Nous étions en quête d’une hôtellerie correcte, digne des Européens par son confort, qui nous éviterait de frayer avec la populace hindoue et de nous retrouver à loger en des bouges adjacents des pires misères.
Car Bombay pullule de marchands à la petite semaine, bien pis qu’à Paris ou à Londres ; je dirais même qu’elle se caractérise davantage par ses hordes de mendiants que par ses monuments ou bâtiments officiels ; son urbanisme désordonné, hétéroclite, est proprement démoniaque et tous les miasmes s’y déploient complaisamment. Certains parmi ces troupes de gueux exhibent les pires mutilations. Je témoigne avoir vu un de ces misérables, sans doute mutilé dès la petite enfance, dont les quatre membres réduits à d’ignobles moignons l’empêchaient de se déplacer autrement qu’en des contorsions invraisemblables. Prenant appui sur lesdits vestiges de bras et de jambes enveloppés de chiffons souillés, il se mouvait avec gaucherie dos au sol, ventre au ciel, telle une tortue retournée sur sa carapace, en jetant des imprécations inintelligibles qui peut-être voulaient dire : « La charité, Sahib, Vishnu
vous le rendra ! » Il y avait aussi des attractions fort courues du petit peuple, tous ces fakirs démonstratifs en loques enfonçant des lames acérées en leur corps ou s’en perçant la langue, tous ces charmeurs de serpents sourds et gourds aux entêtantes mélopées répétitives sourdant du bec de leur flûte, tous ces danseurs de cordes, tous ces illusionnistes, tous ces cracheurs de feu, toutes ces pratiques culinaires ambulatoires aux fumets peu ragoûtants qui dupaient les naïfs.
Bombay baignait dans une odeur composite, pourrie, mélangeant les fragrances épicées, exotiques, mêlées aux remugles les plus dégoutants et répugnants de l’indigence. La touffeur permanente ajoutait au malaise, et il fallait instamment prendre garde qu’elle ne nous occasionnât ni fièvres ni maladies de peau. Les insectes nous harcelaient sans cesse, plus ou moins venimeux, en des venelles irrespirables. Les singes chapardeurs, les rats et les vaches sacrées hectiques encombraient placettes et sentines. Il nous tardait de dénicher le havre idoine.
On croisait souventes fois, en ce pays fort pieux révérant ses dieux et avatars, d’immondes et impudiques sâdhus
se promenant aux trois-quarts nus, de saints hommes aux reins ceints de pagnes vestigiaux, moisis, semblables à de vieux maillots de bandelettes, qui ne cachaient plus grand-chose de leurs parties intimes. Certains de ces sâdhus n’hésitaient pas à faire une démonstration spectaculaire de leurs douteux et vils talents en soulevant des pierres par la seule force de ce que je ne puis nommer pour ne point offenser les dames de qualité qui me liront. On disait que d’autres sages aimaient à se faire enterrer vifs plusieurs jours durant avant qu’on les sortît, tout guillerets, de leur tombe improvisée. Ils avaient appris à ralentir leurs fonctions vitales, à plonger dans une forme de catalepsie, sujet digne de passionner Monsieur Bichat.
Il était environ quatre heures de l’après-midi lorsqu’un de ces sâdhus, squelettique et tanné comme un vieux cuir, à peine moins noir que du charbon, vêtu d’un simple cache-sexe ignoble, nous aborda sans gêne.
Je n’aurais su expliquer à mes compagnons ce qu’il voulait nous dire si un tout jeune garçon, providentiel, n’était venu nous traduire son langage obscur. A notre grande surprise, il était européen ! L’Indien, nous dit-il en anglais, se prétendait ascète, voué à Shiva. Le vieillard (ainsi subodorais-je son âge vénérable en raison de sa barbe nattée et tressée d’un blanc sale qui s’effilochait jusqu’à la taille en longues mèches torsadées) arborait au mitan de son front un signe énigmatique, peut-être cabalistique, comme tracé au kaolin ou à la cendre, éminent témoignage de la superstition de son peuple. Il consistait en trois traits horizontaux, en trois lignes maladroites d’inégales longueurs. Ce signe différait du fameux cercle rouge, tache que nous avions eu le loisir de remarquer sur certaines femmes enveloppées dans leur sari, cercle assimilable à un troisième œil prophylactique destiné à conjurer les sorts et à éloigner, prétendait-on, les mauvais esprits. On nommait ledit cercle le bindi tandis que les trois traits frontaux de notre ascète voué à Shiva étaient qualifiés soit de tilak, soit de tira ou pottui. Il s’agissait aussi d’un troisième œil, celui du dieu que révérait notre homme.
