samedi 30 mai 2020

Café littéraire : A Rebours, Des Esseintes, la décadence et le dandysme (1).


A Rebours : Des Esseintes, la décadence et le dandysme.


Par Christian Jannone.

Je vais d’abord m’atteler à un résumé de chaque chapitre du roman de Huysmans,
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 résumé duquel émergent les idées forces de l’œuvre. La Notice ouvrant le texte met en place le cadre « décadent », en présentant Jean de Floressas des Esseintes comme le dernier rejeton d’une lignée remontant à un mignon d’Henri III, dont il aurait conservé la ressemblance, l’expression et la barbe. Certes, c’est un duc, mais l’ultime représentant d’une race vouée à l’extinction. Huysmans se moque du naturalisme biologique de son ex-mentor Zola,
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 de l’atavisme des Rougon-Macquart, admirablement disséqué dans Le Docteur Pascal (qui ne paraîtra qu’en 1893), en insistant sur le physique frêle du jeune homme de trente ans, sur les méfaits de la consanguinité, sur ses maladies, sa claustration au château de Lourps,
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 en Seine-et-Marne, plutôt lugubre, avec ses domestiques âgés, sur ses études chez les jésuites (l’importance du religieux pointe déjà chez l’auteur). Pour ma part, Des Esseintes me fait plus penser aux derniers Habsbourg d’Espagne et aux derniers Valois. Ce solitaire, ce lisant, qui a eu maintes aventures féminines prohibées et sans avenir, est en quête d’un autre type d’évasion : dénicher la Thébaïde, la Terre promise où il pourra à loisir faire ce qu’il lui plaira. Ce sera plus près de Paris, en une maison sise à Fontenay-aux-Roses. Une demeure isolée, plus claustrale que jamais, qu’il pourra aménager à sa guise (son caprice). Il va y débuter un long confinement aristocratique, loin des mondanités, sorte d’otium à la romaine, bien que dévié.
L’ensemble des chapitres qui s’ensuivent peuvent se résumer chacun à une idée, une thématique particulière. Le chapitre 1 traite du décorum que commence à mettre en place le spleenétique antihéros en sa nouvelle adresse, ameublement, aménagement des pièces, nourriture, vêture…L’auteur s’étend longuement sur une critique de la gamme des couleurs et de leur harmonisation ou association. Dans le chapitre 2, outre la manière dont Des Esseintes emploie ses domestiques et comment il règle le rythme quotidien de son existence, on trouve ce passage célèbre consacré à l’aménagement de la salle à manger en cabine de navire, une de ses excentricités les plus notables, sans oublier l’usage particulier de sa baignoire et son goût pour les locomotives assimilées à des femmes. Le chapitre 3 peut apparaître aux lecteurs contemporains comme une longue, fastidieuse et ennuyeuse digression, certes érudite - tout comme l’ennui cultivé par le duc – sur la littérature latine du premier siècle avant notre ère jusqu’aux Carolingiens.
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 Le chapitre 4 est centré sur une autre excentricité célèbre : la tortue à la carapace sertie de pierreries et de gemmes (l’animal finit par tôt mourir) sans oublier cette correspondance entre liqueurs, alcools, et instruments de musique. Passons l’épisode du dentiste. Au chapitre 5 sont mis en lumière les goûts de Des Esseintes en peinture, reflet du Huysmans critique d’art avisé, avec la Salomé de Gustave Moreau,
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 sans omettre des graveurs moins connus comme Luyken
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 et Bresdin. Cependant Huysmans montre un esprit ouvert à la nouveauté avec Odilon Redon
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 et Le Greco, dont la redécouverte commençait à peine. Le chapitre 6 est marqué par une évocation passée de la rencontre de l’antihéros avec un galopin de 16 ans, une affaire qui se conclut au bordel. Chapitre 7 : Des Esseintes et le catholicisme.  Le sentiment de solitude, l’ennui, amènent à une nouvelle évocation de ses études chez les Jésuites. Lacordaire,
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 l’Eglise et l’art (première étape vers une conversion autobiographique ?), la Passion, l’Imitation de Jésus-Christ s’opposant au Pessimisme de Schopenhauer
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 (dont la mode domine la France philosophique de l’époque). Névrose, diète et drogues. Chapitre 8 : nouvel exposé érudit porté cette fois sur la botanique (Zola savait y faire aussi si l’on se souvient de maints passages de La Faute de l’Abbé Mouret). Je considère la botanique, l’étalage des noms de plantes plus ou moins exotiques comme un des marqueurs de la Décadence en littérature. Chapitre 9 : aventures féminines du duc. Les personnages que Huysmans évoque semblent droit sortis des romans-feuilletons et annoncent, par certains côtés, Toulouse-Lautrec. Miss Urania, acrobate de cirque, opposée à la petite ventriloque brune. Ces mésaventures sentimentales sans avenir font penser à une forme d’encanaillement dans les bas-fonds forains, annonciateurs d’un stupre repris par Oscar Wilde dans Le portrait de Dorian Gray
