mardi 17 décembre 2024

Compte rendu du café littéraire du 4 décembre 2024 seconde partie.

 « Le Bastion des larmes » d’Abdellah Taïa – Ed. Julliard

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L’auteur y décrit comment les lois et la société, dans leur symbiose oppressive, empêchent les histoires d’amour entre hommes de s’épanouir au grand jour, créant une atmosphère étouffante pour ceux qui ne se conforment pas aux normes sexuelles dominantes. Ce roman dépasse la simple narration : il reflète un contexte marocain politique et social complexe, particulièrement pour les populations vulnérabilisées.
À la mort de sa mère, Youssef, un professeur marocain exilé en France depuis un quart de siècle, revient à Salé, sa ville natale, pour liquider l’héritage familial. En lui, c’est tout un passé qui ressurgit, où se mêlent inextricablement souffrances et bonheur de vivre. À travers lui, les voix du passé résonnent et l’interpellent, dont celle de Najib, son ami et amant de jeunesse au destin tragique.
« Le Bastion des larmes » d’Abdellah Taïa, est en résonnance avec « 2084 : la fin du monde » de Boualem Sansal -  paru en 2017.  

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Nous avons parlé de Boualem Sansal au dernier Café Littéraire, et nous avons  pensé que lire ou relire ses ouvrages était un soutien à cet écrivain, arrêté à l’aéroport d’Alger le 25 novembre 2024, en rentrant d’un salon du livre en France  et emprisonné par le régime algérien ; certainement victime des différends politiques entre la France et l’Algérie.
« 2084 » de Boualem Sansal

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En 2015, Boualem Sansal publie «  2084 : la fin du monde », un roman dystopique inspiré de 1984 de George Orwell. Ce livre, qui décrit un régime totalitaire islamiste, reçoit le Grand Prix du roman de l'Académie française.

L’Abistan, immense empire, tire son nom du prophète Abi, «délégué» de Yölah sur terre. Son système est fondé sur l’amnésie et la soumission au dieu unique. Toute pensée personnelle est bannie, un système de surveillance omniprésent permet de connaître les idées et les actes déviants. Le peuple unanime vit dans le bonheur de la foi sans questions. Mais un homme, Ati, met en doute les certitudes imposées. Il se lance dans une enquête sur un peuple de renégats qui vit dans des ghettos, sans le recours de la religion.
Au fil d’un récit plein d’inventions cocasses ou inquiétantes, Boualem Sansal s’inscrit dans la filiation d’Orwell pour brocarder les dérives et l’hypocrisie du radicalisme religieux.
 
Il publie « Le Village de l'Allemand ou le journal des frères Schiller »  en 2008,  que nous avons lu au Café Littéraire, un roman qui aborde les thèmes de la mémoire et de l'identité à travers l'histoire de deux frères découvrant le passé nazi de leur père. Ce livre a été récompensé par le Grand Prix RTL-Lire et le Grand Prix de la francophonie de l'Académie Française.

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A été proposé, en dehors de la liste des romans, un beau livre de photographies :
« Le photographe, Alexis Vettoretti, auteur de la série « Paysannes », primée, est parti depuis 2013 à la rencontre des femmes françaises, filles et femmes de paysans nées dans l'entre-deux-guerres, témoins d'une époque révolue et dans laquelle, pourtant, elles vivent toujours
« Paysannes » d’Alexis Vettoretti : « Ce fut un choc de découvrir qu’une réalité sociale d’hier était là, sous mes yeux, vivante »  Guillaume Delacroix

Le photographe ardéchois Alexis Vettoretti expose sa série "Paysannes" à  Paris - France Bleu

 La romancière Marie-Hélène Lafon signe les textes : « Je les reconnais ». 

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« Des visages creusés de sillons, une posture fière, le regard profond. À partir de 2013, le photographe a parcouru les campagnes à la rencontre de femmes nées dans la première moitié du XXᵉ siècle. Ses photos racontent des vies subies, passées entre la ferme et la cuisine, faites de labeur et d’acceptation. »
 


« Bonne lecture à toutes et tous »
Michel Antoni et Michèle Pouget

vendredi 13 décembre 2024

Compte rendu du café littéraire du 4 décembre 2024 première partie.

 Compte-rendu du Café Littéraire exceptionnel qui a eu lieu
le mercredi 4 décembre

 

Et au cours duquel, chacun avait choisi son livre préféré de la rentrée littéraire de septembre 2024.


« Les présences imparfaites » de Youness Bousenna – Editions Rivages -  1er Roman

Youness Bousenna - Babelio
Marc Pépin, 58 ans, est grand reporter au Figaro et écrivain. À l’automne de sa vie, il décide de coucher sur le papier une confession douce-amère, récit autobiographique sans concession qui est aussi un tableau générationnel des années 1990-2000, qu’il ne destine pas à la publication. Il y revient sur son enfance dans la classe moyenne à Thiais, sa carrière de journaliste et d’écrivain, ne s’épargnant pas dans l’aveu de ses faiblesses et de ses lâchetés, fruits d’un égoïsme existentiel. Se croyant protégé par le destin, pensant que les événements glissent sur lui, cette sorte d’homme sans qualités de la fin du XXe siècle sera rattrapé par les épreuves de la séparation, du deuil, de la maladie, et, surtout, de sa propre vieillesse. Sans que l’on sache si cela le transforme ou le terrasse.


