L’intervention du Jaggernaut avait
bouleversé de fond en comble la topographie du passage.
Aussi, ce fut sans
nulle hésitation que Cornwallis ordonna à ses hommes de s’y aventurer, en
espérant qu’aucune nouvelle embûche ne viendrait contrarier ce qui pouvait
devenir une simple promenade militaire. Outre qu’ils avançaient avec célérité –
à peine un kilomètre les séparait à cet instant du groupe de Humboldt – les
clones étaient mûs par une impatience certaine d’affronter l’ennemi, conscients
peut-être de leur espérance de vie réduite, à moins que le Commandeur suprême
leur eût fait l’illusoire promesse de l’immortalité…
Cornwallis éprouva le besoin d’une halte,
non point que ses cipayes et privates

eussent ressenti de la fatigue, mais pour
observer la position exacte des « explorateurs » et chasseurs de
sépulcre. Lorsqu’il pointa la longue-vue spéciale, le pseudo-gouverneur
constata la présence incongrue d’une chouette himalayenne

accompagnant ses
adversaires d’un vol précis qui semblait-il, faisait fonction de guidage GPS
des humains,

comme au XXIe siècle d’une autre piste. Se sachant observé, le
rapace eut le toupet de se poser sur une espèce de promontoire granitique aux
découpures aiguës, qui conféraient à la roche métamorphique issue des
profondeurs du magma du radeau indien un aspect déchiqueté et tranchant peu
engageant sur lequel miroitaient des éclats givrés micacés d’impuretés. Du haut
de cette aiguille escarpée, juché sur l’éminence qu’il paraissait étreindre de
ses serres, le harfang adressa un défi à Cornwallis, ses grands yeux jaunes de
prédateur nonpareil aussi sphériques que des globes, ayant sans conteste repéré
son manège malgré la distance. Lorsqu’il jeta un ululement perçant, strident,
il affirma en son langage qu’il narguait les Anglais, prêt à mettre son grain
de sel dans le combat qui s’annonçait.

« Qu’est donc cette chouette ?
pensa la sphère noire. Quel nouveau tulpa est-ce là ? Aucun de mes
programmes n’a enregistré cette entité. Je l’analyse : sa nature n’est ni
biologique, ni cybernétique ; elle ne correspond à rien de connu. Si elle
est imprédictible, cela signifie soit un virus,

soit l’interposition
indésirable d’un agent temporel de ma civilisation. Chose inconcevable !
Jamais mon monde d’origine ne s’est mêlé de cette chronoligne – c’est à croire
que la quatrième civilisation post-atomique ne serait qu’une chimère. Il me faut d’urgence abattre ce volatile,
mais aucun de nos fusils ne bénéficie d’une portée suffisante. J’enrage !
Dépendre des perfectionnements anticipés de l’armement engendrés par les
manigances de Johann et de Galeazzo !

Refusant de me salir à cette
basse besogne, je vais charger un de mes cipayes de la tâche avec la carabine à
âme rayée et à lunette. »
Ainsi fut fait. Le cipaye fut muni de
l’arme idoine. Cependant, le rapace ne comptait pas se laisser abattre comme du
vulgaire gibier ! Point du tout doté de l’esprit de sacrifice, ce volatile
surnaturel avait plutôt l’esprit retors et opportuniste, et sa duplicité
s’exerçait tantôt en faveur d’un camp, tantôt d’un autre. Non pas qu’il aimât
trahir les dieux et les démons des cimes. Si seulement il se fût agi d’une
chouette ordinaire ! Certes, « Cornwallis » avait détecté sa
surnature, mais un écran s’interposait entre la pensée – ou les logiciels - du
clone et les méninges du harfang – encore eût-il été biologique ! –
empêchant le Commandeur suprême de mettre hors d’état de lui nuire un esprit ou
tulpa qui avait opté pour le parti de Humboldt.
Comme pour se moquer du soldat lui-même
issu d’une synthèse entre l’informatique et l’organique, notre rapace ne cessa
de changer de position, de posture, jouant avec le pseudo-humain, volant
deçà-delà d’une arête à l’autre,

