Addendum :
le premier meurtre de Jack l’Eventreur.
Whitechapel, nuit du 30 au 31 août 1888.
Mary Ann Nichols, dite Polly
Nichols, prostituée ravagée, devint la première victime canonique de Jack
l’Eventreur. On retrouva son corps à Bucks’Row. L’homicide sanglant et rituel
avait été perpétré après 2h30 du matin, le cadavre mutilé retrouvé une heure
plus tard environ.
On spécula des siècles durant
sur l’identité exacte de Jack. Nous pouvons vous la révéler en ces pages.
L’Eventreur était dual, maître et exécutant. Taïaut, le Velociraptor
apprivoisé, bien dressé pour tuer, officiait sous les ordres d’un éminent
personnage aisé à deviner : Sir Charles Merritt… Le grand dessein d’A EL
trouvait là les prémices de son accomplissement.
Les derniers jours
d’Aurore-Marie de Saint-Aubain. Extrait des mémoires en forme de journal
d’Albin de Saint-Aubain.
28 janvier 1894.
La comédie avait suffisamment
duré. Nous ne pouvions plus la prolonger outre mesure. Ma pauvre Aurore-Marie
se mourait presque. Cela, elle le savait. J’écrivis à Madame de Tournel afin de
lui signifier que nous en resterions là. Je lui demandai qu’on louât une
voiture pour Rochetaillée, ce domaine étant à même de permettre à mon pauvre
petit ouistiti d’achever dans l’apaisement et la quiétude son douloureux
parcours ici-bas.
Un sentiment de culpabilité
m’étreint à la rédaction de ces lignes. Pourquoi, malgré l’implacable diagnostic
du docteur de Lapparent, ai-je une fois de trop cédé à ton caprice ? Lorsqu'il
t’examina voici un mois, sa conclusion fut pourtant sans appel : ma bien aimée,
non seulement la phtisie rongeait tes poumons, mais le rein gauche et l’estomac
étaient aussi atteints ! De plus, Maubert de Lapparent, comme auparavant une
des sœurs de l’Institution Notre-Dame, décela une grosseur suspecte au niveau
abdominal. Je me suis rappelé ce que tu me contas sur ta mère, ma chérie... Il
ne faisait plus de doute que le même mal te détruisait, ce pernicieux kyste
ovarien qui, faute d’avoir été extrait à temps par le biais du bistouri,
dégénérait désormais en squirre. Tu t’étais toujours plainte de douleurs
lorsque s’imposait à toi le devoir conjugal. Cela expliquait pourquoi, à l'
exception de notre pauvre Lise, tu n’avais pu tenir aucune gestation jusqu' à
son terme. Depuis bientôt cinq années, sur les injonctions impératives de
Maubert, nous dûmes faire chambre à part. Dans ce cas, je n' ai pas compris ta
dernière fausse couche de novembre, en pleine Institution, sous la défroque de
notre fille regrettée, accident fâcheux qui t'a sans doute achevée et a
précipité, hâté ta consomption, ô, ma chérie! Je pressens quelque infidélité
pour laquelle tu devras rendre des comptes lorsque Dieu t’appellera à Lui. Mais
j’ai beau conjecturer, je ne vois pas « qui »...
De même, j’ai compris la raison
irrépressible qui te poussa à passer ces trois semaines de trop à Notre-Dame de
La Visitation. L’objet en était une de tes passions déviantes, une de plus, tel
celui de cette funeste confession criminelle d’il y a tantôt deux années,
confession scandaleuse sur laquelle je me refuse à en dévoiler davantage, au
cas où ce carnet viendrait à tomber en des mains indiscrètes... Je sais qu’elle
se nomme Delphine et qu’elle a de merveilleux cheveux de jais... mais elle a à
peine douze ans! Je l’ai vue à ce fameux concert de chambre, chez Madame De
...
