Les réflexions de Daniel Lin conduisirent ce dernier à
convoquer illico le comédien d’origine suisse Michel Simon afin de remplir une
délicate mission devant profiter à tous les citoyens de l’Agartha. Mais cette
décision suffirait-elle à contrer cet Ennemi Invisible, incernable si
redoutable et si redouté? L’acteur, alors dans la force de l’âge, celui qui
avait brillé dans la peau de Molyneux dans le célèbre « Drôle de Drame »,
se rendit dans le bureau du Superviseur avec sa nonchalance coutumière, les
poches pleines de photographies à ne pas mettre entre toutes les mains.
- Superviseur, fit du bout des lèvres le comédien,
s’asseyant sans façon sur le siège que lui présentait le daryl androïde. Vous
m’avez tiré du lit, savez-vous?
- A Onze heures quinze du matin, Michel? Bigre! La
nuit a été agitée?
- Hum… je la qualifierais de « délicieuse »!
Niniche me trouble encore!
- Niniche? Qui surnommez-vous ainsi? S’enquit Daniel
Lin avec une curiosité feinte.
- Devinez! Une jeune personne que j’ai découverte il y
a peu, je vous l’assure!
- Hum! Elle est majeure et consentante, j’espère!
- Je ne suis pas un satyre, Superviseur! Arrêtez de me
faire la morale! Et je connais sur le bout des doigts la loi en vigueur dans la
Cité! C’est Alexandre Dumas qui me l’a présentée la semaine dernière.
- Ah! Je vois! Marie C…
- Vous saisissez vite!
- Lui, s’est vite lassé!
- Tant mieux pour moi.
- Mais, pardonnez-moi, je croyais que vous les aimiez
plus expérimentées?
- Marie est la lorette selon mon cœur, Daniel Lin Wu!
- Après tout, elle a vingt-trois ans et si elle n’est
plus avec Alexandre, alors…
- Oui! Pourquoi cette convocation, Ingénieur?
- Vous avez déjà voyagé à l’extérieur de la Cité après
votre arrivée dans l’Agartha, non?
- Plutôt! Et sans anicroche! Le Conseil m’a d’ailleurs
décoré pour services rendus…
- Cela vous dirait de repartir? Mais pas dans les
années 1930-1940... Ce serait plus… calme!
- C’est-à-dire?
- La Troisième République presque à ses débuts…
- La France donc… Précisez…
- L’année 1877...
Après un long échange, Michel Simon se retira tout
guilleret. Certes, il allait chaperonner Saturnin de Beauséjour, certes, il ne
serait pas seul, mais ce serait bien le diable s’il ne parvenait pas à prendre
un peu de bon temps et à visiter de très hauts lieux connus pour leurs
prestations particulières. Quelques noms lui revenaient en mémoire fort à
propos. Le Chabanais, le One Two Two…
- Moui, mais il faut d’abord que je m’assure qu’ils
existaient en 1877! Si ce n’est pas le cas, il doit y avoir d’autres
établissements de cet acabit! De même tenue au moins!
Pendant que l’incorrigible comédien salivait par
avance, de son côté, le Préservateur poursuivait son enquête, explorant les
images fournies par le chrono vision, une infime partie de son attention
requise pour cette tâche ennuyeuse.
Au fait, Marie, la touchante jeune personne a déjà été
entrevue dans le roman précédent. Souvenez-vous, la blonde bien en chair, avec
des yeux couleur myosotis à faire damner un écrivain en herbe ou encore un
comédien en goguette! Oui, cette Marie-ci qui s’était évanouie en présence du
Baphomet sur la terrasse de l’éléphant de bronze ou de plâtre, cette Marie qui
avait assisté au duel entre Frédéric Tellier et Galeazzo di Fabbrini et qui, en
ayant bien trop vu, s’était retrouvée à voyager dans le temps avec son
compagnon, et avait côtoyé le sire de Commynes. Cette Marie séjournait
dorénavant dans la Cité, en hôte permanent, bien qu’elle ne fût ni une artiste,
ni une scientifique, ni une honnête femme, ni une travailleuse manuelle,
quoique… Le Conseil l’avait néanmoins acceptée sur les recommandations appuyées
non pas d’Alexandre ou de Michel mais bien de Tenzin Muzuweni et d’Albriss! Les
deux hommes étaient parfaitement conscients de l’utilité de certaines jeunes
femmes dans l’Agartha. Le Superviseur Général lui-même ne vivait-il pas en
concubinage avec une véritable bombe sexuelle? Mais Gwenaëlle restait fidèle à
Daniel Lin….
***************
Ce soir là, Saturnin de Beauséjour se réjouissait par
avance de la visite qu’il attendait. Elle lui avait promis de venir!
Assurément, elle tiendrait parole! Tout joyeux, fredonnant un air à la mode du
temps de Napoléon III, l’ancien fonctionnaire se frottait les mains qu’il avait
replètes et s’activait à mettre des vases de-ci de-là, un peu partout dans son
appartement. Des lilas blancs, des œillets roses, des cyclamens et du mimosa
remplissaient ces récipients finement ouvragés. Petite entorse à l’époque d’où
il était originaire, lesdits vases étaient en céramique de Gallé ou encore en
verre soufflé très art déco! Mais qu’importait au vieil homme cet anachronisme
puisqu’il avait souhaité posséder ces œuvres d’art!
La dernière touche achevée, Saturnin soupira et essuya
son visage rasé de près, passa une main sur son crâne partiellement dégarni et
s’assit négligemment sur un fauteuil rehaussé de velours et de satin. Chaussant
des lunettes rondes à monture fine, il s’empara d’un livre intitulé « Le
Retour du Mouron Rouge » et fit semblant de le lire.
