samedi 25 novembre 2023

La conjuration de Madame Royale chapitre 10 14e partie.

 

Dans les appartements privés intimes du régent George sis au lugubre palais Saint-James,

 Image illustrative de l’article Palais Saint James

un événement important se préparait sans que nul ne s’en doutât. En cet espace voué à la débauche, le prince était occupé à ses habituelles orgies avec une de ses maîtresses et, entre deux distractions, élaborait des plans destinés à aider les loyalistes français et à écraser la rébellion sociale des luddites qui ravageait le pays. 

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L’élue du soir avait depuis long-temps abandonné châle, chapeau et ganterie. Robe et corset, chus quelque part sur le parquet, gisaient pêle-mêle avec les effets du prince-régent, loin du lit d’apparat où, présentement, la dame s’affalait, cuvant les flûtes de champagne dont elle avait abusé, rousse, grasse et les joues rouges, vêtue de sa seule chemise cependant rabattue jusqu’à la taille, dévoilant des appas mamelus, des chairs infiniment grêlées d’éphélides. Elle hoquetait d’ivresse, et George, en simple caleçon, avait du mal à ce qu’elle se concentrât sur la dernière innovation qu’il voulait lui offrir : un dérivé du Colt, issu des armureries royales, au barillet pouvant tirer douze coups.

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L’arme était lourde, le canon impressionnant. Elle fonctionnait exclusivement avec des balles en argent cylindro-coniques au fulmicoton.

S’adressant à sa maîtresse afin qu’elle lui prêtât davantage attention malgré qu’elle fût embrumée par l’alcool, George dit, d’une voix pâteuse : 

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« Je veux te faire plaisir. J’ai jeté sur toi mon dévolu, je te rappelle, afin que tu remplaces en ma couche cette maritorne de Caroline de Brunswick pour laquelle je souhaite pis que pendre. Notre séparation de longue date n’a point été fortuite. »

La catin bien en chairs répondit au prince par un rot sonore, tonitruant et obscène. Le visage écarlate, elle fit :

« Pristi, George ! Ton champagne est éventé ! »

Lors, elle ne trouva pas mieux que d’éclater de rire ; une envie pressante la prit, qu’elle évacua sans pudeur dans un vase de nuit. La miction bruyante de la dépravée emplit la chambre de ses fragrances alcalines.

« J’ai trop abusé ! Fuck ! »

Victime d’un accès de pudeur, elle fit mine de rechercher ses pantaloons, cette lingerie fort commode, dont l’usage en vogue, droit importé de France, se répandait depuis que le comte di Fabbrini l’avait imposé aux bordels du Palais-Royal ; las ! ils gisaient pantelants, chiffonnés et souillés, à bonne distance de son regard.

George contemplait les bibelots ridicules qui ornementaient la pièce ; il se sentait trop fatigué pour l’amour et son ventre bedonnant, ballonné de bonne chère trop arrosée, tuait tout son désir. Intumescent par l’abus de gibier, il devait se hâter d’offrir le revolver, avant que ses entrailles se rappelassent à lui et évacuassent leur trop plein à même le parquet. Pourtant, il eût aimé enlacer encore cette maîtresse aux formes plantureuses, à la silhouette voluptueuse et stéatopyge, digne d’une Vénus anadyomène ayant abusé de victuailles caloriques, bécoter partout la créature !

Vénus dans une coquille. Peinture murale située dans le péristyle du jardin de la Casa di Venere. Pompéi. 1,82 x 3,67 m. Vers 79 apr. J.-C.

C’était ce sybarite l’ennemi principal de Buonaparte !

« Je vais te montrer comment te servir de mon offrande. J’escompte que tu fasses un sort à toutes ces salauderies qui gâtent notre chambre. Par exemple, ce plat Wedgwood avec ces chérubins. Il insupporte ma vue depuis trop longtemps ! » 

Creamware imprimé (dérivé du Queensware), vers 1773.