, lorsque tu défaillis en public. Je préfère évoquer nos anciens souvenirs... T’en souvient-il, comme l’écrivit le poëte?... Mon Aurore aux doigts de rose, ma Marie pleine de grâce? C’était en juillet 1880... Tu avais alors dix-sept ans et déjà le génie de l’écriture, de la versification, la foi en ton destin d’exception chevillée au corps. Ce déjeuner sur l’herbe que nous fîmes auprès des rives de la Saône, fraîchement mariés. Cette robe blanche sans tache, ce petit chapeau de paille d’Italie sur ton minois elfique à la diaphanéité proverbiale, cette ombrelle... et ce poulet froid que nous convoitaient les fourmis! Mon Aurore, ma gracieuse aux yeux de colophane, aux cheveux de miel cendré, de cette extraordinaire longueur que nombre de jeunes filles te jalousaient... tout cela s’estompe, ombre qui ne sera plus... fonte des neiges pleurée par le Sage chinois...
, lorsque tu défaillis en public. Je préfère évoquer nos anciens souvenirs... T’en souvient-il, comme l’écrivit le poëte?... Mon Aurore aux doigts de rose, ma Marie pleine de grâce? C’était en juillet 1880... Tu avais alors dix-sept ans et déjà le génie de l’écriture, de la versification, la foi en ton destin d’exception chevillée au corps. Ce déjeuner sur l’herbe que nous fîmes auprès des rives de la Saône, fraîchement mariés. Cette robe blanche sans tache, ce petit chapeau de paille d’Italie sur ton minois elfique à la diaphanéité proverbiale, cette ombrelle... et ce poulet froid que nous convoitaient les fourmis! Mon Aurore, ma gracieuse aux yeux de colophane, aux cheveux de miel cendré, de cette extraordinaire longueur que nombre de jeunes filles te jalousaient... tout cela s’estompe, ombre qui ne sera plus... fonte des neiges pleurée par le Sage chinois...
1er février.
Tu es revenue, enfin! Cela sera
la dernière fois que je te verrai en vêtements de ville... Tu m’es apparue si
faible dans ton manteau prune, ta pelisse de renard bleu, ton hermine et ton
manchon de castor et de zibeline... Tu étais soutenue par Huberte et
Alphonsine, tes fidèles d'entre les fidèles, si frêle, si petite, si maigre...
tes merveilleuses petites dents jaunies, commençant à se déchausser, comme
celles de l’amie perdue, Marguerite... « Si belle dans ta misère
noire... » avais-tu écrit. Désormais, tu reposas soit dans le lit,
soit sur une chaise longue, près de notre serre, de notre véranda, emmitouflée
dans une robe de chambre fourrée, les cheveux à peine attachés par un ruban
ponceau, les yeux enfiévrés, la toux lancinante, les suées horribles... Pourvu
que ta souffrance ne se prolonge pas trop!
4 février.
Tu m’as confié tes problèmes, ton
affection pour Delphine, ta volonté de l’appeler afin qu’elle connût enfin la
vérité. Tu acceptas que je coupasse avec de fins ciseaux d’argent une longue
mèche de ta voluptueuse chevelure, soyeuse et parfumée, afin qu’on la conservât
à jamais...
6 février.
Ce matin, tu m’as parue mieux,
sous un meilleur jour. Tu as été plus diserte, plus prolixe, car moins
quinteuse, moins prise d’étouffements et de crachements. Mais il te faut subir
un traitement contraignant, prescrit par la Faculté, et tu es parfois si faible
que même la selle te pose problème et qu’il te faut cet atroce vase de nuit
digne de l’Ancien Régime, cette faïence bleue qui contient les plus viles
humeurs et matières... Tu m’as parlé de ta fluette voix d’ondine. Je venais
d’effectuer dans ton épiderme translucide une nouvelle injection de gaïacol qui
te fouetta et te raviva quelques heures... une rémission, toujours plus
temporaire malgré le renouvellement des piqûres par le biais de la seringue de
Pravaz et l’incessante augmentation des doses. Bientôt, il me faudra passer à
l’huile camphrée. Je savais qu’il te fallait éviter l’air frais, les courants
d’air, tout contact avec l’extérieur, avec l’hiver, prévenir la congestion...
demeurer dans la tiédeur relative des aîtres de Rochetaillée où la cheminée
brûlait inlassablement, où les poêles de faïence étaient sollicités jusqu'à
leurs limites. Je dus tendre l’oreille pour t’entendre.
