Il était avant tout nécessaire que Madame de Saint-Aubain s’informât
des derniers événements de Paris. Le palazzo construit en 1536 par Scarpagnino
abritait une bibliothèque prestigieuse. Son style architectural était
vénéto-byzantin et il se distinguait par la présence au premier étage d’une
loggia sur laquelle s’ouvraient des fenêtres intercalées de patères. Ce palazzo
avait conservé ses arcades originales et sa colonnade latérale délicate.
Le majordome apporta à Aurore-Marie, retirée en la bibliothèque avec
son coffret, la presse étrangère et notamment française. Ce fut ainsi qu’elle
apprit du Gaulois d’Arthur Meyer l’odieuse agression dont son ami
Edouard Drumont avait été la victime. Le journaliste, du fait de l’indice
compromettant abandonné sur les lieux du forfait, (une carte sur laquelle était
dessinée à l’encre noire une corde), émettait l’hypothèse d’une résurrection de
la bande de Frédéric Tellier dit l’Artiste. Or ce dernier était supposé mort
depuis 1871 après avoir fait le coup de feu contre les Prussiens. La poétesse
nota l’hôpital où le pamphlétaire antisémite récupérait de ses blessures : elle
télégraphierait le lendemain afin d’avoir de ses nouvelles et lui adresserait
une missive sincère et émue, si toutefois il était en état de la lire.
Alors, profitant du silence de la bibliothèque et de sa faible
fréquentation, en ces heures vespérales vénitiennes, Madame de Saint-Aubain
s’occupa à la tâche ardue de la lecture du codex, qu’elle retira
précautionneusement de son écrin.
L’ouvrage ne correspondant pas exactement à sa légende, à ce qu’on
avait voulu faire accroire à son sujet : loin d’être un traité supplémentaire
inconnu de Cléophradès d’Hydaspe, il s’agissait plutôt d’un patchwork, d’un
ouvrage composite qui, au fil des siècles, s’était enrichi d’additions
successives, tel le Talmud. L’expertise de la poétesse lui permit de constater
que la reliure avait été fabriquée à partir d’un cartonnage de momie du Fayoum,
et les premiers feuillets, encollés directement à cette espèce de couvercle, se
présentaient sous la forme de papyri à l’écriture grecque serrée, dont quelques
lettres avaient été tracées à l’encre rouge, comme pour souligner çà et là une
scansion, un mot plus important qu’un autre dans ce qui était incontestablement
une ode, une prière à Pan Logos. Aurore-Marie y déchiffra les paroles sacrées,
historiques, de la formule du Pouvoir : Dans le Un se tient Pan Logos…
Poursuivant son parcours prudent de ses mains délicatement gantées,
comme si elle eût accrédité les craintes de Gabriele et redouté qu’on eût
empoisonné le livre, tel le traité de vénerie de Charles IX dans La Reine
Margot d’Alexandre Dumas, la poétesse passa d’une section à l’autre, du
papyrus au parchemin, du grec au latin, puis à l’hébreu, au persan, à l’arabe
(qu’elle était incapable de lire), voire à des idiomes énigmatiques, inconnus
d’elle et des scholiastes, codés, chiffrés. Il était donc impossible qu’elle
pût démêler seule l’énigme de l’ensemble des arcanes.
Il apparaissait que l’ouvrage avait circulé de main en main, en des
pérégrinations hallucinantes à travers l’Europe, l’Afrique et l’Orient, du
Ponant au Levant, de l’Inde à la Perse sassanide, du Koushan jusqu’en Bohême,
puis en Espagne.
Les différentes sections composites avaient été rédigées et illustrées
par les propriétaires successifs du codex. Malgré leur apparente incohérence,
elles s’accordaient comme par miracle, quasiment synoptiques. Madame de
Saint-Aubain égrenait chaque feuillet du livre ainsi qu’elle l’eût fait d’un
chapelet. Le doux froissement des pages tournées ravissait ses oreilles. Elle
ne pouvait s’empêcher de humer la suave et fugitive senteur antique qu’exhalait
le parchemin, le pergamen, fragrance pareille à celle, subtile, d’une
poudre de riz. Elle excitait ses sens à la révélation des multiples expériences
rapportées par l’énigmatique manuscrit éclectique. Là était relatée la
tentative de l’Empereur Gallien de reconstituer la splendeur de Rome par le
truchement des sphères armillaires de l’Almageste. Ici, Porphyre avait en
personne consigné un fragment de l’Embruon Theogonia, où, cerclée de
signes cabalistiques, une lettrine tentait de reproduire la représentation
d’une neurula, embryon humain de forme tubulaire entrouvert telle une
gouttière, où s’introduisait l’âme vers le vingtième jour de la gestation. Plus
loin encore, c’était une nouvelle tentative d’anacouklesis, survenue à la cour
de l’Empereur indien Chandragupta, traduite du sanskrit au persan. Les langues
sacrées, hermétiques, se succédaient de siècle en siècle, indéchiffrables par
les non-initiés.