Dès que le gamin qui s’était proposé à traduire les dires du vieil homme avait ouvert la bouche, von Humboldt s’était avancé, et, reconnaissant un compatriote à son accent, quoiqu’il eût commencé à s’exprimer en anglais, lui avait posé la question suivante :
« Sprechen sie Deutsch und Französisch ? »
L’enfant d’environ douze ans répliqua par un Ja franc et sonore. Cependant, il se crispa après qu’il eut un instant affiché un sourire qui tranchait avec l’expression renfrognée de sa figure poupine couronnée de cheveux bruns drus, à peine moins crépus que ceux d’un mulâtre. Ce chef était surmonté d’une sorte de casquette haut érigée, presque autant que ces nouveaux shakos, casquette arborée d’ordinaire par nos nouveaux ouvriers, classe laborieuse qui se développe depuis les révolutions techniques apportées par le comte di Fabbrini. Le garçon affichait la moue de quelqu’un de blasé, que le monde entier ennuie profondément. Lorsqu’il nous était apparu, il semblait tout en désinvolture, les mains dans les poches de sa culotte de toile écrue à bretelles, la chemise à demi dénouée ouverte et flottante, menue indécence excusable à cause de l’infernale chaleur tropicale de Bombay. Nous comprîmes la raison de son renfrognement lorsqu’il reprit la parole, après un bref silence, s’adressant au naturaliste berlinois en un français impeccable malgré ses inflexions toutes germaines :
« Monsieur, vous êtes originaire de Prusse ainsi que votre accent me le révèle. Or, apprenez que je m’appelle Arthur Schopenhauer, et que Dantzig est ma ville natale. Père m’a appris à me méfier de la Prusse, de Berlin, qui ont toujours fait preuve de velléités d’annexion de notre malheureuse cité portuaire. J’ai suivi ses conseils, peut-être même trop en partant à l’aventure, en voyageant beaucoup – d’abord dans toute l’Europe car il souhaite que je suive la voie du négoce - jusqu’à m’engager comme mousse sur un brick d’Albion qui m’a débarqué tantôt ici voilà déjà deux mois. Messieurs, j’ambitionne de me faire philosophe et théologien des religions d’Orient. C’est la raison pour laquelle mon don naturel des langues me permet d’assimiler vivement les idiomes hindous et l’ancestral sanscrit sacré. Je me suis lié d’amitié avec le sâdhu Rajiv, ici présent, dont la sagesse érémitique me sert d’enseignement. Il est mon mentor ici-bas. »
Cet Arthur était un moulin à paroles, parfois difficile à suivre. Avant de permettre à Rajiv d’enchaîner, en promettant qu’il traduirait l’intégralité de son laïus, il siffla et appela un animal.
« Atma ! Atma ! Viens ici ! »
Oh, la vilaine bête qui déboula dans nos jambes sans que nous nous garassions et s’alla faire des fêtes à son jeune maître !
C’était un minuscule et disgracieux carlin, plus petit et plus laid qu’un singe, qu’un mâtin napolitain et qu’un bulldog anglais réunis, à la truffe camarde, au mufle noir et écrasé, au pelage pie, aux petites oreilles cassées, avec une confondante queue en panache à l’arrière-train. Le chien sauta dans les bras d’Arthur qui accepta de ce presque animalcule les démonstrations affectueuses et linguales sur ses joues.