Il lui fit une petite démonstration, sans coup de feu toutefois : comment retirer le cran d’arrêt, comment utiliser la gâchette, comment faire rouler le barillet, viser, appuyer sur la détente, sans omettre le mouvement du chien et l’effet de recul.

« Mince alors, c’est plutôt facile ! »

Elle saisit l’arme par la crosse – une crosse en ivoire ouvragée, gravée des armoiries du prince de Galles, éprouvant sa lourdeur.

« Devil ! Faut être costaud ! »

Exécutant l’ordre capricieux de l’amant, elle se mit à genoux, la chemise délacée et rabattue ceignant ses reins comme un pagne, les seins flasques et tombants, et tira au jugé, la langue pendante telle une friponne, fracassant la faïence Wedgwood laiteuse qui se brisa en mille morceaux.

Deux laquais en livrée royale gardaient la porte de la chambre, candélabre au poing. D’habitude impavides, tous deux tressaillirent à la détonation, au point que l’aîné des domestiques, craignant qu’il fût arrivé malheur, ouvrit l’huis.

« Randolph, je ne vous ai point sonné ! » le rabroua le prince-régent.

La jolie dépoitraillée crut bon de remonter sa chemise, redoutant la concupiscence du laquais.

Elle se souvenait d’une précédente conversation avec son partenaire, évoquant la possibilité d’une grossesse indésirable.

« Cela ne sera rien, lui avait-il répondu. La matrone extraira l’enfançon de ton ventre et, sur mon ordre, en fera de la chiffonnade, de la pâtée pour mes mastiffs. A moins que les porcs aient ta préférence. »

Mastiff

Cela s’appelait un infanticide sans que nul ne formulât le terme. Passant du coq à l’âne, il avait ajouté :

« Point de risque que je te rejette et te remplace par quelque poupée de Jeanneton, comme celle dont parlent mes espions. Le bruit court que Buonaparte utilise dans ses troupes une petite aveugle maigrichonne dotée de facultés surnaturelles avec peut-être pour objectif d’en faire l’amante de Madame Royale pour qu’elle l’occise au lit. Car, sais-tu, les libelles que les officines napoléonides diffusent dans toute l’Europe et jusqu’aux Isles accusent la fille de Louis XVI de mœurs contre nature. N’a-t-elle pas une garde du corps qui jamais ne la quitte ? Ses liens avec cette Félicitée Flavie, logée gracieusement à Kensington, sont des plus équivoques. Ceci étant dit, il s’agit d’une guerrière redoutée qui manie fleuret, pistolet et fusil avec autant de brio que la harpe, le pastel et le fusain. »

Avait-il trop parlé ? La catin frissonna, ses mèches rousses friselant.

Se croyant davantage prévenant, après qu’il eut congédié le domestique, George dit à sa maîtresse de passage :

« Je te promets un domaine, des terres, un titre. Cependant, pour que tu les mérites, tu dois au préalable nettoyer cette chambre de toute l’affreuse bibeloterie qui l’enlaidit. Fais comme il te plaira sans toutefois gaspiller les munitions.

- Gasp ! déglutit-elle. Euh… eh bien, let’s go ! »

Elle visa lors un lampadophore à l’effigie d’un jeune maure enturbanné,

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un de ces objets d’antiquailles ou de brocante propre à générer l’ire des militants antiracistes radicaux du XXIe siècle de la piste 1720 et quelques. Alors qu’elle tirait, le régent, prenant un carafon de cognac, en but une rasade à même le goulot. La balle décapita l’indigène symbolique honni, qui vacilla avant de choir. Son chef avait explosé en milliers de fragments. Euphorique, prise au jeu, toujours ivre, notre prostituée du grand monde s’en prit à tout ce qui ornait les lieux : bergeries de Saxe,

 

biscuits, psyché, vase mille-fleurs droit importé de Chine, pendule sculptée d’ondines, de nymphes et de dryades, console aux motifs tout aussi mythologiques, lustre à pampilles etc. Un gloussement stupide accompagnait chaque tir. Par chance ou par hasard, un des projectiles de l’écervelée manqua l’aquarium qui trônait en face du lit, trouant et déchirant un portrait consternant du roi régnant – le père du patachon – en costume du couronnement qu’il tardait à George d’endosser à son tour, toile pendue juste au-dessus du bocal ouvragé dont le régent changeait parcimonieusement l’eau.

