Chapitre
XXI
Au grand étonnement d’Odile,
aucun incident notable ne se produisit, aucune rencontre avec un domestique
auquel il eût pris la fantaisie d’être insomniaque. Toutes trois parvinrent
sans encombre à sortir du bâtiment par l’entrée de service, c’est-à-dire par
l’arrière du pavillon, dont l’aspect antique imité des Romains faisait songer à
quelque opisthodome. Jeanne-Ysoline avait
subtilisé une lanterne sourde à l’écurie. Dès qu’elles furent à l’air
libre, notre morte en sursis l’alluma.
Le trio chemina sur les pelouses semées de cailloux, en direction de la
serre où Quitterie attendait. Elles ne firent nul cas d’une ombre furtive et
svelte les suivant à distance. Chose plus délicate, elles se surprirent à
constater que le fond de l’air était plus frais qu’elles ne l’avaient prévu.
A la lueur opalescente d’une
lune approchant de son dernier quartier, croissant mangé et étréci en un
firmament sans étoiles, elles aperçurent la statue qui marquait l’approche du
lieu convenu pour le rendez-vous : c’était une œuvre du même siècle des
philosophes que le bâti lui-même, rongée de mousse, mutilée en partie, qui
représentait un des anciens propriétaires du domaine du temps de la douceur de vivre.
Ce personnage avait possédé la dignité d’écuyer cavalcadour.
L’air était
décidément à la fraîcheur nocturne, et les bouches des fillettes dégageaient
une vapeur d’haleine condensée au contact de la température relativement basse
et d’une atmosphère assez humide. Enfin, Jeanne-Ysoline fit un signe :
elle avait reconnu la silhouette frêle et déjetée de Quitterie, près des parois
de verre obscurcies de la serre. Elle la héla le plus discrètement qu’elle
pouvait. Il était inutile que toutes crussent possible un coup de théâtre
fâcheux car tout marchait fort bien, et toute vitupération aurait été fort
malvenue en cet instant de réussite. Pourtant, rien n’était accompli : il
fallait encore que les deux candidates à la fuite atteignissent l’enceinte et
pussent la franchir. Répondant au signal, Quitterie brandit le fanal dont elle
s’était munie. Le quinquet de la fillette était sinistre, d’une forme
évocatrice prémonitoire, façonné comme un cippe, semblable à une de ces
antiques lanternes des morts,
que les populations superstitieuses d’autrefois
aimaient à déposer dans les cimetières moyenâgeux lors quasi dépourvus de toute
pierre tombale, afin d’en appeler à la clémence des âmes des défunts. Il ne
manquait plus à ce luminaire qu’un squelette miniature de fantasmagorie,
sculpté d’une manière sommaire et vile, s’y lovât, s’y logeât,
du moins si
Jeanne-Ysoline l’avait pensé conforme à ces traditions populaires qui avaient
cours en son aimée Armor. C’était l’heure la plus noire, celle de la plus
sombre et plus profonde nuit, d’un sépia abyssal, propice à toutes les
manifestations redoutées de l’au-delà, celle où les trépassés, les revenants,
étaient réputés venir hanter et tourmenter les vivants en agitant leurs chaînes
et leurs suaires.
C’était l’après-minuit, qui venait de sonner au lointain
clocher de Condé.
Quitterie embrassa ses trois
camarades en se retenant de toute manifestation sentimentale, bien qu’elle
aimât fort Odile qu’elle savait prise par le cœur de la jeune Bretonne.
« Hâtons-nous, mes mies. On ne sait jamais. »
observa-t-elle.
Il était vrai qu’une
souricière était toujours possible. Elles cheminèrent toutes quatre, avec
grande prudence mais aussi bonne célérité, et ne mirent que six minutes pour
parvenir au but bien que l’une fût bote et qu’une autre marchât appuyée sur une
canne. Quitterie désigna de la lueur vacillante de sa lampe la cicatrice murale
salvatrice.
« C’est par cette brèche que les pauvres sœurs Archambault
risquèrent leur escapade. L’une d’elle y laissa la vie. Adelia m’a tout conté. »
expliqua Quitterie.