« Le nom de mon chien Atma, est un mot sanscrit qui signifie âme du monde. »
Le garçonnet permit enfin que nous nous présentassions. Après ces mondanités, peu impressionné par notre qualité, il permit à Rajiv de reprendre la parole. Aux accents d’une langue exotique – sans doute de l’hindi – se superposa la simultanéité d’une traduction sans tache, en un français châtié bien qu’un peu guttural. Ce jeune Schopenhauer était un polyglotte hors pair.
« Rajiv nous invite solennellement à venir écouter le prêche de l’oracle siamois de Shiva au temple du dieu. Nous allons vous conduire au temple de Babulnath, nouvelle construction de vingt ans qui a succédé à un précédent édifice ruiné, sans doute enterré et perdu. Ces vestiges enfouis sous le bâtiment actuel appartenaient à la communauté Parsi, les adorateurs du dieu feu. Désormais, c’est la communauté Gujarati qui a la charge d’entretenir Babulnath. Rajiv, s’il te plaît – s’interrompit-il – peux-tu cesser de jurer par Rudra, l’antique Zeus indien ? »
Devant nous, par la bouche de cet enfant singulier, commençait à s’élaborer une théorie féconde qui allait expliquer les fondements de notre civilisation : la théorie indo-européenne. Je laisserais le soin à nos orientalistes d’Allemagne de développer ladite théorie.
Rajiv avait parlé d’un siamois. S’agissait-il d’un de ces ressortissants du royaume du Siam ? Quel intérêt cet inconnu trouvait-il à sa pratique oraculaire, à son exercice de devin, en cette contrée vouée presque tout-entière à une triade d’avatars, qui n’avait pas accepté le Bouddha et tolérait à peine l’Islam et les Sikhs ? Pourquoi officiait-il dans le temple de Shiva ? J’eus en ma souvenance une conversation avec le comte Galeazzo, il y avait deux ans de cela, au sujet de son goût prononcé pour les monstres avortons. Monsieur Dupuytren était présent, et di Fabbrini l’avait invité à entreprendre une collection de monstres doubles, qu’il nomma devant nous des « siamois ». Le comte transalpin nous parla de deux Siamois célèbres qu’il avait vus se produire en spectacle aux Amériques, appelés Eng et Chang.
Nul d’entre nous n’avait jamais entendu les noms de ces deux frères, dont di Fabbrini précisa qu’ils étaient soudés ensemble de naissance et indissociables sous peine de mort. Nous crûmes comme souvent à une affabulation du comte, qui toujours a exprimé des connaissances semblant issues de l’avenir, tel un prophète des temps nouveaux.
Nous parvînmes au temple de Shiva
après avoir affronté les bruits et les effluves horripilants de la foule. Les croyants se pressaient, autant sans doute pour entendre l’oracle mystérieux professer ses balivernes que pour rendre un culte fervent à leur dieu tutélaire. L’architecture m’impressionna tout en choquant ma pruderie à cause de l’étalage complaisant des bas-reliefs extravagants qui ornaient avec un faste turbide la façade tarabiscotée, les portes, frises, pignons, pinacles et colonnettes du temple. C’était tout à la fois ostentatoire et vil à cause de l’indécence manifeste des personnages sculptés qui semblaient se complaire en des entremêlements, contorsions et enchevêtrements orgiaques extravagants contre nature. Cette mêlée obscène eût plu à feu le duc d’Orléans et à Monsieur de Sade dont on dit qu’il est mort à la Bastille. Je regrettai pour ma part l’harmonie classique des temples gréco-romains et déplorai que nul tore, nulle scotie, nul abaque, nulle échine, nulle architrave sobre ne rappelassent en ces lieux le génie de nos ancêtres, bien qu’en son épopée conquérante Alexandre le Grand fût parvenu jusqu’aux Indes. Où donc étaient passés les frontons, les chapiteaux ioniques, doriques, ou ciselés d’acanthe avec délicatesse ? En lieu et place, des hommes et des femmes prétendument déifiés qui se livraient à des saltarelles obscènes voluptueuses de stupre, presque nus, sous la protection d’un homme ventru à tête d’éléphant, qui étalait complaisamment son embonpoint aux sycophantes et hiérophantes païens. Ce dieu de luxure – Ganesh,
ainsi qu’Arthur nous l’apprit – encourageait la lascivité des danseurs, emboîtés les uns aux autres sans distinction de sexe, et la concupiscence des corybantes échauffés par ces bacchanales païennes.