« Houris » de Kamel Daoud – Prix Goncourt 2024

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c4/Kamel_Daoud_par_Claude_Truong-Ngoc_f%C3%A9vrier_2015.jpg
17 centimètres. C’est la taille de la cicatrice que possède Aube, le personnage principal de ce roman, victime de la guerre alors qu’elle avait 5 ans. Une métaphore évidente du silence, qui se couple à une langue très symbolique de la part de l’auteur, qu’il met au service de cette histoire poignante.


« Le monologue de la louve » de Gilles Leroy – Ed. Lattès

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Hécube, la reine de Troie, voit sa cité détruite, ses enfants massacrés. Faite captive après la guerre, elle est condamnée à devenir l’esclave de son ennemi Ulysse. Une légende dit que, pour échapper à l’humiliation, elle se change en louve. Ce Monologue puissant, incantatoire, raconte sa métamorphose.


« Le rêve du jaguar » de Miguel Bonnefoy – Ed. Rivages

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Quand une mendiante muette de Maracaibo, au Venezuela, recueille un nouveau-né sur les marches d’une église, elle ne se doute pas du destin hors du commun qui attend l’orphelin. Élevé dans la misère, Antonio sera tour à tour vendeur de cigarettes, porteur sur les quais, domestique dans une maison close avant de devenir, grâce à son énergie bouillonnante, un des plus illustres chirurgiens de son pays.


« Le harem du roi » de DjaÏli Amadou – Ed. Emmanuel Colas

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Quand l’ambition et la tradition tuent l’amour…
Boussoura et Seini forment un couple moderne qui vit à Yaoundé. Il est médecin, elle est professeure de littérature. Une famille épanouie jusqu’au jour où tout bascule quand Seini est rattrapé par son passé. Fils de roi, il est appelé à prendre la succession. Malgré les réserves de son épouse, l’attrait du pouvoir est le plus fort. Devenu lamido, commandeur des croyants et garant des traditions et de la religion, il se transforme en roi tout-puissant.
Après Les Impatientes et Cœur du Sahel, Djaïli Amadou Amal nous livre une histoire d’amour bouleversante et romanesque d’une cruelle actualité. Dans Le Harem du roi, elle brise à nouveau les tabous sur le mariage forcé et la polygamie, en dénonçant la servitude en Afrique et en donnant une voix à celles et ceux dont on ne connaît pas l’existence.


« Lumière vacillante » de Nino Haratischwili – Ed. Gallimard

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Elles sont quatre : il y a Nene la romantique, Ira la cérébrale, Dina l'idéaliste et Keto l'observatrice. Voisines depuis l'enfance, elles grandissent ensemble à Tbilissi, en Géorgie, au moment où l'Union soviétique s'effrondre et où se pose la question de l'avenir de leur pays. Chacune à leur manière, les quatre amies vont faire l'expérience de l'amour, de l'espoir, de la déception, de la trahison, et être confrontées aux conséquences, dans leur vie privée, de ces événements politiques et historiques qui feront bifurquer à jamais leurs existences.


« Théodoros » de Mircea Cartarescù

Illustration.
À 68 ans, Mircea Cărtărescu

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 s’est depuis longtemps imposé comme l’un des maîtres de la littérature du XXIe siècle, de sa grande trilogie Orbitor (1996) au chef-d’œuvre Solénoïde (2015). Avec Théodoros, l’écrivain roumain franchit peut-être un nouveau cap : celui de maître du Verbe. Cette histoire fantasmée de l’empereur Téwodros II d’Éthiopie, qui régna au XIXe siècle, emprunte à l’onirisme et au fantastique dont Cărtărescu aime peupler sa création, comme dans Le Levant (1990) où il narrait l’épopée d’un jeune révolté. Mélangeant habilement le vrai et l’imaginaire, rendant possible l’impossible, l’écrivain roumain Mircea Cărtărescu rembobine à sa façon l’existence de ce personnage historique réel en lui faisant faire quelques tours de plus.


« Cabane » d’Abel Quentin » Ed. de L'Observatoire.

Abel Quentin (auteur de Le voyant d'Étampes) - Babelio
C'est le troisième roman d'Abel Quentin. Au cœur de ce livre, un rapport scientifique qui a été publié au début des années 1970 et qui nous alertait déjà sur les limites et les dangers de la croissance pour la planète. À partir de là, Abel Quentin invente la vie des quatre chercheurs qui ont établi ce constat alarmant : un couple d'Américains qui a tenté d'alerter sans être entendu, un Français surtout motivé par l'appât du gain, et un mathématicien norvégien qui disparaît mystérieusement. La moitié du roman est consacrée à l'enquête d'un jeune journaliste sur ce mathématicien. C'est une fresque du début des années 1970 à aujourd'hui sur l'inaction climatique et les destins qu'elle dessine.

« Jacaranda » de Gaël  Faye Ed. Grasset

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En arrivant au Rwanda, Milan ignore tout de l'histoire nationale. Le tabou autour de la situation politique et du génocide est immense. L'apprentissage de Milan se fait alors au fil des brèches laissées ouvertes par son entourage, autant de témoignages qui constituent une fresque intime et bouleversante. Jacaranda, dont l'intrigue s'étend sur vingt-six ans, est un tâtonnement vers la compréhension d'un récit familial qui dévoile, en filigrane, la terrible histoire du pays. Sans jamais négliger la fiction, G aël Faye offre ainsi un livre d'une grande pédagogie autour d'événements souvent méconnus en France. L'auteur explore les racines coloniales du génocide des Tutsis, remonte l'histoire politique, religieuse, et s'intéresse aux lendemains, aux traumatismes de la population. Publié à l'occasion de la commémoration du trentième anniversaire du génocide du Rwanda, Jacaranda est un livre important, à ne pas manquer.


