dimanche 9 juillet 2017

Cybercolonial : épilogue 2e partie.



Addendum : le premier meurtre de Jack l’Eventreur.

Whitechapel, nuit du 30 au 31 août 1888.

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Mary Ann Nichols, dite Polly Nichols, prostituée ravagée, devint la première victime canonique de Jack l’Eventreur. On retrouva son corps à Bucks’Row. L’homicide sanglant et rituel avait été perpétré après 2h30 du matin, le cadavre mutilé retrouvé une heure plus tard environ.
On spécula des siècles durant sur l’identité exacte de Jack. Nous pouvons vous la révéler en ces pages. L’Eventreur était dual, maître et exécutant. Taïaut, le Velociraptor apprivoisé, bien dressé pour tuer, officiait sous les ordres d’un éminent personnage aisé à deviner : Sir Charles Merritt… Le grand dessein d’A EL trouvait là les prémices de son accomplissement.

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Les derniers jours d’Aurore-Marie de Saint-Aubain. Extrait des mémoires en forme de journal d’Albin de Saint-Aubain.

28 janvier 1894.

La comédie avait suffisamment duré. Nous ne pouvions plus la prolonger outre mesure. Ma pauvre Aurore-Marie se mourait presque. Cela, elle le savait. J’écrivis à Madame de Tournel afin de lui signifier que nous en resterions là. Je lui demandai qu’on louât une voiture pour Rochetaillée, ce domaine étant à même de permettre à mon pauvre petit ouistiti d’achever dans l’apaisement et la quiétude son douloureux parcours ici-bas.
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Un sentiment de culpabilité m’étreint à la rédaction de ces lignes. Pourquoi, malgré l’implacable diagnostic du docteur de Lapparent, ai-je une fois de trop cédé à ton caprice ? Lorsqu'il t’examina voici un mois, sa conclusion fut pourtant sans appel : ma bien aimée, non seulement la phtisie rongeait tes poumons, mais le rein gauche et l’estomac étaient aussi atteints ! De plus, Maubert de Lapparent, comme auparavant une des sœurs de l’Institution Notre-Dame, décela une grosseur suspecte au niveau abdominal. Je me suis rappelé ce que tu me contas sur ta mère, ma chérie... Il ne faisait plus de doute que le même mal te détruisait, ce pernicieux kyste ovarien qui, faute d’avoir été extrait à temps par le biais du bistouri, dégénérait désormais en squirre. Tu t’étais toujours plainte de douleurs lorsque s’imposait à toi le devoir conjugal. Cela expliquait pourquoi, à l' exception de notre pauvre Lise, tu n’avais pu tenir aucune gestation jusqu' à son terme. Depuis bientôt cinq années, sur les injonctions impératives de Maubert, nous dûmes faire chambre à part. Dans ce cas, je n' ai pas compris ta dernière fausse couche de novembre, en pleine Institution, sous la défroque de notre fille regrettée, accident fâcheux qui t'a sans doute achevée et a précipité, hâté ta consomption, ô, ma chérie! Je pressens quelque infidélité pour laquelle tu devras rendre des comptes lorsque Dieu t’appellera à Lui. Mais j’ai beau conjecturer, je ne vois pas « qui »...
De même, j’ai compris la raison irrépressible qui te poussa à passer ces trois semaines de trop à Notre-Dame de La Visitation. L’objet en était une de tes passions déviantes, une de plus, tel celui de cette funeste confession criminelle d’il y a tantôt deux années, confession scandaleuse sur laquelle je me refuse à en dévoiler davantage, au cas où ce carnet viendrait à tomber en des mains indiscrètes... Je sais qu’elle se nomme Delphine et qu’elle a de merveilleux cheveux de jais... mais elle a à peine douze ans! Je l’ai vue à ce fameux concert de chambre, chez Madame De ...
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, lorsque tu défaillis en public. Je préfère évoquer nos anciens souvenirs... T’en souvient-il, comme l’écrivit le poëte?... Mon Aurore aux doigts de rose, ma Marie pleine de grâce? C’était en juillet 1880... Tu avais alors dix-sept ans et déjà le génie de l’écriture, de la versification, la foi en ton destin d’exception chevillée au corps. Ce déjeuner sur l’herbe que nous fîmes auprès des rives de la Saône, fraîchement mariés. Cette robe blanche sans tache, ce petit chapeau de paille d’Italie sur ton minois elfique à la diaphanéité proverbiale, cette ombrelle... et ce poulet froid que nous convoitaient les fourmis! Mon Aurore, ma gracieuse aux yeux de colophane, aux cheveux de miel cendré, de cette extraordinaire longueur que nombre de jeunes filles te jalousaient... tout cela s’estompe, ombre qui ne sera plus... fonte des neiges pleurée par le Sage chinois...