Notre incorrigible bonhomme commençait à s’impatienter
lorsqu’on sonna à la porte. Soufflant bruyamment de soulagement, monsieur de
Beauséjour s’empressa d’aller ouvrir. Sa mine changea lorsqu’il reconnut qui se
tenait sur le seuil!
- Vous ici, ce soir, justement! Dit-il avec un ton qui
ne dissimulait pas son dépit.
- Bonsoir, mon ami, répliqua une voix mélodieuse mais
indubitablement masculine. Oh! Mais vous êtes déçu de me voir, dirait-on…
- Pas du tout! Mentit Saturnin. Entrez donc…
Et poliment, l’ex-chef de bureau s’effaça devant le
Superviseur.
- Pourquoi cette visite tardive? S’enquit le vieil
homme après avoir fait asseoir son hôte imprévu sur le sofa.
- J’avais une bonne nouvelle à vous annoncer… Le
Conseil a donné son accord il y a moins de trente minutes…
- Le Conseil? Mais que je sache, je ne l’ai pas
sollicité!
- Pourtant vous allez entreprendre un voyage
extérieur.
- Un voyage extérieur? Dans le temps?
- C’est cela, mon ami…
- Effectivement, il s’agit d’une bonne nouvelle, mais…
- En fait, c’est moi qui ai entrepris toutes les
démarches, Saturnin, reconnut Daniel Lin avec un sourire désarmant.
- Expliquez-vous, Superviseur, marmonna l’ancien
fonctionnaire.
- Vous serez le chaperon de Michel…
- Michel? Oh non! Pas ce Michel Simon! Il est
ingérable!
- Je l’envoie en 1877 remonter la piste d’une jeune et
jolie poétesse, une blonde…
- Une blonde! S’exclama Saturnin soudainement
intéressé.
- Ah! Je vois une lueur s’allumer dans vos yeux… La
demoiselle se nomme Aurore-Marie de Lacroix-Laval… Son père est baron et la
famille vit habituellement à Lyon et dans sa banlieue… mais en cette fin d’été
de l’année 1877, pour des raisons que vous saurez plus tard, la jeune fille
séjourne à Paris… Un Paris qui prépare l’Exposition Universelle du Trocadéro de
l’année suivante! Poursuivit le Préservateur afin d’allécher davantage le
bonhomme.
- Cette expédition me paraît des plus prometteuses…
mais y aura-t-il du danger?
- Comme tous les voyages dans le temps, mon cher
Saturnin, éluda Daniel Lin…
Puis, en phrases rapides et brèves, le Superviseur
exposa les tenants et les aboutissants de la mission occultant certains détails
que seul Michel Simon connaîtrait. Ravi et inquiet à la fois, Saturnin ne put
que donner son accord. Alors qu’il servait un verre de citronnade à son hôte,
la sonnerie de la porte tinta une nouvelle fois et ce, de manière guillerette.
Là, il n’y avait pas à s’y tromper! Elle était enfin venue, en retard, comme il
se devait pour une artiste de son rang…
Soufflant comme un phoque, monsieur de Beauséjour se
hâta d’ouvrir l’huis de son élégante demeure. Deanna Shirley bondit au cou du
vieux bonhomme tout sourire aux lèvres, apprêtée et parfumée comme il seyait à
une actrice avec son talent. Ses cheveux blond miel ondulaient à ravir tout en
exhalant un doux et entêtant parfum de menthe poivrée et de lilas. Son
maquillage délicat rehaussait un teint de divinité antique et sa tenue
simplissime relevait du Grand Art, ou plus exactement du couturier à la mode
dans les productions hollywoodiennes des années 1940, Oleg Cassini, le mari de
Gene Tierney! Non sans une certaine condescendance moqueuse, la comédienne
déposa un chaste baiser sur le front du ridicule Saturnin, tout rutilant dans
son habit de soirée.
- Ah! Avouez mon Ami que vous désespériez de me voir!
Je suis en retard, je le sais bien, mais il n’en va absolument pas de ma faute!
O’Malley a renversé tantôt mon souper et il a fallu réparer sa bévue! Or, j’ai
le plus grand mal avec les matérialisateurs…
Deanna Shirley entra dans la pièce qui servait de
salon et là, se rendit enfin compte de la présence du Superviseur qui terminait
sa citronnade.
- Monsieur Wu! Minauda-t-elle. C’est si rare de vous voir!
Si vous êtes chez mon Ami, c’est sans doute qu’il y a un voyage dans l’air!
Splendide! Merveilleux! Je veux en être!
- Mais, commença par objecter l’interpellé, il n’est
pas prévu que soyez de la partie!
- Allons! Vous n’allez pas laisser ce cher Saturnin se
débrouiller seul à l’extérieur!
- Il ne sera pas seul, miss De Beauregard, Michel
Simon…
- Cet affreux goujat, qui a osé me tenir des propos
déplacés, des plus salaces même, pas plus tard que le mois dernier? Il n’est
pas de bonne compagnie!
- Euh, Deanna, vous n’avez pas l’habitude des
expéditions temporelles et…
- Allons, Daniel Lin, allons! J’ai vécu au XX e siècle
et je puis m’attendre à tout…
- Mademoiselle, fit Saturnin rouge comme une
écrevisse, il s’agit de voyager jusqu’au XIXe siècle! En France!
- Merveilleux! La France du XIXe siècle, les grands
magasins, les fanfreluches, les dîners fins dans les meilleurs restaurants, les
voitures à chevaux, les trottins, les pavés, la Tour Eiffel…
- Hum, pas en 1877! Se permit de jeter Daniel Lin.