« Tous tes enfants dispersés » de Béata Umubyeyi Ed. Maresse

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Peut-on réparer l'irréparable, rassembler ceux que l'histoire a dispersés ? Blanche, rwandaise, vit à Bordeaux après avoir fui le génocide des Tutsi de 1994. Elle a construit sa vie en France, avec son mari et son enfant métis Stokely. Mais après des années d'exil, quand Blanche rend visite à sa mère Immaculata, la mémoire douloureuse refait surface. Celle qui est restée et celle qui est partie pourront-elles se parler, se pardonner, s'aimer de nouveau ?

« Les jardins de Torcello » de Claudie Gallay

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Jess vit à Venise où elle est guide touristique. Alors que son propriétaire lui demande de quitter son appartement actuel, il lui recommande de prendre contact avec Maxence, un avocat très réputé de la région, qui vit sur l'île de Torcello dans la baie vénitienne.
A la suite de cette rencontre s'égrainent les mois et l'errance de la jeune femme, qui fait les allers-retours entre l'île et la ville. De ces errances advient une réflexion sur grandir, sur l'épanouissement amoureux, sur les sentiments partagés ou bien encore des constats écologiques.
Jess nous fait découvrir ou plutôt redécouvrir Venise au gré de ses pérégrinations dans la ville. Elle se perd dans les rues de la ville avec le lecteur. On prend plaisir à suivre la narratrice dans ses pensées aux détours des rues. Puis, il y a l'île de Torcello, moins connue que ses sœurs Murano et Burano mais plus sauvage, comme la narratrice. Petit à petit, on découvre une île mais aussi les personnages qui la peuplent : Maxence, son jeune amant Colin, et leur homme à tout faire Elio.
Les Jardins de Torcello a des accents de dolce Vita, où l'on peut se surprendre à paraisser sous un arbre sous la chaleur étouffante de l'été italien.
« Un livre qui vous hante après l’avoir fermée. » nous dit Anne qui a présenté l’ouvrage.


« Le sentiment des crépuscules », de Clémence Boulouque – Ed Robert Laffont :

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La romancière met en scène une (vraie) rencontre entre Sigmund Freud, Salvador Dalí et Stefan Zweig qui s'est déroulée chez le célèbre psychanalyste un après-midi de juillet 1938, alors que Freud est en exil à Londres et Zweig a fui l'Autriche. La performance tient dans cet art de narrer la conversation entre trois monstres sacrés comme si Clémence Boulouque faisait partie des convives. On y est totalement. Ce faisant, elle donne à cette rencontre une tournure sacrément romanesque et savoureuse, grâce aux dialogues et aux portraits qu'elle brosse de chacun par esquisses.
« De belles pages sur « l’exilé. On y entend la montée des populismes ».

A suivre...

samedi 30 novembre 2024

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 11 1ere partie.

 Chapitre 11.


Récit de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord.

Illustration.

Nous étions aux prémices de l’automne de l’an 1801 lorsque devint concrète ma mission italienne. Muni des lettres d’accréditation nécessaires, Je pris congé d’un Napoléon et d’un comte di Fabbrini qui partageaient une anxiété commune car ils craignaient qu’au mieux, l’expédition von Humboldt revînt bredouille de son périple et, qu’au pis, elle eût été anéantie. Aucune nouvelle de l’équipée inouïe ne nous était parvenue depuis qu’elle avait quitté Bombay.
Un espion du nom de Schulmeister,

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 qui faisait ses premières armes au service de notre monarque, nous avait informés de la présence de l’automate joueur d’échecs El Turco en Lombardie, comme une attraction fort courue par le gratin aristocratique italien et autrichien. Aussi usais-je du prétexte officiel d’une ambassade extraordinaire conduite par Joachim Murat

 Illustration.

 à Milan, ambassade à laquelle j’appartiendrais en tant que ministre des affaires extérieures, pour accomplir ma mission secrète, objectif véritable de mon déplacement dans le nord de la « Botte ».
Au grand dam de son épouse, Murat avait refusé au départ que Caroline l’accompagnât.

Illustration.

 Notre amoureuse transie, qui avait convolé avec le bouillant Joachim dès janvier 1800, à peine sortie du pensionnat, était parvenue à ses fins et avait vaincu les réticences légitimes de son frère. De même, Murat avait fini par céder, acceptant la compagnie milanaise de Caroline dont les facultés persuasives étaient sans bornes. Pour ma part, je suis indifférent au mariage d’amour car mieux valent des maîtresses à foison sachant vous procurer menus et grands plaisirs qu’un appariement avec une éternelle mineure car peu leur chaut ma boiterie. En cela, mes vues se rapprochent de celles du roi. Fixer le statut de la femme par un code civil achètera la paix sociale, car parmi la populace, trop de poissardes et de harengères se placent au premier rang des agités et contribuent à susciter ces émotions que le nouveau pouvoir réprouve et réprime.
Pour en revenir à notre espion, il était entendu que Schulmeister, qui avait embrassé un temps la profession peu honorable de contrebandier, me communiquerait avec ponctualité sous le sceau du secret, ses notes et ses rapports chiffrés grâce à un code connu de nous seuls. Même Fréron, pourtant expert en la matière, n’eût pu casser ce chiffre subtil. Tout renseignement étant bon à prendre, j’appris la présence opportune de Monsieur de Chateaubriand