1er février.

Tu es revenue, enfin! Cela sera la dernière fois que je te verrai en vêtements de ville... Tu m’es apparue si faible dans ton manteau prune, ta pelisse de renard bleu, ton hermine et ton manchon de castor et de zibeline... Tu étais soutenue par Huberte et Alphonsine, tes fidèles d'entre les fidèles, si frêle, si petite, si maigre... tes merveilleuses petites dents jaunies, commençant à se déchausser, comme celles de l’amie perdue, Marguerite... « Si belle dans ta misère noire...  » avais-tu écrit. Désormais, tu reposas soit dans le lit, soit sur une chaise longue, près de notre serre, de notre véranda, emmitouflée dans une robe de chambre fourrée, les cheveux à peine attachés par un ruban ponceau, les yeux enfiévrés, la toux lancinante, les suées horribles... Pourvu que ta souffrance ne se prolonge pas trop!


4 février.

Tu m’as confié tes problèmes, ton affection pour Delphine, ta volonté de l’appeler afin qu’elle connût enfin la vérité. Tu acceptas que je coupasse avec de fins ciseaux d’argent une longue mèche de ta voluptueuse chevelure, soyeuse et parfumée, afin qu’on la conservât à jamais...

6 février.

Ce matin, tu m’as parue mieux, sous un meilleur jour. Tu as été plus diserte, plus prolixe, car moins quinteuse, moins prise d’étouffements et de crachements. Mais il te faut subir un traitement contraignant, prescrit par la Faculté, et tu es parfois si faible que même la selle te pose problème et qu’il te faut cet atroce vase de nuit digne de l’Ancien Régime, cette faïence bleue qui contient les plus viles humeurs et matières... Tu m’as parlé de ta fluette voix d’ondine. Je venais d’effectuer dans ton épiderme translucide une nouvelle injection de gaïacol qui te fouetta et te raviva quelques heures... une rémission, toujours plus temporaire malgré le renouvellement des piqûres par le biais de la seringue de Pravaz et l’incessante augmentation des doses. Bientôt, il me faudra passer à l’huile camphrée. Je savais qu’il te fallait éviter l’air frais, les courants d’air, tout contact avec l’extérieur, avec l’hiver, prévenir la congestion... demeurer dans la tiédeur relative des aîtres de Rochetaillée où la cheminée brûlait inlassablement, où les poêles de faïence étaient sollicités jusqu'à leurs limites. Je dus tendre l’oreille pour t’entendre.
« Mon Albin bien aimé... Je veux vivre encore quelques temps. J’ai encore des choses à accomplir... Il faudra que Delphine sache... J’ai là, dans ce tiroir, des enveloppes contenant les examens médicaux des sœurs infirmières de la Visitation... Nous devrons la faire venir ici, à Rochetaillée, la faire mander, et lui dévoiler ce qu’elles contiennent... Quant à ma chevalière, lorsque je me sentirai trop faible, je te la passerai... Tu devras la retourner à l’adresse du baron Kulm, à Paris... Tu convoqueras le prêtre que je te désignerai... Il doit entendre ma confession! Je... je n’étais plus catholique, mais, avant le trépas, je souhaite recouvrer la foi, la religion de nos pères... Je crains la Géhenne éternelle... J’ai grand’ peur... Oh, mon Dieu! »

12 février.