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  avec le destin tragique de l’actrice et chanteuse Sybil Vane. C’est l’époque de la vogue du café-concert. Huysmans joue avec les contrastes physiques, les caractères contraires, jusqu’à l’ambiguïté débouchant, sous-entendue, sur la tentation homosexuelle avec le jeune homme demandant son chemin : Jean Lorrain fera connaître à notre auteur ce milieu bien particulier, avant que la conversion de Huysmans brouillât les deux écrivains emblématiques du mouvement décadent français.
Chapitre 10 : après la science botanique, celle des parfums, autre marqueur emblématique de l’érudition décadente. Ce chapitre comprend une courte évocation des usines puis des rues populaires de Pantin. Chapitre 11 : maladie de l’antihéros et tentative avortée de fuite – ou d’évasion – de Des Esseintes à Londres. Dans la taverne où notre personnage s’est réfugié dans l’attente d’un train qu’il ne prendra jamais passe toute une évocation de la vie anglaise. Le chapitre 12 se présente comme une nouvelle dissertation érudite et fastidieuse portée sur la littérature catholique française du XIXe siècle, un catholicisme qu’il n’aime pas, une cohorte d’écrivains chrétiens, de militants politiques encore connus de nos jours pour certains, prouvant combien tortueux sera le chemin qui mènera Huysmans à la conversion – via l’étape du satanisme ! En ressort l’admiration sincère du romancier pour Baudelaire qu’il place au-dessus de tous les autres, dont il fait une figure tutélaire fondamentale. Cependant, on sent des hésitations autour de cette langue chrétienne, de ces auteurs que ni Des Esseintes, ni Huysmans dont le duc est le porte-parole des tourments (le duc serait, comme plus tard Durtal, la bouche et la pensée même de l’écrivain) n’osent rejeter entièrement. La rédemption est possible. Enfin, Huysmans mène un long développement sur une autre figure tutélaire majeure de ses goûts littéraires : Barbey d’Aurevilly,
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 le catholique différent, mais aussi, avec Baudelaire, l’archétype du dandy décadent à la française. Pour Des Esseintes, avec Barbey s’éteint la lignée des grands écrivains religieux.
Chapitre 13 : suite de la maladie du duc sur fond de canicule. La liqueur des moines. Episode de la dispute des marmots et de la tartine. La maladie de Des Esseintes devient prétexte à des réflexions haineuses, malthusiennes, contre la procréation, sur l’infanticide et l’avortement. Les remèdes se muent en alcools et en drogue et l’on découvre l’opposition du couple caboulot-bordel (il y a là une nouvelle charge contre Zola). Les mœurs, la société, ne sont qu’escroquerie. Ce chapitre, qui fustige beaucoup la vie des gens ordinaires, avec sa violence acerbe et crue, sa cruauté même, est annonciatrice du style de Léon Bloy, qui suit alors une carrière chaotique de journaliste et d’écrivain crève-misère. Le Marchenoir du Désespéré (qui paraîtra en 1887) n’est pas loin, le sentier de la conversion approche, mais il sera sinueux, comme chez Bloy,
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 nos deux écrivains partageant d’ailleurs un intérêt commun pour Barbey d’Aurevilly.
Le chapitre 14 poursuit les réflexions littéraires du 12, avec un accent mis sur Edgar Poe, la Comédie Humaine, le réalisme et le naturalisme (ceux de Flaubert et des Goncourt). Il est enfin question de Zola mais les poètes l’emportent : Baudelaire, Verlaine, Corbière, Hannon alors que Hugo et Gautier sont vertement critiqués. Le texte tourne au manifeste favorable à la littérature d’avant-garde d’un Villiers de l’Isle-Adam,
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 d’un Aloysius Bertrand et d’un Mallarmé. Symbolisme et prose poétique. Deux grands absents : Guy de Maupassant (fait peu compréhensible car il fut tout comme Huysmans des Soirées de Médan) et Arthur Rimbaud.
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 Pour ce dernier, sans doute la parution du recueil de Verlaine, Les Poètes maudits, qui « révéla » Rimbaud n’a-t-elle pas coïncidé avec celle d’A Rebours bien que Corbière et Mallarmé y figurent en bonne place. Le chapitre 15 tourne tout entier autour de la musique, de la maladie et de la médecine (diète de l’antihéros). Seul remède : quitter cette solitude, cette réclusion forcée sous peine de folie, de mort ou de bagne. La « guérison » de Des Esseintes conclut le roman au chapitre 16 : retour à Paris, après d’ultimes réflexions sur la décadence de la noblesse, une condamnation du système bourgeois digne des anarchistes, des révolutionnaires et de Bloy lui-même, avec encore, cette possibilité d’issue que représente la conversion catholique. Le décadentisme ne sera qu’une impasse.