Aurore-Marie parvint à d’autres feuillets cousus, en vélin, certes
écrits en un latin gothique, vulgaire. Une scholie rapportait qu’il s’agissait
d’une compilation effectuée à partir d’un original perdu d’Hildegarde de
Bingen. C’était un dialogue scolastique hypothétique entre Cléophradès et
Justin Martyr, dont le mythique rabbin Tryphon et Marcion de Sinope étaient les
arbitres. La structure même de l’Univers s’y trouvait dépeinte, expliquée,
synthétisée. Cette partie s’illustrait de xylogravures dans le style naïf du
XVe siècle, à moins qu’elles s’apparentassent aux fameux dessins des tarots de
Marseille, datables d’environ 1500, du moins si l’on se basait des costumes
dont les personnages étaient affublés. Alors, la chevalière du Pouvoir
phosphora d’un singulier halo bleuté. Le bijou sentait l’importance du
texte. L’index droit de la poétesse attoucha un troublant dessin qui lui-même
surmontait une seconde miniature médiocre, où de bizarres structures spiralées
telles des coquilles de nautiles paraissaient se heurter, se cannibaliser,
s’entre-dévorer. La baronne ne pouvait savoir qu’il s’agissait là de la
représentation de deux galaxies spirales de la classification Messier entrant
en collision avant de fusionner en une entité cosmique nouvelle.
Le doigt d’Aurore-Marie caressa le dessin supérieur, lissant le vélin
qu’elle écorcha presque. Il s’attardait à une représentation troublante, tout à
la fois symbolique et d’une obscénité saphique affirmée, malgré la maladresse
insane de la gravure. Deux femmes nues dressées, enlacées, l’une gracile -
assurément une adolescente - l’autre plus mûre - incarnaient cet idéal d’Amour
auquel aspirait en secret Madame de Saint-Aubain. Les représentations des deux
corps - fort peu harmonieux - étaient stylisées, plus proches de cette fameuse
Eve romane splendide du maître d’Autun que d’une des plus sulfureuses peintures
de Gustave Courbet, dont Aurore-Marie avait entendu parler. Les traits des deux
femmes demeuraient indifférenciés. Cette communion contre nature et fusionnelle
des chairs du même sexe, dont résultait un monstre quelque peu siamois, répondait
à la représentation des deux galaxies cannibales.
Et ces pages « admirables » selon le mot de la poétesse
décadente étaient suivies d’autres encore, où des illustrations en avance sur
leur temps s’essayaient à rendre compte de la structure réelle du Cosmos :
réticulé de sphères, réseau étonnant d’étoiles et de ce qui ressemblait aux
neurones en cours de découverte de Ramon y Cajal, superpositions gigognes de
Mondes Multiples, Pluriels et Divergents. Un mot revenait avec constance dans
le récit : le Concomitant, la quatrième hypostase, dont la baronne regrettât
qu’elle n’en sût point l’identité, bien qu’elle connût qu’il était né en
même temps que Lise. Tout cela demeurait toutefois conforme au canon tétra-épiphanique.
Enfin, vint la correspondance entre Rabbi Lew et Efrasim Levi qui
rendait compte de l’ultime tentative à ce jour - tentative catastrophique -
d’anacouklesis effectuée à Prague en l’an 1593 par Rodolphe II et l’astronome Tycho Brahe. La réanimation du
Golem en était résultée… Madame allait de surprise en surprise.
Le codex s’achevait en un feuillet ultime, où une écriture illisible,
semblait-il de l’espagnol mêlé à du latin de cuisine, parcourue de nouveaux
symboles alchimiques, s’étalait au-dessus d’une signature sinistre. Non pas
qu’elle fût impossible à déchiffrer, mais les caractères et le paraphe avaient
été tracés non avec une plume, mais par une espèce de griffe (celle de Satan en
personne ?) avec une encre si corrosive qu’elle avait rongé, traversé, le
dernier vélin. Aurore-Marie parvint à lire : Dom Sepulveda de Guadalajara AD
MDCXVI.