Après quelques jours d’accalmie, une nouvelle crise a saisi mon aimée, avec une hémoptysie conséquente. J’ai dû effectuer trois injections, séparées de vingt en vingt minutes : deux de gaïacol et une d’huile camphrée, effectuées à l'aide d'une petite seringue de Pravaz. L’ovale de mon ouistiti adoré est des plus émacié. Un souffle, et elle tombe... L’enflure sur son ventre s’accentue... Elle mange peu et vomit souvent. C’est le squirre ovarien qui effectue son affreux travail... Aurore-Marie... tu as murmuré : « Cela n’est rien... Comme ma Deanna Shirley
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 eut de la chance qu’un bon chirurgien la prît à temps et lui ôtât son kyste douloureux...  » Après la crise, mon aimée est demeurée couchée trois longs jours avant de retrouver la chaise longue... Elle m’a alors demandé de la transporter dans la serre, sans doute afin d’en humer les premières efflorescences...

16 février.

Aurore-Marie crie l’enflure de son ventre, la douleur de ses entrailles, l’étouffement de ses bronches... « Je n’en puis plus, Albin... Je veux que cela finisse. » Elle sue et il nous faut la changer... dénuder ce pauvre petit corps, lui enfiler une chemise propre. Ma mie, ma rose... tu perds pétale après pétale, mais tu luttes pour ta vie... tu suis les préceptes de messieurs Darwin et Galton...
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20 février.

... Une nouvelle rémission. Les jusqu'à huit injections intramusculaires quotidiennes de gaïacol y sont pour quelque chose. Tu es demeurée toute cette journée en la serre, appréciant sa quiète atmosphère, cette serre de ton merveilleux poëme, quoiqu' il figurât officiellement celle de la Tête d' Or, toujours verte... ce « Tropaire végétal », une des plus énigmatiques œuvres de mon pauvre petit ouistiti... Tu as longuement humé les fragrances végétales, les capiteuses odeurs... Mon aimée, comme tu fus belle en ces instants gracieux, malgré tes joues rouges et hâves, ton regard d’ambre si brillant, si fiévreux... « Adieu, il me faut dire adieu à tout cela. » me surpris-je à t’entendre murmurer, ô, ma belle d' entre les belles, ainsi que te qualifiait Madame la duchesse d’Uzès. Ce fut alors que je sentis en toi l’odeur de la mort... cette haleine gâtée par je ne sais quelle tumeur, qui sortait de ta bouche, exaltant son horrible et redouté parfum... Premier frisson, première secousse quinteuse, premier nouveau crachat. Le répit aura été bref.

22 février.

Nouveaux répits, nouvelles rechutes, allers retours incessants du lit à la chaise, et de la chaise au lit. Comme ta mère, je t’humecte d’eau de Cologne, d’huile mentholée, pour masquer ces relents qui t’envahissent peu à peu. A la tuberculose se rajoute la tumeur en ton organe intime. Je ne veux pas ta mort, mon aimée! Jamais le Vieillard Temps n’osera! Tu es trop jeune! Même pas trente et un ans!

23 février.

Un médecin a inventé un nouveau procédé permettant aux asthmatiques, à ceux que gagne l’étouffement morbide, de pouvoir respirer. Il s’agit du stockage de l’oxygène dans des sortes de ballons. Non pas comme l’hydrogène de nos aérostats, mais le principe est cependant le même. Tout doit être tenté pour te sauver, mon adorée, mon ouistiti charmant, tant qu’il reste un espoir... Tu es transparente, évanescente, ô mon elfe!... La peau se tend sur tes joues décharnées, si pâles, si pâles... Essaie, essaie encore de boire pour moi ce bouillon de poule... Là, voilà qui est bien... Vis, mon gentil aubépin, vis sans fin, ma rose...

25 février.

Je tentais de contacter Maubert de Lapparent au sujet de ces « ballons » d’oxygène, lui enjoignant par télégramme - Rochetaillée n’a pas le téléphone, contrairement à notre hôtel particulier de l’avenue des Ponts - de venir en urgence, pour un nouvel examen. Savoir si la stabilité apparente de ton mal allait se prolonger ou si ce répit de plus n’était qu’un dernier sursaut inutile... Connaître le remède miracle, te l’appliquer, ma mie, ma poëtesse adorable, mon rêve blond de miel... Es-tu encore curable?

