’en vinrent fouetter sa face. La forêt que le groupe devait traverser jouxtait un cimetière d’éléphants, charnier, nécropole de proboscidiens, dont la décomposition des corps de tous les spécimens n’était pas encore achevée pour quelques dépouilles. 
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- Ah! Non! Je ne veux pas passer par là, gémit monsieur de Beauséjour. C’est l’épreuve de trop.
- Monsieur préfère retourner à Wassy? Ricana sardoniquement le Loup de l’Espace.
- Passent encore le fleuve souterrain, Guise et ses soudards, mais là, c’en est trop!
L’ex-chef de bureau se rebellait et le faisait savoir de vive voix. Il regrettait le confort cinq étoiles et les facilités de la Cité.
- P’pa, fit Violetta à l’adresse de Benjamin, qu’est-ce qu’on fait de ce traînard récalcitrant?
- On le porte, jeta avec humour le commandant Sitruk.
Même O’Malley se mit de la partie en grognant contre Beauséjour.
- Je ne suis pas encore podagre, lança avec fierté Saturnin. Je vous suis mais permettez-moi tout d’abord de remettre mon masque filtrant.
- Faites, répondit aimablement Gaston.
Si quelqu’un avait renoncé à se plaindre depuis longtemps, c’était Deanna Shirley. La jeune femme savait pertinemment qu’on n’écoutait plus ses jérémiades. Heureusement qu’elle ne disposait plus de la moindre glace pour observer les ravages que ces péripéties avaient occasionnées non seulement à sa toilette qui partait en lambeaux mais également à sa frimousse. Des rigoles de larmes traçaient des sillons sur ses joues encrassées. Des cernes profonds défiguraient son visage. On l’aurait crue apparentée à la Fée Carabosse plutôt qu’à la starlette qu’elle était encore il y avait quelques semaines. Cependant, sa santé de fer faisait qu’elle supportait relativement bien les fatigues de ce trek hors normes.
 Tous cheminèrent plus ou moins vaillamment parmi un amoncellement de squelettes de proboscidiens, certains disloqués, d’autres encore en décomposition. Cette nécropole que Ftampft n’eût pas dénigrée était entourée d’un halo brumeux verdâtre, phosphorescent même, nimbé de fulgurances, d’éclairs pourpres, de feux follets, alors qu’un nuage d’insectes nécrophages bourdonnait au-dessus des squelettes aux chairs racornies ou liquéfiées. Des hiboux Grand-Duc, incongrûment présents, déployaient leurs ailes dans le ciel assombri pour se jeter en piqué sur les corps afin d’en arracher des becquées immondes. Rajoutant à l’ignoble scène, les rapaces, une fois repus, fientaient d’abondance. 
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Ces pachydermes étaient des mutants, car la contrée avait été mystérieusement irradiée : nous avions là des victimes des radiations émanant de la terre. Leur batterie de molaires, à peine usées, témoignait de leur fin prématurée : il s’agissait là de la preuve incontestable de l’approche imminente du but du voyage. La nature malmenée avait engendré des dépouilles putrides et des squelettes difformes, aux défenses disproportionnées, parfois semblables à celles des mammouths du temps jadis, quelques fois soudées, unifiées en une sorte de « corne buccale ou nasale » recourbée, spiralée, impressionnante, ayant ôté aux éléphants toute possibilité de se nourrir. Certains cependant avaient péri en combats singuliers, en des duels les ayant mis aux prises avec des ours nandi gigantesques,
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 mutants eux aussi, à la fourrure chamois ou ocre fluorescente, d’une stature plus élevée que le grizzli et l’ours des cavernes. On pouvait apercevoir ainsi une de ces créatures encore à l’agonie, enchevêtrée, coincée par le cadavre de l’éléphant qu’elle avait vaincu ; la malheureuse créature poussait des grognements pitoyables alors que des charognards se multipliaient, renforcés par la présence de lycaons et d’hyènes, ricanant d’une manière sardonique. Ces opportunistes nécrophages la harcelaient sans répit. Notre ours nandi mourant ne parvenait plus à administrer que de dérisoires coups de sa seule patte antérieure demeurée libre, aux griffes usées, aux hyènes qui s’écartaient en protestant du moribond. La tête de la noble bête était tourmentée, accablée même par les nuées de mouches sentant la mort prochaine.
Les larmes aux yeux, Violetta demanda à achever l’ours par compassion. Refusant de montrer son dégoût, Craddock jeta :
- C’est quoi ce succédané minable de roman de Jim Caudron mal torchonné par Pierre de Robida ? Bon sang de bonsoir ! Quand est-ce que vous avouerez, Daniel, que nous sommes plongés dans une putain d’holo simulation de catégorie Z ?
Le commandant Wu hésita avant de rétorquer. Un quart d’attoseconde, il avait eu la tentation de ressusciter l’animal. Juste à temps, il s’était souvenu qu’il s’agissait d’un être légendaire. Autant lui demander de recréer les licornes et les Riu Shu. Dans sa planification de la réalité, sur 2000 pistes temporelles dévolues à l’humanité, il n’était pas question que de telles créatures vissent le jour.
- Capitaine, je ne suis que la cinquième roue de la charrette, dois-je vous le rappeler ? Nous ne sommes pas dans une simulation. Sinon, vous n’auriez pas besoin de moi.
- Ah, bah, pourquoi donc ?
- Les sécurités fonctionneraient.
Comme de coutume, Dan El mentait. 
Après la nécropole irréelle vint le décor de bananeraie. De celle-ci émanaient d’étranges lueurs provenant de ses fruits d’un bleu cobalt, d’un cyan luminescent, certainement mortels à la dégustation. En témoignaient des cadavres de singes disséminés un peu partout sur le sol, des mandrills, des macaques et des colobes. Les babouins et les chimpanzés avaient dédaigné avec raison cette nourriture toxique. Les dépouilles simiesques contaminées émettaient à leur tour des rayonnements nocifs. Azzo Bassou avait compris que les régimes étaient inconsommables. Il exprima sa répugnance par de grands gestes démonstratifs. Tandis que les narines de l’hybride d’hominien frémissaient, il jetait des cris d’avertissement à ses compagnons. DS de B de B, qui était occupée à grommeler au sujet de sa tenue puante, encore imprégnée par l’eau sale du Congo souterrain, eut de la peine à retenir O’Malley qui grognait et jappait afin d’alerter les humains du danger encouru, alors qu’Ufo lui-même, d’habitude indifférent, feulait et faisait le gros dos.
D’un sous-bois émergea sans prévenir un nouvel être, familier aux visions lunaires cauchemardesques de Benjamin. A sa vue, Sitruk frissonna instinctivement. Le groupe avait affaire à l’anthropopithèque de Susemihl, ou plutôt son frère cadet, l’autre ayant été capturé par Cornelis Van Vollenhoven afin d’enrichir la bien spéciale ménagerie cryptozoologique et tératologique de Sir Charles Merritt. Cette espèce de chèvre-pied simien, prognathe, arborait une fourrure rousse clairsemée, raréfiée. Lui aussi, comme toute la faune et la végétation de la contrée, était nimbé par un halo verdâtre, une vapeur radioactive, comme une sorte d’aura épousant sa silhouette bancroche.
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« Mince, on nous ressert du réchauffé ! Un homme-babouin dépiauté ou je ne sais trop quoi ! » s’exclama Dalio. Ce faisant, il cracha de dégoût dans le mouchoir d’apache crasseux qui entourait son cou.
Lorenza se retint de lui dire de mieux se tenir. Plissant les yeux, elle observa le nouveau venu.
L’être était vêtu d’un pagne d’écorce ou de fibres d’arbre à pain et un galet aménagé était passé à sa ceinture en peau de python. Visiblement, il n’avait nullement l’intention de s’en servir.  Il reniflait et ne parlait qu’un langage désarticulé, n’usant que de deux mots : « ’tou » et « ’ou », aphérèses de K’tou et de Pi’ ou. Toutefois, il  parvint à engager un dialogue laborieux avec Azzo. Il en ressortait que la cité fabuleuse de Maria de Fonseca n’était plus qu’à quelques kilomètres d’ici, et qu’il fallait couper à travers ce bois fortement irradié. Aucun autre chemin n’était possible. De fait, un vortex, un nouveau trou de ver se constitua, sans même que Daniel l’eût concrétisé, tourbillonnant, qui allait conduire tout droit nos héros au cœur même des souterrains de la forteresse zimbabwéenne en roches métamorphiques vitrifiées. Notre Ying Lung oubliait parfois les tours que pouvait lui jouer son inconscient. Mais était-ce bien lui qui avait engendré ce raccourci ?
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Après plusieurs heures de labeur, Beppo Gini était parvenu à installer le pentagramme de miroirs en la nef de la basilique Santa Maria della Salute. La vaste église était célèbre pour son dôme imposant reposant sur une base octogonale. A l’intérieur, six chapelles s’ordonnaient autour de l’espace central. Les motifs du pavement en marbres polychromes convergeaient vers un centre formé de cinq roses. Chaque miroir avait été positionné sur chacune d’entre elles. Tellier et Gini n’avaient pas le temps de s’extasier devant le retable dû au Titien, la Descente du Saint-Esprit, réalisé en 1555. La sacristie, quant à elle, représentait une toile du Tintoret, les Noces de Cana. En fait, on ne saurait que plus tard que cette œuvre était un faux.

