dimanche 13 octobre 2024

La Conjuration de Madame Royale : appendice (1).

 

APPENDICE : le retour à la vie de Langdarma (25 juillet 1802).

 

Récit de Corvisart.

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a3/Jean-Nicolas%2C_Baron_Corvisart._Lithograph_by_Bazin_le_jeune_Wellcome_V0001305_a.jpg

 

Depuis près de deux semaines, le temps parisien demeurait au beau fixe. Bien qu’il fît quelque peu chaud, nous avions convenu que l’expérience ô combien délicate se déroulerait au Muséum du Jardin du Roy, que l’on nommait à présent Jardin des Plantes.

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 Cette journée se présentait sous les meilleurs auspices. Napoléon le Grand souhaitait qu’elle fût décisive car, de la réussite ou de l’échec de ce qui allait être entrepris dépendait l’avenir de la dynastie qu’il espérait fonder. Bichat,

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 absent de notre expédition, avait exprimé sa volonté d’assister à ce qu’il pensait être une « résurrection galvanique », comme si Langdarma eût été une vulgaire grenouille. De même, Rajiv et Arthur, qui avaient décidé de prolonger leur séjour en France, avaient insisté pour être de la fête car ils revendiquaient leur part dans la réussite de l’expédition. Il eût été injuste d’ignorer leur requête, quels qu’eussent été les dangers de ce que nous allions entreprendre.

A lui seul, Rajiv avait constitué une attraction pour le public parisien féru de curiosités exotiques. Si les dames de qualité s’offusquaient de sa rusticité et de sa nudité, les messieurs, quant à eux, s’intéressaient à ce fakir mais nous ne pouvions jauger quelle était la part de condescendance et d’amusement forgeant leur opinion commune. Selon certains aristocrates, le sâdhu, si on l’eût situé sur un échelon figurant l’ascension des êtres vivants selon Linné et Buffon,

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 se fût trouvé à un degré à peine supérieur à celui où l’on plaçait les quadrumanes. Il aurait partagé ce niveau avec les peuplades d’Afrique et les insulaires de Tasmanie. C’était mépriser cet Hindou que de le classer parmi les plus arriérés et sauvages des primitifs et des bimanes. Pourvu qu’il n’eût pas la fantaisie de périr ici ! Sinon, nos naturalistes se battraient pour le disséquer et son squelette finirait exposé au Muséum, misérable dépouille moins considérée que l’écorché de cire de Monsieur Pinson.

Nul parmi nous n’était enclin à accepter qu’un prodige se manifestât. La résurrection des morts appartenait au domaine du sacré, des Ecritures, du Jugement Dernier et notre incrédulité, déterminée par la Raison, bien que nous eussions été les témoins privilégiés de gestes inattendus et autres manifestations de la part de la momie de l’empereur maudit, avait été à peine égratignée par nos mésaventures népalaises. Nous partagions la commune conviction que, quoi qu’il advînt en cette splendide journée d’été, la Science en sortirait renforcée.

Toujours précautionneux, emplis de respect et d’égards pour la dépouille vénérable revenue d’un périple extraordinaire – quoiqu’elle fût bien moins ancienne que les momies d’Egypte – 

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nous la fîmes déposer avec délicatesse sur une couche autrement confortable que ces atroces surfaces spartiates sur lesquelles l’on expose, à la morgue, les noyés de la Seine, par suicide ou par crime.

Le muséum n’était qu’un grand chantier, moindre cependant que celui d’une ville nouvelle comme La Roche-sur-Yon, qui émergeait du néant. Une réfection de fond en comble du vieux bâti royal, qui remontait à Louis le Treizième, se poursuivait vaille que vaille et la grand’salle dans laquelle se poursuivait le sommeil de Langdarma, annonciatrice des progrès futurs, avait pour destination l’anatomie comparée des espèces animales, afin que s’exposassent les acquis scientifiques du dernier siècle.