A l’énoncé du nom maudit,
Jeanne-Ysoline frissonna. Elle s’en défendait, mais elle craignait que la goule
d’Erin la tuât à son tour, comme elle l’avait fait pour Daphné, du moins, si
l’on prenait pour argent comptant les accusations de sa sœur, elle-même en
grand péril et au bord de la tombe.
« Le passage est praticable », fit Odile, s’approchant de
la brèche. Elle tenait à la main Marie, dont les yeux papillonnaient et
s’ensommeillaient.
« Je ne pourrai pas m’aventurer au dehors dans une telle
obscurité, d’autant plus qu’en rase campagne, nous pourrions risquer de
mauvaises rencontres.
- Odile, je te passe ma lampe. Un quinquet suffira à notre retour, à
Quitterie et moi, répondit Mademoiselle de Kerascoët.
- Je te remercie chaleureusement, ma mie. »
L’heure des adieux avait sonné, et, avec elle, en principe, celle de
la manifestation des effusions sentimentales. En théorie, c’était un de ces
instants solennels propices au déchaînement des passions inextinguibles et à la
confusion des sentiments et des psychés. Or, d’une manière étonnante, toutes
demeurèrent sobres, prudes, comme si elles se refusaient à étaler d’immodérés
déchirements inutiles qui eussent donné l’alerte, optant pour une manière
feutrée, une réserve qui, sauf chez la bien jeune Marie, trahissaient une
surprenante maturité. Peut-être que les deux restantes recevraient des
admonestations de Cléore, de Sarah, ou de tout autre adulte. Quelles qu’eussent
été les craintes, chacune se contenta d’une brève étreinte et d’un baiser
léger.
« A vous revoir, mes amies ! Je vous promets de nos
nouvelles ! Soyez rassurées … L’Institution est vermoulue, prête à tomber,
et, lorsque vous serez libres à votre tour, je reviendrai.
- Adieu Odile ! Adieu Marie ! dirent en chœur
Jeanne-Ysoline et Quitterie. Bonne chance !
- Vous en aurez également bien besoin toutes deux ! Ne pleurez
pas !
- Nous n’épanchons point nos larmes, ô, toi qui refusas qu’on te
baptisât Cléophée ! Adieu, adieu ! soupira la fille d’Armorique.
- Secouons nos mouchoirs, reprit Quitterie.
- Nous nous reverrons….heureuses, et tous les coupables
expieront ! Soyez sans crainte ! » acheva Odile avant de passer
d’abord sa lampe par l’ouverture puis de prendre Marie dans ses bras et de la
porter à travers la brèche dont la largeur, nonobstant les nombreux débris et
moellons qui eussent pu gêner le passage, permettait à des enfants de s’y
faufiler avec facilité. Bientôt, le dernier halo du quinquet des deux évadées
ne fut plus perceptible et la muraille blessée retourna à ses ténèbres. Un
ultime geste de la main, et Quitterie, se saisissant du seul lumignon restant,
se hâta, pensant qu’on ne pouvait plus s’attarder davantage sans qu’on les
remarquât. Elle partit en avant, si vite malgré sa boiterie qu’avec sa canne,
Jeanne-Ysoline peina à la suivre. Elle craignit perdre son chemin en route,
tant l’aspect nocturne de ce jardin en jachère était trompeur, inaccoutumé. La
lueur qui la guidait se faisait incertaine, vacillante, distante, dans cette
nuit d’une encre anormale où les étoiles semblaient avoir renoncé à briller,
comme pour égarer à dessein l’imprudent voyageur noctambule. Bientôt, il n’y
eut plus rien, plus aucun repère.
Dans une impulsion verbale
désespérée, la petite Bretonne jeta d’une voix de supplique :
« Quitterie, où es-tu ? J’ai grand’peine à te suivre !
Je ne te vois plus ! Tu sais bien que j’ai donné ma lampe à
Cléophée. »
L’obscurité s’approfondissait
tandis qu’un souffle frais agitait les ramées et les buissons. Jeanne-Ysoline
avait beau scruter tout alentours, elle n’apercevait mie, si ce n’étaient des
ombres inquiétantes dont elle ne parvenait pas à distinguer et déterminer
l’exacte nature, réelle ou fantastique. C’était comme si la cécité l’eût
frappée. Un sentiment de peur, turbide, commença à s’insinuer en son esprit
encore naïf.
