jeudi 19 février 2015

Cybercolonial 1ere partie : Belles lettres d'une Rose méconnue chapitre 6 2e partie.



Sir Charles Merritt s’était décidé à reprendre l’interrogatoire d’A.L. selon une méthode plus probante où l’hypnose interviendrait. Il l’avait droguée au préalable et emmenée dans le laboratoire où, d’habitude, les invités de Lord Percy assistaient complaisamment à des débandelettages de momies égyptiennes. Solidement sanglée sur sa couche d’hôpital, semblable à une horrible table de dissection, enfin vêtue d’une chemise propre, l’enfant tourmentée recouvra sa conscience. Elle poussa un petit cri d’effroi lorsqu’elle aperçut, dans une des vitrines morbides pullulant de monstres contrefaits qui peuplaient cette pièce médicalisée, un anencéphale bâillant en un réflexe végétatif. 
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Le mathématicien dévoyé fit son entrée d’un pas feutré vêtu d’un impeccable veston d’intérieur d’un beau prune légèrement brillant. Il arborait une coiffe d’une singularité futuriste; ainsi, il paraissait casqué d’acier mais ce « casque » s’apparentait plus à une cervelière munie d’électrodes qu’à un quelconque succédané guerrier. De plus, la visière était équipée d’une espèce d’appareillage électrique tournoyant qui créait des effets d’optiques comparables à ceux qu’auraient produits un kaléidoscope ou un zootrope. 
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A.L., à la vue de son tourmenteur, fut prise de tremblements irrépressibles. Ses traits se crispèrent et son teint pâle s’accentua encore. C’étaient là les manifestations d’une terreur pure, sublimée par tout ce que la jeune fille avait déjà enduré. Le maléfique scientifique appliquait sur son cobaye des traitements d’avant-garde tels que couramment on les verrait mis en scène à Hollywood dans des productions horrifiques ayant pour cadre les hôpitaux psychiatriques. Par anticipation, sir Charles avait régulièrement usé des électrochocs mais ce traitement n’avait pas eu les effets qu’il escomptait. A.L. s’obstinait dans son mutisme. Ce fut pourquoi il opta pour l’hypnose mais une hypnose recourant à l’électricité.
Le digne bourreau de la révolution industrielle brancha son casque à une dynamo quelque peu encombrante bien que cette installation fût des plus miniaturisée pour la fin des années 1880. Dans cette scène comparable à la séquence fameuse du Frankenstein de James Whale où la créature galvanisée devait revenir à la vie, sir Charles, dont le casque hypnotique émettait d’impressionnants éclairs, des crépitements et des étincelles sans omettre une entêtante odeur d’ozone, commença à faire tourner le disque de Nipkow de sa visière. Il avait pris soin de se positionner de manière à faire face à la patiente. A.L avait beau essayer de détourner son regard, elle n’y parvenait pas, ne pouvant échapper à l’emprise de l’engin démoniaque. 
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La jeune fille fut saisie de frémissements, on l’aurait crue frappée de spasmophilie, ses halètements s’amplifiant tandis que ses paupières refusaient de se fermer laissant ses yeux écarquillés fixés sur le disque envoûtant dont la vitesse de rotation allait en s’accélérant.
Brusquement, une autre phase provoquée par l’hypnose s’enchaîna. La souffre-douleur préférée de sir Charles s’amollit, mais, au lieu de s’effondrer sur la civière, son corps parut flotter comme suspendu malgré les courroies qui la maintenaient.
La jeune patiente venait enfin d’entrer dans le sommeil hypnotique à la grande réjouissance du tourmenteur patenté.
De ses lèvres décolorées commencèrent à surgir des syllabes dépourvues de sens, précipitées, illogiques, qui, peu à peu, s’assemblaient et s’appariaient pour constituer des noms et des mots.
« John Dee, Rodolphe… Elizabeth… Kabbale… Tycho … manuscrits alchimiques… D’…D’Annunzio…Venise… ».
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Les deux derniers noms éveillèrent davantage l’attention de Merritt.
« Comment connaissez-vous cet écrivain italien? L’avez-vous rencontré? Que vous a-t-il dit?
- A EL…. A EL… c’est A EL qui le connaît… Pas moi… Je ne suis pas Lui… Je ne suis pas Lui…
- Le manuscrit alchimique? En est-il le propriétaire?
- Il est le propriétaire de toute chose… Sauf de votre âme…
Tout en parlant, A.L. semblait s’étirer, son organisme subissait des phénomènes de distorsion qui s’apparentaient à ceux subis par un hypothétique vaisseau prisonnier de l’horizon d’événement d’un trou noir.
Le corps de la préadolescente acquérait des facultés dyctiles, ce qui signifiait qu’il pouvait s’allonger indéfiniment, s’étendre sans pour autant se rompre. Merritt prit presque peur à l’aspect que sa victime avait pris. Il la menaça si elle ne se calmait pas, si elle ne s’expliquait pas davantage, de l’offrir en pâture à Taïaut.
« Il est plus redoutable que le loup, le lion et l’ours grizzly réunis. Ces bêtes fauves paraissent des agneaux à côté de lui. D’ailleurs, je leur ai fait passer un test. Mon Taïaut les a vaincus et n’a fait qu’une bouchée d’eux ».
A.L. reprit, éructant presque.
« Je ne suis pas A EL, je ne suis pas Lui. Pan Logos l’a séparé. De l’autre côté du miroir. Je veux aller de l’autre côté délivrer celui dont vous avez pris la place. Usurpateur! Vous rendrez des comptes à A EL… vous ne lui échapperez pas…
- Je ne crains ni Dieu ni diable…
De fait, tout perverti qu’il fût, notre chef de la pègre britannique, ressentait quelques tourments aux affirmations de la cobaye. Celle-ci ne se gêna point de rétorquer d’une voix métamorphosée, dont les basses pouvaient déclencher une crise cardiaque comme dans les films d’exorcisme hollywoodiens…
- Il est à la fois Dieu et Diable. Pour lui, vous n’êtes qu’un homuncule négligeable. Il vous extirpera de notre monde et vous ramènera de l’autre côté de la psyché… Là-bas… Tout là-bas… c’est un infra-univers… Tout y est monochrome, sépia, comme dans une photographie. Être enfermé là-bas, pour l’éternité, c’est se retrouver reclus dans un bocal paradoxal, car sans limites… c’est comme demeurer dans un vase clos mais infini, comme se retrouver à l’intérieur d’une pensée, d’un cerveau fou qui ne vous appartient pas… John Dee l’avait compris. Rabbi Lew l’avait compris… pour votre malheur vous refusez de comprendre, de me croire. Il vous poursuit déjà… Il a humé votre trace, vos brisées… Vous êtes Son gibier… »
Incompréhensiblement, Merritt recouvra alors son sang-froid.
« Vous n’êtes qu’une possédée. Si vous citez les termes de John Dee, de D’Annunzio et de Venise, c’est parce que vous avez circonvenu A El en personne… 
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- Mais…
- Vous êtes son agent occulte. Par conséquent, j’aurai besoin de vous. Vous m’accompagnerez à Venise…Vous m’aiderez à retrouver Gabriele D’Annunzio…
- Vous Le verrez en face, vous ne Le reconnaîtrez point… Vous maudirez cet instant pour tout le reste de vos jours… »
Sir Charles décida, quelque peu contrarié, d’en rester là et arrêta son appareil hypnotique. Un goût de cendres perdurait dans ses lèvres. La captive retomba en catatonie comme si rien n’avait eu lieu. Il l’abandonna tout en ruminant:
« C’est à un exorciste que je la confierai là-bas bien que je ne croie aucunement à ces fadaises papistes. L’essentiel pour moi est de prendre de vitesse la grande prêtresse des Tetra Epiphanes ».

***************

Aurore-Marie achevait sa toilette, Marguerite l’attendait. La victoria prêtée par Victurnienne était déjà dans l’allée sablonnée avec le cocher qui, patiemment, mâchouillait un bâton de réglisse. La duchesse ne pouvait se douter que ledit factotum n’était autre qu’un espion temporel, Jean Gabin en personne, accomplissant les ordres du Superviseur.
