Chapitre
XXII
Trois jours avaient passé depuis la dernière
tragédie. La fin d’octobre approchait et il devenait urgent d’agir. Le blocus
de Moesta et Errabunda était devenu complet. Les gendarmes avaient rendu
compte d’un remue-ménage. Leurs lunettes d’observation avaient remarqué un
étrange convoi sortant du pavillon principal, et que ce qu’on y escortait
n’était autre qu’un cercueil. Il y avait aussi plusieurs domestiques armés de
fusils (se doutait-on de la préparation d’une attaque ?) qui semblaient
ratisser les bâtiments à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, qu’ils
tentaient de débusquer comme s’il se fût agi d’un serpent ou d’un fauve échappé
d’une ménagerie.
Revenu à Paris, à son domicile, Allard savait
que l’assaut était fixé au 30 octobre, quel que fût l’état de dénutrition des hôtes
du maudit lupanar. Après, ce serait la mauvaise saison, la froidure de l’hiver,
qui gêneraient les opérations militaires de la maréchaussée de France,
instruite des expériences passées, de la Crimée et de 1812. Il reçut sa fille
Pauline dans son bureau austère et sombre, malgré les objections de son épouse,
fort réservée au sujet du plan qu’il avait élaboré avec la police. L’aliéniste
devait convaincre sa chère fille de servir la République pour une noble tâche,
et qu’elle devait payer de sa personne en s’introduisant clandestinement dans
la propriété, en se faisant passer pour une petite gamine perdue quêtant un
havre, un foyer réconfortant, tandis que la maréchaussée la suivrait à distance
et attaquerait. Ce serait à elle de donner le signal par l’explosion de
plusieurs pétards. Papa et le commissaire Brunon observeraient le tout à bord
d’un aérostat. Griffer et écorcher ses jambes maigres aux orties et potentilles
des jardins abandonnés de Moesta et Errabunda ne tentait guère Pauline.
Fort réservée quoiqu’elle fût obéissante, la fillette de quatorze ans fut
difficile à convaincre. Certes, on avait vu des hommes en armes. Certes, les
pensionnaires n’étaient pas encore tout à fait affamées pour que la Maison
capitulât. C’était l’approche du général Hiver, et elle seulement, qui
justifiait cette accélération de l’opération gendarmesque. Il y aurait sans nul
doute un peu de résistance, des blessés, des morts peut-être. Mais la mission
de la fillette serait de jouer à la chèvre, à l’appât pascalien qui détournerait
les monstres de cette attaque surprise. Il faudrait qu’elle s’arrangeât à
rester avec les petites pensionnaires car il les fallait toutes vivantes et
sans égratignure. Elle contribuerait à les mettre à l’abri. Puis, on les
restaurerait, les pourvoirait en bains chauds, avant de les confier à l’Assistance
publique ou de les rendre à leurs parents anxieux et désespérés. Nos forces de
l’ordre n’avaient pas poussé l’enquête en direction de la fraction de géniteurs
indignes qui avaient vendu leur gamine à Cléore, ne se souciant que des seules
enlevées.
« Comment,
père ! Qu’exigez-vous de moi ? Garder quarante fillettes comme une
bergère son troupeau tandis que les adultes seront occupés à se trucider, à
s’entretuer ! Vous n’y songez point ! s’empourpra Pauline,
velléitaire pourtant malgré son apparent courroux, parce que n’osant point
crier franchement son refus à tue-tête. Sa fâcherie se limitait à un léger
haussement de la voix, une montée vocale sirénienne accompagnée d’une roseur
d’irritation aux joues et d’une accentuation des veinules bleutées de ses
tempes de blonde, qu’elle avait ravissantes, presque pour la forme, pour la
comédie, car sachant qu’elle n’obtenait jamais gain de cause.
- Il le faudra bien,
pourtant, ma fille. Vous vous débrouillerez pour dénicher une cave ou je ne
sais quoi d’autre, en attendant la victoire des gendarmes. L’inspecteur Moret
commandera l’assaut. »
Pauline se tut aussi vite qu’elle avait feint
de s’emporter. Elle semblait inattentive. Son regard paraissait fasciné par la
lourde horloge auvergnate en chêne massif, à la tête en forme de corniche,
cette reine du bureau bourgeois, ce signe de richesse traditionnel, dont la
fabrication remontait à l’époque du roi des Français. Le va-et-vient du
balancier de cuivre, que ses yeux ne cessaient d’examiner, de scruter,
d’étudier, au risque qu’il l’hypnotisât, son bruit régulier lancinant, tout
cela contribuait à distraire un temps la conscience de la fluette fillette, qui
s’interrogeait sur la provenance exacte de cette horloge, qu’elle fût de
Thiers, de Riom, de Mauriac, d’Ambert ou de tout autre lieu où paissaient les
vaches de Salers au pelage de feu, sur l’âge du bois dont elle était
constituée, sur sa fragrance vernissée exhalée, humée en ses narines, sur la
cire brillante dont elle était astiquée.
« Combien d’abeilles ouvrières se sont-elles affairées pour fabriquer cette cire, et ce, dans combien de ruches différentes et dans quels ruchers ? » se questionnait-elle pour elle-même. L’Auvergne… ô souvenir pris en sa totalité… C’étaient là ses origines, les racines profondes de sa mère, méditait Pauline, méditations propres à toutes ces fascinations et remémorations adolescentes, lorsque compte encore le temps, quand on a la vie devant soi, du fait d’une juvénilité que l’on croit éternelle parce que la fleur, le calice, éclosent et embaument lors à peine, ne font que débuter leur cheminement ici bas. Et ce tic-tac languissant du balancier cuivré continuait, peuplait tous les méninges de Pauline, la submergeait, allait jusqu’à contraindre son aire du langage articulé découverte par Monsieur Paul Broca à une mutité bienvenue, tel un gage d’obéissance et de soumission à l’autorité de l’adulte, du géniteur tout-puissant, mutisme qui fit accroire à son père qu’elle acquiesçait à tout son plan, après son ténu emportement passager exprimé pour la gloriole.
« Combien d’abeilles ouvrières se sont-elles affairées pour fabriquer cette cire, et ce, dans combien de ruches différentes et dans quels ruchers ? » se questionnait-elle pour elle-même. L’Auvergne… ô souvenir pris en sa totalité… C’étaient là ses origines, les racines profondes de sa mère, méditait Pauline, méditations propres à toutes ces fascinations et remémorations adolescentes, lorsque compte encore le temps, quand on a la vie devant soi, du fait d’une juvénilité que l’on croit éternelle parce que la fleur, le calice, éclosent et embaument lors à peine, ne font que débuter leur cheminement ici bas. Et ce tic-tac languissant du balancier cuivré continuait, peuplait tous les méninges de Pauline, la submergeait, allait jusqu’à contraindre son aire du langage articulé découverte par Monsieur Paul Broca à une mutité bienvenue, tel un gage d’obéissance et de soumission à l’autorité de l’adulte, du géniteur tout-puissant, mutisme qui fit accroire à son père qu’elle acquiesçait à tout son plan, après son ténu emportement passager exprimé pour la gloriole.
« Ma fille, qui
ne dit mot consent. C’est un principe fort de notre République, de notre
administration. Si vous vous faites taiseuse, cela signifie que votre attitude
vaut en fin de compte acceptation de la mission que je vous assigne.
- Mais, père…
- Vous objecterez
ultérieurement ; en attendant, préparez-vous. Nous partons pour
Château-Thierry tout à l’heure.
- Je…je suppose,
père, qu’il y aura une contrepartie, car toute charge signifie compensation,
prébende peut-être.
- Tout travail
mérite salaire, je sais.
- Laissez-moi tout
de même me préparer, dire au revoir à mon frère, à ma chère maman…
- Votre devoir
d’obéissance a repris le dessus. Cela est sain.
- Et la
compensation ?
- Vous aurez bientôt
une petite sœur.
- Comment ?
Mère attendrait-elle un enfant ?
- Non pas.
- Ah, mon père, ne
parlez point par énigmes.
- J’ai décidé, avec
l’accord des autorités, d’adopter Mademoiselle Odile Boiron. La précellence et
la réputation de notre famille…
- La petite enlevée
du mois d’août ? Pour quelle raison ?
- Elle ne pouvait
être pupille de l’Etat. Sa famille vit, mais elle ne veut plus y retourner,
revenir au bercail où on la maltraitait. C’est l’occasion de l’arracher à sa
misère noire. Mon adoption sera donc une adoption simple. Ce sera une excellent
camarade. Elle est intelligente et vive. Vous ne le regretterez pas.
- Et mère, et
Victorin ? Les avez-vous consultés ?
- Ils me doivent
obéissance, tout comme vous. Allons, apprêtez-vous. Nous voyagerons en voiture.