« Mon Albin bien aimé... Je
veux vivre encore quelques temps. J’ai encore des choses à accomplir... Il
faudra que Delphine sache... J’ai là, dans ce tiroir, des enveloppes contenant
les examens médicaux des sœurs infirmières de la Visitation... Nous devrons la
faire venir ici, à Rochetaillée, la faire mander, et lui dévoiler ce qu’elles
contiennent... Quant à ma chevalière, lorsque je me sentirai trop faible, je te
la passerai... Tu devras la retourner à l’adresse du baron Kulm, à Paris... Tu
convoqueras le prêtre que je te désignerai... Il doit entendre ma confession!
Je... je n’étais plus catholique, mais, avant le trépas, je souhaite recouvrer
la foi, la religion de nos pères... Je crains la Géhenne éternelle... J’ai
grand’ peur... Oh, mon Dieu! »
12 février.
Après quelques jours d’accalmie,
une nouvelle crise a saisi mon aimée, avec une hémoptysie conséquente. J’ai dû
effectuer trois injections, séparées de vingt en vingt minutes : deux de
gaïacol et une d’huile camphrée, effectuées à l'aide d'une petite seringue de
Pravaz. L’ovale de mon ouistiti adoré est des plus émacié. Un souffle, et elle
tombe... L’enflure sur son ventre s’accentue... Elle mange peu et vomit
souvent. C’est le squirre ovarien qui effectue son affreux travail... Aurore-Marie...
tu as murmuré : « Cela n’est rien... Comme ma Deanna Shirley
eut de la chance qu’un bon chirurgien la prît à temps et lui ôtât son kyste douloureux... » Après la crise, mon aimée est demeurée couchée trois longs jours avant de retrouver la chaise longue... Elle m’a alors demandé de la transporter dans la serre, sans doute afin d’en humer les premières efflorescences...
eut de la chance qu’un bon chirurgien la prît à temps et lui ôtât son kyste douloureux... » Après la crise, mon aimée est demeurée couchée trois longs jours avant de retrouver la chaise longue... Elle m’a alors demandé de la transporter dans la serre, sans doute afin d’en humer les premières efflorescences...
16 février.
Aurore-Marie crie l’enflure de
son ventre, la douleur de ses entrailles, l’étouffement de ses bronches...
« Je n’en puis plus, Albin... Je veux que cela finisse. » Elle sue et
il nous faut la changer... dénuder ce pauvre petit corps, lui enfiler une
chemise propre. Ma mie, ma rose... tu perds pétale après pétale, mais tu luttes
pour ta vie... tu suis les préceptes de messieurs Darwin et Galton...
20 février.
... Une nouvelle rémission. Les
jusqu'à huit injections intramusculaires quotidiennes de gaïacol y sont pour
quelque chose. Tu es demeurée toute cette journée en la serre, appréciant sa
quiète atmosphère, cette serre de ton merveilleux poëme, quoiqu' il figurât
officiellement celle de la Tête d' Or, toujours verte... ce « Tropaire
végétal », une des plus énigmatiques œuvres de mon pauvre petit
ouistiti... Tu as longuement humé les fragrances végétales, les capiteuses
odeurs... Mon aimée, comme tu fus belle en ces instants gracieux, malgré tes
joues rouges et hâves, ton regard d’ambre si brillant, si fiévreux...
« Adieu, il me faut dire adieu à tout cela. » me surpris-je à
t’entendre murmurer, ô, ma belle d' entre les belles, ainsi que te qualifiait
Madame la duchesse d’Uzès. Ce fut alors que je sentis en toi l’odeur de la
mort... cette haleine gâtée par je ne sais quelle tumeur, qui sortait de ta
bouche, exaltant son horrible et redouté parfum... Premier frisson, première
secousse quinteuse, premier nouveau crachat. Le répit aura été bref.