Illustration.

 L’espèce de carpe aux écailles argentées qui y nageait en fut quitte pour une petite peur ; elle s’agita, remua, palpita, se contorsionna comme un convulsionnaire de Saint-Médard avant de retrouver son calme au milieu des défécations au sein desquelles elle avait coutume de baigner. Cet animal de compagnie, cette mascotte, était à l’image de son maître : grasse et bien nourrie.

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On ne savait pourquoi, George avait baptisé l’animal du nom bien peu prosaïque de General Yusuf, allusion à un hypothétique commandant des janissaires du Pacha d’Egypte

 Illustration.

dont l’autonomie vis-à-vis de la Sublime Porte s’affirmait de jour en jour. Allez savoir s’il ne s’agissait pas de l’âme réincarnée du grand-père du comte di Fabbrini, que les tulpas venaient d’épargner. Les détonations succédèrent aux détonations, jusqu’à ce que le prince de Galles réalisât que Mary Woods – ainsi s’appelait-elle – était en train de vider le chargeur.

Il ne restait plus que trois misérables balles dans le barillet ; la chambre était parsemée de bris de verre, de bois, de faïence, de stuc, de cristal, de porcelaine, d’émail et d’onyx. George empoigna le bras de la fille, au risque qu’elle devînt dangereuse et retournât le canon contre lui.

« Arrête-moi ça, idiote ! Ce saccage risque de se savoir parmi les partisans de John Ludd ! Tu es pire qu’un brise-fer ! 

- Ah, mon Georgie, si tu le prends ainsi ! Tiens, ce canon me rappelle le sein de ma mère… Permets-moi que je le tète !

- Malheureuse ! Le Colt contient encore des balles.

- I don’t care ! »

Sur ces mots, Mary Woods prit l’arme à pleine bouche ; des bruits de succion obscènes s’ensuivirent, au grand dam du prince-régent qui n’osait tenter de récupérer le revolver.

« Suc ! Suc ! Ah, que cela fait du bien ! »

Elle le narguait ; elle l’agaçait. Pour elle, il était tout autant prince que compagnon de priapées et de débauche. George passait tous les caprices à ses maîtresses avant qu’elles le lassassent. Il allait se recoucher, attendant qu’elle eût fini pour déposer l’arme baveuse et immonde, quand quelque chose se produisit en lui.

C’était comme un investissement, une prise de possession par un démon ou quelque incube. Promptement, le régent ne se sentit plus maître de son corps, abandonnant tout libre-arbitre. Il ne se savait plus lui-même. D’autres pensées que les siennes, asservies, lui vinrent. Il dut s’exécuter, s’exécuter, s’exécuter… Une lueur violette passa, fugace, luminescente, éclairant toute la chambre en un éclair d’une picoseconde, surpassant les médiocres chandeliers aux lueurs jaunâtres et tremblotantes disséminés çà-là. 

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Il se jeta alors sur sa maîtresse, voulant reprendre l’arme. Mary se débattit, se refusant à recracher un si bon biberon de froid métal. En un geste prémédité, non par son cerveau, mais par celui qui désormais possédait son enveloppe terrestre, le prince-régent enfonça tout le Colt jusqu’à la crosse en la bouche de sa soi-disant bien aimée, puis, faisant fi de la salive, de la sensation baveuse en ses doigts, sans nulle répugnance, il pressa la détente…

La puissance de la balle au fulmicoton le sidéra. Elle traversa toute la tête, la faisant exploser en une infâme bouillie, tandis qu’une conséquente éclaboussure sanglante, mêlée d’innombrables esquilles mélangées de matière cervicale, de peau et de cheveux, pourrit et empoissa l’oreiller, les draps et le mur.