- Un…un
fiacre ?
- Affrété par la
préfecture de police.
- Que…que dois-je me
mettre ? Une jolie robe blanche avec une ceinture rose, des jupons
empesés ? Dois-je friser mes cheveux ? Les pâtes de beauté et
l’essence de néroli sont-elles indispensables ?
- Je ne vous savais
point si coquette. D’habitude…
- Père, une chèvre,
censément, attire les prédateurs. Je suppose donc que, vus les goûts
inavouables des gens que vous combattez, il me faut leur paraître séduisante,
et me conformer conséquemment à leurs us et coutumes
vestimentaires…aristocratiques.
- Je n’ai exigé
qu’une seule fois de vous de vous adoniser en petite fille modèle de bonne
famille. Non, le rôle que vous devez jouer est celui d’une jeune bourgeoise de
province qu’un coup de tête a précipitée hors de son domicile. Ayez sous vous
vos accoutumés dessous de coton. Revêtez une robe simple, celle en velours
feuille morte avec le col haut engrêlé. Cela sied à la saison. Vous mettrez
juste un padou assorti dans votre chevelure, et un manteau ouvert, le gris
souris, fourré de loutre. Ajoutez-y un chapeau sans fioritures, celui dont vous
vous coiffez d’habitude. Ah, autre chose : pas de camée, pas de broches ni
de bagues. Juste un dernier détail : protégez bien vos bottines noires
avec des guêtres. Le terrain où vous devrez vous aventurer est assez accidenté
et sournois.
- Bien père. »
Pauline, prenant un air affecté, effectua sa
courbette de fille soumise et ne dit nul autre mot. Elle s’alla en sa chambre
où la bonne la débarbouilla au petit lavabo et la prépara.
**********
Deux journées supplémentaires s’écoulèrent
encore. Le fatidique 30 octobre 18** était enfin là. La demie de sept heures du
matin venait de sonner au clocher de Condé-en-Brie. Une pluie désagréable était
tombée toute la nuit, ce qui rendait le sol détrempé et boueux. Près de la
brèche de la propriété, l’adjudant-chef Cleuziot donnait ses dernières
instructions et recommandations à Pauline tandis que Moret effectuait la
distribution des revolvers et des fusils. Allard et Brunon avaient pris place
dans un ballon espion qui permettrait d’avoir vue sur toute l’opération. On
constate donc que les plans avaient été changés, puisque la surprise était lors
privilégiée à l’attente de la pénurie stomacale des pensionnaires. Pauline
avait bourré les poches de son manteau de plusieurs pétards et d’une boîte
d’allumettes. Les joues rosies par la fraîcheur humide, son sévère minois aigri
et chiffonné, elle s’interrogeait sur la réussite de cette opération républicaine.
« Ah, mon
adjudant-chef, permettez-moi encore une fois. Non pas que je doute, que je sois
fataliste… Mais, si d’aventure, je ne sortais pas vivante… On ne sait jamais.
Je doute que la République décore une héroïne de quatorze ans de la Légion
d’honneur à titre posthume…
-
Tranquillisez-vous, mademoiselle. Nous vous suivrons de près. Cela fait partie
de la tactique. Nous ne lancerons l’assaut que lorsque vous ferez exploser
votre petite artillerie.
- Soit. Je ferai
donc mon devoir de petite citoyenne. Mais je ne suis pas Jeanne
d’Arc ! »
Cleuziot se retourna et lança :
« Messieurs,
soyez prêts ! Armes au ceinturon ! »
Pauline salua la troupe de la main et pénétra
dans la brèche qu’on avait agrandie de manière qu’elle ne fût pas obligée de
s’y déplacer à genoux, ce qui eût immanquablement sali ses bas et son manteau.
Une fois de l’autre côté, dans la place, elle chercha quelle direction prendre.
Elle avait mémorisé, ces deux derniers jours, tout le plan de l’endroit, et
savait qu’il lui fallait trouver la serre, rajoutée grâce aux indications
d’Odile. Les dés étaient jetés.
********
Comme tous les matins, Michel et Julien
prenaient l’air à la fenêtre, parce que c’était plus sain pour leurs bronches
souventefois alcoolisées. Les factotums de Mademoiselle de Cresseville
remarquèrent dans le ciel la présence suspecte d’un aérostat parmi les nuages
qui se déchiraient après une dernière ondée.
« Vise-moi ça,
compère ! Va avertir Zénobe, le larbin de service à côté. C’est
louche !
- T’as raison, dis donc,
mon Julien ! V’là t’y pas qu’on nous envoye des ballons captifs ou
aut’chose pour épier c’qu’on fout ici ! Ça pue le coup fourré de la Rousse.
Prév’nons Cléore !
- L’est occupée.
J’crois bien qu’elle a d’autres chats à fouetter.
- Ouais ! On
recherche cette criminelle de miss Délie depuis j’sais plus combien de jours.
Va savoir où elle se planque encore.
- La belette,
Quitterie, elle croit justement connaître sa cachette. Le lieu est truffé
d’alcôves et de passages secrets, tellement que même Cléore, elle les
appréhende pas tous !
- Donc, c’est la
boiteuse qui a été envoyée à la rescousse, parce que c’est la plus maigre et
qu’elle peut dénicher la p’tite rate dans son trou. Elle est armée d’une
saloperie, il paraît, un truc pour transpercer les putains par où je pense…
J’vas chercher Zénobe. Il a son fusil à portée. Nous, quand on s’lave, on
l’garde pas avec nous ! »
Zénobe, adonisé de sa livrée impeccable, sa
perruque poudrée à peine décoiffée par un petit somme, arriva avec une
promptitude de zélote.
« Aboule-toi à
la fenêtre et prends ton flingot, y va y avoir de la pétarade !
- Monsieur Michel,
auriez-vous des lunettes ?
- Je te croyais
tireur d’élite au quinzième de ligne. T’as pas besoin de binocles pour viser.
- J’ai quarante ans,
et c’est l’âge où on devient presbitre.
- On dit presbyte,
sinon, ça fait curaillon ! gouailla Michel, jamais en reste.
- Allez, tu le vois,
ce satané aérostat, là-bas ! Epaule ton flingue et vise bien ! Tire,
tire à en faire péter son enveloppe de caoutchouc pourri ! Tue !
- Laissez-moi le
temps. Vous êtes trop impatients.
- Puisque tu
l’prends ainsi, passe-moi ton fusil ! J’en fais mon affaire, criailla
Julien.
- Attention,
messieurs, il y a du vent, et ce ballon bouge un peu.
- S’il prend à
l’aérostier la fantaisie de couper la corde, on l’aura pas et il voguera dans
les airs au gré des courants aériens !
- Allez !
Feu ! »
Une détonation retentit de l’embrasure de la
fenêtre du pavillon central. L’ouïe de Pauline mais aussi les soldats et
policiers la perçurent. La fillette localisa la provenance du coup, ce qui
l’aida à se situer. Elle prit à gauche, vers les bassins ruinés.
« Ah, mince de
mince ! J’l’ai raté !
- Julien,
recommence !
- Faudrait
descendre. Il était trop loin, pas du tout à portée.
- En bas, ça ne sera
pas mieux. Le sol est détrempé par les intempéries de la nuit, et ce ballon
sera encore plus difficile à viser, croyez-moi, observa Zénobe.
- T’occupe !
- Informons-en la
comtesse. Nous allons devoir rester en armes puisqu’il se trame quelque chose
de pas bon. Prenons garde ! » conclut le domestique.
*************
Avant de parvenir à la serre, Pauline devait
parcourir de conséquents arpents en friche. Craignant de s’égarer, elle tira
d’une poche de son manteau une montre de gousset en forme d’oignon qu’elle
consulta : il était jà huit heures, et la matinée s’avançait,
irréversible, tandis qu’elle affrontait l’espace dédaléen et la fraîcheur de ce
parc abandonné. Ce fut à cet instant qu’elle entendit le coup de feu, ce qui
porta son attention vers la gauche. Puis, sa marche incertaine reprit de plus
belle, au milieu des flaques insidieuses qui crottaient ses bottines, dans la
direction révélée par l’imprudent tireur. Les gendarmes la suivaient à quelques
distances, usant de toutes les possibilités de camouflage qu’offrait la
végétation affolée par l’absence d’entretien.
Elle erra lors longtemps dans les jardins
délaissés et boueux aux multiples pièces d’eau et bassins abandonnés, fragrants
d’un arôme de feuilles mortes pourries, ombragés d’essences ensauvagées, avec
leur statuaire pitoyable, proprement décrépite par l’injure du temps et le
désintérêt de la vicomtesse, la propriétaire effective. Il fallait qu’elle prît
garde de ne point choir dans des ornières bourbeuses.