22 février.
Nouveaux répits, nouvelles
rechutes, allers retours incessants du lit à la chaise, et de la chaise au lit.
Comme ta mère, je t’humecte d’eau de Cologne, d’huile mentholée, pour masquer
ces relents qui t’envahissent peu à peu. A la tuberculose se rajoute la tumeur
en ton organe intime. Je ne veux pas ta mort, mon aimée! Jamais le Vieillard
Temps n’osera! Tu es trop jeune! Même pas trente et un ans!
23 février.
Un médecin a inventé un nouveau
procédé permettant aux asthmatiques, à ceux que gagne l’étouffement morbide, de
pouvoir respirer. Il s’agit du stockage de l’oxygène dans des sortes de
ballons. Non pas comme l’hydrogène de nos aérostats, mais le principe est
cependant le même. Tout doit être tenté pour te sauver, mon adorée, mon
ouistiti charmant, tant qu’il reste un espoir... Tu es transparente,
évanescente, ô mon elfe!... La peau se tend sur tes joues décharnées, si pâles,
si pâles... Essaie, essaie encore de boire pour moi ce bouillon de poule... Là,
voilà qui est bien... Vis, mon gentil aubépin, vis sans fin, ma rose...
25 février.
Je tentais de contacter Maubert
de Lapparent au sujet de ces « ballons » d’oxygène, lui enjoignant
par télégramme - Rochetaillée n’a pas le téléphone, contrairement à notre hôtel
particulier de l’avenue des Ponts - de venir en urgence, pour un nouvel examen.
Savoir si la stabilité apparente de ton mal allait se prolonger ou si ce répit
de plus n’était qu’un dernier sursaut inutile... Connaître le remède miracle,
te l’appliquer, ma mie, ma poëtesse adorable, mon rêve blond de miel... Es-tu
encore curable?
26 février.
Maubert est venu, en fin
d’après-midi, par un fort mauvais temps. Tu avais à peine mangé ce matin. Il t’a
vue sur la chaise, tâté ton pouls... Il a respiré l’odeur morbide qui parvenait
à percer celle du camphre, des substances mentholées, médicamenteuses... une
odeur, une fragrance mêlant subtilement la créosote, agent préservateur du bois
et ce que l’on peut qualifier de déjà putride... Tu souffres d’affreux
ballonnements et tu ne puis plus rien absorber de solide, ma pauvre petite
poupée... Maubert a déclaré : « Elle commence à souffrir d’arythmie
respiratoire et cardiaque. Mais sa résistance m’étonne. Madame s’accroche...
Cependant, si elle ne meurt pas du poumon, le squirre ovarien galope et se
ramifie... Enveloppez-la de serviettes chauffées... Si une congestion
pulmonaire se déclare, elle subira une hémoptysie ultime et succombera. Pas
d’entrée d’air frais, quelle que soit l’odeur insupportable... »
Aurore-Marie entendit et murmura : « Un prêtre... Delphine... Je
souhaiterais un prêtre à mon chevet... Que Delphine vienne aussi, mon
Dieu! »
27 février.
Le matin, après une mauvaise nuit
passée auprès de l’aimée qui s’est refusée à quitter la chaise longue,
Aurore-Marie a balbutié :
« De l’air... Albin, ouvre!