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Tous attendaient avec une impatience fébrile que sonnassent les douze coups de midi. Beppo Gini avait disposé d’un certain pouvoir puisqu’il avait réussi à faire annuler la messe quotidienne. Être le grand maître de la corporation des verriers permettait une certaine licence. Il manquait une poignée de secondes avant que retentît le premier coup fatidique lorsque l’Artiste ressentit les prémices d’un souffle glacé qui n’avait rien à faire en ce lieu et en cette saison.
Lorsque sonna enfin le premier coup de midi, la température chuta brutalement de plusieurs degrés sous l’haleine de l’outre-monde. Ce courant glacé inconnu se positionnant au centre du pentagramme des psychés, autrement dit où avait été posée la glace où Dodgson était censé être prisonnier, se subdivisa en quatre ondes tourbillonnantes et rayonnantes qui s’en vinrent fouetter les quatre autres miroirs placés aux points cardinaux. Alors, les douze coups achevèrent de s’égrener. Loin de la libération espérée du révérend captif, le miroir maître parut expulser une silhouette humanoïde constituée d’air. Cette créature venteuse, à peine vit-elle le jour dans cette réalité qu’elle prit aussitôt le Danseur de Cordes pour cible. Comme surgis des profondeurs incommensurables de l’autre côté, des rires caverneux, forcément inhumains, résonnèrent dans la chapelle, émanant des cinq glaces maléfiquement enchantées.
La force tempétueuse du phénomène était telle qu’elle faisait voler les objets sacrés du lieu saint obligeant les compagnons de l’Artiste à se coucher sur le sol carrelé afin de se protéger de ce bombardement. Ainsi, des statues oscillèrent, certaines s’abattirent même et leurs débris, à leur tour, furent emportés par ce vent de mort. Un vitrail explosa sous la violence du coup d’air, éparpillant et dispersant les bris de verre et de plomb. L’un d’eux toucha Beppo Gini au bras tandis que Michel Simon dut urgemment se précipiter à son secours afin de lui mettre un garrot. Cependant, il était incontestable que Frédéric constituait l’objectif principal du phénomène d’outre-monde.
La silhouette de blizzard défiait l’Artiste de sa toute-puissance supposée. Elle rappelait l’ancien éther spatial, s’apparentait à une archaïque anti matière, anti énergie, au point que Tellier se dit: « Aurions-nous, sans le vouloir, libéré l’Homunculus du cube de Moebius? ».
Comme son prédécesseur, l’Entité était dotée de la faculté de bilocation, voire davantage. Elle se fit omniprésente, occupant de sa négation noire tout le volume de la nef de la Salute. Frédéric pensa alors qu’il s’agissait d’une dispersion susceptible d’affaiblir la monstruosité. Les amis de l’Artiste se terraient, épouvantés. Beppo tremblait de tous ses membres, on entendait claquer ses dents malgré le vent tempétueux. Derrière les bancs renversés par le tourbillon, une religieuse ne cessait de réciter les prières du rosaire, alors qu’un prêtre, réfugié dans le confessionnal, implorait la grâce du Seigneur.
Il en fallait davantage pour impressionner Tellier qui avait jadis combattu avec succès les créatures démoniaques engendrées par le génie maléfique de Galeazzo. Il avait pris la bonne habitude de ne jamais se séparer de sa canne épée dont la lame avait été forgée dans l’acier de Tolède.
- Quel que tu sois, qui que tu sois, je ne suis pas si facile à éliminer. Prends garde à toi! Apostropha l’Artiste.
Le sifflement des vents se renforça sous la mise en garde donnant l’impression de prononcer maintenant un nom, celui de A El. Désormais, sous le souffle devenu suraigu, la structure même de la voûte gémit, faisant croire que toute la Salute n’allait pas tarder à s’effondrer comme jadis le plafond de la cathédrale de Beauvais. Nullement démonté par cette colère qui se manifestait, Tellier fendit l’éther, le fluide démoniaque, de sa lame, lacérant ce qui n’était point.
La créature réagit. Alors, le maître autel fut arraché et projeté en direction du Danseur de Cordes qui l’évita en roulant sur le sol. Toute une architecture de vanités baroques fut ensuite animée de mouvements spasmodiques sous les coups de ce vent infernal. Des chapiteaux à têtes de mort, ou historiés de transis dans la tradition du bas Moyen Âge, s’en vinrent harceler l’ancien chef de la pègre parisienne. Toujours aussi maître de lui, Tellier cinglait l’air de sa fidèle arme.
- Tu n’existes pas. Tu n’es pas…
Pourtant l’éther s’était mis à saigner. Le sang jaspait de partout, des lambeaux et des squames fluidiques dégouttaient de la voûte, éclaboussant à la fois le carrelage et les rares bancs épargnés jusque-là.
- Ta quintessence est le néant, répétait Frédéric, s’obstinant à humilier la Chose.
Il n’en cessait pas moins de se battre contre le vide, le Rien…
Cependant, de la glace centrale qui ondulait, paraissant se déstructurer afin d’acquérir une consistance semi liquide, un bras, véritablement humain celui-là, émergeait. Le prisonnier tentait de se libérer désespérément, mais l’emprise de l’Entité l’en empêchait. Guillaume eut le courage de l’agripper, s’y cramponna même, essayant de le tirer du miroir.
- A l’aide, maître! À l’aide, gémissait Pieds Légers.
L’adolescent n’avait pas la force suffisante pour lutter et venir à bout du phénomène. Certes, déjà, la moitié d’un visage, d’un front, sortaient de la glace et l’on pouvait reconnaître les traits du révérend Dodgson. Mais la puissance sombre l’emporta et le malheureux non seulement réintégra le miroir mais aussi Guillaume fut absorbé à son tour dans l’outre-monde.
Avant que cessât la tempête et que se refermât (à jamais?) la porte de cet outre-lieu, les rires changèrent brusquement de nature. Le ricanement de sinistre mémoire de Galeazzo di Fabbrini tinta comme le glas de l’Apocalypse. La voix s’exclama:
- Attrape-moi si tu peux!
- Galeazzo! S’écria l’Artiste.
- Non tu fais erreur. Je me nomme Don Sepulveda de Guadalajara.
Une sueur glacée coula sur l’échine de Tellier.
Michel, boitillant, soutenant un Beppo dont le bras était en écharpe et garrotté, s’approcha de Frédéric et lui dit:
- La situation est désespérée, mon ami. Je ne sais comment nous allons récupérer Guillaume.
- Michel, il me faut aller là-bas, que je le veuille ou non…
- Mais c’est où là-bas? Les Enfers d’Orphée derrière la glace?
- Tout à fait.
Sans rien rajouter de plus, Tellier s’élança à travers le miroir dont il passa l’interface sans problème.
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Bien qu’elle eût été démasquée - et que son « maquillage » spectaculaire impressionnât la baronne de Lacroix-Laval -, Betsy Blair poursuivait son étrange mission, délivrant un nouveau message à une Aurore-Marie tout occupée à la contrer. Madame de Saint-Aubain tentait de se connecter à ses hypostases, dont l’une lui demeurait énigmatique (le Concomitant).
« Ecoutez avec attention ce que A El m’a dit :  le Danseur de Cordes est l’Agent de l’anti-créateur chargé de vous éliminer. Il est l’exécuteur d’A El car ce dernier veut l’éradication des Tétra-Epiphanes. A El a connu plusieurs avatars : Daniel Deng, Antor et désormais Dan EL… »
Aurore-Marie comprit tout autre chose :
« Daniel ! A El et Daniel ne font qu’un. Ces propos tirés de la folie sonnent vrai ! »
Une voix intérieure parasita la psyché de la poétesse.
- Avatars, est-ce vous ? Es-tu Lise ? »
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Il s’agissait d’un autre enfant, d’un garçonnet. La connexion avait partiellement abouti, mais l’enfant qui contactait malgré lui la Grande Prêtresse lui était énigmatique.
- Quel âge as-tu ? Comment t’appelles-tu ? Demanda en vain Aurore-Marie.
« Mon prénom est Pierre » furent les seuls termes que son monologue intérieur pût appréhender. 
À l’instant, le mental d’Aurore-Marie fut frappé de stupeur: c’était la révélation de l’identité de l’alter ego de Lise. Elle se remémora les visions partagées entre elle et les moines hérétiques lors de son intronisation de 1877. Ce fut une inflation exponentielle méningée hallucinatoire. Les hypostases de la grande prêtresse avaient dévoilé leur véritable aspect. Outre Deanna Shirley et Lise, fantômes encore incertains, Aurore-Marie se souvint d’une silhouette masculine en robe noire de missionnaire jésuite qui tenait en ses mains un crâne singulier, hybride de singe et d’homme.
« Il était Pierre… ».
Charlotte Dubourg avait partagé les mêmes visions et sans doute, aussi, Charles Merritt et ses acolytes. La voix de Lise se mêla à celle du garçonnet.
« Mère, pourquoi m’appelez-vous? Êtes-vous en péril? ».
La baronne de Lacroix-Laval ne parvenait pas à surmonter les flux d’énergie négative, qui, croissant, formaient désormais une carapace protectrice, un champ de contention anentropique autour de Betsy Blair. A El était là et l’avait investie. Il fallait d’urgence que la poétesse fusionnât avec ses trois autres incarnations pour riposter à ce qui lui fit songer à une énergie noire. Elle approchait de la vérité. Toutefois, un fil semblait être rompu: Deanna demeurait désespérément lointaine et madame de Saint-Aubain avait beau renouveler ses appels à l’aide, ces derniers restaient vains. Le lien avec celle qu’elle avait crue sa jumelle venait définitivement de se briser là-bas, dans cette outre Afrique, à la création de laquelle elle n’avait nullement participé. Une peur indicible l’envahit. D’incontrôlables tremblements labiaux et palpébraux déformèrent sa physionomie.
« Qui qu’il soit, il est plus fort que moi, enragea Aurore-Marie. Mais qui est-il donc ? Daniel ? Don Sepulveda ? ».
Nimbée d’énergie négative, Betsy Blair, qui n’était plus qu’un avatar de l’infra-sombre, absorba le Codex. Aurore-Marie tenta une ultime manœuvre; elle tendit l’auriculaire gauche enchâssé de la chevalière du pouvoir et commença à psalmodier la formule de l’arbre de vie telle que l’avait prononcée le sculpteur possédé Amaury de Saint-Flour en l’an 1077.
« Archaea monerem infusoria maedusa piscis urodeles reptilia aves mammalia simii ecce homo ».
Elle répéta l’incantation tandis qu’une langue électrique s’extirpait du bijou gnostique. Deux énergies parurent alors se combattre. La lutte était fort indécise, la réalité s’était estompée et, la baronne de Lacroix-Laval, perdant toute sensation de l’espace-temps euclidien, puis de son corps lui-même, ne fut plus qu’une sorte de trace éthérée se confondant avec les ante particules du pré Big Bang.
Il y eut fusion des sources, celle de la chevalière mais aussi celle d’A El. Les voix elles-mêmes de Pierre et de Lise, furtivement présentes, se fondirent dans la Grande Unification des forces. Il n’y eut ni vainqueur ni vaincu. A El avait retrouvé Dan El. L’espace-temps venait de s’abolir au profit du « noyau » primordial, noyau unidimensionnel renfermant toutes les potentialités du Pantransmultivers. L’irradiation explosive fut concomitante de la fusion totale, une irradiation infinitésimale surmultipliée en autant d’Univers probabilistes dont le créateur inconnu souhaitait qu’ils fussent. Ce Tout s’étala sur des quatrillions d’années tout en conservant une instantanéité fixiste. Il se répercuta en échos sans fin, revenant parfois à son point de départ, pour rebondir aussitôt en autant de cycles conceptualisés par le créateur.
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La baronne de Lacroix-Laval recouvra son entendement au bord du Grand Canal. C’était déjà le crépuscule. Désormais, sa main gauche portait des traces de brûlure et les motifs gravés de la chevalière du pouvoir s’étaient altérés, ayant partiellement fondu. La jeune femme avait perdu tout souvenir des dernières vingt-quatre heures. Sa tenue vestimentaire avait changé. Elle ignorait ce qui était arrivé précisément, croyant être à peine sortie du Palazzo Vendramin. Aurore-Marie titubait, chancelait, allant au hasard, errant dans les Ca’ dédaléennes, balbutiant: « le codex, mon codex », puisqu’elle avait remarqué son absence. Elle se retrouva ainsi, sans savoir comment, à proximité du Palazzo Grassi, nu-tête, les cheveux emmêlés. Les murs moussus d’humidité exhalaient des volutes méphitiques qui engendraient une brume de mauvais aloi. Tout semblait irréel, fantastique. Ce n’était plus la vraie Venise mais une recréation de poète reclus dans sa folie. La baronne s’attendait à voir surgir des eaux noires les cadavres en décomposition et gainés d’algues de Franz Liszt et de Richard Wagner.
La façade presque néo-classique du Palazzo Grassi conçue par Giorgio Massari, ultime demeure aristocratique bâtie avant la destruction de la Sérénissime par Bonaparte, se détachait en un halo flavescent duquel sembla surgir une jeune adolescente aux longs cheveux noirs.
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« Violetta! » murmura Aurore-Marie.
Elle se trompait. En fait, il s’agissait d’Alice, en mission. Le piège était tendu. 