Lorsque Marguerite se porta à la rencontre d’Aurore-Marie fin prête, la baronne de Lacroix-Laval fut frappée par la légère expression de peur qui marquait sa figure. La maîtresse du brav’général ne laissa pas à son amie le temps de la questionner ; elle lui saisit les mains et dit:
« Ah! Si vous saviez, ma chère! Si vous saviez! C’est comme si j’avais vu le Diable en personne.
- Auriez-vous été victime d’une hallucination ou encore d’une vision?
Aurore-Marie sentait que les mains de Marguerite étaient aussi froides que du marbre. Elle s’en inquiéta.
- Ma douce, racontez-moi.
- Je ne crois pas aux mauvais esprits, vous me connaissez.
- Certes. Cependant, vous êtes fort émotionnée. Expliquez-vous.
Avalant péniblement sa salive et reprenant son souffle, Marguerite s’élança enfin.
- Je venais de quitter le cabinet de toilette, m’enquérant d’une femme de chambre afin qu’elle achevât de me coiffer. Je ne pouvais rester en cheveux, cela est indécent. Vous savez que l’on m’a assigné une chambre au premier étage, tournant le dos au grand parc. Toutefois, je ne me plains pas car la vue donne sur la serre et la roseraie.
- Je situe votre chambre parfaitement.
- La domestique que madame la duchesse a eu la bonté de placer à mon service s’appelle Mathilde.
- Joli nom ancien…
- Je la sonnais. Insistais… mais elle ne vint point. Après deux, trois minutes, je finis par m’impatienter.
- N’étiez-vous point inquiète?
- Pas encore. Vous savez tout comme moi qu’il est devenu fort difficile d’avoir de bons serviteurs aujourd’hui. Prenant sur moi, j’osais me hasarder dans le corridor de ce premier étage.
- Alors?
- Je remarquais une porte entrouverte.
- La curiosité vous poussa. J’aurais fait de même.
- Cette porte correspondait à une autre chambre pas du tout semblable à la mienne. Je ne parle pas que des meubles et des bibelots.
- Etait-ce la pièce attenante réservée au marquis de Breteuil?
- Que non point, très chère! Les hommes ne sont pas admis dans cette aile.
- Ah oui…
- Mon ouïe perçut un léger gargouillement qui n’avait rien d’humain.
- Marguerite, vous êtes une adepte des romans-feuilletons. Vous me faites songer à Xavier de Montépin. 
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Vous tirez à la ligne…
- Parce que vous m’interrompez. J’essaie d’être la plus honnête possible. Le bruit s’apparentait à celui qu’on produit lorsqu’on prend un gargarisme. Cependant, aucune senteur médicinale ne se dégageait de l’entrouverture de l’huis. De plus en plus intriguée, je m’aventurai dans ce lieu étrange.
- Mmm…
- Certes, il s’agissait d’une chambre mais comme vous le savez, elle n’eût dû point être occupée par un homme. Or, ce fut bien une silhouette masculine que je vis de dos. La personne inconnue était penchée sur la cuvette du lavabo comme pour une ablution matutinale. Je ne sus si l’étranger avait l’oreille légère ou si j’avais commis l’erreur de faire résonner mes pas sur le plancher. Ces satanées mules… toujours fut-il qu’il se retourna. Les mots me manquent pour vous décrire l’indicible figure qui s’offrit alors à mon regard effaré.
- Faites un effort. Je veux comprendre.
- Comment vous dire? Ce visage, si c’en était bien un, avait des liens de parenté avec les créatures démoniaques fantasmagoriques de Jérôme Bosch mais également avec cette espèce de pieuvre ou de calamar horrible que Monsieur Jules Verne a décrit dans son célèbre Vingt mille lieues sous les mers. 
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- Ciel! S’exclama la poétesse. Vous signifiez ou voulez signifier qu’il arborait un bec en lieu et place d’une bouche…
- Tout à fait. De quel gouffre de l’enfer cette créature avait-elle donc surgi?
- Un Sélénite? Un Martien?
- Là, c’est vous qui faites preuve d’une grande imagination!
- Pour moi, c’est la seule explication possible. Vous connaissez les enjeux de notre entreprise. Il est plausible que, depuis les canaux de Mars, on nous espionne. Notre arme, lorsqu’elle sera achevée, produira un effet calamiteux… pour l’ennemi… »
Aurore-Marie se refusa à en dévoiler plus. Les deux jeunes femmes, sans faire nul cas du cocher, prenant soin de ne point froisser leurs robes encombrantes, tournures obligent, s’installèrent douillettement sur les capitons de la victoria. Jean Gabin eut un sourire aux lèvres. Le comédien avait tout entendu de cette conversation saugrenue et il avait également compris de quoi il était question. Ne montrant aucun trouble, il envoya illico un message mental à Daniel.
«  Commandant Wu, nos foutricardes ont même attiré l’attention des extraterrestres. Il y aurait un gus à tête de calmar qui hanterait Bonnelles.
- Un Asturkruk… En ce 1888... Les choses se gâtent… 
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- Qu’est-ce à dire?
- Ce n’est pas le moment de se perdre en explications.
- Compris, commandant. Je me contente de véhiculer ces dames jusqu’aux grands boulevards ».

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Notre Gueule d’amour avait déposé son mondain équipage devant le Bon Marché, ce temple du consumérisme féminin de la seconde moitié du XIXe siècle qui, en cette chronoligne, prospérait tout autant que son homologue si bien décrit par Emile Zola. À la vue des devantures, les yeux d’Aurore-Marie papillonnèrent. Elle ployait sous le faix de la tentation, prise d’une fièvre d’impatience, le cœur chavirant, le teint point si pâle qu’à l’accoutumée. Ses mains avides qu’elle avait gantées de suède poussèrent son amie à entrer dans le magasin. Aussitôt un vendeur obséquieux accourut prêt à combler les attentes de ces deux riches clientes.
La frivolité subséquente d’Aurore-Marie n’avait rien à envier à celle de Deanna Shirley.
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 La baronne de Lacroix-Laval ne savait plus où porter ses yeux dans cette caverne d’Ali Baba d’un nouveau style, conçue afin d’assouvir tous les caprices, de satisfaire toutes les folies avouables de celles qui étaient prêtes à aller jusqu’à la kleptomanie pour posséder l’article ou la fanfreluche convoités.
Les rayons étincelaient comme mille trésors illuminés par des jeux de glaces savamment situées.
- Par-là, mon amie, par-là, haletait Aurore-Marie, comme prise d’une soif insatiable.
Elle désignait ainsi la ganterie et, derrière, les coupons de tissus. La jeune femme n’eut pas le temps d’en faire plus car une célébrité qui, au premier abord, paraissait accoutrée comme une espèce de Turc ou de Persan, la salua.
- Madame la baronne… Quel heureux hasard… ma journée s’embellit à votre vue…
- Monsieur Péladan, je ne vous savais point un habitué de ces lieux de perdition de la gent féminine… Vous n’êtes point naturaliste… la présence de monsieur Zola que j’exècre eût été plus logique…
- Pardonnez-moi, madame, je ne suis plus monsieur, je suis Sâr… en effet, j’ai fondé une nouvelle religion dans laquelle je suis un Sâr, le Sâr Péladan… 
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Instinctivement, Aurore-Marie jeta un œil furtif à sa propre chevalière dite du pouvoir. Rassurée, elle répondit avec entrain, fixant le carnavalesque personnage.
- Je serais des plus honorées d’assister à une cérémonie de votre culte…
- Le hasard fait bien les choses. Je comptais m’y rendre. Dans deux heures, au musée ethnographique du Trocadéro, doit se tenir une célébration en l’honneur de Thaïs dont la vénérable momie sera présentée aux fidèles.
- Comme c’est amusant! Je veux en être. Mais vous, Marguerite, qu’en dîtes-vous?