26 février.

Maubert est venu, en fin d’après-midi, par un fort mauvais temps. Tu avais à peine mangé ce matin. Il t’a vue sur la chaise, tâté ton pouls... Il a respiré l’odeur morbide qui parvenait à percer celle du camphre, des substances mentholées, médicamenteuses... une odeur, une fragrance mêlant subtilement la créosote, agent préservateur du bois et ce que l’on peut qualifier de déjà putride... Tu souffres d’affreux ballonnements et tu ne puis plus rien absorber de solide, ma pauvre petite poupée... Maubert a déclaré : « Elle commence à souffrir d’arythmie respiratoire et cardiaque. Mais sa résistance m’étonne. Madame s’accroche... Cependant, si elle ne meurt pas du poumon, le squirre ovarien galope et se ramifie... Enveloppez-la de serviettes chauffées... Si une congestion pulmonaire se déclare, elle subira une hémoptysie ultime et succombera. Pas d’entrée d’air frais, quelle que soit l’odeur insupportable...  » Aurore-Marie entendit et murmura : « Un prêtre... Delphine... Je souhaiterais un prêtre à mon chevet... Que Delphine vienne aussi, mon Dieu! »

27 février.

Le matin, après une mauvaise nuit passée auprès de l’aimée qui s’est refusée à quitter la chaise longue, Aurore-Marie a balbutié :
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« De l’air... Albin, ouvre! Ouvre la fenêtre! ... Je suffoque, j’étouffe! Je... je renie Cléophradès, Kulm, les Tétra-épiphanes et tout ce saint-frusquin... je renonce à ma charge... prends ma chevalière Albin. Prends-la... Ramène-la à Kulm, ce pauvre dépravé! »
Elle a ôté le bijou qu’elle m’a tendu de ses doigts translucides, puis elle m’a supplié d’ouvrir la fenêtre encore une fois, alors qu’il gelait à pierre fendre et que les frimas d’un tardif coup de froid faisaient ressentir leurs cruelles morsures. Tu as également mendié la permission de jouer une dernière fois au clavier cet air obsessionnel et romantique, hymne de ta Lisa-Deanna, ou de ce Stefan Brand ou je ne sais trop qui que tu m’as dit avoir connus voici près de six ans... En cas de rechute grave, de congestion, je devais rappeler Maubert qui nous enverrait une infirmière à ton secours... avec les « ballons ». Une fois de plus, de trop, tu as été trop faible pour que je pusse te monter dans la chambre et tu as passé la nuit sur la chaise longue, à te morfondre, à somnoler, ou à geindre... lorsque tu ne crachais pas! Mal m’en a pris.

28 février.

Nous te retrouvâmes, les domestiques et moi, à terre, renversée de la chaise, ayant craché du sang, la porte-fenêtre grande ouverte sur la véranda, sur le froid glacial qui envahissait le salon... Tu avais désobéi, comme si souvent chez toi, ou plutôt, cédé à tes pulsions... La congestion fatale s’était déclarée. Par miracle, tu respirais encore, ô, mon aimée, mon Aurore-Marie! Ce n’était qu’une de ces syncopes dont tu es las coutumière! Nous dûmes improviser une civière, te transporter là-haut, en ta chambre de mort, que tu n’allais plus quitter... Il fallut te déshabiller, te changer, te mettre une chaude chemise de nuit doublée de lainage... Des taches de sang, des plaies, se révélèrent en ton dos... les escarres... Tu revins à toi, toussant, haletant... Tu délirais, la face luisante, récitant des vers d’une naïveté de comptine, de nursery-rhyme... un de tes premiers poëmes écrit alors que tu n’avais que dix ans...

« Dans la forêt, à l’ombre des bosquets
Il était une cabane où vivait un père récollet.
Il était une cabane à l’ombre des bosquets.
Au bois, le cerf en sa ramure
Dit bonjour au renard, lui proposant des mûres.
Dis bonjours au renard, ô, cerf en ta ramure! »

Était-ce là, ma future parnassienne hermétique?
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 Ces vers, ô, ces vers spontanés, si naïfs, si frais, que tu avais reniés, ma mie, mon ouistiti, et qui revenaient à ta remembrance, à l’article de la mort!