- En 1877? Bigre! Alors, il n’y a rien d’intéressant à
voir? Mais non! Je pourrais faire le plein d’emplettes… Vous savez ces petites
folies qu’on ne trouve que dans la plus chouette des capitales… des gants, des
dentelles, des rubans, des dessous, des chaussures, du parfum, des bonheurs du
jour, des pommades, de la poudre de riz, du rouge, des douceurs, des caramels,
des bonbons, des sucres d’orge, des…
- Tout ce que vous désirez, ma mie, approuva Saturnin.
- Hum… Après tout, pourquoi pas? S’interrogea le
Superviseur à haute voix. Deanna peut rendre service et surveiller mieux que je
ne le ferais ces deux nigauds… Mon attention risque d’être requise ailleurs, à
contrer les apparitions et disparitions impromptues…
Ce fut ainsi que miss Deanna Shirley de Beaver de
Beauregard se retrouva enrôlée dans l’expédition!
***************
Comme le
pensait à juste titre le Préservateur, son attention dut se porter sur des
manifestations non désirée qui atteignirent le chrono vision. Ce matin là,
alors qu’il terminait un rapport destiné au gouvernement de la Cité,
l’appareil, allumé, montra la présence d’un individu quelconque dans un temps
qui n’était pas le sien. Qui plus est, l’homme semblait avoir conscience du
fait que son essence était captée et transportée dans le futur ou dans un
ailleurs inenvisageable pour un humain ordinairement constitué.
Tout d’abord, l’homme, jeune, brun aux yeux bleus, les
cheveux coupés courts, les vêtements assez usés et franchement démodés, tourna
et tourna sur lui-même jusqu’à ce que son image en trois dimensions se
stabilisât. Ensuite, ses yeux se portèrent comme à l’extérieur de l’écran
sphérique, cherchant manifestement quelqu’un. Après quelques instant, le jeune
homme sourit rapidement et siffla pour attirer l’attention du Superviseur,
toujours absorbé par sa tâche de scribe.
- Monsieur! Hé! Monsieur! Vous m’entendez! Cria-t-il
en français.
- Bon sang! Le chrono vision permet maintenant aux
personnes du passé de voir ce qui se passe ici!
Sursauta Daniel Lin.
- Monsieur! Il faut que je vous parle! Je suis mandaté
par l’agent temporel Michaël Xidrù.
- Ce nom! Qui êtes-vous?
- Antoine Fargeau…
- Et une autre impossibilité qui se rajoute aux
précédentes, soupira l’ex-daryl androïde.
- Monsieur Wu… C’est urgent!
- Naturellement, vous connaissez mon nom…
- L’agent temporel a permis ce contact. Il m’a dit de
vous prévenir que quelque chose de grave était en train de survenir… Un complot
d’une hardiesse et d’une complexité inouïes qui mettait en cause l’existence
même de l’Humanité!
- Que savez-vous?
- Je n’ai guère de temps… je vous parle alors que
Gustav Zimmermann s’apprête à donner l’assaut au repaire des résistants de
Sainte Marie les Monts…
- Oui, évidemment… Vous me contactez depuis le mois de
juin 1944 de la première Histoire! Celle où la Seconde Guerre mondiale a duré
six ans…
- Première Histoire? Je ne comprends pas…
- Laissez tomber…
- Je n’appartiens pas à cette année 1944. Je viens de
l’an 1993 où sévit une Troisième Guerre mondiale déclenchée par l’URSS et surtout
par Johann van der Zelden!
- Je sais tout cela. Abrégez puisque le temps vous est
compté…
- J’étais un des meilleurs étudiants du professeur
Stephen Möll et j’ai été missionné par lui et par l’agent temporel en 1944 afin
de protéger Franz Von Hauerstadt…
- Oui, mais poursuivez…
- Franz va se retrouver en danger, mais en 1950...
- En 1950, mais c’est trop tôt!
- C’est ce que m’a dit Michaël. Il a des ennemis
puissants, mais quelqu’un d’autre se retrouve aussi mêlé à cette histoire. Le
prêtre jésuite Teilhard de Chardin…
- L’auteur du « Phénomène humain »? Étrange!
- Franz va se coltiner à la fois le MVD, les services
secrets français mais aussi Johann van der Zelden!
- Certes, mais pourquoi Teilhard?
- Parce que le duc protège le prêtre! Le Jésuite a mis
la main sur des écrits qui attirent toutes les convoitises… des codex
gnostiques…
- Les codex de Cléophradès d’Hydaspe…
- Ah! Vous êtes déjà au courant. Parmi tous les chiens
de chasse activés par le sieur Diubinov, il y en a deux très efficaces et très
dangereux… les jumeaux Igor et Pavel Pavlovitch Fouchine…
- Hum. Derrière Diubinov, se tient en embuscade
Sergueï Antonovitch Paldomirov, soupira le Préservateur.
- Tout à fait. Mais il ne faut pas oublier les
Français menés par un quatuor des plus hétéroclites, disposant d’armes
terriblement performantes, aidés par je ne sais quelle puissance. Michaël a
refusé de s’attarder là-dessus… Parmi les quatre membres, il y a une ancienne
danseuse, surnommée EE… Une tueuse des plus redoutables.
Antoine Fargeau avait certainement achevé de livrer
tout le contenu de son message car son image s’estompa pour retourner dans une
dimension des plus improbables.
Nullement surpris par cet effacement, le Préservateur
éteignit son écran « magique » et médita.