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La première chose qui frappa Frédéric après qu’il eut achevé de franchir l’interface de verre avec une facilité qui le déconcerta fut le changement brusque de clarté et d’atmosphère. Le là-bas dans lequel désormais il allait devoir se déplacer en quête de Guillaume et de Dodgson baignait dans un clair-obscur irréel nimbé d’une brume opalescente qui semblait s’agréger aux vêtements.

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Il ne savait où aller. Il ne percevait aucun appel à l’aide, n’entendait aucun son. D’une voix mal assurée, l’Artiste héla dérisoirement le vide :
« Ho-ho ! Ho-ho ! » mais rien ne répondit, ne réagit.
Il se trouvait engagé dans une structure interne qui prenait un aspect labyrinthique inquiétant. C’était une abondance de corridors anormaux, de boyaux, de tuyaux, qui acquéraient une configuration pareille à des circonvolutions cervicales spiralées et vallonnées. Tellier, instruit à l’Agartha des avancées de l’anatomie et de la biologie, avait la sensation déroutante de se trouver engagé dans une réplique fortement grossie d’un cerveau humain, et ce, à l’échelle non seulement histologique, mais aussi cellulaire. Une forêt neuronale ramifiée, infinie, se présentait au regard du Danseur de Cordes, forêt aux troncatures énormes dont certaines sections, subdivisions, voire des secteurs entiers, revêtaient un caractère prononcé d’abandon, de mort même. Ces enchevêtrements de ramures – des axones, des cellules gliales et des dendrites coupés ? – paraissaient soit tranchés vifs, comme amputés, soit pétrifiés, grisâtres. Étaient-ce des connexions inabouties ou délaissées puisque devenues inutiles ?