- Je vous suis, ma mie…
En son for intérieur, Marguerite retenait une grande envie de rire. La secte d’opérette que dirigeait le Sâr Péladan n’avait absolument rien de redoutable ; c’était à peine si elle intriguait un peu les pouvoirs publics qui considéraient l’extravagant écrivain comme un doux dingue, un poète illuminé de plus. Il était vrai que sa vêture avait de quoi susciter le fou rire. Joséphin Péladan arborait une longue tunique brodée à la mode perse de couleur crème autour de laquelle il avait drapé une longue étole de soie bleu azur. De plus, il était coiffé d’un turban de même teinte au milieu duquel brillait un rubis tout ce qu’il y avait de plus faux bien que notre hurluberlu prétendît qu’il s’agissait d’une pierre authentique de Golconde qui avait appartenu au trésor de Shah Jahan! Il était vraiment dommage que Daniel Lin ne fût pas présent pour le contredire. Une longue barbe noire en pointe, soigneusement entretenue, descendant jusqu’à la ceinture, dégageant des fragrances de benjoin, de myrte et de vétiver, apportait la touche finale au grandiloquent personnage. À ses pieds, des babouches du cuir le plus fin. 
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L’imposant olibrius était accompagné par un néophyte venu des rose-croix, dont Péladan, avant de fonder sa nouvelle secte excentrique, avait été le grand maître. C’était un jeune homme encore timide qui débutait dans le milieu artistique tandis que sa mise modeste contrastait avec l’exubérance du maître. Les seuls détails caractéristiques du croyant consistaient en une barbe naissante, des cheveux un peu longuets, le port de besicles dissimulant mal un regard vif et malicieux. Son nom n’était point encore connu. Il avait, certes, commis de remarquables Ogives pour piano, mais ses Gnossiennes et Gymnopédies étaient encore soit en cours de création soit dans les limbes des circonvolutions géniales de son cerveau inspiré et facétieux. 
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Erik Satie! Daniel Lin aurait été aux anges. Mais ce ne fut pas le cas de la baronne de Lacroix-Laval lorsqu’elle s’intéressa au compagnon du Sâr. Inexplicablement, un accès hallucinatoire s’empara d’elle, bien qu’elle n’eût absorbé ni opium ni laudanum depuis deux jours… sa blessure la tourmentait encore mais cela n’expliquait pas le phénomène.
Ainsi, elle fut transportée dans un ailleurs des plus dérangeants. Deux hommes dissemblables dialoguaient: un adolescent aux cheveux en bataille, un adulte au teint olivâtre.

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Le sultan Radouane s’exprima le premier en un arabe abâtardi. Celle qui n’était pas là en comprenait néanmoins les propos. Tout opposait les deux protagonistes, jusqu’à leur vêture. L’un portait de la soie et était coiffé d’un turban serti de pierreries ; l’autre arborait une simple tunique usée jusqu’à la trame. La conversation se tenait en un palais se prétendant somptueux, mais qui n’était qu’un pâle succédané de l’Alhambra. Toutefois, ses colonnes torsadées dorées, ses arcs outrepassés en fer à cheval, ses murs en stuc et ses dalles régulières suffisaient à rendre cette demeure remarquable si on la comparaît à la médiocrité des bâtisses de la ville.  La résidence offrait également de nombreux agréments : des cours intérieures, des patios aux fontaines glougloutantes, des pergolas fleuries, des bassins dans lesquels venaient s’ébattre des tanches, des carpes et des anguilles, des volières habitées par des perroquets du Gabon, des oiseaux-mouches, des colibris et des paons et des portiques sculptés de bas-reliefs et ornés de faïences azulejos. Des eunuques au crâne rasé et à la taille massive constituaient la garde personnelle et dévouée du sultan. Chacun arborait un cimeterre à la lame parfaitement aiguisée. Les soldats ne se plaignaient pas de rester ainsi tête nue en plein soleil. Comme il se devait, le palais recelait une salle destinée à la prière avec un mihrab pour le prêche. Radouane ne voulait point se commettre avec le commun, inculte, puant et débraillé.
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Le noble seigneur, assis nonchalamment sur un siège bas, une chicha à portée de ses lèvres, interpellait l’adolescent qui lui faisait face. Ses yeux noirs lançaient des éclairs, incapables de dissimuler son ressentiment.
« Ah, je peux dire que ce n’est pas grâce à toi que je me trouve dans cette situation ! Mon pouvoir, je le tiens de moi-même, de mes faits d’armes, de mon courage, de mon opiniâtreté.
- Puisque tu le dis, seigneur. Mais permets-moi de te rappeler une chose : les hommes ont été laissés libres, ils ont pu à loisir choisir leur destin, user de violence.
- Pfff ! Je suis heureux. J’ai tout ce que je désire : les femmes les plus belles et les plus délicieuses, la nourriture la plus succulente, l’adoration de mes sujets…
- Tu te mens à toi-même, cela, tu ne peux le dissimuler. Certes, tu ne me crains point. Il est vrai que je n’ai rien d’effrayant. Ce n’est pas ainsi que tu te figurais… Cependant, au fond de ton cœur, une sourde inquiétude se tapit. Les syrros…
- Comment as-tu pu permettre une telle abomination ?
- Je n’ai rien permis du tout. Ma curiosité m’a conduit jusqu’ici. Tu peux bien comprendre cela. Je ne suis en rien l’auteur ou le créateur des syrros. Mais toi, en connais-tu bien l’origine ? Pourquoi ont-ils vu le jour ? Dans quel but, quand ?
- J’ai ouï-dire que les syrros étaient l’œuvre des infidèles. Au moment où tout sombrait lors de leur débâcle finale, alors que leurs ultimes navires s’engageaient sur les flots tumultueux pour un périple sans retour, ils abattirent leur dernière carte, ils jouèrent leur va-tout. C’était il y a un peu plus de trois cents ans.
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- Le père des syrros prétendait répondre au nom de Shiran.
- Naturellement, tu connais son nom, tu connais tout le monde.
- Je l’ai fréquenté autrefois, avant qu’il ne dévie. C’était un jeune homme courageux, fier, risque-tout, au cœur généreux. On avait du mal à canaliser son énergie. Il écoutait peu la voix de la sagesse. Je l’aimais tant que je fermais les yeux sur son défaut rédhibitoire, l’orgueil. Ses amis furent impuissants à lui conseiller de rester. Geoffroy en pleure encore ; Pacal refuse d’y penser. Son véritable nom est tabou dans ma cité.
- Oseras-tu me donner son identité ?
- Pourquoi pas ? Il a longtemps roulé sa bosse sous le nom d’Odilon d’Arbois. Et quand je dis longtemps, je ne songe point aux années mais aux siècles.
- Serait-il immortel, tout comme toi ?
- A l’aune de la vie des humains, oui, mais Kulm lui-même le crut mort.
- Je crois avoir tué ce Kulm. Une créature peu ragoûtante. J’étais fort jeune alors, et plein d’ambition.
- Qui n’a pas tué Kulm ! Mais revenons aux syrros. Dis-moi ce que tu sais exactement sur eux.
- Ils sont apparus dans l’ancienne province d’Andalousie. C’était vers l’an 1543-44 de mon calendrier. J’ai appris que les derniers îlots de résistance de l’Amazonie tombèrent dans l’escarcelle de mes compatriotes vers 1521. Puis, un petit pays montagneux, aux sommets enneigés, fut aussi ravagé par les saints jihadistes, alors que les océans grondaient leur colère sur toute la terre.
- En l’an 1529 du Prophète. 
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- Tu y étais.
- En esprit. Pas physiquement.
- Ces syrros maudits continuèrent leurs méfaits, s’en prirent à mes compatriotes, mes coreligionnaires, et se répandirent sur la planète tout entière. Les reasets étaient en train de gagner. Quelle engeance ils avaient jetée sur le monde ! Les syrros vampirisaient tout, se nourrissaient de l’effroi, de la chair, du sang, des os et des âmes. Me diras-tu encore que tu n’as pas voulu cela, que tu n’y es pour rien ? Tu es comme ce gouverneur romain qui se lava les mains dans ce faux livre que l’Occident révérait !
- Tout de même pas. Tu omets un élément essentiel. Tes ancêtres combattants instrumentalisèrent eux-mêmes Ebliss afin d’être sûrs de l’emporter. Primo, leur victoire fut facilitée par le naufrage de la Chine.