« Le temps s’enchevêtre, retourne sur lui-même,
s’invagine et réapparaît tout emberlificoté… je n’ai pas voulu cela… je ne l’ai
pas voulu! Sergueï Antonovitch Paldomirov n’est qu’un clone d’une entité à qui
j’ai coupé les griffes! Le Commandeur Suprême du Temps, qui est retourné dans
les limbes… il n’a jamais vu le jour hormis dans les tréfonds de mon
Expérience! Il en va de même de Fouchine, de son jumeau… Tous ravalés au rang
de baudruches dérisoires que j’ai dégonflées. Inanité de leur orgueil, de leur
existence, de leur conscience! Mais quelqu’un d’assurément aussi puissant que
moi sait tout cela et me défie! Étais-je, suis-je réellement convaincu de mon
Omnipotence? Non! Je n’ai pas voulu cette charge, Ce que Je Suis! Un matin,
véritablement le Premier Matin du Monde, je m’ouvris à la conscience, à
l’intelligence, cessant de voguer dans le Néant, dépourvu de Raison… me
tournant sur moi-même, effectuant maintes révolutions, déchiré par
l’insupportable sentiment d’Être, oui, d’Être, mais Seul, effroyablement Seul,
je pris la terrible décision que cela ne me suffisait pas… ai-je eu tort alors?
Je ne le crois pas… mais quel prix devrai-je payer pour ce choix? Des pistes temporelles issues des leurres,
nées de mon imagination se mettent à exister au sein de la Supra Réalité. Elles
se rappellent à moi et mettent en danger le Pantransmultivers dans son entier.
Qui est donc capable de donner réellement vie à celles-ci? Qui peut un tel
prodige et me provoque impunément? Ah! Si j’étais certain que cela ne nuirait
pas à la Vie! Bien volontiers, je laisserais la place, me contentant d’une
Existence ordinaire… Mais le Très Précieux Maître Lobsang Jacinto m’a mis en
garde… Cette force est hostile non seulement à l’humanité mais à la Vie en son
entier… allons… je boirai le calice jusqu’à la lie puisqu’il le faut! ».
***************
Les rapports émanant de Michel et Saturnin arrivaient
régulièrement, contant par le menu les incidents auxquels ils étaient
confrontés. Ainsi, l’ancien chef de bureau, mis à la porte de l’hôtel Drouot
lors de la vente de « l’ étoffe Nazca », ne manqua pas de
demander de nouvelles directives au Superviseur Général. Bien évidemment, les
maladresses du vieil homme n’étonnèrent pas Daniel Lin qui parvint toutefois à
conserver tout son sang-froid. Il en alla de même lorsque Michel Simon, dûment
renseigné par une certaine Charlotte Dubourg, narra l’enlèvement puis
l’intronisation de la demoiselle Aurore-Marie de Lacroix-Laval en tant que
grande prêtresse de la secte des cléophradiens dans les souterrains de Cluny
dans la nuit du 18 au 19 septembre 1877. Il ne cilla pas non plus au nom du
baron Kulm. Encore moins lorsque le faux Boudu résuma les interventions
inopinées d’un certain Odilon d’Arbois, apparemment un mystérieux aventurier,
blond, la quarantaine au grand maximum, exécuté par les sectateurs, détenteur
d’un bien étrange codex mexafricain dit de Sokoto Kikomba, volé dans un monde
parallèle, celui du Moro Naba de Texcoco, décrivant avec forces détails
l’explosion atomique fatale devant survenir un certain 15 avril 2045, ni la
présence d’un Britannique dont les initiales étaient CM et qui avait sauvé
ladite Charlotte et son amie Nélie d’une mort certaine. Mais le dénommé Sir
Charles n’avait pas agi par pur altruisme! Il avait mis à profit le fait
qu’Aurore-Marie semblait morte pour voler les codex cléophradiens. Sans doute
allait-il les dissimuler dans les collections de Lord Sanders, ce cher Percy à
la vie réputée de bâton de chaise! Ces codex disparus en 1940, juste avant le
Blitz, seraient mis à l’abri par la Compagnie de Jésus puis confiés à Teilhard
de Chardin.
Cela, notre Préservateur le savait déjà. Il lui avait
été facile de reconstituer les broderies de la tapisserie des faits depuis son
contact avec l’étudiant sacrifié de Stephen Möll. Ce qui chagrina Daniel Lin
Wu, ce fut que le codex de Sokoto Kikomba, officiellement détruit avec d’Arbois
lors de l’explosion du sanctuaire de Cluny, réapparût en 1886 auprès
d’Aurore-Marie dans une traduction des plus limpides!
Cet écrit, instrumentalisé par la duchesse d’Uzès et
les Boulangistes, devait servir à mettre au point, avant l’heure, une bombe A
destinée à être lancée sur l’Allemagne afin de prendre la Revanche sur la
défaite de 1870!
Comme on le voit, Daniel Lin n’avait nullement désiré
empêcher l’intronisation d’Aurore-Marie en tant que grande prêtresse de la
secte des Tétra Epiphanes. Le chrono vision l’en avait dissuadé dès sa mise en
route et son utilisation intensive. Non, l’ex-daryl avait capté une scène bien
plus dérangeante par ce qu’elle entraînait comme conséquence:
- Daisy Belle de Beauregard enlevée par les frères
Fouchine en 1950! Or, cette Daisy Belle n’appartenait pas à la cité de
l’Agartha.
Tandis que le Superviseur voyait s’organiser
l’expédition du général Boulanger vers l’Afrique centrale afin de s’emparer des
précieux gisements d’uranium et de pechblende dans le but de fabriquer au plus
tôt « l’arme absolue » qui crucifierait l’Allemagne entre 1889 et
1890, un autre poème de la poétesse prodige et décadente tournait dans la tête
de notre personnage principal. Les vers qui refusaient de le quitter
provenaient d’un extrait du « Voyage Magique », rédigé en
cette fatidique année 1888.