C’était un Olympe de morbidité, une
abondance, une prolifération d’imitations moussues, viciées, tartreuses,
étiolées, piquetées, ruinées, éraillées, aphteuses, tachetées de déjections
séchées d’oiseaux, de dieux, de déesses, de héros et de nymphes prétendant
copier Coysevox, Coustou, Pigalle, Houdon ou Canova. Au milieu de ce panthéon,
de cette ennéade, de cette ogdoade, de cet héroôn
au bord de l’effondrement final et symbolique (Pauline ne goûtait guère aux subtilités du symbolisme sculptural ou poëtique et n’avait pas le loisir de décrypter les vers hermétiques de Monsieur Mallarmé), la fillette passait, indifférente, en lissant ses mèches cendrées. Elle se moqua comme de colin-tampon qu’Iphigénie fût d’Aulide ou de Tauride, qu’Orphée jouât de sa lyre ou que celle-ci manquât à sa statue, que tous les personnages des opéras de Monsieur Gluck figurassent au sein de ces ruines. On eût pu croire que tous ces éminents personnages mythiques s’étaient donné rendez-vous ici pour finir lapidifiés. Pauline n’avait pas le temps de s’attarder au déchiffrement de toute cette paléographie lapidaire, dont les grilles de lecture sémantiques avaient disparu avec l’écroulement du paganisme romain.
au bord de l’effondrement final et symbolique (Pauline ne goûtait guère aux subtilités du symbolisme sculptural ou poëtique et n’avait pas le loisir de décrypter les vers hermétiques de Monsieur Mallarmé), la fillette passait, indifférente, en lissant ses mèches cendrées. Elle se moqua comme de colin-tampon qu’Iphigénie fût d’Aulide ou de Tauride, qu’Orphée jouât de sa lyre ou que celle-ci manquât à sa statue, que tous les personnages des opéras de Monsieur Gluck figurassent au sein de ces ruines. On eût pu croire que tous ces éminents personnages mythiques s’étaient donné rendez-vous ici pour finir lapidifiés. Pauline n’avait pas le temps de s’attarder au déchiffrement de toute cette paléographie lapidaire, dont les grilles de lecture sémantiques avaient disparu avec l’écroulement du paganisme romain.
Une Pomone plantureuse avec ses fructueux
attributs gisait, renversée, face contre terre, toute rongée, dans un nymphée
parasité par des lierres.
Le prétendu marbre de Carrare ou du Pentélique dans lequel un sculpteur inconnu avait façonné cette déesse stéatopyge des fruits et des jardins s’effrangeait comme une étoffe guenilleuse et putride gorgée d’eau. Des corbeaux, charognards de la pierre, y avaient élu domicile. Ils croassaient, conchiaient leur guano. Ils piquaient de leur bec quelques menus fragments de fesses et de gorge, constellés de moisissures, à la recherche de vers improbables. Pomone n’avait plus de visage. Comme pruinée par l’acide, sa tête reposait, sa face joufflue estompée et verdie, sur le fond asséché de l’antique fontaine, tandis que les pommes, grappes, grenades, pastèques et pampres que la divinité transportait, la transfiguraient à la semblance d’une nature morte. De bosquets et de charmilles surgissaient d’autres dieux, d’autres héros, à demi dissimulés, à peine devinables, identifiables et discernables tant le temps et le séjour de plein air les avaient altérés et injuriés. Un aulète à l’instrument brisé accompagnait une bacchante, thyrse en main,
qui ne tenait plus en équilibre que par miracle, et paraissait esquisser au son de la flûte double muette semi détruite – ô aporie ! - quelque danse pyrrhique en l’honneur d’un souverain innommé. Plus loin encore, un faune à syrinx émergeait d’un sous-bois, mutilé de la plus grande partie de ses caractères faunesques, nez, oreilles caprines, cornes, jusqu’à un des sabots de chèvre-pied qui manquait. Ses yeux caves de squelette sculptural, creusés par une lèpre lithique, exsudaient un lichen roussâtre, un sang de pierre coagulé. Son instrument lui-même avait été dépouillé de la plupart de ses tuyaux.
Le prétendu marbre de Carrare ou du Pentélique dans lequel un sculpteur inconnu avait façonné cette déesse stéatopyge des fruits et des jardins s’effrangeait comme une étoffe guenilleuse et putride gorgée d’eau. Des corbeaux, charognards de la pierre, y avaient élu domicile. Ils croassaient, conchiaient leur guano. Ils piquaient de leur bec quelques menus fragments de fesses et de gorge, constellés de moisissures, à la recherche de vers improbables. Pomone n’avait plus de visage. Comme pruinée par l’acide, sa tête reposait, sa face joufflue estompée et verdie, sur le fond asséché de l’antique fontaine, tandis que les pommes, grappes, grenades, pastèques et pampres que la divinité transportait, la transfiguraient à la semblance d’une nature morte. De bosquets et de charmilles surgissaient d’autres dieux, d’autres héros, à demi dissimulés, à peine devinables, identifiables et discernables tant le temps et le séjour de plein air les avaient altérés et injuriés. Un aulète à l’instrument brisé accompagnait une bacchante, thyrse en main,
qui ne tenait plus en équilibre que par miracle, et paraissait esquisser au son de la flûte double muette semi détruite – ô aporie ! - quelque danse pyrrhique en l’honneur d’un souverain innommé. Plus loin encore, un faune à syrinx émergeait d’un sous-bois, mutilé de la plus grande partie de ses caractères faunesques, nez, oreilles caprines, cornes, jusqu’à un des sabots de chèvre-pied qui manquait. Ses yeux caves de squelette sculptural, creusés par une lèpre lithique, exsudaient un lichen roussâtre, un sang de pierre coagulé. Son instrument lui-même avait été dépouillé de la plupart de ses tuyaux.
Les statues mortes pullulaient dans tous les
recoins de ce jardin trépassé, outrancières, impudiques en leur gaine de
mousse, leur vicieuse chlorose cariée et leur squirre invasif, quasi au bord de
l’effritement final, comme si on les eût sculptées dans une matière trop
tendre, du talc ou de la craie, à moins qu’il se fût agi de personnes autrefois
vives pétrifiées par le regard de Méduse ou Gorgone, cette pétrification étant
censée déboucher sur un retour graduel au néant par la décomposition de la
matière pierreuse. Certaines, effondrées en duos, se retrouvaient mêlées, enchevêtrées,
emprisonnées en des enlacements sybaritiques de la pierre involontairement
obscènes. D’autres, esseulées par la perte de leur Apollon ou de leur Diane,
dont ne demeurait parfois qu’un socle à l’inscription effacée, perdue pour
l’épigraphie latine, affichaient leur veuvage, leur viduité. Elles tenaient
encore, parfois sur une seule jambe, sur un lambeau de muscle, empesées par
l’insidieux lichen brun, rongées d’humidité ou asséchées, prêtes à choir à la
moindre tempête, tel ce Poséidon en cette grande pièce d’eau, réminiscence de
Versailles, dont, du char attelé de capricornes, de catoblépas, de dauphins et
de tritons, ne demeurait plus qu’un harnais ridicule, alors que même toutes les
dents de son trident avaient disparu.
Plus loin, c’était une autre assemblée
lapidaire d’un acabit terminal si semblable aux précédents ensembles, une
ecclésia olympienne de nymphes, d’amours, de joufflus chérubins, de fessus
putti, de dryades, d’hamadryades, de sylvains, de satyresses jà
baudelairiennes,
de faunesses aux petits seins mignards fort bien aréolés, aux fesses menues propres à provoquer de hardis transports saphiques, et d’éphèbes affadis et dépolis, grêlés de trous, qui s’offrait à Pauline, blasée de cette surabondance baroque de chancissures marbrées, perdue dans ce labyrinthe en friches. C’étaient autant de fragments essentiels évocateurs d’une invocation à la forêt, à la sylve gréco-romaine. La Mort existait aussi en cette Arcadie-là. Pauline ne cessait de s’étonner de la constatation suivante : ces œuvres en ronde-bosse demeuraient d’une pudibonderie convenue ; les pubis des femmes, y compris ceux des Vénus et des mignonnes faunesses, étaient désespérément lisses, impubères, sans même l’esquisse d’une fente vulvaire, alors qu’on lui avait toujours enseigné que le XVIIIe siècle était celui de la dépravation instituée comme un des Beaux-Arts. Il en était ainsi dans d’hypocrites toiles modernes de messieurs Cabanel, Bouguereau, Chaplin et consort. La pensée réflexive de la sévère fillette s’étendit aux graciles éphèbes, à tous ces Antinoüs ambigus, manquant de muscles, à peine sexués, au membre rabougri en forme de crossette, sans poil aucun, presque androgynes, qui certes, eussent échauffé de pédérastiques antiphysiques, mais n’auraient provoqué aucune réaction érectile chez son pauvre Victorin, plus fasciné par la statuaire virile d’un Michel-Ange.