- Peuh ! Bien sûr, l’enfance de l’art ! Elle était rongée de l’intérieur par de multiples maux : corruption, nationalisme, impérialisme sans limites, achats non contrôlés des « terres rares », adoration du dieu Mammon, inégalités sociales scandaleuses, matérialisme à outrance des nantis, athéisme, pollution des eaux et de l’air, mutations des organismes, gérontocratie. Nous avions placé les nôtres à des postes clefs. C’étaient des taupes parfaites. Ils se gobergeaient et accentuaient la décadence de cet Empire du Milieu. L’épidémie finale qui le sapa ne fut en fait qu’un non-événement car la Chine était déjà moribonde.
- Oui, le virus H12N9. Il frappa aveuglément les vieillards, les jeunes gens, les femmes enceintes, dont les fœtus à l’intérieur des ventres pourrirent, comme tous les organes des contaminés. Lorsque les symptômes étaient visibles, c’était déjà trop tard. Les corps bouillaient de l’intérieur puis éclataient, aspergeant leur entourage d’un immonde liquide à la fétidité atroce.
- Oui, nos savants en ce temps-là étaient remarquables.
- Ah, tu avoues donc !
- Bien sûr, je n’ai rien à cacher. Mon seul regret, vois-tu, c’est que les miens durent abandonner l’Indonésie à son funeste sort.
- Oui, une broutille, plus de deux cent cinquante millions de victimes du « bon camp » ! Le virus eut à son actif deux milliards trois cent mille personnes. Qui joue avec le feu ici, toi ou moi ?
- Je pleure de fausses larmes. Ce n’étaient que des victimes collatérales. Notre véritable cible, tu la connais : l’Occident dévoyé, dépravé. Les infidèles qui le peuplaient avaient sans cesse besoin de nouveaux jouets pour oublier la vacuité de leur existence. Mais ces jouets n’arrivaient plus. Qui les fabriquait ? La Chine et ses satellites ! Les « cafres » étaient tous morts. Ces Occidentaux hautains, emplis de morgue, n’avaient plus une seule usine ! Ils n’étaient même plus capables de fabriquer un fil d’acier. Depuis longtemps, leurs hauts-fourneaux étaient éteints. Depuis des lustres, leurs jeunes se complaisaient dans les Paradis artificiels. Ils ne savaient plus ni lire, ni écrire ; à peine étaient-ils capables de presser le bon bouton de leur petit joujou électronique. Ah, oui, ils communiquaient : qu’est-ce que j’ai chié aujourd’hui, avec qui j’ai baisé, as-tu écouté ce morceau, tu as vu cette beauté, cette star, elle est « has been » (en anglais dans le texte). L’avant-garde de nos armées résidait dans ces « cailleras » méprisés, violents, prêts à tout pour conserver le pouvoir. Sevrés de leur crack, de leur ecstasy, de leurs kalachnikovs, de leurs lance-roquettes, ils se hâtèrent de nous rendre hommage et retournèrent leur colère contre les bonnes cibles dont les arches de fuite, les Cythère, furent des plus dérisoires.
- J’ai vécu tout cela ; j’y étais sur Cythère. Mais tu te montres bien méprisant, toi qui sais à peine ânonner le Coran.
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- Je suis poète ! Lis donc ce que j’écris : il y est question d’amours trompées, de parfums d’Arabie, de jasmin, de gazelles et de sable foulé.
- Certes, mais ton arabe littéraire est farci de fautes. Revenons à nos moutons. Ce complot - sans être paranoïaque - vous a pris une centaine d’années, pour aboutir à quoi, aujourd’hui, en cet an 1941 ?
- Je sais. Nous avons dû écrémer nos rangs.
- Ne parle pas par euphémisme. Les tiens se sont débarrassés de cette engeance encombrante.
- La Lune des Cimeterres… Mon cœur en saigne encore. La Nuit du Doute. 1538...
- Quelle erreur ! Odilon d’Arbois sut en profiter. Il accéléra le projet syrros et se montra sans pitié. Toutefois, il ne prévit pas ce qui advint. Les êtres sans corps se retournèrent contre leurs créateurs, tout en ne s’alliant pas avec leurs victimes désignées qui pourtant avaient leurs origines.
- C’étaient des jihadistes fidèles qui avaient servi de cobayes. Les marqueurs génétiques permettaient de séparer la mauvaise ivraie de la bonne semence. Les syrros détectaient ainsi leurs proies.
- Mais la faim fut trop forte, trop puissante, et ils frappèrent sans distinction génomique. La haine de toute chair les avait corrompus.  C’était cela la faille cachée dans la faille visible.
- Nieras-tu que tu n’as pas voulu cela ?
- Au fin fond de moi-même, celui que je refuse, celui qui m’a réduit à cet aspect, oui, il l’a voulu, pour me lier, pour anéantir l’humanité qu’il n’a jamais acceptée. Or, moi, je me suis épris de vous. Jamais je n’ai souhaité pareilles souffrances, pour vous, petites vies, si attachantes, si remarquables, mais si pitoyables. Radouane, tu leur ressembles. Tu es sublime dans ton ignorance et dans ta candide cruauté.
- Ne me provoque pas Dana-El !
- Je ne réponds qu’au nom de Dan El ! »
La psyché d’Aurore-Marie frémit à ces deux derniers noms. Elle venait de découvrir quelle était l’identité réelle de son ennemi. Elle avait capté fortuitement une séquence de l’effondrement final de la civilisation qu’elle chérissait. Nul n’aurait su expliquer cet étrange phénomène qui ne s’apparentait ni à une décorporation, ni à une translation temporelle proprement dite. Cette vision futuriste, non mythifiée, non fantasmée, d’une réalité crue, avait de quoi mettre à mal la logique cartésienne de la baronne, bien qu’elle fût accoutumée à côtoyer l’improbable, voire le fantastique. Aurore-Marie éprouvait des difficultés à dater avec précision la scène qu’elle avait captée. Sa méconnaissance entretenue du calendrier de l’hégire la handicapait. Elle ne savait pas s’il fallait situer les événements dans un passé dévié ou dans un futur proche, aucune technologie n’étant apparente. Malgré elle, se projetant encore une fois ailleurs, franchissant les éons, la poétesse se retrouva dans un passé depuis longtemps révolu, mythe fondateur de la secte qu’elle dirigeait.

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Rome, 160.
L’Imperator Antonin le Pieux
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 venait de signer le rescrit impérial de persécution générale des Tétra Epiphanes, cette secte orientale qui, tout comme les chrétiens, donnait du fil à retordre au pouvoir établi, remettant en cause l’équilibre du Monde. L’acte avait été proclamé, placardé dans tout l’Empire, telles les listes de proscrits du dictateur Sylla de sinistre mémoire. Or, le chef de ladite religion récemment interdite, Cléophradès d’Hydaspe, séjournait alors en l’Urbs, à l’occasion d’un concile. Le Gréco-Indien se cachait dans Suburre mais il savait que les chrétiens ne lui feraient aucun cadeau croyant ainsi échapper à bon compte au martyr dont-ils étaient coutumiers depuis Néron.
Euthyphron, le disciple adoré, originaire d’Éphèse, vint le prier de fuir. Cléophradès était un homme déjà chargé d’ans et ne craignait point la mort. Au contraire, il l’appelait de tous ses vœux. Sa peau était brune. Le sage portait une toge sous laquelle il arborait un simple pagne de jute à la manière indienne. Comme il se devait pour cet ascète, il vaquait pieds nus. Son visage serein et émacié s’ornait d’une longue barbe brahmanique. Sa maigreur s’expliquait du fait qu’il se nourrissait peu et surtout de légumes bouillis.
Le traditionnel point rouge ou bindi qu’il portait sur le front achevait de l’apparenter à la caste supérieure hindouiste. Mais le bonhomme vivait très simplement.
- Fuis, bon maître, fuis… vite. Pythia vient d’être arrêtée. Les troupes de Caero sont à tes trousses. Prends tous les volumen sacrés, tous les codex, enferme-les dans des jarres que nous allons sceller et pars loin de cette cité.
Tout en disant cela, Euthyphron s’agenouilla en larmes, serrant les jambes de Cléophradès, baisant les pieds de son maître. Ce dernier obligea son disciple à se relever. Tout en faisant cela, il lui caressait la tête dans un geste d’affection. Sa main droite s’ornait de l’anneau du Pouvoir.