A suivre...

vendredi 22 mai 2020

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 6 5e partie.


Il ne sut combien de temps son sommeil forcé s’était prolongé. Il émergea avec lenteur dans une réalité si troublante qu’il crut à un cauchemar. Son éveil, imparfait, lui permit cependant de constater non seulement que la toile ne l’enfermait plus, mais qu’en plus, plus aucune squame de Jean-Paul Marat ne subsistait sur lui. Il eût bien voulu se voiler la face au spectacle des personnages qui, progressivement, passaient de l’estompe à la netteté. Une légion guenilleuse se dévoilait à lui, légion de créatures aux loques rappelant quelque costume régional porté, subodorait-il, en la Bretagne profonde.
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Ces créatures se tenaient, debout, en une salle creusée à même le roc, aménagée sommairement de tentures, de meubles dépareillés et de vieilles marmites écrouies, bosselées et creusées. Des faces émaciées, chlorotiques, d’hommes édentés, dont la mâchoire se réduisait à quelques chicots noirâtres çà et là interrompus par une dent jaunie dressée effrontément, les dominant telle la tour d’ivoire d’un antique jeu d’échecs, se penchaient sur lui, comme devant une bête curieuse venue du Nouveau Monde. Ces êtres arboraient des hauts-de-chausses bouffants et noirs, dont les innombrables crevés témoignaient de leur mauvaise fortune. Leurs casaques, casaquins et soubrevestes, leurs pourpoints proverbiaux, brochés et gaufrés de fils d’or et d’argent ternis depuis longtemps, aux rares boutons cuivrés subsistants, s’ouvraient en effilochures sur des lambeaux de chemises dignes d’un naufragé des Mers du Sud.
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Tous étaient chaussés de sabots, à même leurs pieds nus et tous arboraient cette coiffe au ruban noir que l’on ne pouvait rencontrer qu’au-delà du pays gallo. Les senteurs de cette horde exhalaient le poison de la misère et de la saleté, misère des Bretons chthoniens
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vivotant dans la clandestinité du Paris souterrain, comme en autant de soutiens de la cause loyaliste réduits à l’impuissance pour peu qu’on les nourrît d’autres choses que de rats et de déchets fangeux et qu’on les armât afin de s’insurger enfin contre l’usurpateur. Napoléon ignorait tout de leur existence. Cependant, il avait ouï-dire d’une légende selon laquelle existait une armée fantôme, celle des derniers irréductibles d’Armor, vaincus par le nouveau gouvernement lors de la première insurrection avortée de 1793 contre le pouvoir exorbitant du tout jeune futur connétable et lieutenant- général du royaume, alors simple membre militaire du Conseil du roi, qui avait procédé à une levée d’impôts ne les agréant point, impôts qui devaient servir à la guerre d’expansion en Prusse, en Italie et en Autriche, mais aussi à la première levée en masse de l’histoire du royaume. Les nouveaux Bonnets Rouges,
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ainsi qu’on les avait baptisés, avaient été écrasés à Ploërmel le 17 août 1793, guerre paysanne dérisoire, guerre des plous à laquelle un Chateaubriand
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 avait refusé d’apporter sa caution, parce que Louis XVI demeurait encore sur son trône et que rien ne semblait alors le menacer. Le Pardon, dit de Ploërmel – du nom de la bataille –

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avait suivi, grâce accordée aux chouans alternatifs qui avaient accepté de se soumettre. Quant aux autres, ils avaient opté pour la clandestinité ou le couvain de la rancœur. Les Vendéens, non concernés, n’avaient pas bougé, mais les jeunes Cadoudal
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/78/Georges_Cadoudal_Coutan.jpget de Kermor avaient été témoins des exactions de l’armée et de la répression. Maël de Kermor y avait perdu deux oncles. Assimilant ce soulèvement aux derniers soubresauts des émotions populaires du XVIIe siècle, la propagande napoléonide avait su faire taire jusqu’à la déposition de Louis XVI toute velléité nouvelle d’insurrection. L’aristocratie, non lésée pour l’instant, avait refusé de frayer avec les manants à l’exception des Kermor et de quelques hobereaux ruinés qui dérogeaient en maniant la charrue. Fouché et Fréron avaient fait à cette occasion leurs premières armes, participant avec zèle aux procès des paysans, exécutés à la Gatling de Galeazzo di Fabbrini plutôt que pendus.