« La quintessence du mal », se dit la frêle jeune femme, le
front brusquement humide d’angoisse. Elle connaissait ce nom haï et redouté. Ce
personnage avait tenu un haut rang dans la secte des Tétra-Epiphanes sous
Philippe II puis Philippe III d’Espagne. Aurore-Marie ne remettait pas en cause
l’authenticité des textes désormais en sa possession. Nulle interpolation
n’aurait dû en altérer le sens. Mais elle comprit que cet ouvrage attirerait
les convoitises, et que sa propre vie pouvait se trouver en péril. Elle se
souvint des voleurs chinois… Qui donc les commandait ?
************
L’image qui se constituait dans
la glace demeurait floutée, instable, mouvante, mais elle s’humanisait. On
prouvait distinguer un être humanoïde dont les traits restaient indistincts et
la vêture incertaine. L’inconnu poursuivait ses appels à l’aide. Désemparé,
Michel Simon comprenait qu’il n’avait pas affaire à un simple reflet, à une
image bidimensionnelle, mais bien à un être emprisonné par un procédé encore
inexpliqué dans le miroir.
« J’connais mes classiques. C’truc-là figure dans un film made in
Hollywood du troisième tiers du XX e siècle - le type costaud au short rouge et
à la cape qui vole - Superman ! Mais j’crois pas qu’il s’agisse ici du même
tour. »
Comme le prisonnier s’exprimait dans la langue de Dickens, l’acteur en
conclut qu’il était anglo-saxon, mieux, britannique. Il tenta de communiquer
avec lui :
- Who are you ?
Il dut répéter sa question sept à huit fois parce que le son subissait
des déformations, des déphasages comme en un effet Doppler, sans omettre cette
impression de parler sous l’eau. Enfin, l’inconnu lui répondit :
- Dodgson. Charles Lutdwige Dodgson.
Dans un premier réflexe, Michel Simon jeta, presque en crachant :
- Connais pas ! Z’êtes Tartempion ?
Pendant ce temps, l’image se stabilisait. Le comédien constata que
l’inconnu derrière le miroir appartenait à une date antérieure à 1888, mais de
peu. La silhouette apparaissait malingre. L’homme ne devait pas dépasser la
trentaine. Il était glabre, dépourvu de toutes ces fantaisies capillaires dont
ses contemporains s’affublaient. Cette absence de pilosité ostentatoire
révélait qu’il s’agissait d’un clergyman. Les cheveux noirs étaient coiffés avec
une raie au milieu. Ses habits sombres, austères, confirmaient sa position
sociale. Décontenancé en un premier temps, Michel Simon réfléchit et la lumière
vint visiter son esprit.
- Oui ! Je vois qui vous êtes ! Mais vous êtes plus connu sous votre pseudonyme,
Lewis Carroll. Qu’est-ce que vous fichez là-dedans ? Vous êtes tombé dans l’un
de vos récits ?
- Je ne sais pas. Il me semble que cela fait longtemps que je suis ici…
mais je ne sais pas où.
- Vous avez bien un dernier souvenir.
- Alice aurait dû se trouver avec moi. Or me voilà seul depuis un temps
non mesurable. Je ne comprends pas. Tout paraît figé. C’est la première fois
que je parviens à parler à quelqu’un.
Avec circonspection, l’acteur se rapprocha de la glace afin de mieux
observer ledit Charles Dodgson.
- Je veux sortir de là-dedans.
- Oui, je vois ça. Vos vêtements datent un peu. En quelle année
croyez-vous être ?
- C’était au printemps 1865.
- Mazette ! Nous sommes en 1888. Et encore j’vous simplifie parce que
vous êtes un profane.
- Mais c’est impossible ! Je n’éprouve pourtant ni faim ni soif. Je ne
ressens ni la fatigue ni le besoin de sommeil. Je pense même ne pas vieillir.
Tout cela est tout à fait logique si tout autour de moi est figé.
- Vous êtes tombé dans le royaume de la Belle Au Bois Dormant ?
S’esclaffa Michel Simon. J’commence à comprendre de quel tour de magie vous
avez été victime. Chapeau à l’illusionniste !
- Pouvez-vous me sortir de là ?
- Il n’y a pas le feu. Laissez-moi vous expliquer. Ensuite, j’essaierai
d’entrer.
- Mais non, surtout pas ! Vous allez vous retrouver prisonnier comme
moi.