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 à Milan, sans qu’il fît partie de notre ambassade, son attachement à la nouvelle dynastie apparaissant peu sûr. J’osais espérer qu’il ne se fût pas mis au service du comte de Provence et n’eût pas prêté allégeance aux Habsbourg ! Il me rendit également compte du séjour milanais en tant que membre de la délégation autrichienne, d’un jeune officier borgne dont la renommée et la vaillance étaient connues dans toute l’Europe centrale : Monsieur de Neipperg. Celui-ci avait perdu un œil lors d’une des batailles de la fameuse campagne de Rhénanie menée tambour battant par notre futur souverain, alors qu’il n’était encore que le connétable de Louis XVI.
Ce qui me gênait chez Schulmeister, c’était son apparence physique qui aurait pu le compromettre : il avait adopté la mode des coiffures ostentatoires initiée par Murat avec ses cheveux non poudrés coupés à la Titus, ses favoris et ses moustaches fournies, que je pensais réservées aux seuls housards. On disait Neipperg tout aussi extravagant que Murat dans ses atours de soldat. C’était à qui arborait le dolman, le bonnet à poils, la sabretache et le shako les plus baroques et fourrés, sans oublier leur goût immodéré et partagé pour les ceintures, capes et pelisses en peau de panthère ou de guépard. Malgré sa jeunesse – il n’avait pas plus de vingt-sept ans – Neipperg, déjà colonel,

 Description de cette image, également commentée ci-après

 avait à son service une ordonnance hongroise, le comte ou Graf Arpad Apponyi, alors lieutenant des hussards. Neipperg rêvait d’en découdre encore avec tous ces Français et Joachim Murat, en sa munificence, en son ostentation outrageuse, paraissait facile à provoquer en duel, au risque de l’incident diplomatique irréparable. Les sabres devaient parler, incessamment. L’immodestie n’était pas le plus menu défaut des futurs adversaires. Autant s’empoisonner aux fruits du vomiquier !
Cependant, nous profitâmes de notre séjour diplomatique pour visiter Milan, ses monuments et ses entours avant que je passasse aux choses sérieuses. Le Duomo

La cathédrale de Milan vue depuis le nord-ouest sur la piazza del Duomo.

 nous avait été chaudement recommandé. Ledit Duomo s’édifiait dans la douleur, sa façade demeurant désespérément inachevée. L’étalement des travaux avait conféré à ce bâtiment un côté composite, hybride, tantôt gothique, tantôt baroque, s’érigeant par étapes incohérentes séparées de plusieurs siècles, en un projet architectural sans cesse remis en question. J’espérai en mon for intérieur que Napoléon mettrait bon ordre à tout cela, que son autorité suffirait à imposer l’aboutissement de la construction du monument à condition qu’il conquît la contrée un jour prochain. Pour cela, il était plus que nécessaire de mettre l’Autriche à genoux. Nos anciennes cathédrales, après tout, ne s’étaient pas bâties en un jour…
Debout, immobile sur le pavement, bien appuyé sur ma canne, je contemplais la façade inaccomplie du Duomo dont j’évaluais la profonde dysharmonie éclectique. C’était comme si l’immanence divine s’était refusée à cautionner cette pâtisserie indigeste et l’avait désertée. Cette église – excusez ma comparaison oiseuse – me rappelait quelque catin vérolée de ma connaissance qui, la face à demi-défigurée par le vitriol qu’un amant éconduit lui avait projeté, était condamnée à arborer à vie un masque de cuir comme si un boulet lui eût arraché la moitié du visage. Ô paradoxe, cette contrariété esthétique ajoutait à ses charmes ex abrupto à la manière d’un oxymore, puisque l’apparence, l’extérieur voluptueux du corps, étaient conservés. Mirabeau l’avait bien connue et l’on disait que Laclos, cet officier doté de talents littéraires incontestables, s’était inspiré d’elle pour décrire la déchéance physique de la marquise de Merteuil.
Je franchis le parvis et pénétrai en la nef du Duomo, tout aussi hétéroclite que la façade. L’Ordo médiéval se confrontait à des ajouts ultérieurs. Je songeais à cette cité chargée d’histoire, aux épisodes agités du passé, en particulier à la fin du XVe siècle, lors de la prise de Milan par les armées alliées de Louis XII, ce qui avait entraîné la chute du duc Ludovic Le More,

 Illustration.

 sa captivité et sa perte. Je reconstituai par la pensée la scène célèbre et désolante de la destruction du projet de statue équestre de François Sforza par les arbalétriers. L’effigie n’était qu’en argile. Les carreaux de cette arme perfide avaient mis un terme au projet du grand Léonard da Vinci, qui jamais n’avait coulé le bronze du monument définitif. Napoléon ne caressait-il pas le rêve d’implanter en Paris des œuvres plus spectaculaires encore, imitées de l’antique, destinées à pérenniser son pouvoir mal acquis ? Il était question d’un arc de triomphe à la Titus, d’un nouveau palais, d’une colonne imitée de Trajan ou de Marc Aurèle,

 Image illustrative de l’article Marc Aurèle

 que sais-je encore ?

A suivre...

mercredi 6 novembre 2024

Café littéraire : Le Soleil est aveugle, de Curzio Malaparte.