« Au bois joli, les oiseaux chantent,
Chantent en la forêt le retour de l’été,
Chantent au bois joli les passereaux coquets.
Le sanglier gentil, le daim mignon,
Saluent monsieur le chêne
A l’ombre des troènes,
Saluent monsieur le chêne et le beau champignon! »

Et tu chantonnais ces vers mignards de ta petite voix de cristal... ces vers que je me surpris à répéter, entrant dans ton jeu. Était-ce toi qui avais écrit cela en ton enfance? Pourquoi n’avais-tu pas persévéré dans ton premier style? Pourquoi? Quel traumatisme assez puissant t’avait donc poussée à la complexité, à cette manière abhorrée des Catulle Mendès
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 et des Leconte de Lisle ?
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 Tu balbutias : « Mon frère, ma mère, ô pauvre maman... leur mort... le chagrin... je... je me réfugiai dans les « Poëmes antiques » de Leconte de Lisle et je découvris ma vraie voie... la Seule Voie...  » J’ordonnai que l’on télégraphiât à Maubert afin qu’il nous envoie l’infirmière. Tu hoquetas en disant : « Le prêtre... convoque le prêtre... Il est temps mon Albin. »
Il y eut un nouvel étouffement, où je crus que tu allais passer. Alphonsine m’aida à te soulager par une piqûre d’huile camphrée... Tu étais si congestionnée, si rouge... Mais tu fus promptement apaisée et tu te rendormis, non d’un sommeil normal, mais dans un de ces états que la médecine qualifie de semi comateux, entre deux mondes, deux limbes, entrecoupé de réveils où tu geins, où tu te plains, où tu halètes, où tu bégaies : « Mal... mal... je... j’ai grand mal...  »

1er mars.

J’ai passé une nuit épouvantable, veillant incessamment mon aimée, attendant l’infirmière... Je me suis décidé à appeler le prêtre ce matin. Mon Aurore, comme tu souffres! Délivre-la, Seigneur de la fureur de son mal! Elle a murmuré : « Albin... m’aimes-tu toujours, même dans cet état? Je suis tellement affreuse! » Puis, elle a toussé et craché... Les expectorations la souillent...

9 heures.

L’infirmière est arrivée : c’est une femme hommasse, sans âge, bâtie comme un percheron, qui a l’habitude de soulever, de manipuler les corps des malades. Elle m’a dit : « Allez dormir, monsieur. Je prends le relais...  » Elle a expliqué qu’elle renouvellerait les badigeons d’eau de Cologne afin de masquer les mauvaises odeurs. Elle a apporté les ballons d’oxygène. Elle a recommencé les injections de gaïacol avec la seringue de Pravaz. Cette nuit, ma pauvre femme-enfant s’était souillée comme un petit bébé. Il a fallu nettoyer cette horreur. De même, ses escarres puaient... « Nous allons la panser, renouveler régulièrement les pansements... La gangrène risque de s’y mettre. » Me déclara Madame Langlois, l’infirmière. Aurore-Marie ne se laissa pas facilement faire : elle gigota et cria. Lorsqu'elle fut calmée, sa respiration, quoique régulière et non empreinte de secousses quinteuses, m’apparut plus sifflante qu’à l’ordinaire... « Il y a de nouvelles cavernes et un début de pleurésie », m’expliqua Madame Langlois.

14 heures.

Aurore-Marie est sortie de son hébétude et à réclamé à boire et à manger. Madame Langlois lui a fait absorber un bouillon. Elle a constaté que mon aimée avait perdu deux dents.

18 heures.

