Rome,
160.
L’Imperator
Antonin le Pieux venait de signer le rescrit impérial de persécution générale
des Tétra Epiphanes, cette secte orientale qui, tout comme les chrétiens,
donnait du fil à retordre au pouvoir établi, remettant en cause l’équilibre du
Monde. L’acte avait été proclamé, placardé dans tout l’Empire, telles les listes
de proscrits du dictateur Sylla de sinistre mémoire. Or, le chef de ladite
religion récemment interdite, Cléophradès d’Hydaspe, séjournait alors en
l’Urbs, à l’occasion d’un concile. Le Gréco-Indien se cachait dans Suburre mais
il savait que les chrétiens ne lui feraient aucun cadeau croyant ainsi échapper
à bon compte au martyr dont-ils étaient coutumiers depuis Néron.
Euthyphron,
le disciple adoré, originaire d’Éphèse, vint le prier de fuir. Cléophradès
était un homme déjà chargé d’ans et ne craignait point la mort. Au contraire,
il l’appelait de tous ses vœux. Sa peau était brune. Le sage portait une toge
sous laquelle il arborait un simple pagne de jute à la manière indienne. Comme
il se devait pour cet ascète, il vaquait pieds nus. Son visage serein et émacié
s’ornait d’une longue barbe brahmanique. Sa maigreur s’expliquait du fait qu’il
se nourrissait peu et surtout de légumes bouillis.
Le
traditionnel point rouge ou bindi qu’il portait sur le front achevait de l’apparenter
à la caste supérieure hindouiste. Mais le bonhomme vivait très simplement.
-
Fuis, bon maître, fuis… vite. Pythia vient d’être arrêtée. Les troupes de Caero
sont à tes trousses. Prends tous les volumen sacrés, tous les codex,
enferme-les dans des jarres que nous allons sceller et pars loin de cette cité.
Tout
en disant cela, Euthyphron s’agenouilla en larmes, serrant les jambes de
Cléophradès, baisant les pieds de son maître. Ce dernier obligea son disciple à
se relever. Tout en faisant cela, il lui caressait la tête dans un geste
d’affection. Sa main droite s’ornait de l’anneau du Pouvoir.
-
Mon fils, ne crains point pour moi. Il y a longtemps que j’attendais ce moment.
L’heure est venue. Tiens. Prends l’anneau. Il te revient de droit de par ta
fidélité.
-
Mais, maître, je ne puis accepter…
-
Tais-toi. Ton tour est venu. À toi de montrer la voie…
Ce
bref échange s’était tenu en grec.
Le
disciple n’insista point et appela un groupe de compagnons puis tous se
chargèrent de cacher les précieux écrits.
***************
Quintus
Severus Cæro, d’origine étrusque, avait la qualité de chevalier dans le Cursus Honorum. Il exerçait la fonction
de procurateur. Bien que sa couverture officielle fût celle d’un juriste, il
agissait en fait sous les ordres de la préfecture du prétoire et il commandait
une section secrète de prétoriens d’élite chargée de la chasse aux hérétiques
et de l’exécution des rescrits impériaux de persécution dans toutes les
provinces impériales ou sénatoriales.
Les
hommes de Caero venaient ce jour-là de ferrer un gros poisson : la sibylle
vestale des Tétra Epiphanes, Pythia, d’origine gauloise, une jeune fille de
dix-huit ans dont on prétendait qu’elle avait des dons de voyance et qu’elle
était sorcière. Caero avait l’intention de l’interroger en personne dans son
cachot de la Mamertine. Plus connue sous le nom de Tullianum, cette prison souterraine remontait aux rois étrusques et
l’on supposait que Servius Tullius avait procédé à son agrandissement et que
les apôtres Pierre et Paul y avaient été incarcérés un siècle auparavant.
Le
procurateur était un gros homme frisant la soixantaine.
Ses joues rebondies faisaient croire à sa bonhomie. Fausse apparence. Sa haute stature en imposait, accentuant son côté inquiétant. Ses yeux d’un bleu glacial vous toisaient et paraissaient lire au tréfonds des âmes. Escorté de quatre de ses officiers prétoriens lourds, caparaçonnés d’armures semblables à celles des cavaliers cataphractaires,
Ses joues rebondies faisaient croire à sa bonhomie. Fausse apparence. Sa haute stature en imposait, accentuant son côté inquiétant. Ses yeux d’un bleu glacial vous toisaient et paraissaient lire au tréfonds des âmes. Escorté de quatre de ses officiers prétoriens lourds, caparaçonnés d’armures semblables à celles des cavaliers cataphractaires,
il se fit ouvrir par le geôlier les grilles du cachot dans
lequel croupissait la Gauloise.
-
L’avez-vous déjà interrogée comme je vous en avais intimé l’ordre ? s’enquit
Caero.
-
Bien sûr, seigneur. Mais elle passe son temps à répéter des élucubrations, même
sous la douleur la plus vive. Vous pourrez en juger bientôt. Elle déblatère le
plus souvent dans la langue des barbares.
-
Des Gaulois vous voulez dire…
-
Sans doute.
-
J’ai l’heur de bien connaître cet idiome. Céans, je ne veux la présence de
personne.
-
Ce n’est point recommandé.
-
C’est un ordre. Exécutez-le…
Le
ton employé par le procurateur obligea le geôlier ainsi que les quatre
prétoriens à se retirer assez loin derrière les grilles. Seules les lampes à
huile suspendues à des chaînes éclairèrent la scène.