Ocré et bistré, le masque bimétallique d’or et d’argent dissimulant sa figure desséchée et émaciée aux orbites rétractées, l’antique souverain du Tibet semblait nous attendre. Un écorché de cire,

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d9/Mus%C3%A9e_de_l%27Homme_Cire_anatomique_Le_Grand_Ecorch%C3%A9_Andr%C3%A9-Pierre_Pinson_04022018_1.jpg

 œuvre de Monsieur Pinson dont Georges Cuvier avait insisté pour qu’on l’installât auprès du supposé cadavre, paraissait veiller l’empereur déchu. Tout un dispositif complexe l’entourait, compromis entre plusieurs théories : fluide galvanique, « pile » de Monsieur Volta

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 et magnétisme animal de Mesmer.

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 Des dizaines de fils cuivrés s’entortillaient autour du corps, tous joints à des baquets d’eau salée que surmontaient des échafaudages complexes et quasi monumentaux, sous forme de colonnettes composites caparaçonnées de bois, constituées en leur structure interne et cependant visible de rondelles alternées de cuivre, de zinc, d’argent, de tissu et de feutre imbibés d’une solution saline, en fait une prosaïque saumure. Telles apparaissaient les piles électriques,

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 au nombre de quatre, situées à chaque point cardinal par rapport à la position centrale occupée par Langdarma.

Cette invention, porteuse d’avenir, datait d’à peine deux ans, et, une fois de plus, le comte di Fabbrini était parvenu à y intéresser Napoléon. Notre roi avait offert une pension à Monsieur Volta pour qu’il se mît au service de la France, au grand dam des Anglais. Ainsi gratifié (le montant de la pension demeurait secret, aussi le supposions-nous supérieur à vingt mille livres par an), l’inventeur ferait preuve d’une fidélité sans faille à la France. Çà et là, tout autour des baquets, étaient disposées et accrochées des grenouilles spinales, bêtes viles sacrifiées au nom de la science, à la moelle épinière à vif.

 Description de cette image, également commentée ci-après

 Leurs mouvements végétatifs, occasionnés par le galvanisme, témoigneraient du bon fonctionnement de notre appareillage. Le comte di Fabbrini y avait adjoint un système de son cru, dérivé de ce qu’il nommait, pour rappel, les lampes ou éléments Ruhmkorff

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 et Bunsen. 

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L’instant fut solennel bien que confidentiel, car fort peu de personnes de qualité avaient été renseignées sur la tenue de cette séance privée, pour le déroulement de laquelle nous redoutions l’intervention d’espions et de saboteurs (ainsi qualifie-t-on en Albion les partisans du pseudo-général John Ludd qui endommagent les métiers mécaniques en y plaçant des sabots, occasionnant depuis près de deux ans des désordres innombrables et de violents troubles populaciers). A peine vingt personnes y étaient conviées, dont le monarque et nous-mêmes, les participants à l’expédition, à l’exception de Jacques Balmat, retourné en ses pics alpins. Ce fut pourquoi le jeune Schopenhauer et son mentor Rajiv faisaient partie des spectateurs privilégiés, indépendamment de leurs supplications cependant fructueuses. Napoléon leur avait réservé une place d’honneur et avait promis de les décorer de la nouvelle Légion remplaçant la croix de Saint-Louis, bien que cette médaille fût d’un aspect assez semblable. Nous étions tous des chevaliers potentiels.

Parmi les ministres, nous reconnûmes messieurs Cambacérès, Danton et Fouché. Monsieur de Talleyrand s’était fait excuser, car rentrant à peine d’Italie[1]avec un autre butin intéressant qu’il nous serait donné d’examiner et de décortiquer.

L’expérimentation pouvait débuter. Les assistants et préposés commencèrent à tourner les manivelles des bobines Ruhmkorff afin de générer le flux électrique tandis que le comte di Fabbrini, payant de sa personne, allumait les mèches de deux briquets d’amadou tout en entrechoquant plusieurs pyrites jusqu’à ce que les étincelles en jaillissent. Dans leurs cages de chêne et d’acajou, les piles de Monsieur Volta émirent d’étranges vibrations desquelles sortirent des fulgurances dorées. 