 LE SOLEIL EST AVEUGLE, de Curzio Malaparte

Par Roger Colozzi.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/56/Curzio_Malaparte.jpg

En guise d’avant-propos

"Encore un livre sur la guerre !", allez-vous soupirer. Certes, mais alors écrit par un homme, journaliste et romancier italien (1898-1957), qui en a vécu deux. Mieux : qui y a combattu, y a été blessé. Un homme pour qui le cri de guerre aurait pu être : "guerre à la guerre !"

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Une guerre faite ici sur des versants frontaliers des Alpes par des Français, mais surtout par des soldats italiens "poussés dans le dos" au combat, contre un pays, la France, déjà bien meurtrie, "à genoux" devant les armées occupantes de l’Allemagne nazie.
Une guerre quasiment fratricide (une de plus, et ce sont les pires...) entre deux populations alpines aux mêmes styles de vie, mêmes mœurs, interpénétrées par des modes de vie quasi-identiques, dans de coutumières et réciproques traditions et échanges laborieux, sans esprit de séparatisme, de frontières.
Une guerre, encore, stupide au sens tragique de son inutilité, quand l’auteur n’hésite pas à affirmer : "...il est plus immoral de gagner que de perdre une guerre." Et surtout pas honte aux vaincus !

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Une guerre sans espoir, sous l’astre de vie, le Soleil, indifférent semble-t-il, impassible ("muet spectateur"), AVEUGLE aux souffrances de l’humanité. 

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Et tout esprit de vengeance ravalé, d’un bord comme de l’autre, laissez-vous gagner par la poésie des couleurs des Alpes, même et surtout accentuées par le froid des montagnes, ultime linceul des combattants alpins des deux bords ; deux clans pour lesquels nous ne manquerons pas de conclure : "Ni vainqueurs, ni vaincus !"

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Absurdité de la guerre, des guerres.

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Bonne lecture et... à bientôt !
R. Colozzi


samedi 2 novembre 2024

La Conjuration de Madame Royale : appendice (2).

Bientôt, l’influx se traduisit par des éclairs jaillissants qui parcoururent l’ensemble des connexions jusqu’au corps de Langdarma, en passant par les grenouilles spinales qui entouraient les baquets.

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Ces tristes batraciens, frappés par l’énergie galvanique, se mirent à tressauter, en une danse de Saint-Guy grotesque qui eût été risible en d’autres circonstances.

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 Quelques acrobatiques qu’eussent été leurs trépidations, ces bêtes répugnantes, hélas sacrifiées au nom de la Science, ne pouvaient être comiques. De même, les épidermes de ces anoures et autres rainettes décérébrées exhalaient une senteur marécageuse. L’intensité de leur frénésie s’alliait à la manifestation d’un autre phénomène : les nuées d’éclairs se muèrent en une nébulosité électrique qui recouvrit la dépouille de l’empereur maudit, la rendant invisible. Dans le même temps, une fragrance désagréable de natrium s’exhala des différents baquets. 

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/82/Lightning_Pritzerbe_01_%28MK%29.jpg
Une première grenouille éclata : l’organisme mort n’avait pu résister à la puissance de l’influx galvanique.
« Comte Galeazzo, réduisez la puissance ! s’exclama Georges Cuvier. Un péril menace toute notre assemblée !
- Je n’en ferai rien ! » répliqua obstiné l’aristocrate italien, Deus ex machina de ce projet dément.
Comme pour répondre à son entêtement, un deuxième batracien s’embrasa, victime de la surcharge, empuantissant les lieux de la consumation de ses chairs mortes et gâtées. Désormais, un orage miniature enveloppait Langdarma.

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 Les fils cuivrés en tortillons, brouillés par le nuage d’électricité statique, laissaient échapper des flammèches malvenues. Notre aristocrate italien de mauvais aloi – au point que nous ne savions plus si nous servions les desseins de Napoléon ou les siens – fit preuve d’une hâblerie sans pareille. Alors qu’une troisième grenouille explosait telle une bombe malodorante, éclaboussant de sa bouillie les rebords du baquet près duquel on l’avait installée, voilà qu’un singulier arroi s’ajoutait à cette séance éprouvante. Di Fabbrini fit entrer quatre servants supplémentaires ; à chacun il remit un coffret de bois de santal,

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 coffret qui révéla, lorsque chaque sbire sous ses indications en ouvrit le couvercle, un appareil d’un type nouveau, qui consistait en un cylindre de cire muni d’une manivelle sur lequel courait une aiguille qui y avait creusé un sillon d’une extrémité à l’autre. Cette aiguille avait double usage : soit elle gravait les vibrations sonores qu’il lui était donné d’entendre (si toutefois l’on pouvait qualifier d’ouïe cette faculté de la mécanique d’enregistrer les sons), soit elle les restituait ou lisait. L’appareil se complétait d’un cornet acoustique conique, une espèce d’entonnoir dont le bout étroit était accolé au cylindre.
« Messieurs, je vous présente mon invention : le paléophone ! »


Je méjugeais ses prétentions car, selon ma conviction, le comte n’était pas l’inventeur de cette machine qu’il avait dû voler à quelque expérimentateur inconnu, français ou anglais (peut-être même italien !) dont il avait profité de la gêne financière pour qu’il la lui vendît à vil prix.
Les quatre assistants, exécutant les ordres de leur maître en un ensemble parfaitement coordonné et harmonieux, tournèrent leur manivelle, dans un sens puis dans l’autre. Les paléophones avaient été réglés en mode lecture.