- Et la Alice, c’était qui ? Vous avez fait allusion à elle, tantôt.
- Alice Liddell, pour qui j’ai écrit Les Aventures d’Alice sous
terre. Je m’apprêtais à faire publier une version plus conséquente de cette
histoire, Alice au pays des Merveilles, lorsque… Mais si elle n’est plus
avec moi, c’est qu’elle a pu sortir.
- Ne nous embrouillons pas. Vous défiez les lois de la physique et la
logique et celui qui est à même de vous tirer de ce pétrin n’est point ici.
Présentement, il conduit une expédition en Afrique.
- Dites-moi ce qu’il m’est arrivé.
- Un esprit malfaisant vous a enfermé là-dedans et a permis à votre
reflet de prendre votre place.
- Qu’est-ce à dire ?
- Votre double est libre, sans doute une sorte de Mister Hyde, mais
vous ne connaissez pas encore Stevenson. Ou alors, c’est comme ce scénario
éculé de cette série américaine ultra fauchée : Miroir.
- Mister, je ne comprends rien à vos propos.
- C’est normal. Je me trouve en 1888, mais je n’y vis pas
habituellement.
- De plus en plus confus ! Mais laissons cela. J’ai souvenir d’avoir
croisé une ombre féminine. Un instant, j’ai cru qu’il s’agissait d’Alice, mais
je me suis vite rendu compte de ma méprise. En effet, Alice est brune. Cette
ombre était blonde.
- Ah ? S’exclama intéressé Michel Simon. Pouvez-vous m’en dire plus ?
- Je m’avoue dans l’incapacité de dater cette rencontre fortuite.
Toutefois, je me souviens que la demoiselle - cela ne pouvait être qu’une demoiselle
tant par ses vêtements que par son comportement - portait les cheveux longs et
mignardait ses propos…en français.
Lewis Carroll conta ses mésaventures plus en détails…
- Ce fut alors que je sentis quelque chose se détacher de moi. Une
douleur d’entrailles me prit, et, tandis que je perdais momentanément
connaissance, j’entendis un ricanement lointain. Cela sonna à mes oreilles
comme une revanche. Ce rire sinistre avait quelque chose de familier. Puis, je
sombrais dans le néant. Lorsque je me réveillai, j’étais ici, de l’autre
côté…du miroir, avec Alice.
- Mister, je vais tenter le coup. Permettez que je me gante.
Après avoir soigneusement enfilé des gants de latex anachroniques (ses
grandes poches renfermaient tout un attirail fort utile à un roi de la
cambriole), le comédien passa lentement ses mains sur la glace. Rien ne se
produisit tout d’abord. Mais il insista. Peu à peu, il sentit le matériau
faiblir, mollir, tandis que ses doigts s’enfonçaient dans quelque chose de
froid et de gélatineux, alors que le tain du miroir se troublait et
blanchissait. Le phénomène n’alla pas plus loin malgré la motivation de Michel
Simon.
Après quelques minutes, le Suisse renonça.
- Désolé, je ne peux faire mieux, et je crois savoir pourquoi.
- Expliquez-moi.
- Ce miroir ne fait que refléter d’autres miroirs. Autrement dit, votre
reflet se trouve très loin d’ici. Nous nous trouvons à Venise et vous êtes
toujours…
- En Angleterre.
- Oui, mais précisément ?
- Dans les environs d’Oxford. Toutefois, le miroir était italien.
- D’accord. »
Un cas de conscience se posait à Michel Simon.
« Que dois-je faire ? Poursuivre ma mission en ignorant ce pauvre
type ? Certainement pas. Je sens que c’est important. En référer au commandant
Wu ? Oui, mais il a des problèmes aussi hauts que des montagnes. Me dévoiler à
Frédéric Tellier ? Il est plus doué que moi pour l’ésotérisme. Il a suivi
l’enseignement des lamas tibétains. Pour l’heure, l’option trois me paraît la
meilleure. »
*********
« Daniel, je ne suis pas d’accord, jeta Saturnin d’un ton résolu.
Pourquoi ne voulez-vous pas emprunter la voie terrestre, me semble-t-il plus
courte pour suivre Boulanger et vous obstinez-vous à entreprendre cette
périlleuse remontée du cours du Congo, lorsqu’on sait qu’il n’est pas partout
navigable et que les sept cataractes des Stanley Falls constituent des
obstacles difficiles à franchir ? »
Daniel Lin soupira ostensiblement.
- Mon cher Saturnin, même si je ne vois pas tout, je suis capable
d’anticiper. Et comme vous m’avez accordé votre confiance, je vous explique.