empêchant le cipaye misérable de faire mouche,
gaspillant ses munitions précieuses. Le pouvoir du harfang était tel que les
coups de feu manqués, qui d’une part eussent dû être entendus par la colonne
des explorateurs et d’autre part, auraient pu déclencher moult avalanches et
autres éboulements nival et rocheux, demeurèrent sans effet. De même, dois-je
révéler quelle référence subtile se cachait derrière cette incarnation
aviaire ?
Galeazzo di Fabbrini l’aurait compris, lui
qui, lors de la conspiration de 1782 destinée à remplacer Louis XVI

par
Buonaparte prétendument descendant de Pharamond, avait, parmi ses complices dissimulant
leur identité aristocratique sous des masques élaborés d’oiseaux, choisi celui
fort connoté de la chouette himalayenne.
Un clin d’œil qui eût suffi à démasquer l’identité véritable du harfang, si
toutefois le Commandeur suprême avait su faire preuve de davantage de
discernement. Mais nul humain ici, simplement affublé de quelque déguisement…
disons plutôt que l’entité « rapace des neiges » usait avec maestria
de ses talents transformistes, comme un comédien se grimant pour interpréter des
dizaines de rôles différents, jusqu’à acquérir la notoriété de l’homme aux
mille visages, c’est-à-dire Lon Chaney.

Il sembla à Cornwallis que le cipaye lui
échappait ; il le vit renoncer à abattre le rapace, recharger son arme et
la pointer en direction de la colonne de Humboldt, ce qui était un signe
incontestable de désobéissance aux ordres de la sphère noire.
C’était à croire que le harfang, au-delà
des tulpas, constituait un avatar puissant de Galeazzo et de Johann van der
Zelden, fusionnés en une créature irréelle métamorphosée en oiseau, dotée de la
capacité d’investir le mental fruste de ces clones reproductibles à l’infini,
sans qu’aucune erreur de duplication du message ADN n’en vînt à générer la
moindre malfaçon biologique. Le soldat échappa donc au contrôle de l’ordinateur
suprême, à son grand dam. Impuissant, comme paralysé par un mur psychique, ses
composants hybrides parasités par un brouillage ou un « cheval de
Troie », victime d’une forme de cyber-attaque, le pseudo-gouverneur de
Bombay ne put même pas adresser une admonestation au cipaye.
Le coup partit, la lunette ayant à la
perfection contribué à l’ajustement de la cible. Comme on sait, un Gurkha
s’abattit, tué net par un impact précis. Ce fut alors que le harfang relâcha
son étreinte ; tout brouillage du Commandeur suprême disparut et, malgré
son obésité, l’avatar se précipita sur l’insubordonné et, fulminant de colère,
déchargea à bout portant son colt en plein cœur du « mutin ». Le
« cadavre » dévala une pente après que le pied droit du
pseudo-Anglais l’eut poussé. Alors qu’on se fût attendu à sa « résurrection »,
l’inverse se passa. Accomplissant sa vengeance et sa punition jusqu’au bout, le
Commandeur, usant de ses propriétés, enferma le cipaye dans un champ de
contention à l’intérieur duquel, écartelé par des hétérochronies divergentes,
il explosa en une bouillie infâme. Bien sûr, la soi-disant chouette des neiges
avait rétabli la perception du son et s’était arrangée pour que la résonance
du second coup de feu déclenchât une minime avalanche qui, ironie du sort, au
lieu de déferler sur les explorateurs, engloutit cinq des hommes de Cornwallis.
Il leur fallut pas moins de quinze minutes pour se reconstituer et se dégager.
Entre-temps, l’impitoyable gouverneur
avait aboyé un ordre à l’adresse d’un caporal :
« Soldat ! Ramassez le fusil à
lunette de cet imbécile et rapportez-le-moi ! »

Désormais, Cuvier, Humboldt et toute leur
clique savaient que leurs poursuivants les avaient rejoints et se tenaient sur
le qui-vive.
A suivre ...
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