« L’Ankou, l’Ankou d’Armor me tend un piège … »
murmura-t-elle.
Alors, une main de
sauvageonne empoigna son bras droit, celui qui tenait la canne d’estropiée, et
le serra en un étau. Ce n’était pas la petite belette… Elle n’avait point ces
manières brusques. Jeanne-Ysoline s’immobilisa et ne fut plus qu’une statue de
craie pâle dans les rets de la créature de la nuit. Elle sentait qu’on la
touchait, qu’on jouait de ses terreurs ancestrales. Des doigts glacés parcouraient
son échine, la caressaient avec avidité, s’essayaient à déboutonner son
manteau, à entrer sous ses jupes. Celle qui l’avait saisie musquait comme une
fille des rues. Son épiderme et ses vêtements, sans doute non changés depuis un
long moment, dégageaient une senteur âpre, entêtante, de celle des filles
vérolées de misère, comme surgies des cloaques ou des taudis, émergées de la
boue et de la vase du marécage de l’extrême dénuement,
qui mais ou plus ne se
toilettent. Une voix susurra à l’ourlet de son oreille rose :
« Tu sais qui je suis. Ton essence intime m’a identifiée. Je
suis la réprouvée et je clame vengeance.
- Adelia ! frémit Mademoiselle de Kerascoët. Non ! Ne me
fais rien !
- Ecoute mes exigences … Va soigner Cléore et Phoebé… va bien les soigner,
parce qu’elles vont bientôt mourir… Donne-leur un peu de ton pus revivifiant et
curatif, de ta manne putride, de ton julep létal. »
A ce murmure fielleux, les
prunelles de jais de Jeanne-Ysoline s’illuminèrent d’un fugitif éclat
d’épouvante. Elle était effarée par la métamorphose de Délie que l’odeur
trahissait. Le vernis de la civilisation avait disparu de sa personne avec son
hygiène. Afin de dissiper ses craintes, notre Bretonne sortit d’une des poches
de son manteau un vieux bonbon plus dur qu’un craquelin qu’elle s’obligea à
sucer avec lenteur… De sa main libre – l’autre étreignait continûment le bras
de la victime qui serrait le pommeau de la canne – Adelia poursuivait sa
promenade lascive d’où sourdaient des menaces de violation intime. Les doigts
de la gaupe d’Eire paraissaient onglés de fer. Glissés sous le manteau, ils
raclaient l’étoffe de la robe de velours qui crissait comme si elle eût été
rêche,
traînaient à plaisir, effectuaient des haltes répétées, feignaient
l’hésitation, entretenaient avec ambivalence la patience et le désir charnel
odieux de la manipulatrice, point du tout pressée d’en finir, afin que crût en
l’esprit de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët l’angoisse d’un mauvais sort
car son sexe blessé et pansé, toujours gouttant d’ichor, attirait la convoitise
de la prédatrice qui aimait à faire souffrir ses proies. Ces doigts de bourreau
femelle poursuivaient leur office sadique, lissaient les engrêlures de la jupe
de la poupée meurtrie, puis les ourlures des jupons, avant de s’attarder avec
exaspération en palpant et attouchant longuement le contour des pantalons de la
fillette et de les griffer doucement, pour qu’ils ressentissent en une
sensualité tactile exacerbée la quintessence excitante des courbes juvéniles de
l’enfant, jusqu’à ce que se produisissent de fines lacérations voulues
du fragile linge. Jeanne Ysoline sentait son cœur accélérer et son diaphragme
se soulever en des convulsions spasmodiques douloureuses. Accepter ce qu’Adelia
était en train d’entreprendre en elle était messeoir, déroger, trahir Odile,
Quitterie et Marie. C’eût été équivaloir à signer un fœdus romain avec les
Barbares. Délie n’était-elle point une Celte, donc une Barbare ?