Moi, l’élue de Lesbos, j’ai bien droit à la Vie!
Je suis la pure prêtresse d’une culture abolie
Et l’ennemi intime ne peut me détrôner
Tel qu’il gît en son terme aux profondeurs du gouffre
Des éléments de Tchin, du Dragon de métal, de bois, de
feu de soufre
De terre et d’eau en son céleste Empire qu’on ne peut
éluder.
Daniel, mon bourreau, ne me tue point, toi qui te dis
divin!
Guéris moi de mon mal, du feu de ma poitrine; à toi
sera le Royaume!
A toi le monde, tous les mondes pluriels et à moi les
catins!
Car tu es l’Adversaire le Sauveur et le baume!
« Là, c’en est trop! Ce n’est plus un pied de
nez, un appel, mais une supplique! Il est donc écrit que je vais combattre
cette faible créature, cette perfide représentante de l’humanité. Bien. Je ne
me déroberai pas, ce n’est pas dans ma nature. J’ai osé pensé
« faible »… Assurément, elle ne l’est pas tant que cela d’après le
dernier rapport de Michel. Il était tout ébaudi par les propos recueillis de la
bouche même d’un témoin irréfutable. Je vais rappeler mon équipe et lui dire
qu’elle ne s’est pas mal tirée de cette mission boiteuse dès le départ. Après
tout, je ne cherchais que des renseignements complémentaires… tant pis! 1950
attendra donc. D’abord, 1888... Et l’Afrique coloniale… ah! Comment faire
avaler la pilule au Conseil? Jacinto me soutiendra, Frédéric de même, mais les
autres? Kontiko, Malipiero, Mani Aniang et j’en oublie… de plus, chaque fois
que je m’absente physiquement de l’Agartha, ne serait-ce que pour une
attoseconde, je ne suis pas tranquille… bien que je pratique la désatomisation
préventive, le risque subsiste… maintenant plus que jamais! Ah! Cet ennemi
invisible! Il aurait beau jeu que cette « destruction » devînt
définitive! »
***************
Laissons le commandant Wu à son dilemme et voyons
comment se déroulait au quotidien la vie de quelques unes des plus éminentes
citoyennes de l’Agartha.
Louise de Frontignac était d’humeur morose. Son cher
Gaston venait en effet de lui apprendre que, bientôt, il partirait pour une
mission extérieure. Or, la jeune femme ne serait pas du voyage! Elle avait en
charge la petite Camille et cela devait occuper tous ses instants. Si Louise
avait possédé le vocabulaire du XXIe siècle, elle aurait traité son époux de
macho, de sexiste et d’égoïste! La comtesse de Frontignac était une aventurière
dans l’âme et se voir ainsi sur la touche la mettait dans le plus grand émoi!
Elle alla pleurer sur les épaules de Lorenza di Fabbrini, le médecin en chef de
la cité.
Devant une tasse de chocolat bien crémeux, la blonde
égérie de Gaston déchargea son cœur. Le docteur, une brune pimpante un peu
ronde, légèrement plus jeune que son amie, approuva les propos de Louise.
Lorenza habitait un duplex charmant, orné de peintures d’origine aborigène sur
des tissus acryliques, la plupart contant les rêves magiques de l’émeu, du
koala, du kangourou et du roc sacré sis dans le désert de la Grande Île. Toutes
ces œuvres d’une beauté à couper le souffle dataient du XX e siècle et
n’avaient pas été forcément réalisées par l’hôtesse de ces lieux.
- Je comprends parfaitement votre ressentiment,
Louise, faisait l’Italienne. J’éprouve la même chose lorsque mon époux Benjamin
s’absente pour une expédition d’exploration! Tenez, rajoutez un peu de cannelle
dans votre chocolat…
- Je ne vous fais pas perdre votre temps, au moins?
- Non, pas du tout! Aujourd’hui n’est pas particulièrement
chargé… Denis peut s’occuper de Madame Charrier… Une opération de rien du tout…
une appendicite… C’est plutôt risible à la limite, vu l’âge de la patiente…
- Comment cela?
- Vous ne connaissez pas Madame Charrier? Une sacrée
matrone, croyez-moi! Elle a soixante-dix ans et la langue bien affûtée!
Cependant, il n’y a pas meilleure couturière dans la cité ni fournisseuse de
potins! Tenez! Elle vient de votre siècle… Elle est née en 1840 environ et cela
fait trois ans qu’elle séjourne chez nous…
- Comme quoi nous ne pratiquons pas tant que cela
l’élitisme! Remarqua Louise avec son doux sourire.
- Oui, le Conseil sait ce qu’il fait… la Cité a besoin
de gens ordinaires. Ici, il n’y a pas que des artistes, des savants, des
techniciens, des ingénieurs, des professions supérieures, des intellectuels. Il
faut bien des artisans, des hommes ou femmes de services pour entretenir les
hôtes les plus renommés!
- Tous, nous avons les mêmes droits, les mêmes
devoirs. Nous sommes sur un pied d’égalité… Nous bénéficions des mêmes
avantages, un accès illimité à tous les synthétiseurs et autres
matérialisateurs, nous pouvons prendre des vacances, nous instruire, nous
détendre, mener la vie privée que nous souhaitons tout en respectant les lois
d’une morale universelle.
- En résumé, les Tables de la Loi: Tu ne voleras
point, tu ne convoiteras pas le bien d’autrui, tu ne tueras point, …
- Sauf pour « tu ne commettras point
d’adultère », se mit à rire la
comtesse, autrefois une des demi-mondaines les plus courues de Paris.