L’entité qui a pris le contrôle de cette Afrique folle va concentrer son action
sur la colonne française qui présentement, s’enfonce dans l’œil du cyclone du
Cœur des Ténèbres, coupant dans une direction nord-ouest-sud-est jusqu’à la
gueule du loup katangais - ou plutôt de la louve Maria de Fonseca, favorite de
M’Siri qui tient l’Etat du Garenganze. Barbenzingue ira où sont les gisements…
et la Cité perdue contrôlée par les adorateurs de Maria.
Tandis que Spénéloss hochait la tête et enchaînait :
- L’histoire du Garenganze est complexe. M’Siri, né vers 1830, est pour
les Africains un sage vieillard. Son Etat constitue un carrefour en pleine
Afrique centrale, bien desservi par les réseaux fluviatiles et lacustres
puisqu’il permet de contrôler l’accès aux Grands Lacs mais aussi à l’Afrique
orientale et australe, au Limpopo et au Zambèze. Les premières civilisations
africaines d’importance ayant émergé en ces lieux, axées sur l’économie minière
- l’or notamment – remontent au moins au Xe siècle avant l’ère chrétienne. Or,
elles entrèrent en contact avec Méroé, la Nubie, l’Abyssinie et le Pount
arabique…
- Très bien, lieutenant, fit Daniel Lin quelque peu excédé, nous
n’allons pas nous engager ici et maintenant dans des discours et conférences de
géopolitique africaine aux implications historiques d’une extrême complexité
nous obligeant à remonter le cours du temps jusqu’au Néolithique.
Juste à cette seconde, le commandant Wu fut interrompu par des
miaulements pitoyables d’une force inouïe ; Ufo était coincé entre deux
branches, sa goinfrerie l’ayant poussé à vouloir attraper un oiseau posé à
mi-hauteur d’un giroflier.
Craddock grogna, les yeux enluminés d’une joie moqueuse :
- Ce gros minet, ce ventre à pattes ne passe plus par aucune
chatière.
Voyant la mine déconfite de son chat contre lequel O’Malley ne cessait
de japper en signe de réjouissance, Daniel décida de laisser son animal
familier se débrouiller seul. Quant à Violetta, elle insista sur le côté
exagéré de la scène comique.
- Je rappelle qu’il existe des chats comédiens aussi cabots et
capricieux que le défunt Bing. Ainsi, ils font mine d’être coincés en haut d’un
arbre et de ne plus pouvoir descendre afin que leur maître vienne les secourir,
tout heureux de jouer de la crédulité de l’humain qu’ils ont asservi.
- Oh! Je vois. C’est le coup de la vieille dame qui appelle les
pompiers pour secourir minet.
- Je pensais plutôt, reprit l’adolescente au chat dingue de Gaston
Lagaffe. Afin de profiter du pique-nique du gaffeur, le chat miaule à pierre
fendre, ses pattes serrant désespérément la branche à laquelle il se raccroche.
Naturellement, Gaston grimpe en haut de l’arbre et, à son tour, se retrouve
piégé alors que le chat, futé comme pas possible, peut s’en mettre plein la
panse, en bâfrant.
- Violetta, ne remue pas le couteau dans la plaie, s’il te plaît. Ufo
est capable de se sortir tout seul de ce mauvais pas, il est aussi astucieux
que cinq Bonobo.
Azzo interrogea:
- Bonobo? Eux mes ancêtres?
- Non, Azzo, fit Lorenza. Des cousins éloignés sans plus.
Benjamin, l’esprit pratique, interrompit cet échange.
- Puisque nous devons emprunter la voie fluviale, il serait temps de
s’occuper des dinghies.
Les canots étaient spéciaux, constitués d’une matière intelligente,
capable de se modeler aux circonstances, c’est-à-dire en fonction de la
température, de l’hygrométrie, de la corpulence des pagayeurs et passagers et
des difficultés du parcours. Il s’agissait donc d’embarcations change-formes
reposant sur des matériaux composites auxquels on avait incorporé une semi
intelligence artificielle.
- Avec ça, nous sommes parés! Jeta Louis Jouvet.
Saturnin objecta, suant à l’avance de peur.
- Mais si nous rencontrons un banc d’hippopotames se prélassant entre
deux eaux? Ces pachydermes aquatiques sont réputés pour leur mauvaise humeur.
Atrabilaires, ils aiment à faire chavirer toute pirogue qui s’aventure dans
leur territoire de farniente.