A suivre...



[1] Voir le prochain chapitre.

samedi 28 septembre 2024

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 20e partie.

 

Résigné et stoïque, notre gardien de yacks 

 Description de cette image, également commentée ci-après

crut cependant bon de nous désigner un étrange monticule à peu de distance de ses bêtes, sorte de môle de neige en forme de pyramidion.

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 D’instinct, je compris que ce monticule recouvrait quelque chose, voire quelqu’un. Avec un courage mêlé de répulsion, Balmat et Muljing, forts de leur expérience, s’attelèrent au déblaiement de ce tas et à l’exhumation de ce qu’il contenait. N’avaient-ils pas l’habitude d’extirper des avalanches les victimes humaines et animales (à moins qu’ils disposassent d’un saint-bernard pour ce faire, mais cette race honorable de chiens aimés des moines montagnards ne vivait pas en ces cimes asiatiques) ? Après moult efforts, un visage gelé nous apparut. Une atrocité aux orbites rétractées nous regardait ; le cristallin opaque, vitreux, exprimait la vacuité d’un destin brisé par les Parques. Ces yeux morts paraissaient sertis comme des cabochons de fausses pierres précieuses sur un ovale bouffi, pachydermique et durci par le froid. Cette tête bleuâtre, pétrifiée et roidie en un rictus de souffrance, c’était le gouverneur Cornwallis, reconnaissable à son embonpoint proverbial !

 Charles Cornwallis

Nous nous en allâmes comme nous étions venus, avec en sus notre charge funèbre.

Il m’a semblé nécessaire d’abréger mon récit, cette relation de voyage ne pouvant s’étaler davantage sans nuire à la narration du déroulé des événements du royaume de France. Aussi, rien de bien notable – à une exception toutefois - n’advint sur le chemin de notre retour si ce n’était une doline que nous dûmes franchir. C’était à croire que les Anglais, trop préoccupés par la mort de Cornwallis dont nous avions découvert l’atroce et pitoyable dépouille, s’étaient désintéressés de nous. Désormais, l’administration des possessions d’Albion aux Indes orientales reposerait sur les épaules du marquis de Wellesley.

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 Napoléon allait peut-être saisir l’opportunité d’une offensive décisive pour récupérer les territoires autrefois perdus par Lally-Tollendal.

Muljing et les Gurkhas prirent congé de nous à deux lieues de la capitale du royaume, nous laissant cependant deux yacks, dont l’un portant l’étrange civière-catafalque de la momie de Langdarma, parfaitement attelée, que nous allions ramener en Europe. Les adieux furent un peu tristes, mais sans trop d’exubérance. Pour plus de facilité, nous allions emprunter le même itinéraire vers l’Inde qu’à l’allée lorsque Girodet-Trioson eut l’impression qu’une silhouette éthérée se montrait à nous, et qu’elle nous désignait lors le chemin le plus bref. Cette forme laiteuse, singulière, laissait deviner un visage serein et souriant, à l’ovale lunaire, tandis qu’elle brandissait la paume droite ouverte en signe de paix, main dépassant d’une draperie imaginaire et indiscernable. Rajiv en fut tout ébloui, tel Saint Paul sur le chemin de Damas. Il précipita ses pas en direction de l’être, foulant le sentier herbu, hélant l’inconnu pellucide. Nous ne distinguions plus rien lorsque, parvenu à la hauteur de ce personnage, brusquement évanoui en son évanescence fantomatique, le sâdhu s’agenouilla, en manifestant sa joie.

« Voyez le sol ! » s’exclama-t-il en hindi.

Nous examinâmes des empreintes de pas, de pieds nus, incontestablement humaines.

« Les traces du Bouddha ! Sa bienveillance nous protège ! » fit Rajiv, en un enthousiasme ostentatoire que nous ne pouvions tempérer, inhabituel en lui.  