Il va de soi que les laquais, alertés par la spectaculaire détonation, plus intense encore que les précédentes, accoururent. Ils découvrirent un George non point hagard, mais souriant, ensanglanté par une hémoglobine qui n’était pas la sienne, brandissant un revolver gluant, qu’il venait de retirer de ce qui demeurait du chef de la catin infortunée. Comme dans un célèbre drame romantique d’Alexandre Dumas, ses premières paroles après son forfait eussent pu être : 

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« Elle me résistait ; je l’ai assassinée. »

Tandis que Randolph dégobillait sur la descente de lit (une précieuse pelisse de panthère du plus bel effet), l’autre valet, qui se nommait Bernie, entendit distinctement les ordres du régent :

« Jetez-moi ça au feu, à l’eau ou dans une fosse discrète avec de la chaux vive… Peu importe. Il faudra nettoyer toute la chambre, je dis bien toute. Nulle trace ne doit demeurer de l’incident. »

Randolph achevait de se soulager ; Bernie tremblait comme une feuille devant ce crime d’Etat inavouable dont l’Histoire ne retiendrait aucune péripétie, faute d’indices. Le Commandeur suprême pensa, ironique, devant le spectacle lamentable que lui offraient ces marionnettes humaines :

« Quelle belle entrée en scène dans mon nouveau corps ! Johann, qu’en dis-tu ? Buonaparte et Galeazzo, à nous trois ! »

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Sa bedaine de bambocheur fut secouée par un irrépressible rire.

Cependant, une information capitale s’en vint parasiter ses mémoires, l’empêchant de davantage goûter à son triomphe :

« Zut ! Humboldt et ses coéquipiers imbéciles viennent d’accéder à la chambre ultime du sépulcre ! Langdarma est à leur portée ! »

 A suivre...

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samedi 28 octobre 2023

Café littéraire : L'Homme qui n'aimait plus les chats, d'Isabelle Aupy.

 

« L’homme qui n’aime plus les chats. »

Isabelle AUPY   -    Éditions du Panseur

La Girondine Isabelle Aupy, kiné à l'hôpital, est aussi écrivain

Quoi de mieux qu’un séjour sur une île pour revenir à l’essentiel, pour sentir ce vent salé qui vous prend le corps et le cœur, à la rencontre de personnages hauts en couleur.

C’est une petite île sur laquelle on peut trouver refuge, attention, c’est confidentiel et il vaut mieux se faire discret car tout se sait. Rien de ce qui se passe sur l’île n’échappe à l’attention de chacun.

C’est une petite île où il y a des hommes, des femmes, des enfants et des chats, beaucoup de chats, des chats qui appartiennent à personne et à tout le monde, des chats à la fois proches et indépendants, familiers et sauvages, allant jusqu’à l’insoumission. De vrais chats en sorte !

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/64/Collage_of_Six_Cats-02.jpg

Des chats dont la présence passe inaperçue tellement ils font partie du décor et de la vie des humains. Des chats aux noms savoureux : « le rouquin », celui dont le nom est « le bruit des volets qui claquent », « les piques- assiettes » : des clochards polis, distingués et errants, « Minou » le chat de la commère…

Chat roux au pelage mi-long.

Tout le monde s’accommode de leur présence, sur cette île paisible, jusqu’au jour où inexplicablement, plus un seul chat ne déambule dans les rues, ni les jardins et ne se présentent plus devant les portes pour demander leur gamelle. Les chats ont disparu !

 Carte de l'île

Les villageois se questionnent, questionnent l’instituteur qui n’est pas un ilien, c’est « un étranger » à qui la vieille institutrice en retraite tente d’apprendre les « codes » de l’ile car il ne comprend pas vraiment le mode de vie des habitants. Quelques uns se mettent « en planque » pour surveiller les lieux et comprendre pourquoi les chats ont disparu.

Sous une apparence légère, ce texte s’apparente à un conte philosophique. Est-ce vraiment cela ?

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Par la voix d’un vieil homme, ami du gardien du phare qui ne sort jamais de « sa tour d’ivoire », on va entendre le vivre ensemble, sur ce coin de territoire entouré d’eau, on va entendre la surprise de la disparition des chats, les relations de voisinage.