de faunesses aux petits seins mignards fort bien aréolés, aux fesses menues propres à provoquer de hardis transports saphiques, et d’éphèbes affadis et dépolis, grêlés de trous, qui s’offrait à Pauline, blasée de cette surabondance baroque de chancissures marbrées, perdue dans ce labyrinthe en friches. C’étaient autant de fragments essentiels évocateurs d’une invocation à la forêt, à la sylve gréco-romaine. La Mort existait aussi en cette Arcadie-là. Pauline ne cessait de s’étonner de la constatation suivante : ces œuvres en ronde-bosse demeuraient d’une pudibonderie convenue ; les pubis des femmes, y compris ceux des Vénus et des mignonnes faunesses, étaient désespérément lisses, impubères, sans même l’esquisse d’une fente vulvaire, alors qu’on lui avait toujours enseigné que le XVIIIe siècle était celui de la dépravation instituée comme un des Beaux-Arts. Il en était ainsi dans d’hypocrites toiles modernes de messieurs Cabanel, Bouguereau, Chaplin et consort. La pensée réflexive de la sévère fillette s’étendit aux graciles éphèbes, à tous ces Antinoüs ambigus, manquant de muscles, à peine sexués, au membre rabougri en forme de crossette, sans poil aucun, presque androgynes, qui certes, eussent échauffé de pédérastiques antiphysiques, mais n’auraient provoqué aucune réaction érectile chez son pauvre Victorin, plus fasciné par la statuaire virile d’un Michel-Ange.
Ses bottines, qui faisaient attention à ce
qu’elle ne chût point dans un étendue profonde d’eau boueuse où elle se fût
engloutie comme dans du sable mouvant, parcouraient des successions de fausses
grottes maniéristes chargées de mascarons et de marmousets, de belvédères, de
corniches, au style un peu toscan, un peu vénitien, d’autres nymphées, d’autres
bassins, d’autres pièces d’eau ravagées encore, en une infinitude lassante,
sans que ses yeux remarquassent qu’elle s’approchait enfin du pavillon
convoité. Le tout répandait une odeur de feuilles et de nénuphars pourris qui
prenait à la gorge, qui causait des suffocations turpides telle une haleine de
mort qu’eussent dégagée les bouches de ces fictions païennes. Enfin, Pauline
jouxta un étang soufré de tourbe qui épandait ses exhalaisons méphitiques.
Ce parc était atypique de par son essence
même, non conventionnel, irréaliste… Il paraissait saccagé, balayé, par le
courroux d’une main divine invisible. Il incarnait la mort métaphysique et
métaphorique de la culture antique, des Humanités, auxquelles se substituait le
monde industriel bourgeois, celui des brasseurs d’affaires, des spéculateurs en
bourse, monde auquel adhéraient la plupart des protestants comme les Allard,
qui se reconnaissaient dans ce petit troupeau prédestiné par la fortune, élu de
Dieu. Pauline Allard soutenait mordicus, de par son éducation réformée, la
nécessité du prêt à intérêt, le labeur, ce Beruf allemand considéré
comme la valeur suprême, absolue, incontournable, qui las avait supplanté l’otium des anciens Romains, cette
bienvenue oisiveté mère de tous les raffinements et non de tous les vices ;
elle adhérait à l’inégalité républicaine des classes, des races, des
civilisations, à l’utilitarisme immédiat de ce maudit philosophe anglais
matérialiste, Jeremy Bentham, qui se gaussait du Beau, pour lui notion
obsolète, inutile, non rentable, improductive, et non éducatrice du peuple, qui
devait demeurer à sa place, la dernière, car non désigné par la divinité pour
qu’il fût sauvé. Un prophète inspiré du siècle de Voltaire, siècle de
l’émergence du libéralisme moderne, un physiocrate peut-être, avait-il conçu ce
jardin d’outre-monde, du Bien latin converti en Mal adamique[1] ? Ou
n’était-ce qu’une illusion trompeuse, davantage due à la dégradation, à la
déliquescence graduelle des lieux, indûment abandonnés à leur sort dans un
objectif de décadence par la vicomtesse de** ? Ô, pourriture de la statuaire
gréco-romaine dont sous peu ne demeureront plus que quelques bris épars…
La fluette enfant fatiguait. De temps à
autre, elle s’obligeait à s’adosser à une balustrade, contre des corbeilles
d’acanthes verdâtres, croupies, ou des cratères de grès, récupérant son
souffle. Elle croisa ce qui restait d’une orangeraie. Ce parc avait décidément
la prétention et les dimensions d’un Versailles ! Pauline pensait que
l’aspect délétère des lieux finissait par tromper son entendement, que ses sens
s’altéraient, étaient abusés, qu’elle perdait toute notion d’espace et de
temps. Elle se surprit à consulter une nouvelle fois sa montre. Elle indiquait
neuf heures moins le quart. Cela faisait donc longtemps qu’elle s’égarait.
C’était bien là un jardin maléficieux, un jardin de mort de Circé et d’Hécate,
à moins qu’il fût de Proserpine, jardin truqué et fantasmagorique dont elle
aurait grand mal à sortir. Pauline s’étonnait qu’elle n’eût pas rencontré âme
qui vive, qu’on ne l’eût point encore surprise. Ce cimetière de statues et de
fontaines demeurait vide, désespérément désert de toute autre présence humaine
que la sienne propre, si l’on exceptait l’escadron embusqué qui la suivait au
loin.
Elle manqua trébucher dans une immonde mare
vaseuse, mais se rattrapa à temps. Notre petite Pauline aux cheveux de cendre
soyeux et aux pâles joues hâves venait de buter sur une aspérité, une marche
ruinée, à demi descellée, touffue d’herbes folles et d’orpin blanc. Elle
ressentait une petite faim, habituelle chez elle, puisqu’elle avait déjeuné
chichement. Elle ne cessait de ressasser cette faim en pensée, jusqu’à ce que
l’obsédassent et s’exacerbassent ses sensations stomacales grondantes,
bruyantes, son suc gastrique agissant à vide, brassant ses entrailles à sec.
Pauline ne mangeait jamais en suffisance et ses formes tardaient à prendre leur
essor, comme nous le savons bien. Il lui fallut satisfaire fatuitement cette
envie, s’enquérir d’une manducation, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût
comblée. Lors trahie par sa physiologie davantage que par l’adultération, la
tromperie factice de ce parc démentiel, la jolie Pauline perdit encore du
temps. Après dix minutes de vaines recherches parmi les fourrés encore emperlés
par la pluie de la nuit, parvenue à proximité d’une vasque moulurée et bulbeuse
dont la modénature était parasitée par l’orobe et la gesse, par la jarousse et
d’autres pois de senteur, pourrie comme un germoir à l’abandon, grêlée,
ponctuée et mouchetée de salpêtre, la fillette aperçut un buisson de baies
sauvages rubéfiées. Elle s’y précipita et les cueillit dans ses mains pour les
dévorer, s’en gaver goulûment, s’en goberger toute. Leur goût était exquis, et
peu lui importait leur toxicité supposée. Leur saveur melliflue rappelait
quelque électuaire pharmaceutique, quelque ancien remède d’apothicaire, quelque
opiat fort sucré, savoureux, bien que Pauline craignît que ces fruits rouges
minuscules, dont la vénénosité restait à mesurer, à évaluer, provoquassent en
elle des visions hallucinatoires dignes d’un mescal mexicain. Ses lèvres
tachetées par le suc de ces baies, elle reprit sa marche.
Pauline ressentait grande fraîcheur et grande
humidité, bien que la matinée s’avançât, sensation accentuée par son ventre
encore quasi vide, quoique ces baies, insuffisamment nourrissantes, l’eussent
rendue repue. C’était un semblant de réplétion, de satiété. Frissonnante,
elle referma son manteau, en monta le col, rajustant son écharpe. Alors, elle
vit à quelques pas la statue de l’écuyer cavalcadour et la serre, repères indéniables
qui prouvaient qu’elle parvenait au but. Elle y trotta à en perdre haleine. Sa
respiration émettait de petits claquements secs, pareils à ceux d’un chien de
fusil à silex, qui rappelaient le souffle des grognards de la déroute russe. « C’était
en 1812. », avait-elle lu quelque part dans un peu recommandable
roman-feuilleton prétendument écrit par un vicomte. Pourtant, il faisait
présentement une température bien supérieure aux supposés vingt ou trente
degrés au-dessous de zéro de la retraite de Russie. Elle n’atteignit pas Kovno,
comme les débris squelettiques de la Grande Armée, mais le seuil de la serre.