Sa courte vie durant, Cléore
avait en vain tenté de résoudre l’équation de la beauté et du sublime. Elle s’y
était vouée corps et âme et avait cru trouver la solution chez les petites
filles. Adelia avait été pour elle le Nombre d’or, la Pierre philosophale, le
Carré magique… Désormais destinée à la destruction, celle que la comtesse de
Cresseville avait vue comme une intaille de chair vive à l’antique, s’apprêtait
à commettre un nouveau crime à l’encontre de Mademoiselle de Carhaix de
Kerascoët. La peur de Jeanne-Ysoline était lors si puissante qu’elle avala son
bonbon de travers. Déglutissant avec douleur, s’étouffant à demi, toussant,
elle essaya de trouver une parade alors que, malgré la fraîcheur nocturne, son
doux visage de nymphe grêlé de son perlait de gouttelettes sudorifiques. Comme
à chaque ressenti de la crainte, elle prit la parole en blésant :
« Ze dirai tout à la Mère. Ze rapporterai ze que tu as
fait. Elle te châtiera parze que tu m’auras violentée… et parze que z’est toi
qui as tué Daphné.
- Leurre ! Billevesées sophistiques ! Sexe des anges !
La Mère n’est que tromperie pour petites pécores ! Elle n’existe
pas ! »
Aussitôt, Délie poussa plus
avant sa hardiesse. Jeanne-Ysoline sentit craquer, se déchirer sous l’assaut
des onglures ferrées, l’étoffe fine de l’entrefesson de ses pantaloons
jà abîmés. La main du monstre atteignit son pansement et elle eut lors
grand mal. Ce fut horrible ; ce fut obstétrical. Nous savons que Délia
aimait à commencer doucement, à distiller au départ la souffrance au
compte-goutte. Puis, elle choisissait de monter en puissance, d’une manière
progressive, arithmétique d’abord, avant de passer aux étapes géométrique puis
exponentielle. Elle venait assurément de sauter un degré, mais non d’atteindre
l’ultime qu’elle réservait pour plus tard et qui signifiait la mort. On
ne sut jamais par quels tourments Daphné passa entre ses mains, son supplice
ayant eu lieu à huis-clos, en la salle de transfusion. Là, présentement, Délie
avait décidé de ne point en terminer sur-le-champ avec Jeanne-Ysoline, car elle
avait encore besoin de sa présence palliative. Elle se sentait encore l’obligée
de Cléore, et elle voulait qu’elle fût, sinon guérie, du moins ravivée quelques
temps, parce qu’elle avait mésestimé l’effet de l’assassinat de Daphné sur
l’organisme souffrant de la comtesse de Cresseville. Délia avait mal mesuré les
conséquences de son péché, ignorant la gravité réelle des maux de son ancien
mentor et amour femelle, qu’elle adorait toujours en secret, quoique ses
effusions d’adoration, désormais cachées, se teintassent d’une haine
irrémissible envers Moesta et Errabunda et toutes ces anandrynes de la
Haute Société qui avaient considéré son jeune corps comme un simple joujou, une
distraction, un en-cas. Elle vouait aux gémonies la vicomtesse, qui, sous le
déguisement de la Mère, à laquelle elle avait cru dur comme fer en un
premier temps avant que la ruse ne fût éventée par la petite futée catin,
l’avait obligée à boire de cette liqueur séminale faisandée. Sa démarche était
sans issue. Elle ne pourrait se cacher longtemps, survivre de rogatons des mois
durant, être chaque jour plus sale, plus puante, plus pouilleuse, plus en
haillons, comme avant que l’orphelinat de Dublin ne l’accueillît en ses primes
années. Une fois toutes ses ennemies occises, celles qui avaient causé sa
disgrâce finale, elle n’aurait plus d’autres voies que le suicide … mais avant,
elle dessillerait les yeux des trente-huit enfants de Cléore-Niobé restantes,
démasquerait devant elles le stratagème de la Mère, afin de les pousser
à la rébellion générale comme en un pensionnat-prison. Après tout restait-il
encore de facto trente-neuf fillettes, si Cléore guérissait, réintégrant
pour bons services curatifs rendus – via le liquide insane de
Jeanne-Ysoline – notre ange déchu irlandais.