On va être amené à comprendre qu’un monde où le langage se manipule pour modifier le mode de pensée est un monde dangereux, bien que l’on soit interrogé par la crédulité de certains.

Peut-on continuer de croire ce en quoi on a toujours cru lorsque l’on instille le doute sur un socle de pensée que l’on croyait gravée dans le marbre ?

 L'homme qui n'aimait plus les chats - Isabelle Aupy - Babelio

C’est une histoire qui nous parle de solidarité, d’amitié, de liberté, celle de gens qui vivent isolés sur ce caillou au large du continent et qui n’imaginent pas que leur vie puisse être ainsi bousculée.

Thomas, le gardien de phare dit qu’il faut appeler un chat, un chat. Un mot à la place d’un autre et toutes les idées sont perturbées.

Le récit à la suite de la disparition des chats prend des airs de parabole et nous rappelle, « Matin Brun » de Franck Pavloff.

« L’homme qui n’aimait plus les chats »  n’est-il pas un possible, un autrement ?

 

                           Michèle Pouget

samedi 14 octobre 2023

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 13e partie.

 

Après le troisième appariement des hémisphères, nous avions sous nos yeux un blastocyste parfait,

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sans que toutefois nous pussions conjecturer de la nature et de la forme de ce qui s’y développait. Ladite blastula,

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7b/Human_blastocyst.jpg

par quelque mécanisme transcendantal impossible à déceler, actionna l’écartement de la roche, nous laissant le champ libre. La troisième antichambre que nous dûmes traverser alors que nous pansions encore nos plaies s’avéra plus singulière et périlleuse que les deux précédentes. A son extrémité – encore fallait-il la rejoindre ! – brillaient et vibraient déjà les deux autres hémisphères, la seule paire où coïncidaient les teintes, en une dualité monochrome parfaite : orange-orange. Tout cet enchaînement logique de faits, toute cette conformité, cette correspondance, me fit songer au concept de concaténation. Quelle nouvelle épreuve nous attendait, après que nous eûmes non sans dommage passé l’obstacle terrifiant des avortons de singes et colossoi ou kouroi écorchés ? 

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Cependant, la salle où désormais nous nous situions était plus grossière que jamais, bâtie d’amas de roches brutes, à la manière des anciens appareils cyclopéens. 

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Nous crûmes à tort à une pause des tulpas protecteurs, à une traversée aisée lorsque des fumeroles commencèrent à émerger des rocs. Sous notre regard impuissant, ces fumées inodores nous entourèrent bientôt, se constituant en une espèce de réseau tubulaire labyrinthique se refermant sur chacun d’entre nous, en couloirs enchevêtrés de brume, finissant par brouiller notre vue.

Brouillard orographique (Grèce).

Plus personne ne sut où se situait son collègue. Un long tâtonnement, une errance angoissante, débutèrent. C’était comme si de grandes orgues tarabiscotées nous eussent contenus. Nous nous perdîmes en un temps suspendu. Nous tendîmes nos bras de manière dérisoire, essayant de toucher la brume, bien qu’elle fût impalpable, de la percer, en une partie de colin-maillard dantesque. Les couloirs vaporeux se divisaient sans cesse, s’enchevêtrant en un réseau inextricable. Bientôt, j’eus la sensation de me dupliquer, en une bilocation que je pensai partager avec mes amis. Je sentis mes doubles se multiplier autour de moi ; des pseudo-moi-même infinitésimaux qu’il me semblait apercevoir malgré la vapeur. Ces alter-egos se déformèrent, se fragmentèrent encore, parcellaires, multiples, indénombrables, en un jeu brouillé de miroirs, de mise en abyme infinie. C’était comme si nous eussions été reclus en un palais constitué de glaces gigantesques,

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de psychés troublées et floues, palais sans commencement ni fin, errant tous sans but. Qu’étais-je ? Qu’étions-nous tous ? Dans quel labyrinthe annulaire ou étoilé cheminions-nous, hors de toute réalité ? 