Les bouches distordues des troglodytes bretons exultaient. Les langues remuaient, scandant un cri unique :

« L’aïeule, l’aïeule ! » entrecoupant cet appel d’interjections celtiques.

Lorsqu’une silhouette toute chenue s’approcha de lui, intimant d’un geste de mitaine de suie le silence, Agathon Jolifleur crut que Madame La Mort
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venait le prendre, tant cette femme disparaissait sous les voiles noirs. Quel âge pouvait-elle donc avoir ? Vivait-elle déjà du temps de Louis XIV Le Grand ? S’agissait-il du cadavre d’une centenaire revenue à la vie par quelque procédé galvanique ? Des doigts de sorcière, secs, horribles, crochus, émergeaient des mitaines. L’aïeule
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 imposa ses mains contre le front d’Agathon, sans qu’il pût prévenir ce geste pour lui répugnant. A ce contact, à sa grande surprise, il s’apaisa ; une intense chaleur magnétique, l’irradiation d’une bonté, d’une incroyable compassion, émanaient de ces mains centenaires, dont les nœuds inextricables des veines demeuraient cachés par la grâce du réticulé des mitaines. Cette femme immémoriale possédait le don de guérir, de soulager les corps, les âmes et les cœurs… Elle était Vie, non point Mort, mais une Vie approchant de son terme, ainsi qu’une chandelle dont la flamme ultime, vacillante, en son dernier fragment méché, par-dessus l’amas informe de cire égouttée et fondue, au faîte du bougeoir, du chandelier, du candélabre, du lustre, de la lanterne, du lumignon ou du lampadophore, se trouve à la merci de l’extinction par le moindre souffle d’air frais ou vicié non souhaitable sans que la mouchette ou l’éteignoir y soient pour quelque chose. C’était pourquoi, parfois, l’on parlait de la Mort en la comparant à une lampe s’éteignant faute d’huile. C’était la fin la plus douce qui fût, comme franchir les portes de l’au-delà durant son sommeil.

Agathon espéra que jamais l’aïeule ne révèlerait son visage, que la fantaisie de relever ses voiles de veuve ne la prendrait point. Il s’imaginait cette vieille femme pareille à quelque momie de cauchemar. Mais il voulut la questionner, savoir à la parfin où il se trouvait, en quelles circonstances ces Bretons naufragés l’avaient découvert et sauvé de la fosse, avant de leur signifier qu’ils devaient l’aider à se cacher chez Madame veuve Roland de la Platière dont Sade ou son avatar lui avait fourni l’adresse.

Lors, l’imposition des mains se relâcha, l’aïeule recula de quelques pas, et il put débuter son questionnement :

« Qui donc êtes-vous ? Où suis-je ? » 

A ces interrogations, la harde de déshérités observa en un premier temps le silence. La mutité parcourait les faces jaspées de crasse et de misère ; les visages se fermaient, hermétiques, impavides ; les bouches closes et dures se refusaient au moindre mouvement labial. C’était comme si tous avaient juré de conserver un Grand Secret : leur asile devait demeurer inviolé.

Mais, après plus de deux minutes pendant lesquelles les épaves humaines d’Armor s’échangèrent des regards farouches, accompagnés de non-murmures amuïs, une voix se décida, rompant l’éclat intolérable de ce silence. Elle était si faible, si incertaine, qu’Agathon éprouva le plus grand mal à en déchiffrer les paroles. Elle semblait provenir du lointain, d’un songe galactique, de l’Infini. C’était la voix de l’aïeule en personne…