- Mon cher Beauséjour, vous n’êtes pourtant pas né au temps de ces
films d’aventures qui en rajoutaient dans les complications scénaristiques,
ironisa Jean Gabin.
- Certes, mais comme vous tous, j’ai accès aux bibliothèques de
l’Agartha. Je confesse un faible pour certaines lectures illustrées dont je me
suis délecté. Lorsque Daniel Lin m’a informé de ce voyage en Afrique, je ne me
suis pas contenté de me documenter chez les géographes, je me suis aussi plongé
dans le bain de l’aventure. Avec plaisir, j’ai lu toutes les pages dominicales
des Tarzan des années 1930-1950 publiées par United Feature
Syndicate. Ainsi, j’ai appris que ce continent regorgeait non seulement de
tribus primitives mais également de toutes sortes de singes plus ou moins
hostiles, d’une faune et d’une flore exubérantes à souhait, sans omettre les
civilisations les plus improbables. Au cours de notre périple, je m’attends
donc à rencontrer des chimpanzés plus ou moins humanisés doués de la parole,
des hybrides diversifiés d’hommes et de fauves, pourvus d’une queue
conséquente, des peuples exotiques venus d’ailleurs, Vikings, Mongols, et
pourquoi pas, Martiens et Sélénites… voilà ce que j’ai appris chez Burne
Hogarth et Edgar Rice Burroughs.
- Ben dis donc, ça en fait des lectures, siffla Carette. Vous avez gobé
toutes ces calembredaines et cela ne vous a pas dissuadé de nous accompagner…
chapeau!
À l’instant, le groupe entendit feuler une panthère. Ce léopard
guettait sa proie depuis déjà quelques minutes. Celle-ci était Ufo lui-même,
toujours coincé dans cette étroite ouverture. Le félin autochtone eût été
normal s’il n’avait pas présenté un pelage d’une incongruité comique. Il
arborait une fourrure d’un rose bonbon à la Barbara Cartland tacheté de bleu
fluo. Ses crocs étaient tellement longs que l’évolution lui avait conféré des
babines pendantes qui les gainaient comme un étui. L’ensemble conférait un
aspect grotesque à ce fauve cependant dangereux.
Notre chat transgénique sentit le danger avant tout le monde. Ses
miaulements changèrent alors de nature. De pleureurs, ils se firent rauques,
avertissant ainsi les humains de la présence de la panthère. Redoublant
d’efforts, Ufo se dégagea in extremis et juste à l’instant où le léopard
bondissait souplement, non seulement le prédateur redoutable manqua son repas,
mais il fut pris à partie par une autre créature qui lui sautant brusquement
sur l’échine, la provoqua en un duel à mort.
L’être s’apparentait au chimpanzé mais c’était un plus que singe, un de
ces simiens dont la cryptozoologie était friande. Son corps musclé et arqué
présentait un poil en voie de raréfaction d’un coloris bleu pétrole. Tandis que
le combat faisait rage entre le singe inconnu et la panthère mutante, les
tempsnautes s’éloignèrent d’une bonne centaine de mètres.
Dans cet incident, le commandant Wu s’était refusé à intervenir. Il
savait déjà comment les choses allaient se dérouler et que, finalement, Ufo ne
serait pas l’en-cas du léopard. Alors que les humains avaient fini de gonfler
les canots par pression, à distance, une tragédie de cette nouvelle jungle
s’achevait. L’anthropoïde, plus exactement une créature se situant à un stade
évolutif entre Toumaï et Anamensis, autrement dit un pré pré Australopithèque,
acheva le félidé en brisant la mâchoire après avoir écarté au maximum les deux
maxillaires. Triomphant, le post-simien bomba le torse, se frappa la poitrine
et hurla:
- Kikomba! Kikomba!
À l’instant, Daniel Lin sentit que tout contact semblait définitivement
rompu avec les autres groupes. Le déphasage spatio-temporel s’aggravait. Cela
signifiait qu’il n’y avait plus désormais une Afrique mais plusieurs, enfermées
chacune dans des Univers parallèles divergents, des temps pluriels mosaïques,
des Multivers à sphères ou bulles de Linde, à moins que tous fussent contenus,
chacun de leur côté, dans une micro dimension repliée sur elle-même, ainsi qu’il
en était dans la théorie de la gravité quantique à boucles.
- Mon adversaire maîtrise parfaitement les lois de la physique trans
Panmultivers, songea Dan El.
A suivre...
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