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Cet enfermement dans un mirage persista sans que le cours linéaire des choses parût reprendre. Agissions-nous par autosuggestion, une autosuggestion instillée par les âmes errantes des tulpas gardant Langdarma ? Autant de moi décalés, déphasés en un canon interminable, enchaînés les uns aux autres comme ces forçats que l’on conduisait à Toulon ou à Brest, convoi de chenilles processionnaires monstrueuses. L’espace d’Euclide était aboli, et aucune formule mathématique, aucun axiome, aucun schéma de mon collègue Fourier n’eût été capable d’énoncer l’équation exacte du phénomène qui nous piégeait ou de le décrire en figures géométriques intelligibles. Si Johann van der Zelden avait été spectateur de cette péripétie, il l’aurait aisément expliquée comme une boucle de néant démultipliée et fractale, dans un espace quantique incertain, généré par les propriétés multidimensionnelles du sépulcre de l’empereur tibétain, facultés initiées par le très précieux Trinley Rinpoché qui, en 842, avait œuvré à l’édification des protections de ladite tombe afin qu’elles fussent les plus efficientes.

Une minute, une heure, un jour passèrent-ils ainsi ? Je crus mes fonctions vitales suspendues, parce que je ne sentais plus ma respiration, et les battements de mon cœur eux-mêmes s’étaient tus. Pourtant, mes oreilles entendirent un grondement qui me rappela ces roulements de timbales lorsque Napoléon le grand avait constitué un régiment nouveau de timbaliers à cheval

 Fichier:Timbalier des lanciers polonais de la Garde impériale.jpg

qu’il nous avait présenté en une démonstration convaincante à la cour des Tuileries, en mars de l’année dernière. Dérisoire, j’appelai : « Ohé, êtes-vous là ? Qui vive ! » Puis, un homme hurla, rompant le pseudo-silence, hurlement de terreur autant que de douleur, auquel succéda un juron évoquant Rudra,

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 l’antique dieu du tonnerre védique. Quelque chose venait d’arriver à Rajiv ou à un des Gurkhas. La voix stridulante d’Arthur retentit en allemand puis en français :

« Au secours ! Le serpent géant est revenu ! Il nous attaque ! Il s’en prend au sherpa Muljing. Que Dieu, quel qu’il soit, nous garde ! »

Comme pour achever de me convaincre, Atma aboya avec rage.

 Image illustrative de l’article Carlin

Avait-il vu ou flairé la monstruosité malgré le brouillard supranaturel, ou, s’étant aperçu lui-même dans ces sortes de miroirs fictifs, s’était-il cru assailli par d’autres chiens à sa semblance, des ennemis convoitant son territoire ou sa pâtée ? Je vis à travers les effilochements du rideau tubulaire de brume et de glaces se dessiner une forme imprécise, larvaire, pareille à une chenille dépigmentée géante, qui harcelait ce qui me parut être un homme à terre. S’il s’agissait de nouveau du serpent, il avait changé d’aspect. Désormais, c’était à un asticot disproportionné que nous avions affaire, un asticot plus irréel que jamais.

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 Comme pour parfaire l’illusion suscitée par les tulpas afin que nous sombrassions dans la démence, l’espace géométrique se mit à vaciller autour des miroirs fictifs qui, loin de nous refléter, montraient une multiplicité de créatures irréelles, d’organismes déconcertants, d’incubes composites phosphorant et mugissant qui, comme des chimères, assemblaient diverses parties non accordées, collées à qui mieux mieux : corps de poissons, ailes de chauves-souris, plumes de paons et d’aras, becs de canards, crocs de singes et de tigres, moustaches de chats et de phoques, trompes de fourmiliers