Elle ne s’exprimait qu’en un langage celtique, mais, servant d’interprète, un grand escogriffe revêtu de lambeaux de houppelande le drapant comme un charretier de la Mort, cet Ankou
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des légendes et des superstitions tenaces, traduisit ces phrases sibyllines pour notre muscadin. L’homme chuintait ; ses lèvres meurtries, rongées d’abcès, purulentes, laissaient filer des mots pour lui étrangers, mots d’une langue coloniale, esclavagiste, dominatrice et souveraine, mots de cette Île-de-France qui avait conquis tout le royaume et s’apprêtait à éradiquer les patois, dialectes de la résistance au pouvoir central, dialectes de l’insurrection à venir contre ce Napoléon prétendument Grand. L’homme mimait en même temps qu’il traduisait, s’exprimant en parallèle en un singulier langage des signes, dérivant de celui de l’Institut des sourds-muets de l’abbé de l’Epée,
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mimiques démonstratives exécutées par des mains mercuriennes, messagères des dieux païens. Ce Breton, qui subodorait l’illettrisme celtique d’Agathon, se référait de fait davantage à la transposition syncrétique gauloise de Mercure qu’à sa version purement romaine. L’iconographie sculptée de ce Mercure gaulois

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se distanciait de l’orthodoxie romaine puisqu’il était coiffé d’un chapeau bizarre unicorne et vêtu d’une tunique courte, s’apparentant à un sayon ou un sarrau, puis de braies, pantalon collant commun à ces peuples qu’on dirait « indo-européens ».

« Nous sommes la Communauté, le Clan des descendants de Judicaël et de Nominoë. Nous nous cachons ici, dans les entrailles de Paris, attendant le Signe de la grande Révolte. Nos patrons sont Saint Brendan, Saint Colomban
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et Sainte Anne d’Auray. L’aïeule est notre guide et notre matriarche, présentement âgée de cent-vingt-cinq années, car elle naquit lors de la Révolte précédente, dite des Bonnets Rouges et du papier timbré. Nous attendions votre venue ; vous êtes l’Envoyé du Signe. Nous vous avons par conséquent secouru. L’aïeule va vous guider où vous devez aller… je dis ! »

Ainsi, celle qui dirigeait cette communauté souterraine était née en 1675 ! Jolifleur n’en croyait pas ses oreilles. Il peinait à comprendre en quoi son arrivée inopinée ici était désirée depuis longtemps et la raison pour laquelle il pouvait jouer le rôle du déclencheur d’une rébellion nouvelle… Ces Bretons se terraient donc depuis bien plus longtemps que 1793… depuis en fait le règne du Roy Soleil, voire avant… Cela ouvrait de perspectives vertigineuses. Il put conséquemment expliquer ce qu’il souhaitait, rejoindre la surface et la rue de la Harpe où se cachait Manon Roland. Il usa de mots simples, supposant le nombre de locuteurs du français bien restreint dans cette singulière compagnie de presque spectres.

D’un geste, l’interprète, ayant compris, invita Agathon à suivre la plus que centenaire. Le muscadin ne put balbutier que quelques remerciements maladroits, sans qu’il fût toujours certain d’avoir face à lui assez de personnes pour comprendre ses paroles timides. Il s’étonna qu’on ne lui demandât rien en retour… Cette société était-elle régie par une forme de communisme primitif, proche de l’idéal de Rousseau ? Il n’osa demander où étaient les femmes et les enfants, les supposant restés en quelques logis troglodytes, peuple des cavernes primordiales… Il aurait tant souhaité en connaître davantage sur cette société étrange, dont Jean-Jacques se fût pâmé, l’étudier peut-être, en voyageur impartial ou en observateur neutre.

L’aïeule, s’étant emparée d’une lanterne sourde,
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unique type de luminaire dont la communauté bénéficiait, commença à cheminer d’un petit pas, empruntant un boyau cylindrique qu’Agathon n’avait pas remarqué, non sans avoir auparavant adressé un au-revoir formel à ceux qu’elle dirigeait.

Le boyau paraissait aussi chenu qu’elle, survivance autant d’un égout antérieur, peut-être gallo-romain, que d’une canalisation plombée de l’antique Lutèce,
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alimentant d’une adduction d’eau bienvenue les bâtisses des Parisii et des notables romanisés, mais aussi les thermes… Agathon comprit – alors qu’il pensait se situer quelque part au niveau des douves de la Bastille – que tous deux se trouvaient sous les thermes de Cluny et marchaient dans le réseau d’assainissement du début de notre ère, Cloaca Maxima lutétienne, délaissée dès Clovis, envasée puis curée en secret, mais aussi réticulé des hypocaustes… Au plomb se mêlait la terre cuite.