Ouvre la fenêtre! ... Je suffoque, j’étouffe! Je... je renie Cléophradès, Kulm,
les Tétra-épiphanes et tout ce saint-frusquin... je renonce à ma charge...
prends ma chevalière Albin. Prends-la... Ramène-la à Kulm, ce pauvre
dépravé! »
Elle a ôté le bijou qu’elle m’a
tendu de ses doigts translucides, puis elle m’a supplié d’ouvrir la fenêtre
encore une fois, alors qu’il gelait à pierre fendre et que les frimas d’un
tardif coup de froid faisaient ressentir leurs cruelles morsures. Tu as
également mendié la permission de jouer une dernière fois au clavier cet air
obsessionnel et romantique, hymne de ta Lisa-Deanna, ou de ce Stefan Brand ou
je ne sais trop qui que tu m’as dit avoir connus voici près de six ans... En
cas de rechute grave, de congestion, je devais rappeler Maubert qui nous
enverrait une infirmière à ton secours... avec les « ballons ». Une
fois de plus, de trop, tu as été trop faible pour que je pusse te monter dans
la chambre et tu as passé la nuit sur la chaise longue, à te morfondre, à
somnoler, ou à geindre... lorsque tu ne crachais pas! Mal m’en a pris.
28 février.
Nous te retrouvâmes, les
domestiques et moi, à terre, renversée de la chaise, ayant craché du sang, la
porte-fenêtre grande ouverte sur la véranda, sur le froid glacial qui
envahissait le salon... Tu avais désobéi, comme si souvent chez toi, ou plutôt,
cédé à tes pulsions... La congestion fatale s’était déclarée. Par miracle, tu
respirais encore, ô, mon aimée, mon Aurore-Marie! Ce n’était qu’une de ces
syncopes dont tu es las coutumière! Nous dûmes improviser une civière, te
transporter là-haut, en ta chambre de mort, que tu n’allais plus quitter... Il
fallut te déshabiller, te changer, te mettre une chaude chemise de nuit doublée
de lainage... Des taches de sang, des plaies, se révélèrent en ton dos... les
escarres... Tu revins à toi, toussant, haletant... Tu délirais, la face
luisante, récitant des vers d’une naïveté de comptine, de nursery-rhyme... un
de tes premiers poëmes écrit alors que tu n’avais que dix ans...
« Dans la forêt, à l’ombre des bosquets
Il était une cabane où vivait un père récollet.
Il était une cabane à l’ombre des bosquets.
Au bois, le cerf en sa ramure
Dit bonjour au renard, lui proposant des mûres.
Dis bonjours au renard, ô, cerf en ta ramure! »
Était-ce là, ma future
parnassienne hermétique?
Ces vers, ô, ces vers spontanés, si naïfs, si frais, que tu avais reniés, ma mie, mon ouistiti, et qui revenaient à ta remembrance, à l’article de la mort!
Ces vers, ô, ces vers spontanés, si naïfs, si frais, que tu avais reniés, ma mie, mon ouistiti, et qui revenaient à ta remembrance, à l’article de la mort!
« Au bois joli, les
oiseaux chantent,
Chantent en la forêt le retour
de l’été,
Chantent au bois joli les
passereaux coquets.
Le sanglier gentil, le daim
mignon,
Saluent monsieur le chêne
A l’ombre des troènes,
Saluent monsieur le chêne et
le beau champignon! »
Et tu chantonnais ces vers
mignards de ta petite voix de cristal... ces vers que je me surpris à répéter,
entrant dans ton jeu. Était-ce toi qui avais écrit cela en ton enfance? Pourquoi
n’avais-tu pas persévéré dans ton premier style? Pourquoi? Quel traumatisme
assez puissant t’avait donc poussée à la complexité, à cette manière abhorrée
des Catulle Mendès
et des Leconte de Lisle ?
Tu balbutias : « Mon frère, ma mère, ô pauvre maman... leur mort... le chagrin... je... je me réfugiai dans les « Poëmes antiques » de Leconte de Lisle et je découvris ma vraie voie... la Seule Voie... » J’ordonnai que l’on télégraphiât à Maubert afin qu’il nous envoie l’infirmière. Tu hoquetas en disant : « Le prêtre... convoque le prêtre... Il est temps mon Albin. »
et des Leconte de Lisle ?