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Tellier poursuivit son périple. L’intuition, seule, le guidait. « Par-là », se dit-il. Il savait risquer l’égarement en ce dédale de ramifications, en cet univers méningé, incertain, faiblement luminescent et brumeux. Alors, il vit ce dont il n’avait fait nul cas jusqu’à présent : l’outre-lieu faisait office de prison ou de nécropole, de piège éternel pour celles et ceux qui soit n’avaient pas achevé de s’extirper du miroir, soit s’étaient trouvés dans l’impossibilité de s’extraire, de s’en revenir de cet anti monde. Un miroir ? Des glaces à profusion plutôt ! Des interfaces multiples, étalées sur plusieurs continents, plusieurs siècles, plusieurs temps ! Et, à moitié prises dans ces gangues, un pullulement de victimes non identifiables, issues d’on ne savait quand, ni d’où, contemporaines des premiers miroirs de métal poli de l’Antiquité comme d’une glace vénitienne de facture récente (sortie peut-être des ateliers de Beppo en personne !).
Tous ces devanciers malchanceux se présentaient telles des silhouettes grotesques, figées en plein mouvement, engluées, tourmentées, disloquées par leurs désespérantes tentatives de s’arracher à cette colle, à cette gangue. Des chewing-gums encore vaguement humanoïdes, étirés en de multiples fils poisseux, translucides, créant un effet semblable à celui d’organismes piégés par l’horizon d’événements d’un trou noir, victimes s’étirant, s’étalant, filandreuses, racinaires, à l’infini. Frédéric hésita à s’attarder à ce spectacle.
« Quelle abomination est-ce là ? songea-t-il. Cela dépasse l’imagination la plus perverse, surpasse en horreur ce que Galeazzo lui-même concevait ! »
Il tenta de déchiffrer les traits, de donner une identité aux visages difformes : il se rassura lorsqu’il comprit que ni Pieds Légers, ni le révérend, ne se trouvaient parmi ces dépouilles collées. L’Artiste poursuivit sa route, mû par un instinct qu’il ne s’expliquait pas. Il traversa un boyau malcommode qui l’obligea à se courber, frôlant des parois d’une consistance surnaturelle, spongieuses, gorgées d’une humeur saumâtre, d’une sorte de lymphe malodorante qui gouttait tel un suint puant. De plus, ces parois infectes étaient dotées d’une plasticité surprenante ; elles se recomposaient indéfiniment.
Au-delà, notre héros aperçut une nouvelle statuaire, cadavérique ou autre. Les morts se multipliaient à l’envi ici. Cette fois, Tellier avait affaire à une théorie de corps décharnés, évocateurs des futures victimes de la shoah,  un entassement, un empilement, que cependant on pouvait aussi comparer aux sculptures de Giacometti voire aux moulages de Pompéi. C’était autant de figures imparfaites, mal dégrossies, esquissées, de « mannequins » inachevés, constitués d’agrégats, d’impuretés, de fonte mal puddlée, de scories de lave, de basalte, de pouzzolane, des pantins ridicules crachés par un volcan en furie. Ces créatures malchanceuses présentaient des faces à peine ébauchées, comme les sculptures des Cyclades ou celles, en céramique ou en fer, de Picasso. Elles se teintaient d’un camaïeu de gris, de blanc sale, cassé, de kaolin, d’ocre, de soufre, étaient constellées d’un semis de limaille ferrique, de suie et d’oxyde de carbone. Cette statuaire lugubre s’avérait flétrie et fétide.
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L’Artiste commença à douter. Il ne parvenait plus à mesurer l’intervalle de temps écoulé depuis son intrusion. Il supputait l’action d’une des lois de la Relativité, enseignée aussi en la Cité, espérant qu’en la Salute, les heures s’enchaîneraient normalement, que Michel, que Beppo, l’attendraient.
Au bout d’une nouvelle galerie descendante, structurée en colimaçon, le passage lui fut barré.
« Un cul de sac ! » dit-il de vive voix.
De fait, il s’agissait d’une abside dépourvue de sortie, abside en cul de four, cavité au centre de laquelle « on » avait installé un autel sur lequel était posée une « idole » hérétique. Idole ? Non point ! Spécimen tératologique, plutôt ! Cette horreur rappelait le culte que les Mexafricains d’un monde parallèle rendaient à leurs dépouilles obstétricales. Car la chose, déposée là avec respect, couronnée même, n’avait jamais pu vivre, naître. Frédéric mobilisa ses connaissances en tératologie afin de déterminer la nature de l’être auquel il faisait face.
Certes, cela était réduit à l’état de momie, intentionnelle ou naturelle. Ça n’avait aucune bouche, un seul œil et une trompe frontale. C’était l’ébauche, l’épure, d’une créature mal conformée. Etait-ce là quelque représentation statufiée d’une idole primitive ? On l’eût pensée venue de quelque exposition d’un art de l’avenir sous influence océanienne ou autre, brocardée en tant qu’œuvre d’« art dégénéré » par l’Allemagne nazie. Non ! Il s’agissait bel et bien d’un être de chair, mais d’une chair nécrosée. Frédéric parvint enfin à lui attribuer un nom, une qualité :
« Un fœtus astome cyclope ! »

