Résigné et stoïque, notre gardien de yacks
crut cependant bon de nous désigner un étrange monticule à peu de distance de ses bêtes, sorte de môle de neige en forme de pyramidion.
D’instinct, je compris que ce monticule recouvrait quelque chose, voire quelqu’un. Avec un courage mêlé de répulsion, Balmat et Muljing, forts de leur expérience, s’attelèrent au déblaiement de ce tas et à l’exhumation de ce qu’il contenait. N’avaient-ils pas l’habitude d’extirper des avalanches les victimes humaines et animales (à moins qu’ils disposassent d’un saint-bernard pour ce faire, mais cette race honorable de chiens aimés des moines montagnards ne vivait pas en ces cimes asiatiques) ? Après moult efforts, un visage gelé nous apparut. Une atrocité aux orbites rétractées nous regardait ; le cristallin opaque, vitreux, exprimait la vacuité d’un destin brisé par les Parques. Ces yeux morts paraissaient sertis comme des cabochons de fausses pierres précieuses sur un ovale bouffi, pachydermique et durci par le froid. Cette tête bleuâtre, pétrifiée et roidie en un rictus de souffrance, c’était le gouverneur Cornwallis, reconnaissable à son embonpoint proverbial !
Nous nous en allâmes comme nous étions venus, avec en sus notre charge funèbre.
Il m’a semblé nécessaire d’abréger mon récit, cette relation de voyage ne pouvant s’étaler davantage sans nuire à la narration du déroulé des événements du royaume de France. Aussi, rien de bien notable – à une exception toutefois - n’advint sur le chemin de notre retour si ce n’était une doline que nous dûmes franchir. C’était à croire que les Anglais, trop préoccupés par la mort de Cornwallis dont nous avions découvert l’atroce et pitoyable dépouille, s’étaient désintéressés de nous. Désormais, l’administration des possessions d’Albion aux Indes orientales reposerait sur les épaules du marquis de Wellesley.
Napoléon allait peut-être saisir l’opportunité d’une offensive décisive pour récupérer les territoires autrefois perdus par Lally-Tollendal.
Muljing et les Gurkhas prirent congé de nous à deux lieues de la capitale du royaume, nous laissant cependant deux yacks, dont l’un portant l’étrange civière-catafalque de la momie de Langdarma, parfaitement attelée, que nous allions ramener en Europe. Les adieux furent un peu tristes, mais sans trop d’exubérance. Pour plus de facilité, nous allions emprunter le même itinéraire vers l’Inde qu’à l’allée lorsque Girodet-Trioson eut l’impression qu’une silhouette éthérée se montrait à nous, et qu’elle nous désignait lors le chemin le plus bref. Cette forme laiteuse, singulière, laissait deviner un visage serein et souriant, à l’ovale lunaire, tandis qu’elle brandissait la paume droite ouverte en signe de paix, main dépassant d’une draperie imaginaire et indiscernable. Rajiv en fut tout ébloui, tel Saint Paul sur le chemin de Damas. Il précipita ses pas en direction de l’être, foulant le sentier herbu, hélant l’inconnu pellucide. Nous ne distinguions plus rien lorsque, parvenu à la hauteur de ce personnage, brusquement évanoui en son évanescence fantomatique, le sâdhu s’agenouilla, en manifestant sa joie.
« Voyez le sol ! » s’exclama-t-il en hindi.
Nous examinâmes des empreintes de pas, de pieds nus, incontestablement humaines.
« Les traces du Bouddha ! Sa bienveillance nous protège ! » fit Rajiv, en un enthousiasme ostentatoire que nous ne pouvions tempérer, inhabituel en lui.
« Il existe des reliques du Gautama ou prétendues telles, en forme d’empreintes de ses pas sacrés, affirma Arthur. Parfois, christianisme et islam se les approprient, s’en disputent l’authenticité supposée. Messieurs, tous ici présents, nous venons de rencontrer une manifestation du Tâthâgâta et nous avons reçu sa bénédiction. Nous ne risquons désormais plus rien de la part des Anglais » conclut-il.
Aux derniers mots de sa déclaration, le ton du jeune Schopenhauer s’était fait solennel. Permettez-moi de ne point croire à une hallucination collective.
Toujours fut-il que nous brûlâmes les étapes, à notre grande satisfaction. Quelle stupéfaction occasionna notre équipage lorsque nous entrâmes enfin dans Bombay après un voyage sans histoire de trois semaines ! Une bande de déguenillés avec deux yacks fourbus dont l’un surmonté d’une espèce d’échafaudage morbide, bêtes de somme qui soufflaient et suaient sous leur fourrure trop fournie ! A cette vision inhabituelle, à ces mendiants d’apparence plus misérables qu’elle-même, la populace n’osa ni rire, ni adresser des quolibets.
Humboldt se rendit à la capitainerie britannique du port, et fit communiquer son arrivée par sémaphore. Il sollicita le retour du navire qui nous avait transportés jusqu’aux Indes. Pendant toute la durée de notre voyage, La Belle Boudeuse avait mouillé à Ceylan, effectuant toutefois du cabotage le long des côtes indiennes, négociant force marchandises, en particulier les épices, poivre et clous de girofle. Nous attendîmes notre bateau deux semaines ; avant que nous pussions embarquer, nous prîmes soin de confier nos yacks à des âmes charitables qui sauraient s’occuper de ces bêtes laineuses sacrées tout autant que les vaches. Arthur et Rajiv souhaitaient ardemment voyager avec nous, dans leur désir de mieux connaître la France et Paris, cette capitale des sciences. Le capitaine, qui nous avait crus morts ainsi qu’il le confessa, accepta ces passagers imprévus, du moment qu’il ne s’agissait pas de femmes, moyennant cependant un « petit supplément » à ses émoluments. C’était là le corrompre, mais, à sa décharge, bien qu’il arborât un pavillon neutre, il prenait de gros risques avec sa cargaison singulière mêlant guinées, épices, cachemires, soieries, indiennes, mélasse et momie. Pour cette dernière, nous prîmes soin de n’en rien celer à l’équipage, redoutant la superstition des marins. Langdarma reposait désormais dans un triple sarcophage de plomb, d’ébène et de sycomore, ce dernier regorgeant d’aromates afin de préserver le corps de la corruption. Le marquis de Wellesley nous laissa appareiller sans nous chercher noise. Peut-être souhaitait-il contre nous la fatalité d’un blocus exercé à notre encontre par une Royale trop zélée ? Nous ne le sûmes.
Notre traversée fut des plus calmes ; c’était à croire que Bouddha nous protégeait, de la mousson comme des hommes. Après deux mois supplémentaires, sans qu’il fût nécessaire d’user de la vapeur, le brick approcha de nos côtes.
Peu après que nous eûmes accosté au Havre, nous apprîmes le trépas de la reine déchue Marie-Antoinette
d’un squirre matriciel qui s’était envenimé. Elle n’avait lors que quarante-six années révolues. Cette fin misérable en exil à Kensington était sur toutes les lèvres et dans toutes les gazettes. Je n’osais conjecturer sur les conséquences de ce deuil. Nous étions au commencement de l’été 1802 et, en notre absence, la situation politique et militaire avait évolué. Le statu quo immobilisait les adversaires, à leur grand dam. Cependant, il ne m’appartient pas de vous narrer les événements survenus en métropole et outre-Manche, qu’ils soient providentiels ou occasionnés par des revers de fortune. En sa totalité, notre expédition avait duré dix-huit longs mois.
A suivre...