Tu balbutias : « Mon frère, ma mère, ô pauvre maman... leur mort... le chagrin... je... je me réfugiai dans les « Poëmes antiques » de Leconte de Lisle et je découvris ma vraie voie... la Seule Voie... » J’ordonnai que l’on télégraphiât à Maubert afin qu’il nous envoie l’infirmière. Tu hoquetas en disant : « Le prêtre... convoque le prêtre... Il est temps mon Albin. »
Il y eut un nouvel étouffement,
où je crus que tu allais passer. Alphonsine m’aida à te soulager par une piqûre
d’huile camphrée... Tu étais si congestionnée, si rouge... Mais tu fus
promptement apaisée et tu te rendormis, non d’un sommeil normal, mais dans un
de ces états que la médecine qualifie de semi comateux, entre deux mondes, deux
limbes, entrecoupé de réveils où tu geins, où tu te plains, où tu halètes, où
tu bégaies : « Mal... mal... je... j’ai grand mal... »
1er mars.
J’ai passé une nuit épouvantable,
veillant incessamment mon aimée, attendant l’infirmière... Je me suis décidé à
appeler le prêtre ce matin. Mon Aurore, comme tu souffres! Délivre-la, Seigneur
de la fureur de son mal! Elle a murmuré : « Albin... m’aimes-tu toujours,
même dans cet état? Je suis tellement affreuse! » Puis, elle a toussé et
craché... Les expectorations la souillent...
9 heures.
L’infirmière est arrivée : c’est
une femme hommasse, sans âge, bâtie comme un percheron, qui a l’habitude de
soulever, de manipuler les corps des malades. Elle m’a dit : « Allez
dormir, monsieur. Je prends le relais... » Elle a expliqué qu’elle
renouvellerait les badigeons d’eau de Cologne afin de masquer les mauvaises
odeurs. Elle a apporté les ballons d’oxygène. Elle a recommencé les injections
de gaïacol avec la seringue de Pravaz. Cette nuit, ma pauvre femme-enfant
s’était souillée comme un petit bébé. Il a fallu nettoyer cette horreur. De
même, ses escarres puaient... « Nous allons la panser, renouveler
régulièrement les pansements... La gangrène risque de s’y mettre. » Me
déclara Madame Langlois, l’infirmière. Aurore-Marie ne se laissa pas facilement
faire : elle gigota et cria. Lorsqu'elle fut calmée, sa respiration, quoique
régulière et non empreinte de secousses quinteuses, m’apparut plus sifflante
qu’à l’ordinaire... « Il y a de nouvelles cavernes et un début de
pleurésie », m’expliqua Madame Langlois.
14 heures.
Aurore-Marie est sortie de son
hébétude et à réclamé à boire et à manger. Madame Langlois lui a fait absorber
un bouillon. Elle a constaté que mon aimée avait perdu deux dents.
18 heures.
Arrivée du prêtre. J’étais
parvenu à me reposer, à sommeiller deux heures dans l’ottomane où mon pauvre
ouistiti aimait tant à goûter à une langoureuse et dolente quiétude. Je
songeais qu’il me fallait montrer mon affection pour ma rose, tenir sa petite
main si ténue, caresser ses beaux cheveux, ses joues maigres, partager ses
pleurs et ses douleurs. Aurore-Marie a refusé l’extrême-onction.
« Trop tôt... Je vis
encore... je souhaite me confesser... plutôt retourner dans le giron de
l’Église de mes pères, que d’ignobles sectateurs m’obligèrent à renier à l’âge
de quatorze ans... J’ai péché mon père ; j’ai dû apostasier! Je veux échapper à
la damnation éternelle! Je ne veux plus être une hérétique... j’ai restitué mon
anneau horrible... » (je venais d’envoyer l’anneau dit « du
Pouvoir » au baron Kulm, à Paris)
Le père Mathieu m’intima l’ordre
de sortir de la chambre, au nom du secret de la confession. Ma pauvre petite
femme! Qu’as-tu donc accepté de révéler au ministre de Dieu que je ne susse
déjà, tous ces secrets intimes, hideux, que nous nous refusassions à jeter en
pâture à la vindicte publique, et qui avaient entraîné l’exécution d’un
innocent, ce malheureux Hubeau? A moins que tu lui aies confessé le secret de
ta fausse couche, la mort cachée de Lise, tes penchants troubles pour Delphine,
que je commençais, malgré moi, à brûler de revoir... A moins qu’il se fût encore
agi de ton lubrique ouvrage, cet obscène « Trottin », avec l'étalage
complaisant du stupre, de la pire déviance de Gomorrhe, personnifiée par cette
odieuse héroïne sortie de ton imagination de folle : Cléore de Cresseville? Et
tes frasques parisiennes d'il y a six années, lorsque tu daignas devenir plus
loquace... cette Deanna Shirley, petite blonde dépravée s'il en fût, amatrice
des beuglants, des boxons, de tout un bataclan de lubricité, sous la défroque
dérisoire et infantile d'un « bébé anglais », modèle de ta Cléore!