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Cet astome, ce sans bouche, incarnait le Gardien par excellence. Le Danseur de Cordes, tels ces adolescents des jeux de rôles de la fin du XXe siècle, devait passer par Lui s’il voulait poursuivre la partie. Gardien, certes, mais de quoi ? Notre fœtus exhalait une odeur pourpre et bistre, une fragrance de cinabre, un goût de pourriture. En cet outre-monde confusionnel, senteurs, coloris et saveurs se confondaient. Cette monstruosité était le symbole même de l’inachèvement. Frédéric dévisagea ce parangon d’altérité, hésitant sur la conduite à tenir, conscient du risque d’enfermement en cette impasse. Une impression ne cessait de s’imposer en son esprit : cet autre côté ne correspondait pas à celui auquel il s’attendait, ni a fortiori à l’idée qu’il s’en était fait. Il avait pensé se retrouver en un alter ego inversé du monde normal, se confronter à son autre lui-même, à son double, à ceux de Michel Simon, de Beppo, de Pieds Légers aussi… A terme, il se fût aventuré en une Venise inverse sur la piste des disparus, ou plutôt, des absorbés. C’eût été plus logique. Un autre sentiment le traversa, la conviction d’une réclusion au risque de l’éternité dans une construction mentale cauchemardesque inédite, non conformiste. Il se souvint de ce film bidimensionnel Orphée, de Jean Cocteau, qu’il avait apprécié pour sa beauté poétique. Daniel mettait à la disposition de tous une cinémathèque inestimable. Et ce monde-là, c’était indubitable, ne correspondait ni à celui de notre Orphée Jean Marais, aux Enfers qu’il avait parcourus en quête d’Eurydice, ni à l’univers parallèle qu’avaient dû trouver Dodgson et Guillaume après leur avalement. Pluralité des interfaces, différentes d’une victime de miroir à l’autre… Cela expliquait aisément la raison de la non manifestation (pour l’instant ?) de ceux qu’il devait sauver. En ce cas, où étaient-ils ? La probabilité qu’ils se trouvassent déphasés spatio temporellement effleura l’Artiste. Là, tout revêtait un caractère multidimensionnel délicat à conceptualiser.
Or, le Danseur de Cordes l’ignorait : non seulement cet au-delà du miroir conservait les traces mentales de celles et ceux qui avaient traversé la glace (ou plutôt, les glaces), mais il reflétait leurs pensées mêmes. C’était comme si l’Artiste se fût retrouvé à l’intérieur d’un cerveau ayant synthétisé la psyché de tous ses prédécesseurs là-bas, y compris Aurore-Marie de Saint-Aubain, y compris Dodgson ou celui qui l’avait laissé là, de l’autre côté, afin qu’il prît sa place, ainsi qu’Alice l’avait déclaré en son délire. De fait, les expériences multiples des emprisonnés s’additionnaient les unes aux autres, complétaient l’édifice aberrant, constituaient une pluralité incohérente, démentielle, jusqu’à engendrer un mille-feuilles de sensations contradictoires. Toutes finissaient par se parasiter mutuellement. Cet outre-monde ressemblait à la littérature orale des aèdes, immémoriale, qui s’enrichit de conteur en conteur, au prix d’invraisemblances accrues, d’un baroquisme surchargé exacerbé, de chamarrures fleuries proliférantes. Cela signifiait aussi que Tellier se retrouvait emprisonné dans un cerveau fou, multiple, schizophrène. Cet organe emmagasinait l’information sans jamais la trier. Conséquemment, celle-ci, non canalisée, partait dans tous les sens, ce qui témoignait de son infantilité présente. En ce cas, quelque part en l’outre lieu, devait demeurer quelque chose de l’intromission d’Aurore-Marie de 1876 au même titre que celle de Charles Dodgson en 1865. Mais, nous le savons comme le Préservateur, depuis la fameuse cérémonie orchestrée par le Sâr Péladan, la boîte crânienne de Madame de Saint-Aubain ne contenait absolument rien. Le Vide, le Néant.
Par contre, le cyclope astome, le monstre, incarnait justement la persistance mémorielle de l’existence, autrefois, de celui qui avait été le reflet du révérend. Son double négatif… Tellier allait-il comprendre qu’il devait reprendre la méthode d’investigation policière qui avait fait sa réussite dans son combat contre le Maudit ? Avant de retrouver Dodgson et Guillaume, c’est à la découverte d’indices de leur passage qu’il devait s’atteler, des indices non conformistes, inattendus, des transpositions de fantasmes. Frédéric, sans le savoir, se muait en pionnier de l’exploration de l’inconscient, du ça. Après moult hésitation, Tellier choisit un angle d’attaque. Il se rappela le mythe d’Œdipe et du Sphinx, fort déplaisant aux yeux de Pieds Légers, qui, l’ayant lu, avait trouvé que les Anciens en faisaient fichtrement trop. Le maître et son élève avaient eu une discussion fournie au sujet de la tragédie grecque en la bibliothèque de l’Artiste, fort bien pourvue, nous le savons[1]. Tellier se décida ; c’était à lui que revenait l’honneur de poser l’énigme, la devinette, à son interlocuteur muet.  
« Suis-je en enfer ? » questionna l’Artiste, attendant que le fœtus sans bouche lui répondît. Un son, oui, un son sourdait désormais des entrailles abdominales racornies de la créature infortunée. C’était un appel à l’aide en anglais, auquel se mêla, conjuguée, une voix française que Frédéric reconnut.
« Ça a fonctionné. Ils sont quelque part là, ou là-dedans, dans, sous, au-dessus ou derrière ce fœtus. »
L’appel double était pourtant fort ténu et, loin de crier encore victoire, Tellier exclut malgré tout l’hypothèse du leurre, du piège, de l’illusion ou de la ventriloquie. Cependant, l’abside s’ouvrit comme la coupole d’un observatoire alors que l’avorton se résorbait, retournant au néant. Un jour d’été aveugla tout, remplaça le labyrinthe glauque. Sans nulle transition, le Danseur de Cordes se retrouvait en un jardin inverse, dont arbres, bosquets, parterres et massifs, aux coloris vifs, paraissaient enracinés dans le ciel alors que le faîte des ifs, par exemple, ou les pétales des roses, touchaient le sol. La demeure que l’ancien pègre remarqua au bout des allées revêtait un aspect tout autant singulier parce que l’intérieur, comme en ces maisons de poupées auxquelles on a ôté façade et toiture, se dévoilait aux yeux de tous. Cependant, la partie externe de l’architecture, les pergolas, les belvédères, les balcons, les frontons, les pignons, les fenêtres, les mezzanines, se trouvait encastrée derrière les pièces, les étages ainsi révélés.
Quelqu’un le bouscula sans s’excuser. Quelqu’un de juvénile et de rieur.
« Vous pourriez tout de même faire attention ! » s’écria Frédéric à l’adresse de l’inconnue. Il vit une robe évasée, à l’ancienne mode, une silhouette vaporeuse d’adolescente à la chevelure noire. Apostrophée par l’Artiste, elle se retourna. Tout en détermination, elle pointa en direction du Danseur de Cordes le canon d’un pistolet.
« Welcome in my world ! »
Alice L. acheva sa phrase en éclatant d’un rire franc.

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A suivre...

[1]   Cf. le roman Mexafrica 1ere partie.

samedi 4 juin 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 14 2e partie.



Aurore-Marie, en la bibliothèque du Palazzo Loredan, avait été brutalement tirée de sa songerie par celle qu’elle avait méprisée. Du moins crut-elle d’abord avoir affaire au fantôme de la journaliste venue réclamer sa revanche. Yolande morte de sa main, elle ne s’attendait pas à ce que le destin s’obstinât à la poursuivre en la personne de ce spectre masqué. Mais il n’y avait point là de fantôme, seulement une jeune femme énigmatique dissimulée sous un domino carnavalesque en retard sur le calendrier. Ce n’était pas l’âme de la pécheresse que l’inconnue convoitait, mais le livre de Gabriele.
De la bouche du domino émergea une revendication :
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« A El m’envoie. Il m’a chargée de récupérer le codex que présentement, vous détenez. »
Aucune inflexion surnaturelle ; seulement un accent particulier, trahissant l’identité de la femme masquée.
« Vous ! S’exclama la baronne. Vous, encore ! Betsy O’Fallain ! N’allez pas me faire accroire que vous jouez aux messagères du démon ! Qui servez-vous ?
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- A El et seulement lui. Il a grand besoin du livre. »
Cet accent de la Nouvelle Angleterre qui s’exprimait ainsi perturbait la conscience turpide de Madame de Saint-Aubain. Elle connaissait sa Faute, le bien-fondé des accusations de Yolande en ce qui concernait le meurtre primordial de Marie d’Aurore. Quant à la captation d’héritage, à la spoliation de Betsy, elle niait ces exactions, pour elle inventées de toute pièce. 
Cependant, affronter cet A El par le truchement de la prétendue déshéritée Betsy ne la tentait aucunement.
« Le codex est maudit. A El souhaite sa destruction…pour le bien de la Vie. »
C’était invraisemblable. En quoi une telle antiquité hermétique mettait-elle en danger la Création de Dieu, ou plutôt, celle de Pan Logos auquel Madame avait fait allégeance ?  Sans nulle hésitation, la poétesse répliqua :
« Votre maître ne se prénomme point ainsi. Son vrai nom est Daniel ! »
Betsy frissonna à ces mots. Aurore-Marie, forte de la réaction de l’étrangère, poussa son avantage ; d’un geste hardi, elle arracha le masque vénitien ridicule et marouflé. L’horreur qu’il occultait se révéla, arrachant à la sensible blondine un cri d’effroi.
« La Mort est en vous ! Elle parle par votre bouche ! »
Le faux-semblant du domino avait caché un visage hideux, à demi vitriolé. Aurore-Marie ne pouvait comprendre qu’il s’agissait d’un leurre supplémentaire, une simulation holographique destinée à procurer à Betsy Blair un aspect effrayant, gothique, et à la protéger : la laideur ne peut qu’engendrer une instinctive répulsion chez les sectateurs de l’Art pour l’Art et du Sublime. Les chairs boursouflées et blanchâtres de cette demi figure ravagée laissaient percer, çà, là des muscles rongés contribuant au système expressif de la face tandis que le maxillaire inférieur, partiellement mis à nu, anticipait non seulement les gueules cassées de la Grande Guerre, mais aussi les irradiés d’Hiroshima. Ce « plus que maquillage », fort efficace, aurait convenu à un Peter Lorre qui aimait à se travestir en monstre, tel le docteur Gogol.
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De fait, toute la moitié gauche de la tête de Betsy avait subi ce faux jet de vitriol : le haut de la joue furfuracé et violâtre, l’oreille réduite à une ébauche, même à un trou, la tempe brûlée, rongée par l’acide, ravinée, une partie de la chevelure manquante, révélant un crâne nu, surtout l’œil gauche détérioré, lésé, restreint à un hideux globe oculaire glauque et blanc, comme nacré, qui rappelait ceux des cœlacanthes ou gombesa.
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Aurore-Marie eut lors grand’peur. La chevalière du Pouvoir, bien que brandie afin de conjurer la démoniaque manifestation, n’émettait qu’un ténu et dérisoire rayonnement, bien que Betsy Blair parût suffisamment affectée par celui-ci pour marquer un léger mouvement de recul. Mais elle tendit la main droite vers le livre maudit, afin de s’en emparer. Madame de Saint-Aubain s’en saisit, le plaqua contre sa poitrine maigre, défiant de son regard halluciné la fausse défigurée. Alors, Madame se mit à prier, à implorer ses hypostases afin qu’elles vinssent à son secours.
« Sœur jumelle, je t’en conjure, viens à moi. Concomitant, je te l’adjure, viens à mon secours. Lise, ô, ma Lise adorée, mon Moi répliqué, aide-moi ! »