- Mon fils, ne crains point pour moi. Il y a longtemps que j’attendais ce moment. L’heure est venue. Tiens. Prends l’anneau. Il te revient de droit de par ta fidélité.
- Mais, maître, je ne puis accepter…
- Tais-toi. Ton tour est venu. À toi de montrer la voie…
Ce bref échange s’était tenu en grec.
Le disciple n’insista point et appela un groupe de compagnons puis tous se chargèrent de cacher les précieux écrits.

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Quintus Severus Cæro, d’origine étrusque, avait la qualité de chevalier dans le Cursus Honorum. Il exerçait la fonction de procurateur. Bien que sa couverture officielle fût celle d’un juriste, il agissait en fait sous les ordres de la préfecture du prétoire et il commandait une section secrète de prétoriens d’élite chargée de la chasse aux hérétiques et de l’exécution des rescrits impériaux de persécution dans toutes les provinces impériales ou sénatoriales.  
Les hommes de Caero venaient ce jour-là de ferrer un gros poisson : la sibylle vestale des Tétra Epiphanes, Pythia, d’origine gauloise, une jeune fille de dix-huit ans dont on prétendait qu’elle avait des dons de voyance et qu’elle était sorcière. Caero avait l’intention de l’interroger en personne dans son cachot de la Mamertine. Plus connue sous le nom de Tullianum, cette prison souterraine remontait aux rois étrusques et l’on supposait que Servius Tullius avait procédé à son agrandissement et que les apôtres Pierre et Paul y avaient été incarcérés un siècle auparavant.
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Le procurateur était un gros homme frisant la soixantaine. Ses joues rebondies faisaient croire à sa bonhomie. Fausse apparence. Sa haute stature en imposait, accentuant son côté inquiétant. Ses yeux d’un bleu glacial vous toisaient et paraissaient lire au tréfonds des âmes. Escorté de quatre de ses officiers prétoriens lourds, caparaçonnés d’armures semblables à celles des cavaliers cataphractaires, il se fit ouvrir par le geôlier les grilles du cachot dans lequel croupissait la Gauloise. 
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- L’avez-vous déjà interrogée comme je vous en avais intimé l’ordre ? S’enquit Caero.
- Bien sûr, seigneur. Mais elle passe son temps à répéter des élucubrations, même sous la douleur la plus vive. Vous pourrez en juger bientôt. Elle déblatère le plus souvent dans la langue des barbares.
- Des Gaulois vous voulez dire…
- Sans doute.
- J’ai l’heur de bien connaître cet idiome. Céans, je ne veux la présence de personne.
- Ce n’est point recommandé.
- C’est un ordre. Exécutez-le…
Le ton employé par le procurateur obligea le geôlier ainsi que les quatre prétoriens à se retirer assez loin derrière les grilles. Seules les lampes à huile suspendues à des chaînes éclairèrent la scène.
Il était visible que la jeune fille avait déjà souffert. De ses lèvres blêmes une bave s’écoulait. Des mèches de cheveux blonds collaient à son front et à ses tempes moites, engluées à du sang à demi séché. Sa stature réduite et fluette, son visage triangulaire, ses grands yeux d’ambre jaune rappelaient étrangement Aurore-Marie elle-même. Lorsqu’elle vit son « juge », elle lui cracha à la figure. L’Etrusque riposta en la souffletant avec sa main gantée de fer. Aussitôt la joue de la Gauloise se fendit et saigna.
- Qui es-tu? Quel dieu honores-tu? Commença à interroger Caero.
Pythia répondit d’un ton ferme. 
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- Je sens en vous les émanations d’A-El, l’Essence du Mal ; vous exhalez la mort mais je n’ai point peur de vous.
- A-El est-il ton dieu?
- Que non pas! Ce serait une apostasie de croire en l’Anti Créateur! Je suis la grande Vestale, la grande Vierge vouée au seul vrai dieu, à Pan Logos et à son épouse, la Bona Dea. Quant à vous, vous êtes le serviteur d’A-El, celui qui ment, celui qui trompe, celui qui a double visage. Vous arborez une cape violette. Or, la lumière violette est celle de l’anti création.
- Sais-tu que tu es destinée à mourir? Répliqua Caero. Crois-tu à un Au-delà?
- Oui, mais ce n’est pas le tien. Je me fondrai en Pan Logos. Je ne ressusciterai pas comme les chrétiens mais je me réincarnerai en un autre temps et un autre lieu.
- Que veux-tu dire par te réincarner? Quelle est cette fumisterie? Seuls les Enfers existent pour les créatures de ton espèce. Ton âme errera parmi les Lémures.
- Quant à toi, tu seras détruit par le vrai dieu. Moi, je me fondrai en l’Unicité, en les quatre hypostases divines, en les quatre forces qui régissent l’Univers et qui ont noms : Pan Logos, Pan Chronos, Pan Phusis et Pan Zoon. Puis, lorsque l’Unicité le jugera bon, je renaîtrai, à la fois moi et autre. Mon âme intègre habitera un nouveau corps parvenu au stade de la conception humaine dit du tube gouttière.
- Explique-toi, je n’y comprends absolument rien.
- Connais-tu Aristote? Ce qu’il écrivit sur l’embryologie? 
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- Si tu cites Aristote, c’est que tu parles le grec.
- Bien sûr et le latin aussi. Nous renaissons tous lorsque nous sommes des purs, nous intégrons les embryons humains au vingt-et-unième jour de la conception lorsqu’ils ne revêtent qu’une forme tubulaire indéterminée. Alors, quand notre âme fusionne en l’embryon, naissent le cerveau et la pensée, le Sentiment et la Connaissance, la Gnose, conformément au texte sacré de mon maître, l’Embruon Theogonia. Cela, j’en suis persuadée et tous tes  bourreaux ne me feront pas fléchir dans ma foi!
- Tu n’es qu’une sorcière, une stryge aux yeux de louve, qui refuse de sacrifier aux dieux, à l’Empereur! Toi et les tiens seront exterminés. Vous vous vouez à des pratiques fornicatrices immondes. Toi et tes amies vestales inspirées par Psappha, vous vous livrez à des accouplements contre nature, en des bacchanales inouïes dans lesquelles vous dévorez des avortons humains.
- Faux bruit, faux bruit! Tu t’abreuves des racontars les plus haineux et les plus abjects… 
- Je vais ordonner aux tourmenteurs prétoriens de poursuivre leur office puisque tu te montres aussi obstinée. Ton entêtement offense les dieux. Tu n’es qu’une démente, une fanatique, une exaltée que mes hommes sauront ramener à la raison. Tu subiras également l’outrage suprême. Ainsi, une fois souillée, impure et désacralisée, je verrai si tu conserves encore ton don de voyance.
- Je te le redis une dernière fois, je ne crains nullement le martyre. Lorsque mon cycle de réincarnations s’achèvera, ma psyché se reposera en une cité merveilleuse dirigée par Celui qui se scinda en deux pour qu’existassent le Monde et l’Univers en sa Totalité. Il fit cela pour se purifier, parfaitement conscient de sa dualité. Dan El est son nom pour les siècles des siècles, pour l’Eternité. Lorsque mon enveloppe présente aura succombé sous le fer de tes séides ou aura été déchiquetée en quelque arène par les fauves que ton César aime tant, mes reliques immémoriales, mes restes sacrés, seront honorés dans une catacombe épiphanique pour les siècles des siècles alors que toi, tes atomes, ne seront plus que poussières emportées par le vent. Ta mémoire sera vouée aux gémonies. Je puis mourir, j’ai déjà été sanctifiée. Crains pour la vie de ton Empereur, les miens me vengeront, crains pour ton Essence, elle est maudite et Dan El, le Suprême, la réduira à néant.
Haussant les épaules, Caero fit un signe qui, déformé par les lampes, n’en fut pas moins compris par les bourreaux. Ces derniers s’approchèrent pour officier. Toutefois, en son for intérieur, il avait pris au sérieux les menaces de Pythia. En représailles, les sectateurs pouvaient assassiner Antonin. C’était là monnaie courante dans l’Empire.[1]

***************

Un vertige, un tourbillon. Aurore-Marie revint au présent, à sa réalité tronquée. Elle eut la surprise de constater qu’elle et son amie Marguerite se retrouvaient déjà dans un sous-sol mal éclairé où elle remarqua des enfilades d’étagères sur lesquelles reposaient ce qu’elle prit au premier abord pour de simples bustes en plâtre. Reconnaissant le Sâr Péladan qui s’adressait à elle, Aurore-Marie eut un léger sursaut.