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Une phrase spectrale s’extirpa de chacun des cornets et retentit aux quatre points cardinaux, phrase en laquelle nous eûmes la stupéfaction d’identifier le mantra bouddhique qui, en les premières salles du sépulcre de Langdarma, avait contribué à l’accord des hémisphères successifs !
La voix désincarnée, décorporée entonna la psalmodie Om Mani Padme Hum à l’endroit puis à l’envers, alternativement : muH emdaP inaM mO. Les pavillons des cornets amplifiaient ces sentences pieuses.
Fut-ce l’effet de ces vibrations sonores répétitives et lancinantes, encore accentuées par la réverbération de la salle ? L’influx électrique se fit paroxystique ! Di Fabbrini exultait car ce que nous étions en train de voir correspondait à ses espérances.
Cependant, l’une des quatre piles de Monsieur Volta grilla, compromettant la suite ; une fragrance de métal chauffé s’exhala de la colonne hors d’usage située au point nord tandis que des étincelles manquaient déclencher un incendie fatal.  
Alors, ce fut comme une boule d’énergie qui se constitua, non point brillante, mais noire, négative, et cette fulgurance de néant, venue de nulle part, par génération spontanée, délivrée de sa matrice par les mantras inversés, s’alla frapper au cœur la momie démoniaque, comme si la foudre l’eût atteinte.

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 Sans nul paratonnerre du grand Benjamin Franklin,

 Illustration.

cet optimum du galvanisme et de l’électricité, conjugué à la manifestation d’un phénomène physique inédit que nous pourrions qualifier d’énergie noire,

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 produisit un son intense, tel l’impact de l’éclair embrasant un arbre. Ce coup de tonnerre fut si puissant que tout le bâtiment du Muséum trembla sur ses fondations. Nous nous crûmes un instant transportés au sein du fameux tremblement de terre de Lisbonne.
Un silence angoissant suivit tandis que se dissipait l’odeur éprouvante de cuivre brûlé et des chairs mortes des grenouilles spinales.
« Il vit ! » s’écria le comte d’une voix rauque, à la manière d’un Oreste dément,

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rompant la mutité de l’assemblée. Je crus entendre qu’il prononçait le nom d’une femme que je compris mal, sentence qu’il acheva par « Tu avais raison. » S’appelait-elle Marie Chalet ou Chélet ?

Portrait ovale d'une femme portant un châle et un fin bandeau autour de la tête, sur un arrière-plan couleur de lin.
Une main d’un noir luisant se dressa, d’une brillance d’obsidienne constellée d’éclats et de grains diamantés. Tout un corps bientôt se leva de la couche, arrachant les liens, les connexions qui le reliaient encore au réseau galvanique malmené. Jamais nous n’oublierons le visage de cette chose dont les caractéristiques l’éloignaient de toute humanité. Le masque mortuaire bimétallique s’était amalgamé à la figure même de l’empereur, comme fondu en elle, adhérant tel un épiderme. Aux orbites, dont la rétractation avait disparu, deux iris aussi lumineux qu’une étoile semblaient observer le public subjugué par ce prodige. Ces prunelles pulsaient. Langdarma rappelait autant un personnage de céramique grecque archaïque et noire qu’un astre de nuit illuminant de sa seule présence tout un firmament enténébré d’avant la création. Sa « résurrection » hasardeuse l’avait transfiguré en une incarnation de ce que nous convînmes de désigner sous le vocable d’infra sombre. En lui s’étaient alliés tous les démons du monde, en la fusion imprévisible d’un pandémonium en une unique créature.
« Jésus, je t’ai égalé ! » poursuivit di Fabbrini enferré en son délire. « Soleil noir, poursuivit-il ! Avatar de mon fils ! Renaissance de l’Homunculus ! »  
Imitant quelque vers cornélien, Galeazzo ajouta :
« Va et me venge ! »
« Un trou noir ! Cette momie est un trou noir ! » balbutia notre ami Laplace, reprenant une de ses théories.
Sans crier gare, la panique s’empara de l’assistance tandis que le comte était pris d’un fou rire irrépressible.
« Allez, animalcules lilliputiens, allez ! Fuyez tant qu’il est temps ! Que Langdarma fasse de vous son gibier, sa pitance ! »
Quelle horreur avions-nous donc engendré ? C’était cela, le résultat de nos pérégrinations aventureuses ? Aucune vie humaine, aussi longue fût-elle, dussions-nous tous exister plus de cent années ne suffirait à estomper le remords qui tous nous rongeait.
« Nous avons joué avec le feu ! » entendis-je murmurer Danton. 

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« Voilà un abominable homme des neiges et des cimes ! » hurla Bichat.
Comme s’il l’eût entendu, Langdarma remarqua notre physiologiste et, d’un pas assuré mais pesant, commença à s’approcher de lui. Il semblait mû par une seule volonté : occire ceux qui s’opposaient à lui, à sa toute-puissance recouvrée. Se sentant pris pour cible, Bichat bouscula ses confrères, heurtant indifféremment dignitaires et savants, voulant fuir à tout prix celui qui, décidé à l’anéantir, le poursuivait de sa vindicte aveugle. L’empereur asiate, revivifié, corps noir brûlant, exubérant, se para d’éclairs plus destructeurs que la foudre ordinaire, éclairs qu’il jeta çà et là, embrasant à son bon plaisir, à son caprice, tel ou tel élément. Il absorbait toute l’énergie autour de lui, s’en nourrissant, achevant l’anéantissement de notre installation.
« Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter l’Arme ultime ! » ricana le comte di Fabbrini.
Le monstre se mit à poursuivre notre confrère de sa vindicte destructrice. Tout ce qu’il touchait ou frôlait s’embrasait. A la vue de cette chasse à l’homme, sans qu’il perdît son sang-froid inébranlable, Galeazzo extirpa une espèce de crécelle de l’habit de cour à la française qu’il s’était imposé de porter en cette séance solennelle, crécelle qui s’avéra être un moulin à prières du Thibet qu’il commença à agiter comme un bouffon le fait d’une marotte. 