Il
était visible que la jeune fille avait déjà souffert. De ses lèvres blêmes une
bave s’écoulait. Des mèches de cheveux blonds collaient à son front et à ses
tempes moites, engluées à du sang à demi séché. Sa stature réduite et fluette,
son visage triangulaire, ses grands yeux d’ambre jaune rappelaient étrangement
Aurore-Marie elle-même. Lorsqu’elle vit son « juge », elle lui cracha
à la figure. L’Etrusque riposta en la souffletant avec sa main gantée de fer.
Aussitôt la joue de la Gauloise se fendit et saigna.
-
Qui es-tu? Quel dieu honores-tu? Commença à interroger Caero.
Pythia
répondit d’un ton ferme.
-
Je sens en vous les émanations d’A-El, l’Essence du Mal ; vous exhalez la mort
mais je n’ai point peur de vous.
-
A-El est-il ton dieu?
-
Que non pas! Ce serait une apostasie de croire en l’Anti Créateur! Je suis la
grande Vestale, la grande Vierge vouée au seul vrai dieu, à Pan Logos et à son
épouse, la Bona Dea. Quant à vous, vous êtes le serviteur d’A-El, celui qui
ment, celui qui trompe, celui qui a double visage. Vous arborez une cape
violette. Or, la lumière violette est celle de l’anti création.
-
Sais-tu que tu es destinée à mourir? Répliqua Caero. Crois-tu à un Au-delà?
-
Oui, mais ce n’est pas le tien. Je me fondrai en Pan Logos. Je ne ressusciterai
pas comme les chrétiens mais je me réincarnerai en un autre temps et un autre
lieu.
-
Que veux-tu dire par te réincarner? Quelle est cette fumisterie? Seuls les
Enfers existent pour les créatures de ton espèce. Ton âme errera parmi les
Lémures.
-
Quant à toi, tu seras détruit par le vrai dieu. Moi, je me fondrai en
l’Unicité, en les quatre hypostases divines, en les quatre forces qui régissent
l’Univers et qui ont noms : Pan Logos, Pan Chronos, Pan Phusis et Pan Zoon.
Puis, lorsque l’Unicité le jugera bon, je renaîtrai, à la fois moi et autre.
Mon âme intègre habitera un nouveau corps parvenu au stade de la conception
humaine dit du tube gouttière.
-
Explique-toi, je n’y comprends absolument rien.
-
Connais-tu Aristote? Ce qu’il écrivit sur l’embryologie?
-
Si tu cites Aristote, c’est que tu parles le grec.
-
Bien sûr et le latin aussi. Nous renaissons tous lorsque nous sommes des purs,
nous intégrons les embryons humains au vingt-et-unième jour de la conception
lorsqu’ils ne revêtent qu’une forme tubulaire indéterminée. Alors, quand notre
âme fusionne en l’embryon, naissent le cerveau et la pensée, le Sentiment et la
Connaissance, la Gnose, conformément au texte sacré de mon maître, l’Embruon Theogonia. Cela, j’en suis
persuadée et tous tes bourreaux ne me
feront pas fléchir dans ma foi!
-
Tu n’es qu’une sorcière, une stryge aux yeux de louve, qui refuse de sacrifier
aux dieux, à l’Empereur! Toi et les tiens seront exterminés. Vous vous vouez à
des pratiques fornicatrices immondes. Toi et tes amies vestales inspirées par
Psappha, vous vous livrez à des accouplements contre nature, en des bacchanales
inouïes dans lesquelles vous dévorez des avortons humains.
-
Faux bruit, faux bruit! Tu t’abreuves des racontars les plus haineux et les
plus abjects…
-
Je vais ordonner aux tourmenteurs prétoriens de poursuivre leur office puisque
tu te montres aussi obstinée. Ton entêtement offense les dieux. Tu n’es qu’une
démente, une fanatique, une exaltée que mes hommes sauront ramener à la raison.
Tu subiras également l’outrage suprême. Ainsi, une fois souillée, impure et
désacralisée, je verrai si tu conserves encore ton don de voyance.
-
Je te le redis une dernière fois, je ne crains nullement le martyre. Lorsque
mon cycle de réincarnations s’achèvera, ma psyché se reposera en une cité merveilleuse
dirigée par Celui qui se scinda en deux pour qu’existassent le Monde et
l’Univers en sa Totalité. Il fit cela pour se purifier, parfaitement conscient
de sa dualité. Dan El est son nom pour les siècles des siècles, pour
l’Eternité. Lorsque mon enveloppe présente aura succombé sous le fer de tes
séides ou aura été déchiquetée en quelque arène par les fauves que ton César
aime tant, mes reliques immémoriales, mes restes sacrés, seront honorés dans
une catacombe épiphanique pour les siècles des siècles alors que toi, tes
atomes, ne seront plus que poussières emportées par le vent. Ta mémoire sera
vouée aux gémonies. Je puis mourir, j’ai déjà été sanctifiée. Crains pour la
vie de ton Empereur, les miens me vengeront, crains pour ton Essence, elle est
maudite et Dan El, le Suprême, la réduira à néant.
Haussant
les épaules, Caero fit un signe qui, déformé par les lampes, n’en fut pas moins
compris par les bourreaux. Ces derniers s’approchèrent pour officier.
Toutefois, en son for intérieur, il avait pris au sérieux les menaces de
Pythia. En représailles, les sectateurs pouvaient assassiner Antonin. C’était
là monnaie courante dans l’Empire.
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