- Je vous ai cru un instant plongée dans quelque sommeil cataleptique ou hypnotique. Vous paraissiez absente…
- Mais… où sommes-nous donc?
- Dans les réserves secrètes du musée ethnographique du Trocadéro, sises en sous-sol. La présente salle, attenante à la chapelle où repose la momie de Thaïs, sert de dépositoire aux collections de masques mortuaires et d’objets tératologiques et phrénologiques.
- Savez-vous, mon amie, fit Marguerite, que je vous ai surprise en train de réciter le Quia pulvis es de Victor Hugo ? Vous paraissiez vivre un rêve éveillé. Mais je n’ai point osé mettre fin à votre méditation. Vous ne cessiez de scander les trois derniers vers du poème. Avouez que le lieu est fort approprié à cette récitation.
- Je les connais, c’est exact :
Dieu donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes.
Vivants! vous êtes des fantômes;
C’est nous qui sommes les vivants! -
Après avoir respiré longuement, la baronne de Lacroix-Laval reprit d’une voix fluette:
- Quel antre macabre vraiment ! Il s’en dégage une atmosphère sépulcrale. Ces alignements de bustes exhalent des senteurs presque cadavériques propres à susciter le malaise.
- Ce sont des masques mortuaires, je vous le rappelle, ma chère, appuya le Sâr Joséphin Péladan. Ils vous contemplent. Tous les hommes célèbres ayant vécu depuis le début du XVIIe siècle dont on a moulé la face après le trépas sont ici. Admirez! Vertige de l’Histoire! Fugacité de l’existence… Tout ne m’est rien … Rien ne m’est tout…
- Ne déformez donc pas la devise de Valentine Visconti, railla madame de Saint-Aubain.
- Le sens de l’humour vous est revenu, je m’inquiétais, dit doucement Marguerite.
Des couches de poussière recouvraient en partie ces augustes figures d’un réalisme cruel. Aurore-Marie, fascinée, ne put s’empêcher de les contempler et de s’amuser à un jeu macabre d’identification des illustres personnages.
Le premier qu’elle reconnut fut le bon roi Henri dont les régicides avaient profané la momie. Beaucoup de ces grandes célébrités étaient contemporaines de la Révolution et de l’Empire. Après Voltaire, tout ratatiné, s’enchaînaient en une parade de têtes coupées le souverain martyr Louis XVI, les députés conventionnels avec le mufle déformé de Danton, Vergniaud, Barbaroux, Desmoulins, Lebas, Marat, Couthon, Saint-Just, Robespierre identifiable par sa mâchoire fracassée, Hébert, Roland de la Platière, son épouse la belle Manon, Olympe de Gouges, Madame Elisabeth, la sœur du roi, Lameth et Barnave… 
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Tout en s’étonnant de l’absence de la reine Marie-Antoinette, Aurore-Marie rendit un hommage appuyé à la tête de Louis XVI. Elle se prosterna devant elle tout en fustigeant les masques des députés régicides.
- Que font-ils ici? De quel droit a-t-on tiré leurs portraits? C’est un sacrilège…
- Eux aussi sont célèbres, voilà pourquoi leurs figures sont classées sur ces étagères.
- Vous avez osé m’emmener dans ce musée républicain. Honte à vous… Mais… pardonnez mon ire… je viens d’identifier le marquis de Charette…
Le visage du chef vendéen, fusillé en 1796, arborait un rictus d’effroi. Il était vrai que son empreinte avait été moulée plusieurs jours après son exécution alors que la décomposition faisait déjà son œuvre. Les chairs abîmées s’étaient amollies et affaissées. Au front, persistait, en marque indélébile, la trace du célèbre mouchoir de Cholet.
Une fois encore, Aurore-Marie se mit à genoux en prière, se moquant de la terre qui salissait sa robe si coûteuse. Pour elle, c’était une figure centrale de la légende martyrologique légitimiste, plus sacrée encore que celle du roi lui-même; elle reconnut d’autres visages, La Rouerie, Cadoudal, La Rochejacquelein, Cathelineau, mais l’absence de Stofflet la dérangea. Des larmes d’un irrépressible chagrin coulaient en abondance sur ses joues pâles.
Marguerite dut forcer la jeune femme à se relever et à reprendre sa marche.
La baronne passa alors avec indifférence devant trois répliques du masque Antommarchi de Napoléon. Même Talleyrand, bien qu’il fût remarquable, ne l’intéressa pas. Il était vrai qu’il apparaissait émacié, les traits défigurés et crispés par les souffrances de l’agonie, rendu méconnaissable par rapport à l’idée que l’on se faisait communément du personnage. Pourtant, il s’agissait là du portrait le plus réaliste, le plus exact du prince de Bénévent, dont la baronne ne pouvait ignorer qu’il avait été un de ses prédécesseurs à la tête de la secte des Tétra Epiphanes.
Les collections changeaient peu à peu de nature. Il y eut de simples criminels, ces fameux chauffeurs d’Orgères, Lesurques, dont certains niaient qu’il fût innocent, Hélène Jégado, la sinistre empoisonneuse bretonne, Sophie Germain, la mathématicienne,
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 dont cependant le moulage avait été pris de son vivant et une étrange jeune fille, dite « noyée anonyme de la Seine » qui commençait là une prodigieuse carrière. 

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4d/L%27inconnue_de_la_Seine_%28masque_mortuaire%29.jpg Insensiblement, on passa à des collections phrénologiques et anthropologiques. Des idiots congénitaux partageaient leur voisinage et leur pseudo immortalité avec des spécimens destinés à illustrer la théorie fumeuse de Gall.
Les visages se faisaient proprement monstrueux : microcéphalie, anencéphalie, prognathisme, hydrocéphalie … Cependant, le musée avait aussi acquis une bien particulière série de moulages destiné à la démonstration pédagogique de la mobilité des traits dans le temps, manière d’illustrer le vieillissement des êtres qui inspirerait Herbert George Wells dans les premières pages démonstratives et théoriques de La Machine à explorer le Temps : un savant avait souhaité conserver de sa fille une reproduction de sa figure, prise d’année en année, afin qu’on en vît l’évolution de la petite enfance à la maturité, mais le scientifique était mort avant que son modèle eût atteint un âge suffisamment avancé pour que les affres du mûrissement, de la chancissure, eussent stigmatisé et fané sa sévère beauté coiffée de bandeaux. 