Il s’étonnait que son accompagnatrice demeurât si alerte malgré le poids des ans. Jamais elle ne butait, ni ne chutait, bien que certains passages, particulièrement étroits et escarpés, fussent périlleux. Aussi avait-il l’impression croissante de baigner dans une atmosphère d’irréalité. Les émanations de ces tuyaux multiséculaires étaient propices à l’illusion… Ainsi, Agathon crut-il à une autre présence cheminant de conserve tel un dédoublement de la matriarche, double demeuré jeune ; il crut croiser aussi une créature se dissimulant en cet outre-lieu, un fantôme sans bouche, ombre laiteuse, ectoplasmique, dépourvue de personnalité, lémure ou autre. Parfois, il entendait des marmottements, des mugissements. Lors d’un coude étranglé, en épingle à cheveu, se silhouetta une créature fugitive non-humaine, spectre de grand singe au pelage albinos, aux yeux en escarboucle, s’échappant sitôt aperçu, spéculation et anticipation futuriste des Morlocks d’H.G. Wells, prémonition fantastique des buissonnements mutagènes hasardeux de l’Humanité tout entière.
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Ces plus que singes ou post-humains possédaient leurs propres nécropoles, leurs rites funéraires, vestiges des religions passées, des croyances universelles en un au-delà, que leurs cervelles de brutes, sans trop comprendre les dogmes d’où provenaient ces coutumes, continuaient à respecter et accomplir autant par automatisme que par atavisme. C’était là pur formalisme…

Agathon, parcourant avec l’aïeule des galeries de briques où s’enchâssaient deçà-delà des crânes aux arcades sourcilières proéminentes, au front fuyant, dépourvus de menton et à l’encéphale étréci, aux orbites d’où émergeaient parfois des scolopendres phosphorant dans la semi-pénombre, entendait des échos sourds et grondants de ces singes blancs, ces êtres cryptiques qui avaient traversé l’Achéron, comme s’ils eussent passé leur temps à faire fonctionner des machineries à vapeur de James Watt, des mule-jenny et autres water frames, en ouvriers de fabriques clandestines, d’ateliers chthoniens. Et le pilonnage sourd et gourd de ces machines cachées occasionnait des céphalées, abolissant la réflexion, torturant les méninges, abêtissant à jamais l’être humain. Napoléon avait-il dissimulé sous Paris des légions de fabriques, d’arsenaux, où de nouveaux esclaves, orangs-lords ou gorilles cavernicoles frappés d’albinisme, forgeaient, tels les cyclopes
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de Vulcain, les armes de demain ? Le muscadin ne nia point que peut-être de colossaux canons destinés à anéantir l’Angleterre se façonnaient et se coulaient là grâce à cette main-d’œuvre peu exigeante d’hommes-singes serfs.

Tandis que notre duo approchait d’un égout plus classique, les niches-tombes simiesques cédèrent un temps la place à des réceptacles tubulaires ou tronconiques de terre cuite, urnes funéraires nouvelles, vases ouverts sur d’autres restes, jarres, cruches ou amphores recelant des squelettes complets et minuscules de fœtus humains, entreposés là par des savants du récent Muséum, amis ou collaborateurs de Cuvier et Bichat cumulant les objets obstétricaux d’expérience, voulant percer à tout prix le secret du développement utérin de l’organisme, défiant Dieu. Ainsi convertissait-on à de nouveaux usages, proches du dépotoir scientifique, les vieilles catacombes paléochrétiennes… C’était insulter les anciens martyrs, cracher sur leurs tombes, nier toutes celles et tous ceux qui attendaient le Royaume et pour qui l’Eglise était venue, selon l’adage paraphrasé d’un théologien de l’avenir, Alfred Loisy.  

Car au nord était le Royaume, non pas de Dieu mais des Hommes, là-haut, tout là-haut… le Salut. Agathon s’ébroua, dissipant les songes tortueux, les fantasmes, les hallucinations. La matriarche et lui étaient parvenus à un collecteur prosaïque, rivière souterraine empestée de détritus et rejoignant la Seine, cours d’eau souillé des ordures de la Ville où, au quai de pavés disjoints et irréguliers, était amarrée une barque. Le Charon des lieux attendait le couple, en costume breton à peine moins loqueteux que celui de ses congénères. Demanderait-il une rétribution ? Agathon ne possédait plus un liard. L’aïeule lui fit comprendre qu’il embarquerait seul et que le nautonier poursuivrait avec lui jusqu’à terre, jusqu’en l’adresse même où le divin marquis lui avait conseillé de se rendre. Jolifleur espéra qu’il fît nuit afin que personne ne remarquât ses pérégrinations vers la rue de la Harpe. Il devait par conséquent communiquer sa destination à celui qu’il pensa appartenir à la confrérie antique des nautes, survivance d’un ordre celte bimillénaire. Résolument, il ordonna : « Emmenez-moi rue de la Harpe, où loge Madame Manon Phlipon veuve Roland de La Platière. »
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Le naute ni ne cilla, ni ne cela rien. Agathon fit ses adieux à l’aïeule qui, de son petit pas, fit aussitôt demi-tour, puis, il monta à bord de la barque et s’assit sur une des banquettes de bois. Le nautonier d’Armor, prenant l’aviron, commença à ramer.