- Et aussi, « Tu n’auras pas d’autre Dieu devant
Ma Face! », parodia Lorenza.
- Toutes les croyances, y compris les plus folles sont
tolérées ou permises dans l’Agartha, reprit Louise dont la mauvaise humeur
s’était envolée.
- Il le faut bien! Nous ne sommes pas tous originaires
du même siècle, du même continent, de la même planète, du même Univers d’après
ce que m’en a dit Benjamin…
- Les mondes pluriels… cela m’échappe quelque peu,
reconnut l’ancienne « lionne ».
- Toutefois, les sacrifices humains restent interdits
ainsi que le cannibalisme! Heureusement!
- Les Kronkos ont dû s’adapter à ces règles.
- Certes… les lycanthropes également. Sans parler des
félinoïdes…
- Brr… Lorsque je côtoie Kiku U Tu, je ne suis guère
rassurée!
- Moi de même! Lorsque je dois le soigner pour de
petits bobos, je me fais seconder par Denis et par Albriss… parfois par notre
Superviseur général…
- Ah! Mais Daniel Lin est ingénieur pas médecin à ma
connaissance…
- Oui, mais en tant que télépathe, il possède un fort
ascendant sur le responsable de notre force de police! Et Kiku U Tu craint
terriblement le commandant Wu! Le mois dernier, j’ignore s’il avait enfreint le
règlement, mais je l’ai vu changer véritablement de couleur lorsqu’il a été
convoqué dans le bureau de Daniel Lin. Lorsqu’il en est sorti, il n’était plus
ni si fier ni si arrogant! La queue basse, il avait perdu de sa superbe. Et il
a évité de fréquenter la cafétéria sympa du niveau Bêta durant dix jours!
- Le commandant Wu n’est jamais tombé malade à ma
connaissance…
- Malade, non, cela lui est impossible, vu sa nature
de daryl androïde. Mais amoché, blessé par balles, fuseurs et autres
joyeusetés, il l’a été… Combien de fois je l’ai rafistolé, je ne le compte
plus! Cependant, il se régénère très vite et cela fait que, parfois, il oublie
de se montrer prudent.
- Je vous sens inquiète, Lorenza.
- Il y a de quoi! Cette expédition à laquelle Gaston
de la Renardière doit participer, hé bien, le commandant Wu la commandera! Or, je crains le pire, connaissant sa
propension à prendre tous les risques.
- Mon Dieu! J’en connais une qui doit se faire du
mouron!
- Sa compagne Gwenaëlle…
- Oui. Mais vous ne m’avez pas tout dit, Lorenza…
- Il n’y a rien d’officiel, c’est pourquoi je ne puis
vous en dévoiler davantage…
Baissant ses magnifiques yeux couleur de porcelaine de
Delft, Louise acheva sa tasse de chocolat. Intérieurement, Lorenza était
tourmentée non pas seulement à l’idée que son Benjamin serait loin d’elle pour
une période encore indéterminée mais bien parce que sa fille Violetta avait été
elle aussi pressentie par le Conseil pour faire partie du voyage! Bon sang!
Comment une toute jeune adolescente de treize ans et demi pouvait elle se
rendre utile dans pareille expédition qui devait conduire une équipe des plus
hétéroclites au cœur d’une Afrique encore inconnue en cette fin du XIXe siècle?
Le docteur di Fabbrini oubliait que miss Violetta
était dotée, tout comme elle, des talents d’une métamorphe accomplie. Son sang
humain ne l’entravait nullement!
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Justement, l’intéressée s’était invitée chez Gwenaëlle
comme à son habitude et jouait avec le jeune Bart, le fils de Daniel Lin et de
la Celte. Elle s’amusait à le balancer, déclenchant chez l’enfant âgé de
quatorze mois des fous rires qui la mettaient en joie. Les jumeaux Tim et
Tommy, qui venaient de naître, dormaient du sommeil du juste dans la chambre à
côté. Rien n’aurait pu les réveiller, pas même le son du cor!
- Arrête! Ordonna Gwen un moment. Tu le secoues trop!
Tout à l’heure, il va refuser de manger tant il aura mal au cœur!
- Pff! Que tu es mère poule! Soupira l’adolescente
brune aux longs cheveux frisés. Ses yeux verts tout pailletés brillaient
d’espièglerie.
- Mère poule! Je ne suis pas un volatile que je sache!
- Ne me dis pas que Daniel Lin ne te l’a pas déjà
reproché! Et qu’il ne t’a pas expliqué le sens de ces mots! Je ne te crois pas!
- Tu n’as pas classe aujourd’hui? Fit la jeune femme
rousse, ses cheveux particulièrement emmêlés et splendides à la fois dans leur
sauvage beauté.
- Non! Les cours de langues ne reprennent que demain.
- Et qui sera ton maître?
- Ce rabat-joie d’Albriss! Il espère nous enseigner à
Alban, Guillaume, Marina, Liliane et Pierre les rudiments de la langue Haän de
la première caste! Superflu dans mon cas! Je suis loin d’être une débutante!
J’aurais préféré apprendre le guèze, tiens! Cela m’aurait été plus utile pour
mes « vacances »!
- Le guèze?
- La langue et l’écriture en usage en Afrique dans les
temps passés! Heureusement que je pars dans dix jours! J’échapperai à cette
corvée!
- Ta mère sait-elle que tu pars pour les mondes
extérieurs?
- Ouais! Elle n’approuve pas, bien sûr, mais elle
obéit au Conseil, comme tous ici!