Toute fouaillée qu’elle était
par la main de la goule qui griffait sa plaie, Jeanne-Ysoline trouva la force
de balbutier :
« Combien de victimes te faut-il encore ? N’es-tu point
assez rassasiée ? »
Mais la putain d’Erin
poursuivait, arrachant à la jeune demoiselle des grimaces de souffrance. La main
entreprenante et sale, désormais tout en elle, grattait, labourait et
meurtrissait ses mucosités secrètes d’où sourdait une eau interne malodorante,
arrachant, excoriant çà et là des fragments de bandelettes putrides confits de
purulence, qui adhéraient encore à la porte de son moi vaginal, restes qui
entraient en les griffes de l’Irlandaise avec une part de sa chair interne
infectée.
« Délie, reprit la fillette entre deux gémissements, tu expieras
tes crimes, j’en fais le serment. »
C’était là paroles
dilatoires, car plus personnes – hormis la justice légale de la République -
n’était en mesure de punir une fillette mineure irresponsable. Peut-être que
simplement, Jeanne-Ysoline voulait ainsi prouver à sa persécutrice qu’elle
n’avait jamais cautionné ses actes criminels, même si Délie avait agi maintes
fois sous les ordres de leur commune bienfaitrice. Qu’eût été notre demoiselle
de Kerascoët sans Cléore de Cresseville ? Une fille désargentée, d’une
vieille noblesse décavée et déchue par les principes de 1789, sans dot
aucune, sans espoir de mari, vivotant, recluse jusqu’à sa mort, dans quelque
ferme ruinée et isolée de la Bretagne profonde…
Faisant la sourde oreille,
Adelia continuait sa torture, son exploration manuelle de la fistule génitale
de la fée d’Armorique. Ses doigts sensuels ne cessaient de ponctionner, de
cureter à plaisir l’orifice canalaire fécondable de la victime. Ils en
extrayaient des déchets immondes, des strates, des couches successives
accumulées depuis près de deux mois, de débris de bandages ignobles, puants,
jaunes-noirs, septicémiques, qui formaient une sorte de bouchon, d’agrégat,
d’agglomérat infect à la fragrance horripilante et fade. Enfin, comme lassée de
tout ce supplice, la main se retira, empoissée, gluante, pesteuse de toutes les
suppurations de cet appareil féminin perdu et condamné. La jeune damnée se
contenta de dire :
« La prochaine fois, tu mourras… »
Puis, elle porta sans façon
ses doigts de fouilleuse, gainés d’une imprégnation de pourriture, à sa bouche
gourmande et affamée de toutes ces horreurs ordurières. Elle suça cet empois
avec délectation, comme on le fait d’une friandise miellée. C’était miracle si,
depuis tout ce temps, Jeanne-Ysoline n’avait pas succombé à une infection
généralisée qui eût emporté plus d’une autre fillette du commun.
Un appel dans la nuit, une
lueur de fanal distante, des pas irréguliers et claudicants : miss
O’Flanaghan fut surprise. Quitterie revenait enfin sur ses pas. Sa
lanterne des morts oscillait, balayant les lieux, en quête de la jeune égarée.
La fillette bote appelait : « Jeanne-Ysoline, où es-tu ? »
Les yeux d’Adelia clignèrent à la clarté succincte ; elle s’éclipsa, mais
le luminaire de Quitterie eut le temps d’éclairer une silhouette fugitive, aux
cheveux devenus hirsutes, trop longs, revêtue d’une robe abîmée et salie.
« Ah, ma mie ! Je te retrouve enfin ! Tu m’as fait une
de ces peurs ! Brusquement, tu ne m’as plus suivie et j’ai dû revenir sur
mes pas.
- Adelia s’enfuit ! Elle m’a tourmentée !
Rattrape-la !
- Je ne puis ; je ne vois pas grand’chose dans cette nuit sans
étoiles.
- Alors, tant pis ! La prochaine fois, peut-être. Il faudra
faire vite… ce monstre m’a menacé de mort.
- Et nous ne pouvons en rendre compte à personne. Allons, rentrons,
en espérant que de leur côté, Odile et
Marie auront eu plus de chance… »
************
Parvenues à l’extérieur de la
propriété, Odile constata qu’elle et sa petite compagne se retrouvaient sur une
route secondaire, certes plus large qu’un chemin vicinal ou muletier. C’était
là une vieille voie de circulation du temps des cours itinérantes, presque
aussi ancienne qu’une chaussée de la reine Brunehaut.