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Il se mit à psalmodier divers mantras dans la langue des bonzes, dialecte dont seuls ici, à ce que nous soupçonnions, Arthur et Rajiv possédaient des notions chèrement acquises.
S’agissait-il de dompter la créature des ténèbres ? Le comte espérait-il l’amadouer ? Que non pas, hélas ! car, bien au contraire, les mantras la confortaient dans sa volonté de nuire. Bientôt, Bichat ne fut qu'à quelques pieds de Langdarma dont le corps fuligineux, hideux, multipliait les fulgurances noires, comme si une étoile d'ébène eût été éruptive. Un éclair frappa le savant alors que la momie de l’empereur se saisissait de lui. Une boule incandescente contint ce couple fatal et dans l’étreinte opaque et brillante à la fois, nous entendîmes surgir un hurlement comme jamais aucun humain ne l’avait ouï. C’était pis que le mugissement du taureau égorgé lors de la mise à mort sacrificielle des Anciens. Quand s’estompa la boule de feu brune entourant les deux hommes, ainsi que s’éteint un feu d’artifice, Langdarma relâcha un cadavre calciné et broyé qui s’alla rouler aux pieds d’une allégorie de la Nature. Ce qui demeurait de notre ami dégageait des fumeroles anthracites ainsi qu’une senteur épouvantable pareille à celle des viandes d’holocauste. Nous ne pûmes retenir nos sanglots et notre stupéfaction fut telle que quelques-uns parmi nous perdirent connaissance.
Bichat devint malgré lui la victime expiatoire d’un apprenti-sorcier, sa mort tragique et atroce tempérant la réussite d’une expérience qui défiait tout à la fois les lois de la nature, l’éthique et la physique. Le comte objecterait, en ces propos énigmatiques et désinvoltes dont il avait l’habitude :
« La disparition de ce grand savant était de toute manière prévue pour cette année 1802, en plusieurs pistes temporelles. »
Etait-ce là une maxime, un aphorisme ironique brandi comme un étendard ? A moins que le comte italien usât du truisme ? Il nous avait accoutumés à ces phrases à l’emporte-pièce, à cette bravade.
Toujours était-il qu’avec une telle recrue venue de l’au-delà, nos ennemis ne feraient pas long feu. Encore fallait-il que di Fabbrini domestiquât ce démon. 

A suivre...

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dimanche 13 octobre 2024

La Conjuration de Madame Royale : appendice (1).

 

APPENDICE : le retour à la vie de Langdarma (25 juillet 1802).

 

Récit de Corvisart.

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a3/Jean-Nicolas%2C_Baron_Corvisart._Lithograph_by_Bazin_le_jeune_Wellcome_V0001305_a.jpg

 

Depuis près de deux semaines, le temps parisien demeurait au beau fixe. Bien qu’il fît quelque peu chaud, nous avions convenu que l’expérience ô combien délicate se déroulerait au Muséum du Jardin du Roy, que l’on nommait à présent Jardin des Plantes.

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 Cette journée se présentait sous les meilleurs auspices. Napoléon le Grand souhaitait qu’elle fût décisive car, de la réussite ou de l’échec de ce qui allait être entrepris dépendait l’avenir de la dynastie qu’il espérait fonder. Bichat,

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 absent de notre expédition, avait exprimé sa volonté d’assister à ce qu’il pensait être une « résurrection galvanique », comme si Langdarma eût été une vulgaire grenouille. De même, Rajiv et Arthur, qui avaient décidé de prolonger leur séjour en France, avaient insisté pour être de la fête car ils revendiquaient leur part dans la réussite de l’expédition. Il eût été injuste d’ignorer leur requête, quels qu’eussent été les dangers de ce que nous allions entreprendre.

A lui seul, Rajiv avait constitué une attraction pour le public parisien féru de curiosités exotiques. Si les dames de qualité s’offusquaient de sa rusticité et de sa nudité, les messieurs, quant à eux, s’intéressaient à ce fakir mais nous ne pouvions jauger quelle était la part de condescendance et d’amusement forgeant leur opinion commune. Selon certains aristocrates, le sâdhu, si on l’eût situé sur un échelon figurant l’ascension des êtres vivants selon Linné et Buffon,

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 se fût trouvé à un degré à peine supérieur à celui où l’on plaçait les quadrumanes. Il aurait partagé ce niveau avec les peuplades d’Afrique et les insulaires de Tasmanie. C’était mépriser cet Hindou que de le classer parmi les plus arriérés et sauvages des primitifs et des bimanes. Pourvu qu’il n’eût pas la fantaisie de périr ici ! Sinon, nos naturalistes se battraient pour le disséquer et son squelette finirait exposé au Muséum, misérable dépouille moins considérée que l’écorché de cire de Monsieur Pinson.