Nous pénétrâmes enfin dans la « nef » du temple surpeuplé et puant tout à la fois l’encens et l’immondice. Faisant fi de ces exhalaisons, Rajiv nous déclara qu’il fallait nous avancer vers le fond, là où l’oracle allait officier. Le respect des Hindous pour la moindre forme de vie induisait que les singes fort peu épucés et les rats encombraient les aîtres ; il fallait sans cesse prendre garde où nous marchions, malgré l’opacité enfumée du temple.
Arthur s’arrêta soudain, éprouvé par la contemplation d’une nouvelle statue extravagante d’un dieu singulier qui dansait, à l’intérieur d’un cercle de feu, muni de bras multiples, les oreilles distendues aux lobes trop étirés, au-dessus d’une créature indéfinie, méprisable, qu’il foulait de son pas svelte. Cette statue me rappelait étrangement une bague sertie que j’avais vue l’une ou l’autre fois à l’auriculaire gauche de Monsieur de Talleyrand, sans que je pusse comprendre de qui il tenait ce bijou auquel il semblait tenir bien d’avantage qu’à l’anneau épiscopal qu’il avait antan porté. Désormais, ce grand ministre se complaisait en l’irréligion de feu Monsieur Voltaire. Peut-être n’était-ce de sa part qu’apparence, que simulacre d’impiété ?
Cessant sa contemplation, Arthur nous adressa, pauvres néophytes, un long discours érudit explicatif, qui prouvait encore, à qui en eût douté, que nous avions avec nous un enfant d’exception. Atma reposait dans ses bras, pesant à peine plus qu’une plume.
« Vous avez devant vous une représentation de Shiva natarasa, le danseur cosmique qui rythme la destruction et la création du monde. »
Il compléta ses dires par un résumé clair de la mythologie hindoue, puis du système immémorial des castes ou varnas, qui hiérarchisait le monde indien depuis des millénaires, avant même que se constituassent Rome, Athènes et la Gaule.
« Shiva est un dieu hindou membre de la Trimurti ou triade avec Brahma et Vishnou. Si vous observez cette statue avec attention, vous constaterez qu’il arbore un troisième œil. Les autres représentations de Shiva nous le montrent avec un cobra autour du cou, un trident, un tambour à boules fouettantes ou damaru. Il est généralement assis sur une peau de tigre et sa chevelure s’orne d’un croissant de lune. L’iconographie de Shiva peut le représenter montant le taureau Nandi. Me fais-je bien comprendre dans cet exposé d’une symbolique qui peut sembler hermétique aux chrétiens que nous sommes ? »
Pour ma part, j’étais blasé par ce décorum naïf et bariolé où les statues des divinités affichaient de curieux épidermes peinturlurés de vert, de bleu, de jaune ou de rouge, teintes dont le sens m’échappait.
« Le système actuel des castes a hérité de celui ancestral des quatre varnas, poursuivit Arthur d’une voix doctorale monocorde. D’abord, tout au sommet, les brâhmanes ou prêtres, puis les ksatriyas ou guerriers, ensuite les vaishyas ou marchands, et tout en bas, les shudras ou serviteurs. Vous savez tout comme moi qu’il existe une cinquième catégorie, la plus vile, digne des serfs, que d’aucuns ont qualifié de parias. En fait, le nom approprié est dalits, ou intouchables. J’en ai terminé ; la démonstration de l’oracle ne va plus tarder si j’en juge par les clameurs et les mouvements de foule. »
Je pus à peine retenir un bâillement tandis que Rajiv ouvrit grand la bouche en un sourire de satisfaction et d’approbation, dévoilant de répugnants chicots gâtés ; Atma jappa, faisant chorus à l’appréciation positive de l’ascète.