Pauline craignait qu’une fois en la place que lors investissaient les
gendarmes, son corps en nage de sa course, du fait qu’elle venait de se démener
sous l’effort, dégageât des torrents d’érotisme de nymphe qui exciteraient les
jeunes anandrynes.
Dès qu’elle eut pénétré en ce lieu
sudorifique et tropical, un kaléidoscope de sensations assaillit la jeune
demoiselle. La réfraction de la lumière à travers les alvéoles et les cellules
du solarium de la serre engendrait une atmosphère onirique, d’une
polychromie irréelle, diaprée, opalescente, filtrée par les surfaces hyalines,
comme arrachée, exfoliée, décalée, déteinte des coloris naturels, ici vivifiés
et exacerbés, accentués, éblouissants, coloris qu’on ne se fût pas attendus à
trouver tels quels dans une serre ordinaire. Tout cela défiait les lois
chromatiques, celles de l’optique aussi, engendrant une décomposition
impressionniste, un divisionnisme pointilliste au service du luxe, du calme et
de la volupté. Pauline se trouvait plongée dans un microcosme paradisiaque de
tachetures polychromées, un nonchaloir suave et chatoyant transsudant de désir,
qui essayait d’incarner la recréation de la matrice primordiale. C’était un
retour en arrière en direction de l’Absolu premier, ce que les philosophes
antiques, gnostiques et néoplatoniciens avaient appelé l’anacouklesis[2]. Si elle n’y
prenait garde, si elle s’attardait trop, Pauline manquerait se décomposer,
prisonnière de cet esthétisme végétal gratuit, qui deviendrait son tombeau. En
ce jardin des délices reconstitué, d’une décadente excitabilité, la fillette se
sentit enivrée, tous ses sens perturbés par une confusion, une synesthésie
qu’elle ne pouvait réprimer. Ainsi en était-il de sa vue et de son ouïe. Le
rêve l’habita. Elle percevait le doux clapotement d’une source qu’elle ne
localisait point. Elle s’attendait à ce que surgisse par surprise, émergeant
d’un échevellement de lobélies, de juliennes de Mahon, d’aspérules et de phlox
aux floraisons violines, l’allégorie de cette source, cette fille nue de
Monsieur Ingres, qui déversait le contenu de sa cruche, au milieu de ces
hottées de calices chères au détestable Monsieur Zola. Lors, la sève intime de Pauline
commença à monter. Ce fut pour elle en cette serre une révélation.
C’était un étouffoir en vase clos, d’une
poisseuse humidité de stupre, embué d’une vapeur diaphane, où nul orage
salvateur ne pouvait éclater. Le végétal exubérant, proliférant, exaspérant
même, y déployait plus que jamais toute sa pompe, tous ses fastes auliques. En
six mois, la serre s’était considérablement enrichie, étoffée d’espèces rares.
C’était devenu un réceptacle, un laboratoire végétal, une expérimentation de
tous les instants, le développement incongru d’un tropaire recueillant toute
une liturgie nouvelle, symboliste, célébrant la nature profuse faite,
instituée, Impératrice du Monde.
Pauline s’avança dans cette jungle d’un pas
incertain, toute suante, parmi d’autres hottées de fleurs folles équinoxiales,
de clématites, de volubilis, d’amaryllis, de pétunias, de schizanthus, de
leptosiphons, de clarkias et de benoîtes. Elle s’était jà débarrassée de son
manteau, de son chapeau, avait aussi ôté ses gants de peau frangipanés et le
cache-col qui protégeait son cou de nacre flexible. Il fallait qu’elle se
souvînt de l’emplacement de cette vêture, parce qu’elle y avait laissé ses
pétards et ses allumettes. Elle s’engageait presque en tâtonnant dans ce
Paradis terrestre reconstitué sui generis. Ses pieds écrasaient des
feuillages épandus sur le sol, détrempés d’égouttures, qui gouttaient de sève
et de rosée, qui éployaient avec sensualité leur ramée, comme une vulve
offerte, intumescente de l’impatience d’un coït. Pauline poursuivait comme elle
pouvait son chemin parmi les essences délirantes, ces œillets mignardises, ces
myosotis, ces scabieuses, ces balsamines, ces amarantes, ces lagurus et ces
ricins aux coloris éclatants, presque aveuglants. Ce furent ensuite les jonchées
de soucis, de cynoglosses, de cinéraires et d’ancolies. Elle pensa se
jeter toute dans ces tas odorants, s’y rouler à loisir. Notre Pauline souffrait
de la chaleur ; elle eût désiré se dénuder toute, à l’instant, ne
conserver que ses pantalons de coton humectés de suées. Mais la bienséance le
lui interdisait. Quoiqu’elle se pensât seule, on eût pu la surprendre. Pauline
se troubla à cette malséante idée d’effeuillaison vestimentaire sous un regard
scrutateur dissimulé dans les bouquets et les bulbes floraux éléphantiasiques,
comme la chaste Suzanne observée par les vieillards lubriques. A moins qu’elle
ne fût une Lucrèce… Elle se surprit même à un accès d’indécence mal contenu,
presque onaniste ; la sueur collait l’étoffe de ses pantalons à son entrefesson,
et ceux-ci adhéraient indécemment à son intimité. Ses mains ne cessaient de
s’insinuer sous sa robe de velours pesante qu’elle n’osait enlever, essayant en
vain de décoller ce tissu cotonné trempé de diaphorèse de son sexe et de son
postérieur. Elle crut y ressentir une certaine impression délicieuse. Pour se
morigéner, elle se gifla. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, obligée
d’encor continuer, Mademoiselle Allard n’eut d’autre choix que de se frayer un
chemin parmi des floraisons nouvelles, d’une nuance verte, moirées de néphrite
et de smaragdite ainsi que des jades japonais. Elle enjambait des ramures
basses de plantes grasses, au risque qu’elle glissât le long des égouttures.
Elle écartait les calcéolaires, les
inextricables accumulations de mufliers, de néfliers, de fraxinelles, coupait
comme elle pouvait à travers de baroques surcharges de daturas, de sédums et de
tubéreuses. Ses bottines écrasèrent une mamillaria, ce dont elle se désola avec
sincérité. Cette plante rappelait quelque dépoitraillée statuette crétoise
décrite par les Anciens, mais aussi la sphinge polymaste qu’elle avait eu le
loisir de contempler dans un musée napolitain lors d’un éprouvant voyage, l’été
de ses treize ans. Victorin l’avait entraînée dans une salle réservée aux adultes,
malgré ses itératives protestations, salle obsédante et peccamineuse vouée aux
bronzes érotiques antiques, où elle n’avait cessé de se cacher la figure en
gloussant d’effroi face à toutes ces représentations complaisantes de la
toute-puissance virile romaine, à ces amulettes ithyphalliques exacerbées, à
ces entremêlements fornicateurs de corps accouplés, parfois du même sexe, voire
mélangeant êtres humains et animaux. Sa peur du péché alla jusqu’à la faire
compisser d’apeurement… et elle s’extirpa de ce lieu interdit aux enfants
pourpre à la fois de sa vergogne et de ses mictions.
Elle parcourait maintenant un passage
arbustif, proliférant de conifères nains aux urticantes aiguilles qui
écorchèrent ses joues, arbres en théorie majestueux, réduits par on ne savait
quel procédé, ces cupressus, abies de Pline l’Ancien, araucarias, pins
sylvestres, taxus et autres. Elle côtoya des troncs de térébinthes, emplis d’un
suc de sudations résineuses, troncs auxquels succéda un plant de négondos.
Puis, ce furent d’autres plantes grasses gorgées de leur eau nourricière,
enchaînement, parade de cirque d’échinocactus, d’échinopsis, d’opuntias, de
gasterias, de céreus, qui la piquèrent aux jambes et effilèrent ses bas. Après
une autre ramée de polypiers et d’aloès, suivie de plants de cochléarias aux
feuilles incurvées en forme de cuiller, ses narines humèrent une senteur
subtile, miscellanées de papier d’Arménie, d’écorce de cèdre du Liban, de clou
de girofle de Zanzibar et de patchouli indien. C’était odoriférant et
orientaliste… musical aussi, en arabesques ciselées de fumets délicieux, car on
faisait consumer quelque chose là-bas, des produits aromatiques, plus loin,
sciemment. Pauline s’avança d’instinct en direction de la fragrance. Elle
aperçut sur sa droite le fameux pont de Cipango, plus vague que jamais, rendu
quasi indiscernable par l’enveloppement multicolore des plantes qui le
colonisaient et le parasitaient, le transformant, le sublimant à la semblance
d’une œuvre primitive indienne algonquine. Puis, ce fut l’Ara Pacis, l’Autel de
la Paix Auguste, plus dégradé que jamais. Pauline sourit aux bas-reliefs
moisis, aux bucranes déliquescents, aux têtes de griffons de bronze
vert-de-grisées. Elle évita une seconde chute sur un monceau latéritique de
terreau du Bechuanaland. Les lieux tournaient au polyptyque infernal.