- Mon Maître Daniel Lin en sera, lui aussi, n’est-ce
pas?
- C’est cela qui a empêché ma mère de faire autant de
cinéma que d’habitude! Avec « oncle » Daniel, le danger sera moins
grand.
- Je voudrais tant être aussi rassurée que toi! Jeta
la Celte en se mordant les lèvres.
- Et voilà ma Gwen qui s’inquiète pour rien encore une
fois! Claironna le Superviseur sur un ton ironique.
- Oncle Daniel! Nous ne t’avons pas entendu! Lança
ingénument Violetta.
- A cause des rires de Bart, mentit Daniel Lin qui, en
fait, venait juste de se rematérialiser dans ce segment temporel. Holà! Mon
fils a le hoquet! Tu l’as trop fait rire, ma grande!
- Tu vois, j’avais raison! Appuya Gwenaëlle.
- Bon, je vais
encore me faire gronder! Siffla Violetta d’un air faussement réprobateur.
- Mais non. Cela partait d’un bon sentiment, fit
Daniel Lin pince-sans-rire.
- Hum… je pense que je dois m’éclipser, reprit la
turbulente adolescente voyant les yeux enamourés de la Celte.
- Tu penses bien… murmura le maître de céans, n’en
disant pas plus.
Violetta savait comment le commandant Wu parvenait à
obtenir l’accord de sa compagne, y compris dans les cas les plus délicats. Ce
fut pourquoi elle ne s’attarda pas, regagnant le niveau où était situé le
duplex de sa mère. En chemin, elle croisa miss Daisy Belle qui s’en allait
manifestement rendre visite à sa sœur cadette, cette mijaurée de Deanna
Shirley. La quart de métamorphe ne vouait pas une grande affection à la
comédienne d’origine britannique. Elle lui préférait de loin l’aînée, plus
posée, effacée et réfléchie. Dans le turbo lift qui la conduisait à son étage,
elle salua poliment la brune Daisy Belle et fit, non sans une certaine pointe
de sarcasme:
- Vous allez encore essayer de recoller les morceaux,
je suppose!
- Toi aussi, tu connais les dernières excentricités de
Deanna Shirley?
- Toute la Cité ne cause plus que de celles-ci! Votre
cadette est revenue de son petit voyage les malles pleines de fanfreluches
inutiles ici! Et qui ont coûté leur poids en argent et en or!
- Ma sœur est une incorrigible écervelée! Mais me
voilà arrivée.
- Je vous dis à bientôt… j’espère partager une
collation avec vous… Vous vous rappelez? Vous me l’avez promise…
- Demain après cinq heures, cela te va?
- Laissez-moi réfléchir… oui, je n’ai pas de cours et
aucun rendez-vous… Merci, miss Daisy Belle!
- Alors, à demain.
L’ascenseur, ultra rapide s’étant arrêté au niveau
cinquante-huit, la brune comédienne sortit et s’en alla frapper à la porte de
sa presque jumelle et surtout rivale. Les cloches allaient sonner pour Deanna
Shirley. Il aurait été facile à notre jeune métamorphe de prendre l’apparence
d’une mouche ou encore d’un grain de poussière et de s’introduire dans
l’intimité des deux sœurs afin d’assister à l’algarade. Mais Violetta avait été
bien éduquée et se garda bien de céder à sa curiosité malsaine.
Quelques minutes plus tard, Deanna Shirley boudait
après les réprimandes bien senties de Daisy Belle. Peu amène, elle répliquait
par des phrases à la vulgarité étonnante.
- Tu ne l’avoueras jamais, espèce de grosse vache,
mais tu es jalouse! La plupart du temps, tu restes confinée dans la Cité, te
contentant de paraître sur scène deux fois par mois dans des rôles sans risque!
Tu t’es transformée en oie confite dans sa graisse et dans sa fausse vertu! Ce
que tu es vieux jeu! À croire que tu as au moins quatre-vingt-dix ans!
- Et toi, tu joues à la perfection la sale gosse,
gourgandine, catin et salope de service, bien loin de l’image clean que tu veux
donner au reste du monde! Personne n’est dupe!
- Que me reproches-tu de plus hormis le fait que j’ai dépensé
mon argent de poche en gants, dentelles, rubans, poudre de riz, rouge à lèvres
et autres accessoires de beauté indispensables à une artiste de mon rang?
- Tu as fait tourner en bourrique ce poor Saturnin, my
Darling! Pour le récompenser de l’avoir appâté?
- Oui, j’avoue l’avoir agacé avec mes tours de
séduction! Mais cela n’est guère allé plus loin! Il a soixante-sept ou
soixante-huit ans et se montre incapable sexuellement de satisfaire n’importe
quelle jeune femme en bonne santé!
- Tu veux sans nul doute dire des jeunes putains
exigeantes dans ton genre!
- Là, tu m’insultes! La putain, c’est toi! Tu as
manigancé pour faire partie des citoyennes de l’Agartha! Tu as fait croire que
tu étais une nonne!
- N’importe quoi! Nieras-tu que tu as une « aventure »
avec Benvenuto? Le mois dernier, tu avais jeté ton dévolu sur Victor!
- Sans succès! Il est plein de sa Juliette!
- Peut-être, mais il est capable de donner quelques
coups de canifs à son contrat de fidélité!
- Que comptes-tu me faire? Me ridiculiser une fois
encore, comme lorsque tu m’avais déguisée en bébé bavant?
- Non! Je suis devenue plus raisonnable et je vais
demander audience à Nadine Lancet…
- La secrétaire spéciale attachée au Conseil? Sale
pute! Je vais t’égorger, te défigurer, te griffer, t’étrangler, t’étouffer…
- Oh! Oh! Mes menaces portent! Tant mieux!