************** 
 
La colonne allemande n’avait plus le choix : le détournement « surnaturel » de l’itinéraire initial imposait qu’elle passât par le lac Natron avant de rejoindre, comme Stanley en 1871 les rives du Tanganyika à Ujiji là où il était parvenu à retrouver Livingstone. Oskar tenait Alban à l’œil. Y compris lorsque tous avaient pris le thé en compagnie d’Arthur Rimbaud, il n’avait pas relâché son attention. Il attendait le moment propice pour dévoiler à la face de toute la troupe qu’un espion français s’était infiltré. Le procès vite expédié, douze balles dans la peau attendaient celui dont von Preusse ignorait l’identité réelle mais non la trahison.
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Avec son contingent de cavaliers fabuleux, le poète aventurier avait accepté de poursuivre encore un peu la route. Les rives du lac Natron étaient en vue. Aux jumelles, Werner von Dehner et Erich avaient observé d’étranges phénomènes constitués de fumerolles phosphorescentes et opalines dégagées par l’évaporation du sel, de volutes emprisonnant des silhouettes spectrales humanoïdes. De plus, au fur et à mesure que les soldats se rapprochaient et longeaient le lac, les émanations malsaines déclenchaient chez eux des céphalées. Celles-ci s’accompagnaient de nausées et de visions chimériques. Se rendant compte de la nocivité de l’atmosphère, Von Stroheim recommanda à tous de se protéger le nez par un mouchoir noué autour de la gorge, ou à défaut, d’un foulard. Les masques filtrants improvisés diminuèrent certes les maux de tête, mais  ralentirent seulement la survenue chez les hommes de mirages.
Il s’agissait de visions fantastiques, tout droit sorties de la Bible. Des statues de sel surnageaient, crevant la croûte un peu dure de natron, semblant jaillir de l’onde solidifiée, comme de l’outre-tombe. Il fallut quelques minutes à Von Preusse pour identifier le phénomène.
« Sodome et Gomorrhe ! » éructa-t-il tout en toussant.
Le colonel n’avait pas tort. Parmi les pécheurs figuraient l’Empereur germanique Henri VI,
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 les rois d’Angleterre Édouard II et Jacques 1er,
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 Pierre de Gabaston, le favori du premier roi cité, le consul Cambacérès,
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Monsieur, frère de Louis XIV et d’autres encore. Chose incroyable : Aurore-Marie faisait partie de ces damnés ainsi d’ailleurs que Rimbaud en personne. Le corps de la baronne de Lacroix-Laval paraissait ébauché, inachevé, comme non né. Un simulacre de cordon ombilical la reliait aux eaux saumâtres. Quant au Français Arthur Rimbaud, il ressemblait trait pour trait à son portrait d’adolescent rebelle peint par Fantin-Latour au début des années 1870.
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Se reconnaissant, le poète jeta un cri de terreur. Il comprit le sort qui l’attendait à sa mort. Ce fut pourquoi il refusa de poursuivre plus avant. De longues négociations débutèrent entre Erich, Von Preusse et lui-même. Mais le colonel n’était pas chaud de voir un guide d’une telle valeur partir, les lâcher dans cette Afrique ensorcelée. Rien n’y fit. Arthur prétexta qu’il n’avait pas le pouvoir de conjurer le sort.
- Cheikh Walid s’est évadé de la forteresse de Pemba. Je vous le rappelle. Son emprise s’exerce sur cette région.
- Dans ce cas, pourquoi nous abandonnez-vous ? Fit Erich. Vous croyez à ces sornettes ?
- Non monsieur, je n’ai pas peur, répliqua durement Arthur. Déjà, en vous conduisant jusqu’ici, j’ai outrepassé les ordres. Le mandat du sultan de Zanzibar ne me couvre plus en cette contrée, que même Ngongo Lutete et Tippo Tip ne contrôlent pas.
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Von Preusse s’interrogea.
- Alors, qui a la suzeraineté de ces lieux ? M’Siri, déjà ?
- Sans doute, répondit Rimbaud. Je ne veux pas déclencher une guerre avec lui.
Stroheim murmura à l’oreille d’Alban :
- Il se débine, ça c’est sûr. Quant à la souveraineté, elle appartient à A El et je dirais même à Pi’Ou.
- Que me chantez-vous là ? Qui sont ces deux hommes ?
- Justement, ce n’en sont point. Daniel Lin vient de m’envoyer un message. Son groupe se rapproche de la cité de M’Siri. Peut-être nous devancera-t-il. A El, j’ignore exactement ce qu’il est. Quant à Pi’Ou, c’est l’ancêtre mythique de l’humanité selon les croyances d’Uruhu.
- Un singe, donc, lança Alban avec mépris.
- Un peu plus. Pour l’heure nous avons atteint l’épicentre d’un des foyers principaux de l’émergence de l’Homme.
Von Preusse eut beau insister, Rimbaud s’entêta. La discussion ne s’éternisa pas d’avantage. L’aventurier ordonna d’une voix sèche à ses hommes de faire demi-tour. Quant à lui, il se hâta de remonter sur son cheval afin de prendre la tête de sa troupe.
Tandis qu’elle s’éloignait en un dernier nuage de poussière, Oskar ne savait s’il devait se réjouir de ce départ. Toutefois, il voulut se rassurer et se dit que l’exécution d’Alban aurait ainsi moins de témoins.
Le lendemain, le paysage avait encore changé. Les Allemands longeaient un véritable champ des morts où affleuraient des ossements hybrides. C’était une vallée, la vallée d’Olduvai, célèbre chez les paléontologues du XXe siècle. Ces restes terreux constituaient un cimetière d’hominidés, témoignage de la première extermination ou guerre entre deux espèces. Les Australopithèques robustes y avaient été massacrés par les premiers représentants du genre Homo, Rudolfensis et Habilis.
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« Cela me fait penser au cimetière des éléphants, émit Von Dehner.
- Pas mal vu, répondit Erich. Mais là, il s’agit de lointains ancêtres de l’espèce humaine. Voyez ces crânes.
- Trop simiesques à mon goût, à cause de ces crêtes sagittales. Ces êtres primitifs sont plus proches du gorille que de nous. »
Les fossiles étaient si nombreux que parfois, les os craquaient sous les bottes, tandis qu’une poudre ivoirine maculait les semelles. Sans que les intrus prissent garde, derrière eux, se reconstitua un organisme entier. Ce Paranthropus robustus prenait vie - façon de parler - au fur et à mesure que son squelette se réassemblait. Les restes de chairs durcies, roidies, la face aux arcatures zygomatiques, aux muscles masticateurs fortement développés, sans oublier l’incontournable crête sagittale évoquée tantôt : il ne manquait rien à celui que Louis Leakey avait baptisé autrefois Zinjanthrope. Mais quelles étaient les intentions de l’être ?
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« J’crois bien, mon gonze, qu’il nous faudrait un expert en verrerie de Venise pour venir à bout de ce fouchtra de miroir. »
Ainsi s’exprimait Michel Simon dans la chambre où se dressait l’une des fenêtres donnant sur la prison de Dodgson.
Tellier se permit une remarque sur un ton fort civil :
- Michel, ne vous forcez pas à parler un argot recomposé. Exprimez-vous normalement.
- J’veux faire temps local.
- D’après vos peu châtiés propos, c’est d’un verrier de Murano dont nous aurions besoin. Mon carnet d’adresses étant bien garni, je vous suggère ce nom-ci : Beppo Gini. Il a même travaillé pour des prestidigitateurs réputés.
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- Le truc du décapité parlant, c’était pas lui par hasard ? Émit le Suisse.
- Tout à fait.
- Maître, hasarda Pieds Légers. Je ne sais pas si ma logique est la vôtre, mais je réfléchis et ça cogite bougrement dans ma caboche. Alors, comme ça, j’me demande si ce type serait pas présent dans tous les miroirs du monde entier et pas seulement ici.
Michel Simon et Tellier opinèrent.
- Pristi, mon p’tit ! Jeta le comédien en postillonnant. T’es un drôle de loustic, futé comme pas possible ! Ce miroir, c’est qu’une fenêtre qui donne sur un monde inversé bien plus vaste que cette chambre.
- Dodgson enfermé dans un univers parallèle dont cette glace jouerait le rôle d’interface, ainsi que le dirait le commandant Wu, siffla l’Artiste.
- Donc, maître, vous approuvez ma suggestion.
- Bien sûr. Courons vite à Murano.
Lorsque les trois étrangers sortirent de l’hôtel, ils ne firent pas cas de ce gentleman anglais renfoncé dans l’encoignure d’un porche, qui faisait semblant d’allumer un cigare. Le Britannique avait l’art de filer quelqu’un. Même si ici, il avait affaire au Danseur de Cordes, il savait se rendre presque invisible et pouvait changer d’allure, de stature et d’apparence en une seconde à peine. Galeazzo di Fabbrini lui avait tout appris autrefois. C’est pour cela que le trio, bien que sur ses gardes, ne prêta pas attention à Sir Charles. Tous se dirigèrent vers l’embarcadère de la fondamenta nuove.  
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Ils avaient passé l’île de San Michele et le vaporetto approchait de Murano. Merritt était demeuré à l’intérieur par sécurité. Le navire accosta à la fondamenta dei vetrai et non au premier arrêt, à Colonna. Puis, le trio s’engagea en le viale Garibaldi où se situait la boutique du maître verrier. Sir Charles, se confondant avec les arbres et les murs, collait aux basques des tempsnautes. Il fallait prendre garde de ne pas se tromper d’atelier, tant tous présentaient leurs merveilles aux riches touristes du nord de l’Europe. Les connaissances que Sir Charles possédait de Venise remontaient à Ruskin, et chacun des fornaci recelait des trésors sans nombre qui n’avaient rien à envier à la bibeloterie art pour l’art chère aux préraphaélites.
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Cependant, Beppo Gini était réputé pour la création d’armes de verre, à usage unique. Il s’agissait de pistolets à aiguille, de la délicatesse arachnéenne d’un Derringer, dont l’usage était d’étourdir, si ce n’était d’empoisonner avec la plus grande discrétion, tel ou tel adversaire redoutable. Le projectile ou aiguillon de cristal que tirait le canon de ce pistolet hyalin, contenait soit une capsule de cyanure, soit un soporifique puissant. C’était ainsi que certains crimes inexplicables avaient été commis, puisque la piqûre demeurait à peine visible. Les médecins légistes ignoraient ces blessures infimes qui échappaient à leur sagacité.
Beppo et Frédéric se reconnurent au premier coup d’œil. Notre artisan était occupé avec un assistant auquel il apprenait à souffler et sculpter le verre à la manière des anciens de la Rome antique. L’oeuvre en cours de création, de façonnage, consistait en un gobelet filigrané représentant un taurobole. Malgré la chaleur qui incommodait Guillaume, aucun de nos interlocuteurs n’éprouva le besoin de s’aérer. Malgré tout, Beppo offrit civilement une limonade authentique à ses trois visiteurs.
Sir Charles, pour capter les conversations, avait plus d’un tour dans son sac. Muni d’un cornet acoustique de cuivre, il fut tout ouïe.
- Viendrais-tu, Federico, me commander quelque chose de très particulier que je dois réaliser sur l’heure ?
- Pas tout à fait, mi caro mio. J’ai besoin de ton expertise à propos d’une psyché enchâssée dans une armoire ordinaire. Nous logeons au San Cassiano près du Grand Canal, face à la ca’d’Oro.
Beppo approuva.
- C’est cosy, là-bas et pas trop cher.
- Tout est relatif, jeta Pieds Légers à qui l’on n’avait rien demandé.
Muni de tous ces renseignements gracieux, Sir Charles n’eut plus qu’à attendre que nos compères ressortissent accompagnés du maître verrier qui donna ses instructions à ses ouvriers avant de s’absenter pour le restant de la journée. Les quatre compagnons attendirent le retour du vaporetto tout en devisant de choses et d’autres. La conversation s’engagea sur les œuvres données à la San Fenice.
- A la fin de la saison dernière, il a été donné un Nabucco de toute beauté, commença maître Gini.
Tellier fronça les sourcils et répondit :
- Nabucco n’est pas mon opéra préféré, loin de là. Aïda non plus d’ailleurs. Trop pompier. J’accepte d’écouter La Traviata et Il Trovatore. Pour moi, Verdi en fait trop.
- Dans ce cas, tu as un faible pour ce Teuton de Wagner.
- Pas du tout. Apprends que j’ai assisté à cinquante-huit représentations d’Otello. Je m’arrange pour me rendre à Paris, Londres, Budapest, Moscou, Vienne, Pretoria, New York, Boston chaque fois que cet opéra est donné.
Ce que l’Artiste ne dévoilait pas, c’est qu’il se déplaçait dans le temps pour savourer l’évolution des interprétations dudit opéra. Autrefois, avant qu’il vécût à l’Agartha, le Danseur de Cordes et sa bande mettaient à profit ces séjours musicaux afin de cambrioler quelques gens de la Haute qui assistaient également à ces premières mémorables.
Dans son coin, le mathématicien sortit un délicat mouchoir brodé et s’épongea le front. Ce genre de conversation l’agaçait prodigieusement.
Parvenu dans la chambre de Michel, Frédéric laissa Beppo examiner l’étrange miroir.
Après expertisé l’œuvre, le maître verrier s’exclama :
« Beau travail, par ma foi ! Il remonte à plus de deux cents ans. Alors, la Sérénissime avait reçu commande de Louis XIV pour la Galerie des Glaces de Versailles. Sinon, je ne décèle aucune anomalie. Pas de fêlure, pas de bulles, aucune craquelure et… rien que nous tous se reflétant. Le spectre dont vous m’avez fait part est parti messieurs… A moins que… Il va me falloir extraire ce miroir du meuble ! »