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Vinrent alors les fœtus, mais des fœtus dignes de quelques ruines archéologiques, vestiges de nécropoles grecques et romaines, ossements confinés, nichés, lovés, à l’intérieur d’amphores ou de récipients de verre, placés là en position recroquevillée, intra-utérine, dans ces matrices post-mortem synthétiques et symboliques, comme dans l’attente d’une hypothétique renaissance, en ces tombes qu’on disait à enchytrisme. Car, comme pour les Mexafricains d’un Mexique parallèle, les hommes, les femmes de l’Ancien Monde, n’avaient point dédaigné qu’on concélébrât la mémoire de celles et ceux morts in utero ou dans un laps de temps trop bref après la naissance. Pourquoi donc notre poétesse eut-elle l’impression que ces matrices de terre cuite ou d’autres matières constituaient des équivalents de marsupiums où nos squelettes eussent dû achever leur développement ? Batracium aurait-elle pu penser en une de ces innovations lexicales, syntaxique, dont son art littéraire décadent avait le secret. Certains de ces avortons avaient pris l’apparence d’hommes-crapauds, d’homoncules anoures, voire de lithopédions, de fœtus in foetu, siamois kystiques, squirreux, qui se retrouvaient en compagnie d’espèces de grenouilles géantes, hypertrophiées, tumescentes de leurs fruitions anormaux, au développement particulier, déjà placentaire : Pipa dont la logette dorsale formait un amnios où demeurait un embryon presque achevé, Rhinoderme de Darwin aux sacs vocaux ouverts, disséqués, dévoilant, comme en des pendeloques hideuses, deux têtards en place et, à la parfin, Gastrotheca marsupiata, vraie bibliothèque ou plutôt oothèque tératologique ambulante dont le marsupium ou batracium recelait plusieurs dizaines d’œufs translucides, opalescents, dans lesquels on devinait la dérangeante présence d’êtres quasi humains, esquisses impensables d’anticréations turbides…
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Alors, le groupe parvint au sanctuaire de Thaïs où tout un gratin de fidèles attendait que le Sâr ordonnât les débuts de la célébration. La baronne se troubla une nouvelle fois, identifiant maintes célébrités. Elle s’étonna aussi de découvrir un orgue en ces lieux, un orgue perfectionné, aux jeux complets, dont le facteur demeurait une énigme. Non pas que son imagination vagabondât encore… Qui donc allait s’asseoir au clavier ? Allait-on y jouer quelque air orientaliste approprié à l’atmosphère de cette chapelle ? Se contenterait-on d’une aubade à la mode, à moins que l’on optât pour un péan apollonien mis en musique, antique certes, mais invraisemblable ici ? L’instrument étant de conception moderne, bien que ce ne fût pas un Cavaillé-Coll, il était également improbable qu’un organiste illustre y eût déjà exercé ses doigts et ses pieds, un César Franck, un Charles-Marie Widor, un Gigout ou, plus anciennement, un Boëly et un Lefébure-Wély.
Car il s’agissait bel et bien d’une chapelle, ce qui justifiait la présence de l’orgue, un chapelle souterraine, médiocrement éclairée par des becs de gaz et des quinquets qui ponctuaient de halos blafards, jaunâtres, presque lunaires, les murs couverts de fresques et les colonnettes stuquées.
Le style des lieux, éclectique, se voulait néo-byzantin ; le plan, proche de celui des baptistères du Bas-Empire, était octogonal. Aurore-Marie constata qu’aux quatre points cardinaux, le déambulatoire aux arcatures en plein cintre comportait des absidioles surmontées de hauts-reliefs hybrides de stuc, de travertin, mais aussi de pierres volcaniques, tuf et pouzzolane, représentant les quatre évangélistes, le Tétramorphe, là où elle eût préféré que figurassent des reproductions symboliques des quatre hypostases conformes à sa propre croyance. Une iconostase barrait l’autel central tandis que le vestibule, couvert lui aussi, plutôt bâti à la romane, tel un narthex, était surplombé d’une coupole. Madame de Saint-Aubain fut frappée par l’éclectisme de la décoration, tantôt peinte, tantôt incrustée, tantôt mosaïcale, dont les références iconologiques étaient davantage marquées par le christianisme oriental monophysite des églises d’Afrique et d’Asie que par l’orthodoxie qu’elle connaissait sans plus la pratiquer. Les couleurs criardes accentuaient l’impression factice de ladite chapelle. Les ors, les rouges vifs, les bleus outranciers, les vert pomme choquaient l’œil. Les artistes inconnus qui avaient composé ces mosaïques et peint ces fresques - à moins qu’il se fût agi de reproductions scrupuleuses (en toc, eût dit Michel Simon), telles celles qu’on admirerait dans le futur Musée des Monuments français qui remplacerait celui consacré pour l’heure à la sculpture comparée dans l’autre aile de l’actuel Trocadéro -  tous ces anonymes contemporains, avaient allègrement mélangé les iconographies copte, arménienne et éthiopienne aux peintures romanes. Outre le Christ Pantocrator dominant la coupole, Aurore-Marie identifia plusieurs motifs empruntés incontestablement à la crypte de Saint-Nicolas de Tavant, l’arche de Noé de Saint-Savin sur Gartempe - fort étrécie ici à cause des dimensions restreintes de la chapelle - et, sur les colonnettes jumelées, des chapiteaux historiés inspirés du maître d’Autun et de Notre-Dame du Port à Clermont-Ferrand. 
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Mais, ce qui dominait tout, captait toute l’attention des sycophantes, c’était la momie de la courtisane repentie, de Thaïs, dévoilée par le Sâr après qu’il eut tiré la tenture la dissimulant, momie dont le sarcophage, dressé, ouvert, était adossé à l’iconostase. Une fragrance ammoniaquée se répandit, exhalaison dont la toxicité occasionna des accès quinteux aux bronches fragiles de la baronne et de sa compagne. Alors, Madame de Saint-Aubain daigna prêter attention à l’assistance, se préoccuper davantage de celles et ceux qui partageaient la communion étrange du Sâr Péladan et de son jeune disciple rosicrucien.
Il y avait nombre d’amis, des ennemis aussi. Des républicains fervents, des francs-maçons, des dandys décadents, des excentriques, des salonards, des égéries, des désœuvrés encanaillés, des poètes fous… Boni de Castellane – un tout jeune homme encore, puisqu’il avait à peine dépassé les vingt ans - était présent (le contraire eût étonné), Robert de Montesquiou, Des Esseintes passé, mais également futur modèle de Charlus, aussi, bien sûr. Plusieurs écrivains notables des deux sexes s’étaient donné rendez-vous quoique parfois ils ou elles s’opposassent politiquement : Anatole France, Gyp,
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 Rachilde, Joris-Karl Huysmans, l’Irlandais Oscar Wilde, qui reconnut la poétesse et la salua (que son œillet vert provocateur, accroché à la boutonnière, détonait et choquait les personnes comme-il-faut !). La scène, la musique, la peinture, le Monde et le demi-Monde, étaient également fort bien représentés par des figures tutélaires: Jules Massenet, Jean-Léon Gérôme, William Bouguereau,
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 Sarah Bernhard et Valtesse de La Bigne, que réprouvait Madame la Baronne bien qu’elles partageassent certaines attirances communes, hors de tout mode de vie dissolue cependant pour la jeune femme de lettres. Au fond, isolée, toute de noir voilée, non identifiable, une retardataire s’installa : cette dernière venue ne souhaitait pas qu’on sût son identité ; elle tenait à préserver son anonymat. Sans doute s’agissait-il d’une gloire passée de la fête impériale, étiolée depuis longtemps.
La momie elle-même parut fort dégradée à Madame de Saint-Aubain, mais aussi victime de maintes restaurations qu’on dira abusives dans les siècles futurs. Son odeur en témoignait, prégnante, atroce, médicamenteuse en un mot. C’était une dépouille de la Basse Epoque, des temps de la décadence de l’art des taricheutes, apparentée à celles du Fayoum,
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 car la tête était dissimulée sous un masque-portrait de bois, assez détérioré lui aussi. Bien qu’elle fût drapée de maints tissus, d’étoles coptes aux motifs zoomorphes, cette vénérable défunte laissait apparaître un bandelettage, un emmaillotage, attaqués par les moisissures, par les champignons, sur et marbré de traînées suspectes. Le réticulé entrecroisé complexe des bandelettes formait par endroits comme une coque noirâtre, bitumeuse, raidie, pareille à ces peaux de bananes trop mûres que l’on jette avec dégoût. On avait essayé de masquer ses miasmes en l’aspergeant, en l’oignant d’une eau dite d’Egypte, bien connue des parfumeurs. L’œuvre du portraitiste copte avait elle-même été dénaturée par des badigeons successifs de vernis, des ajouts de peinture aux lacunes, des fards, du kohol, du charbon de bois cernant excessivement les yeux, du blanc et du rouge d’Espagne, des postiches tressés, tombants, d’une teinte de jais. Quelques amulettes anciennes, restes de paganisme, apparaissaient, çà, là : scarabées, œil prophylactique, nain Bès, main de lapis-lazuli ou d’azurite.
Le Sâr éleva lors la voix, commença à entonner une hymne, demandant à l’assistance de reprendre en chœur ce chant rédigé en une langue oubliée. Mais quelqu’un manquait : l’orgue eût dû jouer, accompagner nos chanteurs.
- C’est fâcheux. Le sieur Dupré-Moulin nous a fait faux bond. Bigre! Qui pourrait se mettre au clavier céans?
- Moi, se proposa courageusement Erik, se caressant la barbe. J’avais justement l’intention de jouer mes Ogives.