Elle tira de la poche
gauche de son manteau une feuille de papier sur laquelle Jeanne-Ysoline avait
tracé le plan routier indispensable à son périple, sans qu’elle eût omis la
rose des vents et les points cardinaux. Certes, Odile, fille de la rue, savait
se repérer aux étoiles, mais la nuit s’obstinait en son obscurité, et le ciel
d’ébène empêchait qu’on se guidât aux astres, à l’exception d’une Séléné bien
blême et troublée par un halo nébuleux automnal. La température diminuait avec
l’avancée des heures, et notre évadée dut hausser et refermer son col sur son
cou après s’être assurée que sa camarade était emmitouflée en suffisance.
Si son sens de l’orientation
ne lui faisait point défaut, et si le dessin de son amie était exact, il
fallait que toutes deux prissent à droite, ce qui était la direction de
Condé-en-Brie.
Cela ferait bien dix kilomètres de marche dans de périlleuses
ténèbres. Odile jucha Marie sur ses épaules et s’ébranla. Après environ quatre
cents mètres, un repère indubitable prouvant qu’elle ne s’était pas trompée
surgit à ses yeux satisfaits : sa lampe éclaira un vieux cycas mourant,
mal acclimaté, qui figurait sur le plan de la mie. Soulagée, elle reprit sa
marche. Elle ne s’étonnait pas qu’aucune voiture ne circulât à de telles
heures. Bientôt, Marie devint un poids mort ; elle avait succombé au
sommeil de l’enfance.
Elles poursuivirent ainsi
encore deux kilomètres. La lanterne de la brune enfant éclairait les méandres
d’une route à peine carrossable, semée d’embuches, d’ornières, de nids de
poules et de dos d’âne. Les bords et fossés encadrant la voie étaient parsemés
de buissons d’orties, de genêts, de chardons, de colchiques et parfois, un
hululement de chouette en chasse retentissait à distance. Odile apercevait de
temps à autre des yeux luminescents rougeâtres ; sans doute étaient-ce
quelques menus animaux nocturnes, prédateurs ou proies sur leurs gardes, tout
occupés à leur survie au-delà des heures sombres. Un court moment, Marie
s’extirpa de ses rêves. Elle demanda, d’une voix empâtée et barbouillée de
sommeil :
« On est encore loin ? »
Odile ne répliqua pas. Son
ouïe percevait un brinquebalement qui approchait : un charroi roulait dans
leur direction. Dans cette nuit si profonde, si avancée, c’était
inespéré ! La jeune fille n’avait pas de montre ; elle eût été
d’ailleurs incapable de mesurer le laps de temps écoulé depuis son départ de
l’Institution. Il y avait loin de la coupe aux lèvres, et Odile jugeait que ni
Marie, ni elle n’étaient tirées d’affaire. Cléore, Sarah ou Michel pouvaient
donner l’alerte et les prendre en chasse. A pied, elles seraient promptement
rattrapées. Ce véhicule, quel qu’il fût, était soit une opportunité à saisir
afin de creuser la distance entre les deux évadées et Moesta et Errabunda,
soit, chose bien plus à redouter, la voiture affrétée par ces scélérats pour
reprendre les deux petites filles. Si c’était lors le cas, cela signifiait que quelqu’un
avait pu les surprendre, être témoin de leur évasion, puis donner l’alarme et
tout rapporter. Une vague pensée traversa l’esprit vif d’Odile : si
Adelia, qui était introuvable, refaisait surface et redorait ainsi son blason
en vendant les deux fillettes ? L’humble rebelle avait jaugé Cléore et ses
séides : c’étaient des gibiers de potence, des gens de sac et de corde,
incapables de résipiscence, qui crâneraient au moment de s’aller au bagne ou de
gravir les marches de Dame Guillotine.
Dans l’expectative, la
fillette attendit que le véhicule parvînt à sa hauteur. Se placer au beau
milieu du chemin en agitant le luminaire eût été d’une imprudence crasse.
Ignorer ce charroi peut-être salvateur signifiait laisser passer sa chance.