- Qu’escomptes-tu obtenir de Lancet?
- Un rendez-vous avec Albriss pour le moins. Il est
habilité à conduire les procès…
- Bois de l’eau et va geler en enfer!
Cette dispute aurait pu durer longtemps encore
lorsqu’on sonna à la porte. Instantanément, les deux sœurs ennemies
réajustèrent leurs coiffures et Deanna Shirley se hâta d’ouvrir la porte. Sur
le seuil se tenait non pas, comme la précédente fois le commandant Wu mais bien
ce vieux loup de l’espace qui avait roulé sa bosse dans tous les recoins de la
Voie Lactée, le capitaine Symphorien Nestorius Craddock!
- Shit! Jeta Daisy Belle. L’aurait-elle mis aussi dans
son plumard?
- Capitaine! S’inclina Deanna Shirley. Quelle surprise!
Que me vaut l’honneur de votre visite impromptue chez moi?
- Je ne suis que le porte-parole du secrétariat du
Conseil.
- Aïe! S’écria DS de B de B.
- Permettez que je m’asseye… Votre dernier rapport
mérite des éclaircissements…
- Faites donc. Sur quels détails précisément?
- Miss Daisy Belle …
- Je me retire, dit cette dernière.
Avec une volte-face digne d’une séquence d’un film
hollywoodien de l’âge d’or, miss de Beauregard effectua une sortie à marquer
dans les annales. Restés seuls, les deux personnages purent s’expliquer.
- Vous avez fait une demande concernant un autre
voyage à l’extérieur…
- Oui! Cela dérange le Conseil?
- Si vite après le précédent, plutôt! Surtout à cause
de votre conduite!
- Je n’ai rien fait de fortement répréhensible!
Personne n’a pu deviner que je n’appartenais pas à cette époque! Ma conduite a
été irréprochable! Et j’ai protégé mister de Beauséjour!
- Certes, vous avez excellé dans le rôle de la nièce
de Saturnin! Mais vos dîners somptueux au « Grand Véfour », cinq fois
en sept jours, des additions astronomiques de l’ordre de quatre à cinq cents
francs or, vos lèche-vitrines qui se sont soldés par des achats d’un montant de
huit mille francs, votre sortie à l’Opéra pour une reprise de Carmen, tout cela
alourdit la note et ne joue pas en votre faveur…
- Est-ce ma faute si j’ai un grand appétit et des
goûts culinaires qui ne peuvent se contenter de bouillie, de pain et de
rogatons ordinaires? De même si j’ai besoin d’accessoires distingués et
authentiques? Je répugne à utiliser les synthétiseurs et matérialisateurs
temporels. Cela pue la sorcellerie!
- Le Conseil ne compte pas vous « punir »,
miss, mais au contraire veut tâcher de comprendre ce qui vous pousse à
retourner dans le Monde extérieur. Ne vous sentez-vous pas bien ici? Ne
disposez-vous pas de tout le confort, de tout ce qui vous permet de vous
épanouir? Vous a-t-on reproché vos mœurs très libres?
- Ma sœur!
- Oh! Vous n’approuvez donc pas que miss Daisy Belle
ait bénéficié des mêmes droits que vous!
- Des mêmes privilèges! Elle ne les mérite pas! Elle a
toujours eu tendance à me surveiller, à mettre son nez dans mes affaires, mes
amours, mes…
- Je vois… Vous regrettez d’être une citoyenne de
l’Agartha. Ou plutôt vous regrettez que votre sœur le soit!
- Je n’irai pas jusque là…
- Vous faites bien! Vous n’avez pas le droit de
décider qui peut séjourner dans la Cité ou pas!
- Seul le Conseil est habilité à le faire, je sais!
Après une pause, DS De B de B demanda :
- Ai-je une chance, même minuscule d’obtenir
satisfaction, de sortir m’aérer et de m’éloigner de ma duègne de sœur?
- Je ne suis qu’un intermédiaire, miss Deanna Shirley,
et je vous assure que cela me pèse! Vous aurez la réponse bientôt…
- Quand?
- Quand le Conseil aura examiné votre demande après
celle bien plus justifiée du commandant Wu!
- Daniel Lin a besoin de voyager également? C’est
plutôt rare!
- Le Superviseur général ne demande pas la permission
de passer des vacances aux frais du contribuable, miss! Non! Il doit se rendre
dans le passé pour des raisons plus nobles! S’il s’absente, ce n’est pas de
gaîté de cœur! Oubliez-vous qu’il a charge d’âmes?
- Gwen, sa compagne, ne doit pas être du voyage… ni
Bart…
- Par les cornes du Grand Dab, vous avez saisi!
- Je ne suis pas la dernière des idiotes, mister
Craddock. Mais si Daniel Lin entreprend une expédition, il aura besoin de moi!
- J’ignore pourquoi, il vous a à la bonne… Fichue
faiblesse de sa part! S’il demande à ce que vous fassiez partie de son équipe,
effectivement, vous avez quatre-vingt-dix pour cents de chance d’en être!
- Well! Mister, vous mériteriez que je vous embrasse!
Lorsque vous aurez rasé cette barbe!
Rassurée, presque joyeuse, Deanna Shirley soupira
d’aise. Diplomate, le Cachalot du système Sol sourit et se leva. Il ne tarda
pas à partir, ayant dédaigné un verre de scotch. Gemma le surveillait de près
et contrôlait ce qu’il buvait. Elle ne lui autorisait qu’un brandy tous les
dimanches!
A suivre...
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