Arrivée du prêtre. J’étais parvenu à me reposer, à sommeiller deux heures dans l’ottomane où mon pauvre ouistiti aimait tant à goûter à une langoureuse et dolente quiétude. Je songeais qu’il me fallait montrer mon affection pour ma rose, tenir sa petite main si ténue, caresser ses beaux cheveux, ses joues maigres, partager ses pleurs et ses douleurs. Aurore-Marie a refusé l’extrême-onction.
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« Trop tôt... Je vis encore... je souhaite me confesser... plutôt retourner dans le giron de l’Église de mes pères, que d’ignobles sectateurs m’obligèrent à renier à l’âge de quatorze ans... J’ai péché mon père ; j’ai dû apostasier! Je veux échapper à la damnation éternelle! Je ne veux plus être une hérétique... j’ai restitué mon anneau horrible...  » (je venais d’envoyer l’anneau dit « du Pouvoir » au baron Kulm, à Paris)
Le père Mathieu m’intima l’ordre de sortir de la chambre, au nom du secret de la confession. Ma pauvre petite femme! Qu’as-tu donc accepté de révéler au ministre de Dieu que je ne susse déjà, tous ces secrets intimes, hideux, que nous nous refusassions à jeter en pâture à la vindicte publique, et qui avaient entraîné l’exécution d’un innocent, ce malheureux Hubeau? A moins que tu lui aies confessé le secret de ta fausse couche, la mort cachée de Lise, tes penchants troubles pour Delphine, que je commençais, malgré moi, à brûler de revoir... A moins qu’il se fût encore agi de ton lubrique ouvrage, cet obscène « Trottin », avec l'étalage complaisant du stupre, de la pire déviance de Gomorrhe, personnifiée par cette odieuse héroïne sortie de ton imagination de folle : Cléore de Cresseville? Et tes frasques parisiennes d'il y a six années, lorsque tu daignas devenir plus loquace... cette Deanna Shirley, petite blonde dépravée s'il en fût, amatrice des beuglants, des boxons, de tout un bataclan de lubricité, sous la défroque dérisoire et infantile d'un « bébé anglais », modèle de ta Cléore! Cette même Deanna Shirley que tu aimas d'un amour saphique quasi exclusif, pire que ceux que tu avais éprouvés pour Marguerite, pour Delphine, pour Angélique de Belleroche et tant d'autres, fille de joie que tu m'avouas avoir rencontrée enfin pour de vrai, à laquelle tu tentas de te substituer, cette prétendue « jumelle » dont tu t'étais amourachée...

2 mars.

Le père Mathieu a accepté de passer la nuit dans une chambre d’hôte, sans toutefois piper mot. Il promit de revenir afin d’assurer la conversion de la nouvelle fidèle, ou plutôt, de la brebis égarée revenue au bercail du Bon Pasteur... Puis, lorsque Madame aurait enfin été lavée de tous ses péchés, aussi nombreux qu’ils fussent, l’extrême-onction lui serait administrée... Il fallait faire vite ; ma tendre moitié, mon adorée pouvait passer d’un seul coup, comme tous les tuberculeux, par une simple hémoptysie de trop, sans agonie proprement dite, sans râle aucun...
Le prêtre parti, Madame Langlois reprit son service. Elle surprit Aurore-Marie en plein délire mystique, un missel ouvert posé sur la couverture, sur sa poitrine maigre, le roman « Le Disciple » de monsieur Paul Bourget, cette bien connue histoire de conversion, gisant sur la table de chevet... Par-dessus tout, elle serrait contre elle un crucifix qu’elle embrassait avec frénésie, en une extase trouble, quasi -j' ose à peine l’écrire- érotique, en cela que ses baisers avaient pour objet le corps souffrant et dénudé de Notre Seigneur. Elle ne cessait de balbutier : « Mon Dieu, prends pitié, ô Christ, prends pitié! Agneau de Dieu, toi qui enlèves le péché du monde, prends pitié! »
C’était un horrible spectacle, dans cette chambre confinée qui sentait le médicament et les effluves infectieux, les atteintes gangrenées de ses escarres qui se multipliaient... Aurore-Marie imprégna le crucifix d’une bave hideuse, de ses expectorations sanguinolentes... Elle porta à ma souvenance une agonie littéraire, celle bien connue de la scandaleuse Emma Bovary...
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Madame Langlois me rudoya : elle devait s’activer à prodiguer ses soins : déshabillage, désinfection des escarres, serviettes et compresses chaudes, badigeons d’eau de Cologne, injections de gaïacol et d’huile camphrée...


3 mars.