Mademoiselle Allard avait beau sentir l’odeur de consumation aromatique
s’approcher, elle ne voyait toujours pas qui procédait à l’entretien de ce
foyer.
Alors, elle entendit la voix… C’était celle
d’une enfant, qui égrenait les paroles d’une comptine anglaise, qui fredonnait
une nursery rhyme telle une mélopée hindoue… Elle se souvint de cette Adelia
dont son père lui avait parlé en la mettant en garde, et elle craignit une
mauvaise rencontre. Qui d’autre à Moesta et Errabunda pouvait chantonner
en anglais ? Elle perçut un autre bruit, celui d’une chute d’eau. Cela
signifiait que, non loin d’elle, une naïade se baignait, se lavait en poussant
la chansonnette, et cette créature juvénile devait être toute nue…Elle se
résolut à attendre que la nymphe pécore se dévoilât et vînt où elle se tenait.
Elle n’eut guère à patienter. Cinq minutes s’étaient écoulées lorsqu’une petite
fille surgit de derrière un pot de sélaginoïdes. Pauline ne put réprimer l’émission
d’un cri de surprise. Délaissant les sélaginelles, la peu farouche fillette
s’avança franchement. « Bonzour mademoizelle… » blésa-t-elle avec
grâce en effectuant une courbette. C’était seoir que de lui rendre la
politesse. Pauline marqua son soulagement en soupirant : cette gamine, non
seulement s’était rhabillée, parfumée et pommadée, mais de plus, il ne
s’agissait pas de la redoutée miss Délie, qui avait la réputation de corriger
les désobéissantes à coups de chat à neuf queues, cette sale garce, terreur de
ces lieux de débauche dignes de tout l’enfer livresque et romanesque des
bibliothèques que Victorin dévorait assidûment à l’Arsenal ou à
Sainte-Geneviève, sans le dire à son père, quoiqu’il eût osé se confier à
l’oreille de sa sœur chérie, ces romans du marquis de Sade, ces obscénités
écrites par des antiphysiques qui se targuaient de posséder une particule… même
un recueil de poësies saphiques, où il était question de jeunes baigneuses de
Deauville, de Biarritz, de Nice ou d’autres stations balnéaires, qui
s’amusaient à ôter leur costume de bain et à se vautrer et se rouler dans le
sable dans le plus simple appareil, en couvrant leurs petons de baisers et de
suçons, parmi d’autres ébats et choses encore plus indécentes qu’il valait
mieux ne point rapporter. Pour embêter Pauline, Victorin lui avait lu deux
sonnets de cette anonyme Psappha de notre malheureux siècle, où, dans le
premier, un couple de jeunes anandrynes de seize ans d’une coruscante beauté
fort chevelue faisait des galipettes dans une cabine de bains de mer alors que
le second décrivait avec force détails métaphoriques évocateurs les étreintes
sous les douches publiques de Bolbec d’une grasse matrone lesbienne de
cinquante printemps avec son giton femelle déhiscent de quinze ans.
A cette apparition d’elfe fantomatique, non
encore épanouie, attendue mais pourtant redoutée, le cœur de Pauline avait
battu à grands coups. C’était une nouvelle vision édénique en cet empoisonné
jardin des délices antérieur à la chute du porteur de lumière. Cette petite
fille incarnait un chef-d’œuvre d’ambiguïté et de turbidité. Il s’agissait
d’une enchanteresse vestale issue du fond des âges païens, d’une pure jeune
vierge druidique, d’une ensorcelante fillette appelant aux plaisirs d’Aphrodite
et de Lesbos, une boîte de Pandore ouverte à toutes les déviances, à toutes les
formes du péché de chair et de luxure. Pauline s’ébaudissait à cette
manifestation irrationnelle, éthérée, fantasmatique, qui rappelait tant ces
mirages réputés du désert, cette fata morgana pouvant équivaloir à un
piégeage, pourvoyeuse de mort.
Après son bain, la mignarde naïade s’était
donc revêtue. Or, elle demeurait demi-nue ; plus exactement, elle arborait
cette lingerie singulière conçue expressément pour qu’on la portât uniquement
ici, non point ailleurs, sauf en cas de grandes chaleurs, en lieu et place de
tous autres vêtements propres à son jeune âge que Pauline évaluait à environ
dix ou onze ans. Ses petits pieds se chaussaient de sandalettes tressées. Son
corsage était si court qu’il dévoilait son ventre d’albâtre et son nombril
adamantin. Ce corsage, en fait, s’avérait n’être qu’une minuscule et
lactescente brassière ou gilet de lingerie tout délicat, a minima, aussi
rétréci qu’une peau de chagrin, sorte de cache-gorge ou de cache-corset,
délacé, bien troublant, ouvert sans gêne sur une gorge de nymphe aréolée de
pointes roses à la douce peau laiteuse d’une blancheur virginale, dont la
translucidité permettait, çà et là, de deviner un mince réseau de veines. Tous
ces vêtements légers et fins étaient plus clairs encore, d’un blanc plus
éclatant, plus resplendissant que cet épiderme diaphane dont pouvait
s’enorgueillir cette fillette encore innommée, d’une blondeur irréelle, rosacée
d’or, mêlée de roux clair, à la semblance de quelque tableau vivant
préraphaélite qu’on eût pu dater du temps de Lucrèce Borgia, de Béatrice d’Este
ou de la Fornarina, cette gamine qui eût pu poser, sans façon, pour une
photographie érotique dans un bordel de luxe.
Sa taille grêle se ceignait d’un long jupon
de coton au tissage d’une délicatesse insigne, transparent, évanescent lui
aussi. Sous la transparence suggestive de ce dessous-dessus qui la drapait
comme un pagne de luxe et de luxure, on devinait des pantalons de broderie
d’une longueur révolue car descendant jusqu’aux chevilles de la mignonne,
pantalons portés bas à la taille dont l’étoffe s’avérait d’une légèreté, d’une
ténuité de gaze et de mousseline afin qu’on y devinât, par le jeu des
transparences, toute son anatomie pelvienne pré-pubescente. Les rayons de ce
soleil d’automne filtrés par les alvéoles des verrières de la serre sublimaient
cette beauté bond-roux, cette primerose innocente en pré-éclosion qui jouait
les offrandes explicites en toute connaissance de cause, puisque la comtesse de
Cresseville l’avait éduquée de manière à ce qu’elle apparût désirable et que
Cléore possédait l’art de rendre érotiques les corps féminins enfantins afin
que toutes les privautés des clientes fussent satisfaites. La petite imitait
Pomone en cela qu’elle portait une corbeille de fruits tropicaux, du Brésil,
des Antilles ou d’Afrique, bananes, goyaves, mangues, ananas et autres, sur sa
tête aux cheveux d’or et de bronze nattés jusqu’à son fondement, cheveux qui
s’ornaient d’un ruban de soie émeraude. Ses petits bras lactés aux aisselles
encore dépourvues de poils soutenaient et hissaient cette corbeille, ce qui
provoquait une arcure de son buste menu et une saillie involontaire et
conséquente de ses seins à peine naissants, qui émergeaient de la brassière de
lingerie délacée, les faisant paraître plus développés et plus excitants qu’ils
n’étaient. Quoique son visage fût un peu long, sa diaphane joliesse angélique
de face de poupée-catin de porcelaine vive ébaudissait et le rendait, le
transfigurait tout en harmonie sublime. Après que Pauline lui eut rendu sa
révérence, la damoiselle impudique se présenta :
« Ze m’appelle
Ellénore, dit-elle, poursuivant son blèsement insigne. Qui es-tu ? Ze ne
te connais point ; ze ne t’ai zamais vue izi.
- Je me nomme Pauline
et je me suis perdue. J’ai fui un internat de sœurs, à Soissons, où on me
maltraitait, mentit adroitement Mademoiselle Allard, certaine qu’en sa naïveté,
son interlocutrice accepterait cette fable. J’ai erré sur les routes, toute la
nuit, sous la pluie drue, puis ai découvert un parc avec un mur et une brèche.
Je suis entrée à la recherche de quelqu’un qui pourrait me secourir. J’ai
longtemps marché. J’ai eu froid et faim. En quête de chaleur, j’ai trouvé cette
serre ; j’ai laissé mon manteau, là-bas à l’entrée, et je n’ai pas mangé
depuis hier, ajouta-t-elle sur un ton dramatique. Je ne sais où rejoindre mes
parents. Ils étaient en villégiature en Italie quand je me suis enfuie. Ils ne
rentreront qu’après la Saint-Martin, et je ne sais que faire et où aller.