Nous vîmes des hordes de supposés prêtres (ils avaient tracé sur leur front le même signe cendreux et blanchâtre que Rajiv) marcher jusqu’au fin-fond du temple, prêtres à l’ovale émacié, drapés d’étoffes chatoyantes aux richesses soyeuses ostensibles, aux mains pommadées serties de cabochons. Les parties nues de leur corps apparaissaient enduites d’une huile épaisse, onction ou ablution bien particulière qui fonçait leur peau déjà naturellement brune et leur conférait un aspect poisseux et beurré. Des disciples des deux sexes les suivirent avec ferveur tandis que d’autres hommes brandissaient de curieux ostensoirs et des encensoirs qu’ils agitaient en tous sens, épandant des senteurs tout à la fois poivrées, rouillées et subtiles. Outre l’encens, j’identifiai les efflorescences du patchouli, du nard indien et de la myrrhe. Nous constatâmes vers le mitan du temple la présence d’un grand bassin de rocaille où nageaient avec délice divers poissons orangés ou tachetés aux queues exubérantes. Ils frétillaient d’aise, batifolaient, comme s’ils quémandaient quelques caresses. Il s’agissait-là de carpes sacrées que certains prêtres hindous avaient coutume de consulter car elles leur servaient d’oracles, persuadés que chacune de ces créatures aquatiques formait la réincarnation de « grandes âmes » voire de leur propre père brahmane tout comme eux. Certains de ces poissons, d’une taille conséquente, étaient, prétendait le clergé des lieux, âgés de plus de cent années.
Nous parvînmes à la parfin au saint des saints, au naos. Une tenture brodée de motifs géométriques cachait aux fidèles l’être qui attendait d’officier. Lorsque l’instant fut venu, des musiciens jouèrent d’étranges musiques exotiques, qui en soufflant dans des conques, qui en pinçant comme des citharèdes des instruments aux cordes multiples qui émirent des sons répétitifs, peu mélodieux, quoiqu’assez envoûtants. Celui qui faisait office de grand brâhmane tira enfin la tenture, révélant à nos yeux une créature indicible. Incrédules, voire effrayés à l’aspect de cet être, Humboldt, Girodet-Trioson, Balmat et Fourier ne purent réprimer une exclamation de surprise et un mouvement de recul. Quant à Corvisart et moi-même, qui étions davantage accoutumés à la fréquentation de monstruosités et d’erreurs de la nature pour exprimer la moindre répugnance, le mutisme fut notre ligne de conduite. Quant à Arthur, il paraissait indifférent à cette exhibition.
Il s’agissait d’un monstre quadruple, surnaturel, une impossibilité anatomique suprême, comme si on eût soudé, greffé, tout un quatuor en un seul être. La chose comportait quatre paires de jambes et de bras, quatre torses accolés. La partie supérieure de cette monstruosité réunissait, fusionnait quatre têtes en un chef unique à quatre visages, chacun tourné vers un point cardinal différent. Cette erreur de la nature était ainsi dotée de quatre couples d’yeux et d’oreilles, mais aussi de quatre bouches et nez, ce qui multipliait d’autant ses facultés sensorielles.
« Un Siamois quadruple ; un Tétramorphe tel que représenté en un certain chapiteau médiéval que j’eus une fois le loisir d’admirer à Nantes ! » pensai-je.
Cette entité, de quelque origine diabolique ou supraterrestre qu’elle fût, se mouvait avec une certaine grâce serpentine. Cette énigme pouvait parler de ses quatre bouches en même temps. Son épiderme était céruléen. Bien qu’il fût nu, son sexe demeurait indéfini, ni masculin, ni féminin. Pour cette raison, il ne pouvait recevoir le qualificatif d’androgyne car dépourvu des caractères propres à l’hermaphrodisme. Chacune de ses bouches s’exprimait confusément et simultanément dans sa propre langue, engendrant en cela une lourde cacophonie au point que j’y vis une vivante allégorie de la tour de Babel, mais aussi, l’incarnation de quatre personnes ou hypostases jointes en une divinité tout à la fois plurielle et unique. Ce fut alors que notre jeune compagnon daigna nous dire en quels idiomes le monstre ou l’idole s’adressait à ses fidèles.
