Agartha
City, date indéterminée.
Daniel Lin
Wu, Préservateur et Superviseur de la Cité, recevait le compte rendu
d’expédition de Saturnin de Beauséjour et de Michel Simon.
Le cheveu
auburn avec une mèche rebelle, l’œil gris à l’éclat ironique, Daniel Lin, la
quarantaine (mais il paraissait facilement dix ans de moins), se montra
contrarié, bien que cette contrariété ne fût marquée par aucune manifestation
particulière d’un visage dont les traits dénotaient une double ascendance
chinoise et française. Né sur l’île d’Hokkaido en 2473, en un Japon futur
dominé par l’Empire du Milieu, Daniel Lin avait été élu à la dignité de Superviseur
de la Cité parce qu’il en était en quelque sorte le découvreur, le défricheur,
et celui qui l’avait mise en chantier puis organisée, dotée d’institutions,
afin qu’elle fût habitable et qu’elle devînt le refuge universel des réprouvés,
des fugitifs, et des grands esprits du Pan-trans-multivers. Le secret
protégeait Agartha City des intrusions indésirables et hostiles grâce à un
champ anentropique de contention qui la rendait indétectable. Ainsi, elle se
trouvait en quelque sorte hors de l’espace-temps. Daniel avait sans cesse
enrichi la communauté d’esprits remarquables, et y avait fait souche en
épousant Gwen, son amour, cette Celte venue d’âges farouches, la mère de ses
enfants.
Cependant,
depuis quelques temps, quelque chose tracassait Daniel Lin : cette
Aurore-Marie de Saint-Aubain, née de Lacroix-Laval, imprévue des schémas
directeurs historiques, interférence qui avait causé le déclenchement d’une
chronoligne parasite qu’il devait résorber. Jamais elle n’aurait dû exister !
Cette petite vie parasite occasionnait
déjà maints dégâts en la Cité : apparitions et disparitions de monuments,
de bâtiments, interférences transtemporelles, évaporation d’œuvres de l’esprit
remplacées par d’autres (Un Sospiro de
Franz Liszt devenait un morceau composé par un certain Stefan Brandt ; La Passion selon Saint Luc, du sublime
Jean-Sébastien Bach, réputée perdue, était revenue d’entre les limbes, de même
le Cardenio du grand Will Shakespeare
ou encore le Don Quichotte du
démesuré et génial Orson Welles, tous hôtes de marque de la Cité). Et ces
recueils impossibles de poésies imbuvables d’Aurore-Marie s’étaient invités,
culottés, sur les étagères de la bibliothèque du Préservateur !
Ce que
Daniel apprit des bouches de Saturnin et de Michel ne le satisfit
aucunement : l’échec en 1877 était patent ; le temps parallèle
indésirable suivait son cours, et le parasitage d’Agartha City aussi, menaçant
de déstructurer en sa totalité tout l’édifice patiemment bâti, et ce, jusqu’à
l’échelle quantique.
« C’est
parce que je ne suis pas venu en personne en 1877 que les choses tournent
mal » culpabilisait-il.
Puisqu’il en
était ainsi, l’expédition de 1877 n’ayant donné que de piètres résultats,
Daniel se résolut à monter une nouvelle équipée où il serait partie prenante.
« Certes,
lorsque je m’absente, c’est comme si la cité n’existait pas ! Mais ne
vaut-il pas mieux qu’elle demeure potentielle plutôt que de subir les assauts
parasitaires de cette piste temporelle où Aurore-Marie existe ? En partant, je prends le risque de laisser
Gwen. Elle me comprendra et acceptera. »
« Mes
amis, dit-il en s’adressant à Saturnin et à Michel, nous ne pouvons laisser les
choses perdurer ainsi. Nous avons perdu une occasion de mettre fin aux
perturbations de la Cité. Je reconnais qu’en mon absence, l’échec était
prévisible. Aurore-Marie a poursuivi son destin. En 1888, la chronoligne où
elle sévit risque de chambouler encore davantage notre existence à tous. C’est
pour cela que je vous propose une seconde incursion dans ce monde dévié :
non seulement la France va se trouver troublée, mais également l’Afrique, parce
que le général Boulanger, qu’Aurore-Marie et Kulm appuient, envisage de s’y
rendre afin de se procurer les matériaux nécessaires à l’élaboration d’une
bombe A par anticipation, bombe qu’il destine à l’Allemagne… Vous imaginez les
conséquences pour le tissu du Pan-trans-multivers.
- Z’êtes le
Préservateur, après tout ! gouailla l’acteur suisse. Vous avez toujours su
prendre les bonnes décisions.
- Je vais
m’entourer de compagnons vaillants, incomparables. Michel, Saturnin, acceptez
que je vous reprenne avec moi.
- C’est tout
à notre honneur, monsieur, répliqua le petit homme replet, notre Saturnin de
Beauséjour.
- Nous
rendre à Paris ne suffira pas : l’Afrique noire, plus exactement le Congo,
est aussi dans notre collimateur. Il s’agit de contrer les desseins de celui
que Georges Méliès surnomme Barbenzingue.
- C’est pas
d’l’humour de potache ! ajouta Michel avec son habituelle pincée de sel
comique.
- Le Conseil
de la Cité va se réunir incessamment afin de décider de l’opportunité
l’expédition. Les membres en seront officiellement désignés et approuvés. Je
pense que le vote ne sera que pure formalité.
- Qui, à
part nous deux, allez-vous proposer, monsieur ?
- Saturnin,
ne vous offusquez pas : vous aurez sans doute en partie la charge de ma
« nièce » Violetta. La sachant téméraire, elle se portera volontaire
et je ne puis la contrarier.
-
Bigre ! Et les autres ?
- Michel,
vous allez être content : d’autres comédiens de renom, hôtes éminent de
l’Agartha, vont vous épauler : je vais proposer au Conseil les
candidatures de Louis Jouvet, de Julien Carette et de Jean Gabin.
- Vous
pensez qu’ils seront d’accord, que Lobsang Jacinto, Tenzin Musuweni et les
autres vont vous laisser les coudées franches ?
- Bien sûr,
Michel, surtout lorsqu’ils les verront en bonne compagnie : Symphorien
Nestorius Craddock, notre ancien cachalot de l’espace, commandant du Vaillant, les supervisera.
- Alors là,
on y va tous en chœur ! » conclut Michel Simon.
La suite peut vous être contée dans un roman
surprenant : Cybercolonial (voir sur ce même blog).