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Les allers et venues qui s’en étaient suivis avaient décontenancé sir Charles d’autant plus qu’il avait vu Michel Simon s’en revenir en l’hôtel San Cassiano muni entre autres de tout un outillage de charpentier, cheminant avec une désinvolture étudiée tout en sifflotant une musique de bastringue. Le mathématicien ne pouvait se permettre de prolonger davantage sa surveillance; il craignait qu’Alice profitât de ses multiples absences pour s’éclipser. Bien qu’il la droguât et la maintînt dans un état semi cataleptique, par un recours conjugué au laudanum et au disque hypnotique semblable à celui imaginé par Edgar P. Jacobs, Merritt savait que l’adolescente demeurait imprévisible pour ne pas dire dangereuse.
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Ce fut pourquoi il s’en revint à pas comptés à sa résidence proche du palazzo Balbi. Attribué à Alessandro Vittoria, ce palais était doté d’une façade tripartite présentant une partie centrale ouverte de fenêtres trilobées aux étages supérieurs. Son soubassement était sculpté de bossages tandis que des obélisques surmontaient la toiture.  Arrivé en ces parages, il croisa opportunément Gabriele d’Annunzio. Le poète italien en ses flâneries méditait sur la manière d’achever l’œuvre qu’il composait, ce fameux Enfant de volupté dont il espérait confier la traduction française à Aurore-Marie en personne. Sir Charles en profita et l’accosta, en gentleman.
- Messer, commença-t-il, pardonnez-moi de vous déranger ainsi, mais il me semble bien avoir eu l’insigne honneur de vous rencontrer lors de la soirée donnée par le marquis de Balmonte il y a une dizaine de jours.
- En effet, j’y étais, répondit l’écrivain les yeux toujours dans le vague. C’était en la majestueuse villa du doge Pisani.
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- Oui, c’est cela. Vous vous enquîtes des singularités du célébrissime parc conçu par Frigimelica. (En ce temps-là, le célèbre bassin n’existant pas puisque créé en 1911, Merritt et Gabriele ne pouvaient savoir qu’en ce dit parc se tiendrait, au milieu du XX e siècle des réunions secrètes des tétra épiphanes dirigés alors par un certain Anselme Lefort).
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Après avoir marqué un temps d’arrêt, sir Charles se présenta.
- Comme mon accent le laisse entendre, je suis sujet britannique. Je me nomme Charles Merritt, esquire.
- Enchanté, signore. J’ai souvenir que vous me parlâtes, l’autre soir, du labyrinthe, qui vous intriguait tant. Il fut réputé, au siècle de la douceur de vivre, pour ses scènes galantes et ses parties de colin-maillard.
- Watteau a dû s’en inspirer pour ses tableaux, suggéra le mathématicien.
- J’ai promis à une grande amie, la baronne de Lacroix-Laval une visite des lieux. Elle pourra goûter à l’art insigne de Girolamo Frigimelica et aux non moindres célèbres statues de Zéphyr et Flore des Bonazza père et fils.
Plus Gabriele avançait dans la description du parc et du jardin, davantage sir Charles peinait à réorienter la conversation. Toutefois, il parvint à intercaler une question.
- Le doge Alvise Pisani fut-il un grand bibliophile?
- A ma connaissance, il ne possédait aucun manuscrit rare. Cependant, des rumeurs ont couru sur un cabinet secret détruit lors de la fin de la République, en 1797.
- Diantre! S’exclama alors le Britannique. Lors de la campagne d’Italie, les troupes de Bonaparte organisèrent le pillage systématique des œuvres d’art. Ce que renfermait ce cabinet secret aurait-il été inclus dans ces rapines? 
- Bonaparte était un intellectuel médiocre, assena Gabriele. Si accaparement des trésors dissimulés par le doge il y a eu, c’est entre les mains de Fouché ou de Talleyrand que parvinrent les livres et manuscrits précieux. Quant à moi, j’opterais pour le prince de Bénévent.
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Le poète décadent marqua une pause puis reprit.
- Via l’Autriche, après le traité d’Utrecht, certains fonds secrets en provenance des collections de l’Empereur alchimiste Rodolphe II, parvinrent en la Sérénissime.
D’Annunzio multipliait, comme on le voit, les imprudences. Il se confiait à un quasi inconnu, se laissant emporter par son goût du paraître et son envie d’étaler son érudition. Ainsi, il était en passe de dévoiler au chef de la pègre de Londres une partie du parcours chaotique des codex tétra épiphaniques cléophradiens et autres entre Vienne et Paris via Venise au grand contentement de l’Anglais.
D’Annunzio poursuivait, imperturbable.
- Les collections de manuscrits que le doge Pisani avait hérités de la cour d’Autriche comportaient des traités gnostiques hérésiarques remontant, pour la plupart d’entre eux, au II e siècle.
Sir Charles n’avait pas besoin de prêter attention à l’entièreté du verbiage de l’excentrique versificateur et romancier. Sa pensée parvenait à accoler, à assembler les différentes pièces du puzzle. Talleyrand, en tant que grand prêtre des tétra épiphanes, s’était emparé du corpus convoité, empêchant ainsi au passage la Prusse  d’y mettre la main, et ces ouvrages étaient demeurés parmi les biens de ses successeurs Vidocq et Thiers jusqu’au fameux vol que lui-même Merritt et ses acolytes avaient commis lors de la cérémonie d’intronisation d’Aurore-Marie en 1877. Cependant, un livre avait toujours manqué. Ce livre, Alice en avait parlé durant son délire hypnotique. Rodolphe II l’avait possédé, John Dee le lui avait vendu. C’était une compilation plus complète que celle de maître Biao car les Chinois eux-mêmes espéraient s’emparer dudit ouvrage. À force d’espionnage, grâce à son réseau international, sir Charles, dont la possession du livre manquant était le but primordial de sa présence à Venise, recoupant les informations fournies par une Alice sous son emprise, avait appris que d’Annunzio en était le propriétaire actuel. Nous comprenons mieux alors pourquoi le mathématicien dévoyé l’avait ainsi accosté.
Le poète ne s’était pas rendu compte du silence de son interlocuteur. Il avait poursuivi d’un ton de plus en plus enthousiaste…
- Madame de Saint-Aubain est actuellement présente en la Sérénissime.
- Aurais-je l’insigne honneur de lui être présenté? Fit Merritt d’un ton doucereux.
Sir Charles mentait effrontément. Il connaissait Aurore-Marie depuis l’année précédente, lorsque celle-ci avait été l’invitée de Lord Sanders. De toute manière, il n’avait jamais perdu sa trace depuis 1877, réussissant à passer entre les rets de Kulm.
- Pourquoi pas? fit aimablement Gabriele. Je m’offre volontiers comme intermédiaire dans cette affaire. Pour l’heure, la baronne loge au palais Loredan.
Merritt soupçonnait qu’Aurore-Marie avait sur lui une longueur d’avance. Cela signifiait que Gabriele lui avait déjà prêté le codex. Cette scène avait pour paradoxe de disculper Merritt de la présence de Betsy Blair. Si l’entité A El représentait le troisième larron dans l’histoire, Sir Charles n’aurait pas partie gagnée. Plus que jamais, il devait tenir compte des avertissements d’Alice. Cela ne diminuait en rien sa détermination.