L’esquif s’engouffra sous des voûtes éraillées de moisissures. Notre muscadin savait que la rue de la Harpe se situait en face des anciens thermes de Cluny et de l’hôtel de Cluny
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 ou de ce qu’il en demeurait en 1800. Nicolas-Léger Moutard, l'imprimeur-libraire de la reine Marie-Antoinette, y avait établi son imprimerie dans la chapelle de l’hôtel mais venait de suivre les Bourbons en exil.  Tous ces éléments renforçaient l’hypothèse selon laquelle l’étrange catacombe occulte qu’Agathon venait de parcourir pouvait se localiser sous ces mêmes thermes… Par la voie aquatique choisie, l’égout secret du naute d’Armor devait déboucher près de l’Île de la Cité. Le lieu logique où ils accosteraient serait donc le pont Saint-Michel
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dont l’état actuel remontait à 1616, pont désormais vétuste qui conservait son bâti de masures en péril. Un incendie accidentel eût suffi à ruiner tout l’édifice. De là, l’on poursuivrait à pied vers l’antique rue de la Harpe. 
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Le batelier prenait son temps ; il souquait paisiblement car pour lui, n’existait aucun risque que les agents de Fouché vinssent fureter en cet endroit. Ces lieux connotés, associés à la répugnance et à la saleté, à l’excrément et à la diarrhée provoquée par l’absorption des eaux polluées, étaient les derniers auxquels il eût pensé pour envoyer les cognes à la chasse aux opposants. Par contre, une faune adaptée y prospérait. C’étaient les rats noirs, dont le grouillement se devinait aux rives, dont les couinements emplissaient le collecteur, résonnant sous la voûte noirâtre. Parmi ces commensaux multiséculaires du genre humain, quelques individus se faisaient plus audacieux ; ils plongeaient sans hésiter puis nageaient le long de la coque de l’esquif, moustaches au vent, au ras du liquide, l’escortant tels des dauphins. L’intelligence de cette espèce s’avérait redoutable. Mais, sous l’eau, il n’y avait pas que des rats…

Parmi les détritus flottants, l’on croisait parfois des épaves charognardes, et au milieu de ces immondices, le dernier degré de la déchéance humaine, sortes de chiffonniers nageurs noctambules, récupérateurs de débris et de restes carnés fangeux, membres d’une autre confrérie que notre nautonier breton, confrérie de parias dont le métier consistait en la pêche des ordures de la Seine afin d’en tirer quelques profits de billon. Cela assurait leur survie en leur gîte de torchis et Agathon en devinait certains, silhouettes en simples caleçons de toile brassant entre deux eaux. Quelques-uns, afin qu’ils respirassent avec une aisance relative dans cette soupe pourrie, portaient des espèces de masques ou cagoules constituées soit de vessies de porc, soit de papier huilé, dignes de Végèce.
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 D’autres avaient confectionné des tubas rudimentaires, de fortune, avec des roseaux ou des boyaux de bœuf rendus translucides. Ils ne pouvaient plonger trop en profondeur : la pression collerait leur masque à leur visage. Il adhérerait, s’agglomérerait en leur tête jusqu’à l’asphyxie et la compression ultime. Enfin, existait une troisième catégorie de chiffonniers des égouts : ceux qui, héritiers de l’ancienne jurande gauloise des utriculaires de Lutèce, utilisaient des outres ou estomacs de peau de vache ou de chèvre qu’ils gonflaient d’air, montgolfières aquatiques qu’ils chevauchaient, pagayant qui avec les mains, qui avec d’informels avirons de fortune. L’un de ces utriculaires croisa la barque et salua le naute.

Le territoire que l’embarcation parcourait n’était pas celui des ravageurs de la Seine, pègre bien particulière avec laquelle les autres confraternités commerçant en ces lieux refusaient de frayer.  