Marie, bien qu’elle ne marchât point, fatiguait. Elle s’était rendormie sur les
épaules de son amie. Cessant de cogiter, Odile choisit une solution médiane,
qui ménageait la chèvre et le chou : elle leva la lampe vers la chaussée,
sans toutefois l’agiter, juste pour éclairer la voiture qui arrivait et savoir
quel cocher, connu ou inconnu, la conduisait. Elle parvint à portée de lanterne
en un grincement de roues cerclées de fer, soulevant force poussière et
projetant force petits cailloux. Odile n’identifia pas le conducteur, ce qui ne
la rassurait pas pour autant. Pourtant, elle osa le héler, jugeant qu’à son
aspect – du moins, ce que la lueur de son chiche fanal parvenait à révéler – il
ne s’agissait point d’une canaille, mais d’un honnête paysan. La carriole
n’était pas bâchée. Son chargement révélait un entassement instable de cageots
de légumes et de cages à poules, elles aussi pas trop bien arrimées. L’homme
devait se rendre à une foire, un marché, dont les tréteaux et étals devaient
être dressés dès l’aube. Cependant, bien que la vitesse des robustes chevaux ne
fût pas excessive, le bruit des roues suffit à ce que le conducteur n’entendît
pas Odile à temps. A son grand regret, il ne freina pas et lui passa devant.
Elle s’écarta de justesse, évitant que les sabots et les roues lui passassent
sur le corps. Rageuse, la fillette vit s’éloigner la carriole en un
tourbillonnement de poussière, avec sa ridicule lanterne rouge pendante
éclairant son arrière. Elle eut beau crier, rien n’y fit, et le paysan disparut
de sa vue, bien que le bruit du brinquebalement des roues subsistât en son ouïe
encore près de deux minutes. Elle fut tentée de courir, de le rattraper, mais
Marie pesait trop lourd sur ses épaules. Alors, elle renonça et reprit un
rythme de marche normal.
Les minutes
s’égrenaient ; le froid de la nuit se faisait plus vif tandis que le poids
de Marie, fourbue, s’appesantissait davantage sur les épaules de l’héroïne.
Odile tenta de déterminer l’heure en fonction de la position de la lune dans
les cieux. Elle ne put sortir qu’une approximation, évaluant celle-ci à deux
heures du matin. Difficile de le savoir avec exactitude : même le clocher
de Condé ne sonnait plus, le desservant ou bedeau ayant préféré dormir du
sommeil du juste. Ah, s’il y avait eu une horloge moderne en haut de ce
clocher ! Encore un kilomètre et les masses indistinctes des toits des
masures du village commencèrent d’apparaître.
« Allons, murmura Odile afin d’encourager sa camarade, nous
n’allons pas lâcher si près du but ! »
Elle sentait les jambes de la
petiote normande frissonner. Se contraignant à une halte, elle déposa doucement
Marie au bord du bas-côté et ôta son propre manteau et l’en enveloppa afin
qu’il lui servît de couverture et qu’elle se réchauffât. Tremblant elle-même de
froid, en pleine campagne, elle hésita entre deux options : s’aller
jusqu’au village proche et frapper à l’huis des habitants jusqu’à ce qu’une âme
charitable leur portât secours, ou choisir de se reposer. Le risque de laisser
Marie seule au bord de la route et de revenir bredouille sans chambrée comme
Joseph et la mère de Notre-Seigneur la nuit de la nativité, sans même qu’il y
eût ici pour l’instant une étable en vue (il suffisait de la chercher), la fit
opter pour le second choix : elles dormiraient toutes deux à la belle
étoile, expression inadéquate à cause de la voûte céleste désespérément
obscure. C’était à leur risque et péril. Les nuits d’octobre de la Brie sont
plus fraîches que celles de Paris. Elle toucha le visage de sa compagne :
il devenait glacé et ses propres doigts étaient gourds. Alors, elle cria sa
détresse, appela au secours de la Providence.
************
Ce fut un gendarme à cheval qui les découvrit, vers cinq heures du
matin, lors d’une patrouille à l’aube. Elles étaient blotties l’une contre
l’autre, près du fossé, Odile en simple robe, Marie emmitouflée dans deux
manteaux. Elles respiraient encore.
**********