« Chaque bouche de la créature multiple s’exprime en l’une des langues principales des Indes : hindi, ourdou, bengali et marathi. Chacun des locuteurs parvient à saisir en sa langue propre les propos de l’être fabuleux. »
Quant à nous, nous ne percevions qu’une assourdissante cacophonie. Alors que le monstre déblatérait depuis plusieurs minutes en agitant ses multiples bras « divins », notre ouïe éprouva tout d’un coup, comme par miracle, une sensation incroyable et bienvenue d’intelligibilité, comme si un écheveau s’était démêlé et que nos oreilles se fussent accommodées et adaptées au discours, biffant la confusion babélienne de l’oracle. C’était en quelque sorte un « traducteur universel » démiurgique qui venait de nous permettre d’enfin saisir le contenu des prophéties de cette pythie hindoue quadruple devenu désormais aussi clair que de l’eau de roche. Nous nous surprîmes à être subjugués par ce que la créature nous narra ; nous communiâmes en symbiose avec l’agora des adeptes de Shiva, transis et confits en dévotions, tels ces patients soumis à une expérience d’hypnose du marquis de Puységur à laquelle eût assisté le docteur Pinel.
Bien que je soupçonnasse les facultés hallucinatoires des émanations de patchouli et de nard, je fus persuadé vivre une scène réelle ; de même, la possession du langage par la créature ne pouvait résulter du tour d’un ventriloque.
Je rapporte de mémoire ce qu’elle déclara, aussi hermétiques que parussent ses dires de pythonisse.
« Au commencement des temps régnaient les Ténèbres. Elles étaient omnipotentes, omniscientes et omniprésentes, contenant à la fois Tout et Rien, mais aussi contenues dans Rien et dans Tout. Insatiables, goulues, elles dévoraient tout ce qui avait la velléité et l’imprudence de se présenter à elles, matière comme non matière, dans l’espace comme dans le non espace. Leur voracité constituait un obstacle à la naissance du Cosmos. A cause d’elles, même la lumière ne pouvait être. »
La suite du récit nous éclaira sur la nature de cet oracle quadrifrons. Ce monstre n’était autre qu’une incarnation de Brahma en personne, le dieu-créateur aux quatre têtes.
« Nul ne peut dire d’où naquirent les dieux, les dévas. Toujours fut-il que Brahma s’auto-créa, s’auto-engendra puis façonna l’œuf cosmique primordial qui contenait tout l’Univers, un Univers destiné à perdurer tout un cycle immense de quatre milliards trois cents vingt millions d’années. La vie de Brahma durera mille cycles. Alors fut l’Homme. Alors furent les Indes. Des Indes qui désormais connaissent l’intrusion de personnes indésirables qui menacent les fondements mêmes de l’Univers. Puisse Shiva le danseur, Shiva le destructeur, détruire les étrangers avant qu’ils ne mettent à bas les cycles de Brahma le Grand. En vérité, je vous le dis : ces intrus sont ici et profanent le temple ! »
Ses mouvements se faisaient capricants ; ses paires de bras s’agitaient en tout sens. La créature respirait la haine, l’exaltation et le fanatisme qui transsudaient de son épiderme bleuâtre alors que de ses quatre bouches, comme en une transe démoniaque, filait une bave mordorée. Il n’y avait plus aucun doute : aux exclamations et éructations composites de la foule de tous ces fanatiques, à leurs mouvements houleux, nous étions repérés, désignés à la vindicte et à l’opprobre. Nous allions tous chèrement payer notre impudence de notre vie. D’instant en instant, l’animadversion de ces hordes de fanatiques hindous allait croissant au point que je craignis qu’ils nous missent en pièces, tel autrefois le Grand Pensionnaire de Hollande. Des mendiants aux mutilations atroces, galvanisés par les exhortations de la créature, se mirent de la partie et commencèrent à brandir leurs béquilles de bois grossier afin de nous frapper. Dois-je rappeler que la plupart vaquaient nus ? Par un heureux effet, la crasse qui recouvrait leur tan dissimulait, en un brouillard d’ébène, l’indicible impudeur de leur bas-ventre.