Cette même Deanna Shirley que tu aimas d'un amour saphique quasi exclusif, pire
que ceux que tu avais éprouvés pour Marguerite, pour Delphine, pour Angélique
de Belleroche et tant d'autres, fille de joie que tu m'avouas avoir rencontrée enfin
pour de vrai, à laquelle tu tentas de te substituer, cette prétendue
« jumelle » dont tu t'étais amourachée...
2 mars.
Le père Mathieu a accepté de
passer la nuit dans une chambre d’hôte, sans toutefois piper mot. Il promit de
revenir afin d’assurer la conversion de la nouvelle fidèle, ou plutôt, de la
brebis égarée revenue au bercail du Bon Pasteur... Puis, lorsque Madame aurait
enfin été lavée de tous ses péchés, aussi nombreux qu’ils fussent,
l’extrême-onction lui serait administrée... Il fallait faire vite ; ma tendre
moitié, mon adorée pouvait passer d’un seul coup, comme tous les tuberculeux,
par une simple hémoptysie de trop, sans agonie proprement dite, sans râle
aucun...
Le prêtre parti, Madame Langlois
reprit son service. Elle surprit Aurore-Marie en plein délire mystique, un
missel ouvert posé sur la couverture, sur sa poitrine maigre, le roman
« Le Disciple » de monsieur Paul Bourget, cette bien connue histoire
de conversion, gisant sur la table de chevet... Par-dessus tout, elle serrait contre
elle un crucifix qu’elle embrassait avec frénésie, en une extase trouble, quasi
-j' ose à peine l’écrire- érotique, en cela que ses baisers avaient pour objet
le corps souffrant et dénudé de Notre Seigneur. Elle ne cessait de balbutier :
« Mon Dieu, prends pitié, ô Christ, prends pitié! Agneau de Dieu, toi qui
enlèves le péché du monde, prends pitié! »
C’était un horrible spectacle,
dans cette chambre confinée qui sentait le médicament et les effluves
infectieux, les atteintes gangrenées de ses escarres qui se multipliaient...
Aurore-Marie imprégna le crucifix d’une bave hideuse, de ses expectorations
sanguinolentes... Elle porta à ma souvenance une agonie littéraire, celle bien
connue de la scandaleuse Emma Bovary...
Madame Langlois me rudoya : elle devait s’activer à prodiguer ses soins : déshabillage, désinfection des escarres, serviettes et compresses chaudes, badigeons d’eau de Cologne, injections de gaïacol et d’huile camphrée...
Madame Langlois me rudoya : elle devait s’activer à prodiguer ses soins : déshabillage, désinfection des escarres, serviettes et compresses chaudes, badigeons d’eau de Cologne, injections de gaïacol et d’huile camphrée...
3 mars.
Aurore-Marie est parvenue à boire
deux potages. Elle a eu un sommeil relativement apaisé. Cependant, le matin,
son bras gauche, là où on lui administre les piqûres, m'est apparu plus enflé,
plus congestionné que de coutume. Il y avait un début d'œdème et je dus
télégraphier la nouvelle à Maubert, quoique je décidasse de ne rien révéler sur
la « scène de mysticisme» de la veille. Le professeur de Lapparent parvint
en fiacre à Rochetaillée en début d'après-midi. Il recommanda de faire des
injections directement au cou de la patiente.