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« Il existe des reliques du Gautama ou prétendues telles, en forme d’empreintes de ses pas sacrés, affirma Arthur. Parfois, christianisme et islam se les approprient, s’en disputent l’authenticité supposée. Messieurs, tous ici présents, nous venons de rencontrer une manifestation du Tâthâgâta et nous avons reçu sa bénédiction. Nous ne risquons désormais plus rien de la part des Anglais » conclut-il.

Aux derniers mots de sa déclaration, le ton du jeune Schopenhauer s’était fait solennel. Permettez-moi de ne point croire à une hallucination collective.

Toujours fut-il que nous brûlâmes les étapes, à notre grande satisfaction. Quelle stupéfaction occasionna notre équipage lorsque nous entrâmes enfin dans Bombay après un voyage sans histoire de trois semaines ! Une bande de déguenillés avec deux yacks fourbus dont l’un surmonté d’une espèce d’échafaudage morbide, bêtes de somme qui soufflaient et suaient sous leur fourrure trop fournie !  A cette vision inhabituelle, à ces mendiants d’apparence plus misérables qu’elle-même, la populace n’osa ni rire, ni adresser des quolibets.

Humboldt se rendit à la capitainerie britannique du port, et fit communiquer son arrivée par sémaphore. Il sollicita le retour du navire qui nous avait transportés jusqu’aux Indes. Pendant toute la durée de notre voyage, La Belle Boudeuse avait mouillé à Ceylan, effectuant toutefois du cabotage le long des côtes indiennes, négociant force marchandises, en particulier les épices, poivre et clous de girofle. Nous attendîmes notre bateau deux semaines ; avant que nous pussions embarquer, nous prîmes soin de confier nos yacks à des âmes charitables qui sauraient s’occuper de ces bêtes laineuses sacrées tout autant que les vaches. Arthur et Rajiv souhaitaient ardemment voyager avec nous, dans leur désir de mieux connaître la France et Paris, cette capitale des sciences. Le capitaine, qui nous avait crus morts ainsi qu’il le confessa, accepta ces passagers imprévus, du moment qu’il ne s’agissait pas de femmes, moyennant cependant un « petit supplément » à ses émoluments. C’était là le corrompre, mais, à sa décharge, bien qu’il arborât un pavillon neutre, il prenait de gros risques avec sa cargaison singulière mêlant guinées, épices, cachemires, soieries, indiennes, mélasse et momie. Pour cette dernière, nous prîmes soin de n’en rien celer à l’équipage, redoutant la superstition des marins. Langdarma reposait désormais dans un triple sarcophage de plomb, d’ébène et de sycomore, ce dernier regorgeant d’aromates afin de préserver le corps de la corruption. Le marquis de Wellesley nous laissa appareiller sans nous chercher noise. Peut-être souhaitait-il contre nous la fatalité d’un blocus exercé à notre encontre par une Royale trop zélée ? Nous ne le sûmes.

Notre traversée fut des plus calmes ; c’était à croire que Bouddha nous protégeait, de la mousson comme des hommes. Après deux mois supplémentaires, sans qu’il fût nécessaire d’user de la vapeur, le brick approcha de nos côtes.

Peu après que nous eûmes accosté au Havre, nous apprîmes le trépas de la reine déchue Marie-Antoinette

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 d’un squirre matriciel qui s’était envenimé. Elle n’avait lors que quarante-six années révolues. Cette fin misérable en exil à Kensington était sur toutes les lèvres et dans toutes les gazettes. Je n’osais conjecturer sur les conséquences de ce deuil.  Nous étions au commencement de l’été 1802 et, en notre absence, la situation politique et militaire avait évolué. Le statu quo immobilisait les adversaires, à leur grand dam. Cependant, il ne m’appartient pas de vous narrer les événements survenus en métropole et outre-Manche, qu’ils soient providentiels ou occasionnés par des revers de fortune. En sa totalité, notre expédition avait duré dix-huit longs mois.   

A suivre...