- Pourquoi pas, après tout, répondit le chef de la secte.
Puis, se fendant d’une courbette théâtrale, le Sâr Péladan se tourna vers le public et s’excusa de l’interruption de l’office.
« Très chère assistance, veuillez accepter le remplacement de l’organiste prévu par Erik Satie qui débute dans le métier. Tout devrait bien se passer. Mon sycophante ici présent est un compositeur qui a déjà tâté du clavier. »
En son for intérieur, Erik Satie se disait :
« Il veut m’assassiner ou quoi ? »
Toutefois, le jeune homme s’installa sur le siège, fit craquer ses doigts, étira ses jambes et entama les premières mesures de son œuvre, les Ogives mystiques, composées en 1887.
Alors que l’orgue donnait pleinement sa puissance, Jean-Léon Gérôme fit à l’adresse de Marguerite de Bonnemains :
- Pourquoi Polyeucte n’accompagne-t-il pas Thaïs ? J’ai ouï-dire qu’à Lyon, Monsieur Emile Guimet avait acquis la momie de cet illustre martyr. Il aurait pu prêter sa dépouille pour notre cérémonie.
- S’il eût été présent ici, Monsieur Camille Saint-Saëns aurait dit : « Tous les ossements se valent », répliqua Anatole France pince sans rire.
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Oscar Wilde approuva chaudement. Par contre, la dame toute vêtue de noir eut un geste d’agacement. Elle voulait écouter la musique et se recueillir. S’il était quelqu’un que le culte commençait à lasser, c’était Aurore-Marie, qui se plaignait de devoir demeurer debout et subir une œuvre non conforme à ses goûts conservateurs parce qu’elle manquait de « pathos ». La jeune femme s’éventait ostensiblement, donnait des petits coups de talon, levait parfois les yeux vers la coupole et soupirait.
Cependant, Erik Satie achevait sa prestation. Tandis que son maître applaudissait poliment, imité immédiatement par la majeure partie du public, la dame voilée laissait couler ses larmes. Quelque peu gênée, elle sortit de son réticule un joli mouchoir brodé de dentelles de Bruges, mouchoir tout aussi sombre que sa tenue. A ses côtés se tenait Marguerite.
- Pardonnez mon sans-gêne, Madame. Vous sentez-vous mal ? J’ai ici des sels.
- Non carissima. Grazie. Niente. Je n’ai besoin de rien.
Madame de Bonnemains crut reconnaître cet accent célèbre autrefois. Elle pensa :
« Je la croyais morte ou enterrée en quelque couvent. Son âge doit être canonique. »
L’inconnue avait répondu autrefois au nom de Virginia Verasis, comtesse de Castiglione. Âgée d’une cinquantaine d’années, elle semblait aussi ravagée que la momie de la courtisane repentie ; c’était pourquoi elle portait une voilette, son narcissisme ne supportant pas le regard des autres. 
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Le jeune compositeur avait la ferme intention de poursuivre son récital, mais il n’en eut pas l’occasion car un adolescent aux cheveux auburn, apparu brusquement à ses côtés sans que nul dans l’assistance ne parût s’en émouvoir, comme s’il avait toujours été là, lui fit comprendre de lui laisser l’orgue.
- Mais enfin, s’offusqua Erik, de quel droit …
- Lorsque vous aurez entendu ce que j’aurai joué, vous me pardonnerez mon outrecuidance, murmura Daniel Lin avec assurance. Vous connaissez Bach, le grand Jean-Sébastien, alors écoutez.
Tandis que l’assistance reprenait de plus belle ses apartés et que le Sâr marmottait une prière de pacotille en pseudo langue copte, soudain, l’instrument retentit comme s’il s’agissait des grandes orgues de La Madeleine. Huysmans se signa par réflexe alors que s’élevaient sous la voûte les premiers accords de la Toccata en ré mineur BWV 565. Chose inattendue, le public se tut. Il écouta avec ferveur ladite toccata et la fugue qui s’enchaîna à celle-ci. A peine le dernier accord du morceau fut-il terminé qu’aussitôt, une autre pièce vint. Il s’agissait du Choral du Veilleur BWV 645.
L’assistance ne se plaignit pas, bien au contraire. Jamais elle n’avait été autant recueillie, comme si elle était transportée en un ailleurs édénique, comme si elle était transfigurée. Aurore-Marie elle-même était émue au-delà des mots. Elle avait l’impression que les anges eux-mêmes s’étaient incarnés en cette chapelle et faisaient retentir la musique de Dieu. Ici, jamais personne (pourtant, tous ici étaient accoutumés à assister aux concerts de César Franck) n’avait entendu jouer aussi brillamment et avec autant de sensibilité les pièces de Jean-Sébastien, compositeur que l’on redécouvrait et dont on estropiait l’interprétation. L’ex inconnue voilée n’en pouvait mais. Elle toussait et pleurait tout en balbutiant :
« Ma chi è, ma chi è ? »
Le Sâr Péladan se rapprocha de l’organiste.
« Qu’il joue bien ! Quel talent ! Vous approuvez, mon cher Erik ?
- Bien sûr ! Je suis prêt à lui laisser le clavier toute la nuit. D’ailleurs, il n’a pas l’air de vouloir partir. Écoutez ! »
Effectivement, Daniel Lin attaquait maintenant la fugue en sol mineur BWV 578. L’assistance n’émit aucune opposition. Huysmans était tombé à genoux et récitait le credo. Quant à Aurore-Marie, touchée elle aussi par la grâce, elle se demandait quel sort funeste l’avait obligée à devenir la Grande Prêtresse des Tétra Epiphanes. Elle se surprit à maudire Kulm et à regretter le temps de son innocence, bien avant qu’elle fît un sort à Marie-Aurore. Terrassée par une émotion pure, sublimée par le repentir, elle se pâma dans les bras de Marguerite.
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Daniel Lin avait-il conscience des sentiments qu’il suscitait ou réveillait ? Tout entier à la musique, il ne s’inquiétait pas de ce que ressentaient les humains. Il n’était pas le compositeur de ces œuvres qu’il exécutait avec une perfection divine. Sous la houlette de Jean-Sébastien Bach, il avait fait de grands progrès dans l’interprétation. Il avait effectué une synthèse des plus grands interprètes du Cantor. Pourtant, il ne faisait pas appel à ses dons extraordinaires. Seulement, entre ses doigts, les notes se transcendaient, se mettant en résonance avec les branes et les cordes du Pantransmultivers. Le commandant Wu était prêt à enchaîner en terminant avec les chorals de Leipzig lorsque madame de Bonnemains réclama le silence.
« Je vous en prie ! Madame la baronne se trouve mal ! Elle suffoque ! L’air lui manque. Mes sels sont inefficaces. »
Immédiatement, Daniel Lin s’arrêta. Ses instincts de terre-neuve le poussèrent à porter secours à Aurore-Marie. L’heure de l’affrontement direct n’avait pas encore sonné. Lorsqu’il se pencha sur la poétesse, celle-ci rouvrit les yeux et son regard ambré croisa le sien, bleu gris, couleur d’un ciel d’automne. Tous deux se reconnurent. La jeune femme tenta de se soulever et voulut lui murmurer quelque chose comme « Je ne suis pas coupable de ce que je suis. »
Mais ces paroles ne purent franchir ses lèvres. Daniel Lin n’était déjà plus là. Plus personne ne se souvenait de sa présence. Rien ne s’était passé.
« J’ai failli gaffer. Je prends en pitié cette malheureuse. »
Comme s’il n’avait jamais quitté Bonnelles, le pseudo domestique était en train de cirer les bottes d’amazone de la duchesse d’Uzès. La chasse à courre était programmée pour le lendemain matin.

A suivre...

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[1] Cette séquence diffère fortement de celle du délire hypnotique d’Aurore-Marie lors de la séance d’hypnose du docteur Maubert de Lapparent telle que narrée au chapitre 2. Elle représente la stricte réalité historique, alors que ce que s’imagine revivre la poétesse n’est qu’une hallucination, une transposition fantastique. Entre autres, Aurore-Marie transpose l’action à Lugdunum et charge les paléochrétiens qu’elle accuse de trahison.