Aurore-Marie est parvenue à boire deux potages. Elle a eu un sommeil relativement apaisé. Cependant, le matin, son bras gauche, là où on lui administre les piqûres, m'est apparu plus enflé, plus congestionné que de coutume. Il y avait un début d'œdème et je dus télégraphier la nouvelle à Maubert, quoique je décidasse de ne rien révéler sur la « scène de mysticisme» de la veille. Le professeur de Lapparent parvint en fiacre à Rochetaillée en début d'après-midi. Il recommanda de faire des injections directement au cou de la patiente.

19 heures.

Aurore-Marie, prise d'un nouvel étouffement, a dû être soulagée par deux ballons d'oxygène. Pour dégonfler l'œdème, nous nous résolûmes à l'antique saignée ; oui, il a fallu saigner ma mie déjà si faible!

4 mars, matin.

Mon adorée réclame le retour du père Mathieu... Elle se sent prête à la conversion, puis aux derniers sacrements. Elle m'a demandé de convoquer Delphine...une nouvelle fois... Elle craint de passer aujourd'hui ou demain...
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13 heures.

Arrivée du père Mathieu. Deux nouveaux ballons d'oxygène ont été administrés à ma tendre épouse dont le teint, de diaphane, se fait chaque jour plus cireux. Elle sue et pue : ses escarres s'infectent et son squirre décompose son intimité féminine.
Aurore-Marie n'est plus qu'une pauvre petite chose, elle que l'on surnommait avec affection en anglais fœtus lady, blossom of rosebud ou tiny bibelot, un petit singe dans les mains de personnes extérieures : l'infirmière et le prêtre.
Or, le désir d'elle monte de nouveau en moi. Que trouvais-je à ce corps hectique, suant, souffrant, quasi méconnaissable, mais dont les cheveux merveilleux et le regard ambré, immense en ce visage amaigri, sont demeurés tels qu'au premier jour où nous nous rencontrâmes, au mois de  février 1880. Caresser une dernière fois cette chevelure cendres, or et miel épandue jusqu'à tes mollets, ces joues de primerose, ces mains diaphanes de pianiste, ô mon Bébé Jumeau modèle triste, mon fin bibelot de porcelaine, mon petit colifichet... Seigneur, donne-moi la force!
Je te voulus ; j'entrai en la chambrée, assailli par les relents, les remugles, les exhalaisons de ton mal... J'ergotais, je conjecturais, je me questionnais sans cesse en mon for intérieur : quelle espérance sourde avais-tu donc si profondément chevillée en ton pauvre petit corps de marmouset, qui te permît de résister aussi longtemps à la faux du Temps?
Il était dix-huit heures...le père Mathieu demeurait toujours à ton chevet. J'avais envie de te toucher...un désir impérieux...je ne le pus...je ne pus appliquer sur ta peau ce que le Sieur Couperin appelait de son précieux langage musical « l'art de toucher le clavecin.» Le prêtre ne t'avait toujours pas administré le Saint Viatique, bien que tu te mourusses... Il attendait que les vieux démons de ton Cléophradès soient chassés à jamais avant que tu aies droit à la rédemption. A ma vue, le ministre de l'Église resta quiet. En tes mains, le rosaire avait remplacé le crucifix. Certes, tu l'égrenais, mais, au lieu de l’attendue prière, de l'intercession, de la propitiation, de la demande à la Sainte Vierge d'intervenir auprès de Notre Rédempteur afin qu’Il sauvât ta pauvre âme tourmentée, tu chantonnais cette comptine dont tu étais l'auteur :

« Dans la forêt à l'ombre des bosquets
Il était une cabane où vivait un père récollet (...) »

Tu avais écrit cela en 1873 ! Ton chant rappelait celui d'Ophélie en sa démence et tu levais tes grands yeux de poupée noisette clairs au ciel, tel ce buste mystique et colossal de Constantin au regard tourné vers l'espace céleste et divin. Tu étais satisfaite, comme ces sénateurs, ces pères conscrits qui se retiraient en leur thébaïde, en leur villa de la Grande Grèce, afin de profiter tout leur soûl des joies prodiguées par l’otium. CARPE DIEM! CARPE DIEM! Cela a duré comme cela toute la nuit...

A suivre...

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