L’oracle effectuait une danse de ses membres multiples ; son épiderme changeait, tantôt vert, tantôt écarlate, ce qui marquait ses émotions irrationnelles successives. Nous constatâmes que certains parmi les gueux mus par la haine des étrangers effectuaient des mouvements spasmodiques des mâchoires qui parurent ruminer en une transe animale. Nous comprîmes qu’ils mastiquaient quelque drogue, boule d’opium, chique de bétel ou gomme arabique qui additionnaient leurs effets stimulants et hallucinatoires aux émanations du patchouli et du nard consumés. J’y voyais là non point une thériaque, une vulnéraire ou quelque autre électuaire destiné à contrebalancer les effets nocifs et envoûtants des fumées d’herbes aromatiques, mais au contraire, un remède d’orviétan charlatanesque, bien qu’Humboldt nous eût parlé des coutumes communes aux Indiens des tropiques, usages qui consistaient à assoupir les nerfs et à insensibiliser les organismes éprouvés par la douleur et par la faim en mâchant continûment les feuilles d’une plante dénommée coca.
La foule en furie allait s’emparer de nous et nous réserver un mauvais sort lorsque nous perçûmes plusieurs coups de feu en provenance de l’entrée du temple. Les séides de l’oracle marquèrent un temps d’hésitation avant que la panique se saisît d’eux. Lors, tous ces misérables détalèrent en désordre, pris d’une panique incoercible allant jusqu’au piétinement impitoyable des paralytiques et autres estropiés qui succombèrent. Les péroraisons du monstre furent elles-mêmes arrêtées au milieu d’un cri de haine. Nous pûmes remarquer que l’un des visages de l’être de cauchemar, celui qui était orienté au ponant, grimaçait tandis que la face cramoisie virait au vert, non point le vert de l’espérance mais celui de la mort, de la putréfaction. Un jet de sang violâtre s’épreignit de la gorge de la créature surnaturelle correspondant à ladite tête. Bientôt sourdait du même orifice un flux de flegme et d’ichor qui se mélangea à l’écoulement sanguin. Nous comprîmes qu’une balle de fusil venait de frapper la chose.
Une salve de mousqueterie s’ensuivit, sciemment dirigée vers l’oracle qui, percé d’un moins vingt impacts, s’abattit. A terre, le monstre fut saisi par les convulsions galvaniques caractéristiques de l’agonie alors que, se montrant enfin, une compagnie d’habits rouges et de cipayes, baïonnette au canon, parvint à sa hauteur afin de l’achever. Nous assistâmes à un bien cruel spectacle tandis que, parmi certains hindous, le cri de « sacrilèges ! » s’élevait.
Les soldats d’Albion
s’acharnèrent sur le corps, le perçant de coups de baïonnettes, comme pour bien s’assurer qu’il fût mort. Les blessures multiples de la créature désormais métamorphosée en chair à saucisse dégorgeaient une humeur pâteuse, épaisse comme de la mélasse. Cipayes et privates redoutaient la réincarnation instantanée de ce cadavre amorphe en quelque avatar beaucoup plus terrifiant. Par conséquent, sa crémation ne servirait de rien ; aussi le livrèrent-ils aussitôt en pâture aux singes et aux rats pullulant en ce temple, animaux vils qui s’en repurent avec délectation. Leurs couinements et vociférations gourmandes emplirent voûtes, coupoles et salles à colonnes.
Devions-nous remercier le gouverneur Cornwallis, notre plus implacable ennemi, de nous avoir sauvés, ou, au contraire, pouvions nous interpréter cette intervention salvatrice inopinée comme le signe indubitable que les autorités coloniales nous avaient repérés ? En ce cas, nous devenions indésirables, et mieux valait fuir ces lieux.
Le jeune Schopenhauer osa déclarer : « Messieurs, jamais je ne me suis autant ennuyé qu’en cette cérémonie obscurantiste. »
A suivre...
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