Nul parmi nous n’était enclin à accepter qu’un prodige se manifestât. La résurrection des morts appartenait au domaine du sacré, des Ecritures, du Jugement Dernier et notre incrédulité, déterminée par la Raison, bien que nous eussions été les témoins privilégiés de gestes inattendus et autres manifestations de la part de la momie de l’empereur maudit, avait été à peine égratignée par nos mésaventures népalaises. Nous partagions la commune conviction que, quoi qu’il advînt en cette splendide journée d’été, la Science en sortirait renforcée.

Toujours précautionneux, emplis de respect et d’égards pour la dépouille vénérable revenue d’un périple extraordinaire – quoiqu’elle fût bien moins ancienne que les momies d’Egypte – 

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nous la fîmes déposer avec délicatesse sur une couche autrement confortable que ces atroces surfaces spartiates sur lesquelles l’on expose, à la morgue, les noyés de la Seine, par suicide ou par crime.

Le muséum n’était qu’un grand chantier, moindre cependant que celui d’une ville nouvelle comme La Roche-sur-Yon, qui émergeait du néant. Une réfection de fond en comble du vieux bâti royal, qui remontait à Louis le Treizième, se poursuivait vaille que vaille et la grand’salle dans laquelle se poursuivait le sommeil de Langdarma, annonciatrice des progrès futurs, avait pour destination l’anatomie comparée des espèces animales, afin que s’exposassent les acquis scientifiques du dernier siècle.

Ocré et bistré, le masque bimétallique d’or et d’argent dissimulant sa figure desséchée et émaciée aux orbites rétractées, l’antique souverain du Tibet semblait nous attendre. Un écorché de cire,

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d9/Mus%C3%A9e_de_l%27Homme_Cire_anatomique_Le_Grand_Ecorch%C3%A9_Andr%C3%A9-Pierre_Pinson_04022018_1.jpg

 œuvre de Monsieur Pinson dont Georges Cuvier avait insisté pour qu’on l’installât auprès du supposé cadavre, paraissait veiller l’empereur déchu. Tout un dispositif complexe l’entourait, compromis entre plusieurs théories : fluide galvanique, « pile » de Monsieur Volta

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 et magnétisme animal de Mesmer.

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 Des dizaines de fils cuivrés s’entortillaient autour du corps, tous joints à des baquets d’eau salée que surmontaient des échafaudages complexes et quasi monumentaux, sous forme de colonnettes composites caparaçonnées de bois, constituées en leur structure interne et cependant visible de rondelles alternées de cuivre, de zinc, d’argent, de tissu et de feutre imbibés d’une solution saline, en fait une prosaïque saumure. Telles apparaissaient les piles électriques,

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 au nombre de quatre, situées à chaque point cardinal par rapport à la position centrale occupée par Langdarma.

Cette invention, porteuse d’avenir, datait d’à peine deux ans, et, une fois de plus, le comte di Fabbrini était parvenu à y intéresser Napoléon. Notre roi avait offert une pension à Monsieur Volta pour qu’il se mît au service de la France, au grand dam des Anglais. Ainsi gratifié (le montant de la pension demeurait secret, aussi le supposions-nous supérieur à vingt mille livres par an), l’inventeur ferait preuve d’une fidélité sans faille à la France. Çà et là, tout autour des baquets, étaient disposées et accrochées des grenouilles spinales, bêtes viles sacrifiées au nom de la science, à la moelle épinière à vif.

 Description de cette image, également commentée ci-après

 Leurs mouvements végétatifs, occasionnés par le galvanisme, témoigneraient du bon fonctionnement de notre appareillage. Le comte di Fabbrini y avait adjoint un système de son cru, dérivé de ce qu’il nommait, pour rappel, les lampes ou éléments Ruhmkorff

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 et Bunsen. 

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L’instant fut solennel bien que confidentiel, car fort peu de personnes de qualité avaient été renseignées sur la tenue de cette séance privée, pour le déroulement de laquelle nous redoutions l’intervention d’espions et de saboteurs (ainsi qualifie-t-on en Albion les partisans du pseudo-général John Ludd qui endommagent les métiers mécaniques en y plaçant des sabots, occasionnant depuis près de deux ans des désordres innombrables et de violents troubles populaciers). A peine vingt personnes y étaient conviées, dont le monarque et nous-mêmes, les participants à l’expédition, à l’exception de Jacques Balmat, retourné en ses pics alpins. Ce fut pourquoi le jeune Schopenhauer et son mentor Rajiv faisaient partie des spectateurs privilégiés, indépendamment de leurs supplications cependant fructueuses. Napoléon leur avait réservé une place d’honneur et avait promis de les décorer de la nouvelle Légion remplaçant la croix de Saint-Louis, bien que cette médaille fût d’un aspect assez semblable. Nous étions tous des chevaliers potentiels.

Parmi les ministres, nous reconnûmes messieurs Cambacérès, Danton et Fouché. Monsieur de Talleyrand s’était fait excuser, car rentrant à peine d’Italie[1]avec un autre butin intéressant qu’il nous serait donné d’examiner et de décortiquer.

L’expérimentation pouvait débuter. Les assistants et préposés commencèrent à tourner les manivelles des bobines Ruhmkorff afin de générer le flux électrique tandis que le comte di Fabbrini, payant de sa personne, allumait les mèches de deux briquets d’amadou tout en entrechoquant plusieurs pyrites jusqu’à ce que les étincelles en jaillissent. Dans leurs cages de chêne et d’acajou, les piles de Monsieur Volta émirent d’étranges vibrations desquelles sortirent des fulgurances dorées. 

A suivre...



[1] Voir le prochain chapitre.