Lorsqu’ils reviendront, ils me gronderont, me corrigeront, et me placeront en
maison de correction. J’ai donc l’obligeance, Mademoiselle, de vous demander de
l’aide. Il me faut d’abord me restaurer et me laver. »
Sa figure mouillée de transpiration et griffée
par les plantes, ses bottines aux guêtres crottées, ses bas salis et déchirés
ajoutaient à la crédibilité de ses paroles, plaidaient en sa faveur. Crédule,
Ellénore accepta tout ce qu’elle lui contait.
« Ze vais te
prézenter à Mademoizelle Cléore. Une nouvelle recrue spontanée est touzours
bonne à prendre. »
La petite pépiait comme un bouvreuil. Toutes
deux s’échangèrent une dernière courbette. Pauline déclara à la gentille
fillette ambiguë : « Je suis fort honorée de votre générosité, vraiment. »
Hégésippe Allard lui avait seriné qu’il
fallait qu’elle s’exprimât de façon compassée, afin de plaire à cette étrange
institution, à cette maisonnée qui avait conservé un vernis de bonnes manières
de l’ancien temps par-dessus l’abjection. Pauline userait d’une flatterie
modérée, tout en retenue. Si besoin s’en ressentait, elle se ferait caudataire,
portant la traîne de la reine Cléore. Elle se remémorait les paroles de son
père lors de la fête de charité, cette nécessité de feindre d’acquiescer aux opinions
contraires aux siennes afin de ne jamais éveiller les soupçons. Cette prudence,
cette habileté usant à bon escient du paravent de la politesse et du
savoir-vivre fonctionna. Ellénore était conquise. Elle exposait son rôle ici
tandis que toutes deux s’acheminaient vers la sortie, par un itinéraire plus
pratique que tantôt.
« Ze zuis la
prépozée à la serre, sur ordre de Madame Zarah. Ze zuis zarzée d’entretenir les
plantes de ze lieu, zette herborizterie exotique, parze qu’on y cultive toutes
les essenzes permettant d’en extraire les zubztanzes nécessaires à la
produczion du plaizir et les drogues de ztimulazion des zens. »
Autrement dit, tout cela servait à produire
des drogues aphrodisiaques, des poisons du sexe… L’impudente fillette
poursuivait sa déblatération alors que cet étrange couple parcourait des
rangées de plantes caulescentes d’un vert brillant, comme encaustiquées de
cire.
« Ze pense que
Cléore te rebaptizera. Z’est coutumier izi. Moi-même, mon vrai nom z’est
Louize, Louize Vinay. Tu zeras Apolline, à moins qu’il y en ait zà une… Ze ne
zais plus trop… »
A toutes ces paroles zézayées avec
innocence, prononcées au milieu de toute cette verdure invitant au nonchaloir
décadent, les sens de Pauline se troublèrent. L’étrangeté de la vision
d’Ellénore, les circonstances de son apparition presque surnaturelle après que
sa voix eut été le premier élément perçu de sa personne, tout contribuait à
engendrer un malaise, à en faire un mirage de la perception, au même titre que
certains miracles. Etait-ce une épiphanie, une manifestation négative pour
égarer Pauline ? Ellénore représenta pour la jeune protestante une
sorcière miniature tentatrice entre toutes, une sylphide du diable, une de ces
faunesses de tantôt faite chair,
un succube aussi. Son spectacle éclaira et édifia Mademoiselle Allard qui saisit de quelle manière on procédait en cette Maison pour instiller et insinuer la tentation saphique infantile, afin que s’aiguisassent les sens ; comment, en cette serre, cette tentation se retrouvait décuplée, excitée, hallucinant et abusant celles qui se retrouvaient piégées. Toutes ces drogues et ces parfums d’Orient qui envahissaient l’atmosphère viciée de ce lieu clos de leur poison, de leur vénénosité, achevaient leur travail de conversion à cette déviance. Bientôt, les gendarmes recevraient le signal de l’assaut. Sous les ordres du vaillant inspecteur Moret, dépêché par le Quai des Orfèvres, ils mettraient promptement fin à ce cauchemar de débauche, à cette horreur, comme autrefois le bûcher catholique inquisitorial qui réprimait la sorcellerie. Marteau des sorcières… Moesta et Errabunda était un marteau des sorcières, une assemblée de sabbat, un maléfice du grand peintre Goya, une hantise de la symphonie fantastique. Le glas paraissait sonner pour l’Institution de Cléore de Cresseville. Ellénore ignorait le cours des événements, les arrestations, la mort sauvage de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, le suicide de Louise B**, la fuite de la vicomtesse. Mais d’autres faits se déroulaient à l’instant même au sein de Moesta et Errabunda, à quelques mètres seulement de cette serre, de ce microcosme replié sur lui-même, étranger à tout l’univers, matrice fœtale coupée de tout, sans que les deux petites filles s’en doutassent. Même la maréchaussée ne pouvait connaître la dernière tragédie en cours, bien qu’elle fût là pour parfaire les choses, en menant l’ultime attaque. Rien ne filtrait encore hors les murs. Il fallait, pour qu’on commençât à réaliser que quelque événement formidable avait lieu, que cessassent ces échanges de politesse entre Pauline et Ellénore, et qu’elles se résolussent à hâter leur sortie de la serre. Une intuition de Mademoiselle Allard la força à presser le pas, non parce qu’elle pressentait quelque trouble extérieur imprévu qui contrecarrerait, contrarierait ou faciliterait a contrario le plan des forces de l’ordre, non point aussi parce qu’elle avait mis bien trop de temps pour parvenir jusqu’ici, mais, prosaïquement, parce qu’en son tréfonds, en sa probe conscience, elle éprouvait un profond sentiment de honte…du fait que la tentatrice avait suscité en elle l’attirance de la chair. Oui, Pauline avait éprouvé l’envie fugace de toucher, de caresser la longue tresse d’or roux, la peau laiteuse du buste et du ventre et le visage d’elfe de la petite nymphe. Cette envie saphique fugitive l’avait traversée comme un désir fulgurant, une envie irrépressible de cette Ellénore offerte innocemment en sa provocante vêture à la concupiscence des sectatrices de Psappha, de Bilitis et de la Bona Dea dont Mademoiselle Allard ne voulait point être. Dupée ? Peut-être. La frontière entre le saphisme interdit et la norme sociale tolérée paraissait si ténue, si aisée à franchir. Pauline en était encore à l’âge de l’indétermination, du choix, entre l’option de la rébellion et celle de la soumission conformiste. La société, la culture, le milieu, nous font, nous modèlent, nous gavent d’un substrat d’idées, de conceptions du monde propres à un temps et à un lieu. Ce sont les conventions, les moeurs et les comportements d’une époque qui fondent sa civilisation, son art de vivre. La moindre déviation de la route tracée, accidentelle, fortuite d’abord, hasardeuse, ébranle l’édifice et prépare l’entrée en décadence de cette même civilisation. Que ces dissidences, ces déviations, ces ébranlements des valeurs, des infrastructures, des fondations se multiplient, et cette décadence va s’accélérant, se transmutant en mutation, en transformation darwinienne du monde. Aimer les femmes et les petites filles constituait une forme de révolte, de déviance, de refus de l’ordre établi et de résistance, propre à engendrer la décadence de la civilisation européenne tout entière. Cléore s’était révoltée, mais échouait lors car la répression de cette déviance l’emportait encore, puissante et outillée. Il eût suffi que la révolution que la comtesse prônait fût tolérée, puis acceptée, enfin permise, autorisée, dans une société de plus en plus gangrenée par l’hédonisme et la satisfaction immédiate de toutes les envies par le truchement de l’argent, devenue traîtresse à ses anciennes valeurs, donc décadente, pour que se hâtât la chute inéluctable de tout l’édifice rongé de l’intérieur par le squirre des mœurs nouvelles. Cette épidémicité épicurienne, cette jouissance établie en système, saperait en peu d’années l’ordre judéo-chrétien répressif et l’anéantirait comme Yahvé Sodome et Gomorrhe. En fait, ce serait la revanche posthume de ces cités du Mal, des royaumes de Gog et de Magog, sur la colère de Dieu, transformé à son tour en statue de sel qui s’éparpillerait grain après grain. Une espèce nouvelle de monde en remplacerait une autre, éteinte par transformisme mais aussi par catastrophisme, comme Cuvier le pensait. C’était cela l’évolutionnisme appliqué à l’Histoire, puisque la notion de décadence équivaut à la sénescence d’une espèce après qu’elle soit passée par les stades de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité-apogée. Messieurs Taine, Spencer,
Huysmans et d’Annunzio disaient un peu tout cela. Cléore était une prophétesse des temps nouveaux, née trop tôt. Le Messie de la Bona Dea n’était pas encore de ce monde. Femme il serait. D’aucuns m’objecteront que j’omets la possibilité d’une réaction, d’un retour en arrière quelque peu défensif. Ils m’accuseront aussi, à tort ou à raison, d’ignorer la morale, de la placer hors du champ de mes réflexions philosophiques. Mais la morale est changeante, confite d’hypocrisie, aussi, depuis que notre siècle a remplacé le libertinage par la vertu et a institué celle-ci comme valeur suprême, à côté du capital qui partage son trône.