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A force d’efforts, Frédéric, Michel, Beppo et Guillaume étaient parvenus à démonter l’armoire et à en desceller la glace qui l’ornait.
Le comédien, en bras de chemise, les manches retournées, suait d’abondance, peu accoutumé à donner ainsi physiquement de sa personne. A cause de la chaleur humide, la fenêtre demeurait ouverte, ce qui permettait à des effluves alcalins douteux en provenance du canal de remonter jusqu’à la chambre. Dans ces remugles, une obsédante odeur de poisson pourri soulevait le cœur de Guillaume. En son for intérieur, l’adolescent se promit de ne plus jamais déguster de fruits de mer et de faire la diète des produits halieutiques. Beppo dirigeait tout, en expert. Il s’était muni d’un stéthoscope afin de sonder une présence vivante à l’intérieur du tain. Son oreille attentive perçut une respiration ténue.
- Il y a bien quelqu’un là-dedans, fit-il après un temps.
- Patron, on fait comment maintenant ? S’exclama Pieds Légers, impatient du résultat. On brise la glace et on sort le type des éclats ?
- Surtout pas, jeta l’Artiste d’un ton sévère.
- Madre mia, gronda l’Italien. Vous voulez tuer le prisonnier. Mon hypothèse est qu’un sortilège l’a conduit là-dedans. Qui dit sortilège sous-entend la main d’il Diavolo ! Si nous devons extraire ce malheureux, c’est à l’aide de la science de la réfraction de la lumière. Tout est consigné dans un texte de Ruggieri
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 Le parfumeur et astrologue de Catherine de Médicis ?
- Lui-même. La méthode consiste en l’installation d’un pentagramme de miroirs disposés à chaque point cardinal, avec, placé au centre, celui dans lequel notre captif est supposément renfermé.
- Je croyais que n’importe quelle psyché était susceptible d’en révéler la présence, dit Frédéric.
- En théorie seulement, reprit Beppo. Seule la nef de La Salute dispose de l’espace suffisant pour que l’effet réfractif agisse, et c’est à midi exactement que nous devons officier.
- Au zénith, donc, acheva le Danseur de Cordes. Il nous faudra nous procurer les quatre autres miroirs puis attendre demain.
- Mazette, grommela Pieds Légers. J’sais pas si je tiendrai jusqu’à demain.

A suivre...

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