19 heures.
Aurore-Marie, prise d'un nouvel
étouffement, a dû être soulagée par deux ballons d'oxygène. Pour dégonfler
l'œdème, nous nous résolûmes à l'antique saignée ; oui, il a fallu saigner ma
mie déjà si faible!
4 mars, matin.
Mon adorée réclame le retour du
père Mathieu... Elle se sent prête à la conversion, puis aux derniers
sacrements. Elle m'a demandé de convoquer Delphine...une nouvelle fois... Elle
craint de passer aujourd'hui ou demain...
13 heures.
Arrivée du père Mathieu. Deux
nouveaux ballons d'oxygène ont été administrés à ma tendre épouse dont le
teint, de diaphane, se fait chaque jour plus cireux. Elle sue et pue : ses
escarres s'infectent et son squirre décompose son intimité féminine.
Aurore-Marie n'est plus qu'une
pauvre petite chose, elle que l'on surnommait avec affection en anglais fœtus
lady, blossom of rosebud ou tiny bibelot, un petit singe dans les
mains de personnes extérieures : l'infirmière et le prêtre.
Or, le désir d'elle monte de
nouveau en moi. Que trouvais-je à ce corps hectique, suant, souffrant, quasi
méconnaissable, mais dont les cheveux merveilleux et le regard ambré, immense
en ce visage amaigri, sont demeurés tels qu'au premier jour où nous nous
rencontrâmes, au mois de février 1880.
Caresser une dernière fois cette chevelure cendres, or et miel épandue jusqu'à
tes mollets, ces joues de primerose, ces mains diaphanes de pianiste, ô mon
Bébé Jumeau modèle triste, mon fin bibelot de porcelaine, mon petit
colifichet... Seigneur, donne-moi la force!
Je te voulus ; j'entrai en la
chambrée, assailli par les relents, les remugles, les exhalaisons de ton mal...
J'ergotais, je conjecturais, je me questionnais sans cesse en mon for intérieur
: quelle espérance sourde avais-tu donc si profondément chevillée en ton pauvre
petit corps de marmouset, qui te permît de résister aussi longtemps à la faux
du Temps?
Il était dix-huit heures...le
père Mathieu demeurait toujours à ton chevet. J'avais envie de te toucher...un
désir impérieux...je ne le pus...je ne pus appliquer sur ta peau ce que le
Sieur Couperin appelait de son précieux langage musical « l'art de toucher
le clavecin.» Le prêtre ne t'avait toujours pas administré le Saint Viatique,
bien que tu te mourusses... Il attendait que les vieux démons de ton
Cléophradès soient chassés à jamais avant que tu aies droit à la rédemption. A
ma vue, le ministre de l'Église resta quiet. En tes mains, le rosaire avait
remplacé le crucifix. Certes, tu l'égrenais, mais, au lieu de l’attendue
prière, de l'intercession, de la propitiation, de la demande à la Sainte Vierge
d'intervenir auprès de Notre Rédempteur afin qu’Il sauvât ta pauvre âme
tourmentée, tu chantonnais cette comptine dont tu étais l'auteur :
« Dans la forêt à l'ombre
des bosquets
Il était une cabane où vivait
un père récollet (...) »
Tu avais écrit cela en 1873 ! Ton
chant rappelait celui d'Ophélie en sa démence et tu levais tes grands yeux de
poupée noisette clairs au ciel, tel ce buste mystique et colossal de Constantin
au regard tourné vers l'espace céleste et divin. Tu étais satisfaite, comme ces
sénateurs, ces pères conscrits qui se retiraient en leur thébaïde, en leur
villa de la Grande Grèce, afin de profiter tout leur soûl des joies prodiguées
par l’otium. CARPE DIEM! CARPE DIEM! Cela a duré comme cela toute la nuit...
A suivre...
A suivre...