Description de cette image, également commentée ci-après

et de papillons, yeux à facettes tantôt de mouches, tantôt de crustacés, tentacules de calmars… Des têtes de Migous écailleuses s’extirpaient des pseudo-glaces en tentant de nous mordre, en poussant des rugissements incongrus tout en changeant sans cesse de couleur tels les caméléons ou les seiches. Le brouillard de poix devint si épais qu’il constitua une nouvelle muraille nous emprisonnant tous, molle et spongieuse, une paroi de pierre huileuse, infecte, muraille qu’une volonté autre nous poussait à traverser. Nous étions subjugués, nous aventurant dans cette mélasse infecte, fongible, fragrante de décomposition, en effectuant des mouvements natatoires embarrassés par l’épaisseur de cette nasse molle, tandis que cette boue ou limon s’agrégeait à nous, se collait à nos vêtements, aggravant l’illusion folle, provoquant une suffocation due autant à l’adhérence de cette matière putride jusqu’en nos yeux et notre bouche, plus épaisse encore que le naphte natif, alors que le sol se dérobait sous nos pas en une dénivellation imprévue. Après une chute indéterminée dans un gouffre bourbeux, nous émergeâmes par miracle de cette gangue, meurtris, pareils à des statues de terre crue, à de nouveaux golems, face aux deux hémisphères de l’extrémité de la salle, d’un orange rougeoyant intense et rayonnant, comme ardant d’un feu volcanique, hémisphères qui paraissaient pleurer des larmes de magma ! Arthur put s’extraire le dernier de cette muraille de fange, sous l’aspect d’une statue de boue vivante, un Atma frissonnant dans ses bras. Plus que jamais, en ces dimensions truquées, les tulpas avaient su parfaire l’illusion.

Laplace, collant de croûtes, se saisissant de la Bible protestante aux pages maculées et chiffonnées, eut le réflexe de reprendre la psalmodie, tandis que nous autres, indemnes malgré tout, quoique nous eussions quelques ecchymoses, hésitions à reprendre qui le mantra, qui la Genèse de la Vulgate. Cependant, les demi-sphères acceptèrent le discours de l’astronome et fusionnèrent en un seul globe à l’intérieur duquel nous vîmes à l’œuvre la recombinaison typique de la gastrulation.

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Tout cela aboutit à un astre dual, qui d’une part, contenait sans conteste un embryon plus avancé que les précédents et d’autre part, pulsait de l’existence macrocosmique d’une Terre miniature,

 

qui, conformément à Burnet, présentait l’aspect antédiluvien d’une planète prête à accueillir la vie, planète en laquelle apparaissaient des mers et océans inconnus ainsi que de singuliers continents ou proto-continents insoupçonnés, soudés en l’hémisphère sud, nus cependant de toute végétation, uniformément ocrés.

La gastrula se superposa à cette jeune Terre,

 Une représentation possible de la Terre au cours du Tonien. La Rodinia s'est alors séparée en continents.

mais, lorsque la paroi ouvrant sur la quatrième chambre du sépulcre s’ouvrit, la sphère unifiée parut mourir comme les précédentes, en cela qu’elle se métamorphosa en une boule d’un blanc uniforme, prise dans l’embâcle universel, Terre de glace s’étendant d’un pôle à l’autre.

 Représentation d'une glaciation majeure, formant une « Terre boule de neige ».

Une odeur de moisissure, d’humidité desséchée, nous incommoda tous, lorsque nous fîmes nos premiers pas dans la nouvelle salle, dont l’apparente infinitude nous marqua, d’autant plus qu’elle recelait d’innombrables locataires séculaires dignes des nouvelles catacombes de Paris. C’était là une nécropole bouddhiste !

Des légions de momies de bonzes trônaient,

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 semblant nous attendre de toute éternité. Ces dépouilles mitrées, assises en tailleur, s’étendaient à perte de vue dans cette nouvelle chambre aux dimensions truquées,

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la quatrième dont nous devions surmonter les surprises. Ces disciples radicaux de Kukaï

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et de Tsampang Randong, aussi dissemblables qu’ils parussent, étaient individuellement indiscernables, comme s’il se fût agi de la réplique du même moine, reproduite à l’infini afin de nous impressionner. Les mêmes robes safran les drapaient, guenilleuses, moisies,