un succube aussi. Son spectacle éclaira et édifia Mademoiselle Allard qui saisit de quelle manière on procédait en cette Maison pour instiller et insinuer la tentation saphique infantile, afin que s’aiguisassent les sens ; comment, en cette serre, cette tentation se retrouvait décuplée, excitée, hallucinant et abusant celles qui se retrouvaient piégées. Toutes ces drogues et ces parfums d’Orient qui envahissaient l’atmosphère viciée de ce lieu clos de leur poison, de leur vénénosité, achevaient leur travail de conversion à cette déviance. Bientôt, les gendarmes recevraient le signal de l’assaut. Sous les ordres du vaillant inspecteur Moret, dépêché par le Quai des Orfèvres, ils mettraient promptement fin à ce cauchemar de débauche, à cette horreur, comme autrefois le bûcher catholique inquisitorial qui réprimait la sorcellerie. Marteau des sorcières… Moesta et Errabunda était un marteau des sorcières, une assemblée de sabbat, un maléfice du grand peintre Goya, une hantise de la symphonie fantastique. Le glas paraissait sonner pour l’Institution de Cléore de Cresseville. Ellénore ignorait le cours des événements, les arrestations, la mort sauvage de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, le suicide de Louise B**, la fuite de la vicomtesse. Mais d’autres faits se déroulaient à l’instant même au sein de Moesta et Errabunda, à quelques mètres seulement de cette serre, de ce microcosme replié sur lui-même, étranger à tout l’univers, matrice fœtale coupée de tout, sans que les deux petites filles s’en doutassent. Même la maréchaussée ne pouvait connaître la dernière tragédie en cours, bien qu’elle fût là pour parfaire les choses, en menant l’ultime attaque. Rien ne filtrait encore hors les murs. Il fallait, pour qu’on commençât à réaliser que quelque événement formidable avait lieu, que cessassent ces échanges de politesse entre Pauline et Ellénore, et qu’elles se résolussent à hâter leur sortie de la serre. Une intuition de Mademoiselle Allard la força à presser le pas, non parce qu’elle pressentait quelque trouble extérieur imprévu qui contrecarrerait, contrarierait ou faciliterait a contrario le plan des forces de l’ordre, non point aussi parce qu’elle avait mis bien trop de temps pour parvenir jusqu’ici, mais, prosaïquement, parce qu’en son tréfonds, en sa probe conscience, elle éprouvait un profond sentiment de honte…du fait que la tentatrice avait suscité en elle l’attirance de la chair. Oui, Pauline avait éprouvé l’envie fugace de toucher, de caresser la longue tresse d’or roux, la peau laiteuse du buste et du ventre et le visage d’elfe de la petite nymphe. Cette envie saphique fugitive l’avait traversée comme un désir fulgurant, une envie irrépressible de cette Ellénore offerte innocemment en sa provocante vêture à la concupiscence des sectatrices de Psappha, de Bilitis et de la Bona Dea dont Mademoiselle Allard ne voulait point être. Dupée ? Peut-être. La frontière entre le saphisme interdit et la norme sociale tolérée paraissait si ténue, si aisée à franchir. Pauline en était encore à l’âge de l’indétermination, du choix, entre l’option de la rébellion et celle de la soumission conformiste. La société, la culture, le milieu, nous font, nous modèlent, nous gavent d’un substrat d’idées, de conceptions du monde propres à un temps et à un lieu. Ce sont les conventions, les moeurs et les comportements d’une époque qui fondent sa civilisation, son art de vivre. La moindre déviation de la route tracée, accidentelle, fortuite d’abord, hasardeuse, ébranle l’édifice et prépare l’entrée en décadence de cette même civilisation. Que ces dissidences, ces déviations, ces ébranlements des valeurs, des infrastructures, des fondations se multiplient, et cette décadence va s’accélérant, se transmutant en mutation, en transformation darwinienne du monde. Aimer les femmes et les petites filles constituait une forme de révolte, de déviance, de refus de l’ordre établi et de résistance, propre à engendrer la décadence de la civilisation européenne tout entière. Cléore s’était révoltée, mais échouait lors car la répression de cette déviance l’emportait encore, puissante et outillée. Il eût suffi que la révolution que la comtesse prônait fût tolérée, puis acceptée, enfin permise, autorisée, dans une société de plus en plus gangrenée par l’hédonisme et la satisfaction immédiate de toutes les envies par le truchement de l’argent, devenue traîtresse à ses anciennes valeurs, donc décadente, pour que se hâtât la chute inéluctable de tout l’édifice rongé de l’intérieur par le squirre des mœurs nouvelles. Cette épidémicité épicurienne, cette jouissance établie en système, saperait en peu d’années l’ordre judéo-chrétien répressif et l’anéantirait comme Yahvé Sodome et Gomorrhe. En fait, ce serait la revanche posthume de ces cités du Mal, des royaumes de Gog et de Magog, sur la colère de Dieu, transformé à son tour en statue de sel qui s’éparpillerait grain après grain. Une espèce nouvelle de monde en remplacerait une autre, éteinte par transformisme mais aussi par catastrophisme, comme Cuvier le pensait. C’était cela l’évolutionnisme appliqué à l’Histoire, puisque la notion de décadence équivaut à la sénescence d’une espèce après qu’elle soit passée par les stades de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité-apogée. Messieurs Taine, Spencer,
Huysmans et d’Annunzio disaient un peu tout cela. Cléore était une prophétesse des temps nouveaux, née trop tôt. Le Messie de la Bona Dea n’était pas encore de ce monde. Femme il serait. D’aucuns m’objecteront que j’omets la possibilité d’une réaction, d’un retour en arrière quelque peu défensif. Ils m’accuseront aussi, à tort ou à raison, d’ignorer la morale, de la placer hors du champ de mes réflexions philosophiques. Mais la morale est changeante, confite d’hypocrisie, aussi, depuis que notre siècle a remplacé le libertinage par la vertu et a institué celle-ci comme valeur suprême, à côté du capital qui partage son trône.
Adonc, elles parvinrent à la sortie alors que
Pauline se ravisait, se rabrouait pour cette tentation démoniaque. Elle
récupéra son manteau, son chapeau, ses gants et son écharpe et Ellénore s’enveloppa
d’une pelisse de martre, car, il faisait bien frisquet en ces heures
matutinales d’approche de Toussaint. La fillette au ruban émeraude accompagna
Mademoiselle Allard hors de la serre. Dès qu’elles furent à l’air libre, la
juvénile catin pressentit que quelque fait anormal venait de se produire. Les
quatre oreilles captaient des clameurs du côté du pavillon central. Les
fillettes accoururent jusqu’au perron où elles virent un groupe de petites
pensionnaires affolées et épeurées. Leurs paroles étaient peu discernables,
déformées par la terreur, l’angoisse et le chagrin. L’une d’elles – Ellénore
reconnut Zénobie – sanglotait :
« Ciel !
Pauvre Quitterie et pauvre Délia ! »
D’autres
criaient : « Le malheur est sur nous, le malheur est sur nous
toutes ! Nous sommes maudites ! Sappho nous a
abandonnées ! »
Dans cette ambiance digne du sac de Rome par
les barbares d’Alaric, une voix tremblante, secouée par une toux intermittente,
se détacha : « Faites-moi place, mes mies… » C’était Cléore de
Cresseville, souillée par le sang d’un cadavre qu’elle portait, réduit à une
poupée de chiffons désarticulée, corps déchiré de part en part, exsangue et
pourpré, qu’elle tentait de tenir à bouts de bras pour le montrer au groupe des
jeunes folles envahies par la désespérance. C’était la dépouille à peine
reconnaissable d’Adelia O’Flanaghan. Il était dix heures vingt-cinq.
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[1] Aurore-Marie de Saint-Aubain écrit
à double sens : elle amalgame Adam, sa chute du Paradis terrestre, et Adam
Smith, le fondateur du libéralisme. Son anticapitalisme est celui d’une
monarchiste traditionaliste convaincue.
[2] Aurore-Marie de Saint-Aubain semble
invoquer les mânes de Cléophradès d’Hydaspe, le philosophe gnostique
gréco-indien du IIe siècle après Jésus-Christ, fondateur de la religion dont
elle fut grande prêtresse de 1877 à sa mort prématurée.