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 constellées de concrétions calcaires et entoilées d’aragnes. Des milliers de visages bistrés, aux joues creuses, aux yeux secs, au nez réduit à la racine comme si on l’eût tranché, nous toisaient,

 Moines.

se moquant de notre audace. Le pire était que nous entendions des murmures assourdis, répercutés en échos ténus sur la voûte lépreuse de la salle ; les lèvres closes des momies psalmodiaient-elles quelque mantra à notre intention ? Humboldt eut grand’peur, lui qui, pourtant, connaissait l’art insigne des taricheutes péruviens et avait fait rapporter à Berlin de sa précédente expédition d’horribles corps ratatinés sacrificiels entourés de cordes que l’on nommait Inca, Chancay, Chachapoya, Nazca, Chavin, Mochica ou encore Chimú.

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Sous les arceaux des niches passablement érodés, émergeaient des draperies déliquescentes des paires ossifiées de mains qui, soit se joignaient à la manière des statues de priants en vogue en Europe à partir du XVIe siècle,

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/10/Priant_du_cardinal_de_Bonnechose.JPG

soit paraissaient fulminer l’anathème à l’encontre des éventuels intrus qui auraient eu la velléité de violer le tombeau dont ces cohortes monacales avaient la sainte garde. Ces prélatures de moines immobiles jusqu’à la parousie, sacralisés, sanctifiés par Bouddha et figés en leur pose macabre me rappelaient quelque évangéliaire carolingien aux lettrines et enluminures frustes, dont les coloris s’estompaient par places, dont le parchemin allait s’effaçant, comme en une destinée de palimpseste. Lors débutèrent les hallucinations ; il sembla à nombre d’entre nous que les têtes de ces momies, tantôt bouche close, étaient en un instant devenues hurlantes, grand’ouvertes

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/2e/Paris_musee_de_l%27homme_momie_chachapoya.jpg

sur des maxillaires presque intégralement édentés. Nous pouvions « entendre » ces cris muets vindicatifs sans qu’ils fussent concrètement poussés !

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Nous surprîmes Humboldt, pris d’une légitime colère, admonester en termes peu amènes ces reliques de vénérables et très précieux tulkus :

« Vous n’existez pas ! Vous n’êtes qu’illusion et délire de déments ! Vous êtes moins que le néant, même pas des images ! »

Il frappa d’un coup de canne une des dépouilles, qui s’effondra en un nuage de poussière. Il exécutait des moulinets virtuoses et tournoyants avec son bâton de montagnard, éructant des jurons obscènes en allemand comme un possédé ou un ivrogne, vitupérant contre les bonzes, les menaçant de mille châtiments en un soliloque d’aliéné de Monsieur Pinel.

 Portrait de Philippe Pinel

 Un second cadavre fut frappé et croula, viciant l’air de projections pulvérulentes. Aussitôt après, j’eus la sensation de me métamorphoser en une ronde-bosse, une créature pétrifiée composée de milliers de tesselles. J’étais devenu un homme-mosaïque à mon corps défendant ! Le phénomène – ou l’illusion hallucinatoire ? – alla en s’aggravant. Désormais, je voyais mes extrémités – pieds, mains, membres – se dissoudre en une espèce de poudre multicolore que le moindre souffle d’air menaçait d’emporter et d’éparpiller. C’était comme si j’eusse été constitué de sable bariolé, à la semblance de ces mandalas réputés

 Le mandala achevé

que les bonzes du Thibet aimaient à créer, mandalas temporaires qui, si l’envie des moines artistes leur venait, pouvaient être destinés à la destruction. Un simple revers de main eût suffi à balayer et à défaire tout l’ensemble complexe. De même, von Humboldt nous avait instruits que chez les Indiens d’Amérique existait un art insigne qui consistait en la création de peintures de sable – comme il y avait des peintures de plumes ! – la tribu dite des Navajos excellant tout particulièrement dans cette pratique exotique. Tous, nous fûmes touchés, décomposés en poudre bariolée. Il eût suffi d’un courant d’air pervers pour nous disperser aux quatre vents.  En était-ce fait de nous ?

 A suivre...

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