Jolifleur rêvassait, songeant encore à l’hypothétique présence d’enfants parmi la communauté armoricaine troglodyte. De fait, il en existait bien ! S’il avait su avec quels jouets ils se distrayaient, il eût débecté… Les garçonnets mimaient les batailles, les combats, les duels, avec des tibias et fémurs, feignant l’arquebusade ou sabrant l’ennemi. C’était pis parmi les fillettes. L’une d’elles, aux jupes raides de crasse, aux pieds nus fort cornés et croûteux, à la chevelure ternie devenue d’un gris d’ardoise à force de malpropreté, à la frimousse recouverte d’un derme de saleté dissimulant l’aspect pellucide et chlorotique d’une peau n’ayant jamais connu l’air libre et la lumière diurne, aimait à bercer des poupées bien particulières. Elle se fournissait gratuitement parmi les squelettes de fœtus et d’enfançons qu’elle arrachait sans vergogne au repos de leurs urnes tantôt entrevues. Elle revêtait ces poupards minéraux, souventes fois à demi disloqués, d’agrégats de tissus décolorés, de fragments de guenilles sans nom avant d’utiliser ces horreurs fagotées de chiffons à sa convenance, à son jeu puéril maternel, comme des poupons réels, afin de mimer l’allaitement… Elle n’hésitait pas pour ce faire à entrouvrir les lambeaux lui tenant lieu de corsage, révélant son absence de poitrine et exhibant ses côtes de meurt-de-faim. Ainsi, elle simulait la tétée et s’en trouvait fort aise, soupirant d’un plaisir équivoque. Les têtes de mort édentées de ces bébés, hypertrophiées, aux fontanelles mal jointes et d’un ivoire beigeâtre, se devinaient sous des fanchons, des coqueluchons, des coiffures cauchoises à l’image des anciennes fontanges ou des coiffes tuyautées aux dentelles noircies. Ces poupées représentaient quelque anticipation morbide d’une célèbre momie de bande dessinée au nom évoquant le tout-à-l’égout[1]. Solenn était le petit nom de cette enfant en quelque sorte nécrophile…

La barque émergea du collecteur, parcourant désormais une Seine nocturne ; l’on approchait de la Cité et l’ombre imposante de Notre-Dame dominait le décor, se détachant sous l’orbe lunaire. Déjà apparaissaient à distance les arches du pont Saint-Michel, surplombant une onde d’ébène dépourvue de remous, pont au-dessus duquel branlaient des bicoques abritant les misères de Paris.

Sous ledit pont où bientôt le naute s’alla accoster, Agathon remarqua la présence, en alignements imparfaits, de ce qu’il prit pour des sacs informes, pour des tas amorphes de déchets. Il y en avait une bonne douzaine, parfois recroquevillés ou arcboutés près d’un pilier, d’autre couchés à même les pavés du quai. On distinguait des braseros brasillant avec peine, scintillant de rares flammèches, de cendres incandescentes. Le Breton invita le muscadin à quitter la barque. Maladroit, Agathon trébucha, manquant rejoindre les eaux fluviatiles saumâtres. Prévenant de justesse la chute, il se heurta à un des môles constitués, il le vit, d’amoncellements, d’empilements et de superpositions d’étoffes ruinées. Cela exhalait un remugle composite, au-delà du chiffon moisi, décomposé. Ce tas émit un gémissement, un ahhh sourd. C’était une épave humaine, un gueux sans abri qui couchait là faute d’asile… Ce ahhh n’était point l’expression de la douleur car le presque fardo inca qui enveloppait le triste hère apparaissait d’une épaisseur suffisante pour le protéger du choc. Son corps dénutri se couvrait d’ulcères, de plaies suppurantes dues à l’avitaminose. Cela suintait par-dessous les chiffons.
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En écho, cette plainte se répercuta parmi les autres déshérités empaquetés de chancissures. L’accompagnant d’Agathon l’invita à le suivre, bien que tous deux se troublassent au spectacle de ces sans-toit parisiens. Ils parvinrent à un escalier qui lui aussi servait de dortoir aux misérables. Devant se frayer un chemin, escalader les degrés sur chacun desquels s’allongeaient des grappes humaines emmitouflées de couvertures suries, le muscadin se contraignit à poursuivre, quoiqu’il s’en désolât et s’en excusât, quitte à piétiner ces miséreux dont certains s’avérèrent des femmes. Les pieds s’enfonçaient dans d’hideux paquets spongieux desquels, parfois, émergeaient des mains noires de crasse ou des visages au sexe indéfinissable vérolés par la rue. C’étaient autant de faces tumescentes et grêlées, marquées de boursouflures et de furoncles. Il était impossible de déplacer ces hères de cloaques dont les soupirs pathétiques retentirent en des séries disharmonieuses et dissonantes. Amorphes, frappés de tétanie, ils avaient à peine la force d’exprimer la douleur. Leur hébétude mortifère les rapprochait tant du tombeau qu’il était fréquent – donc ordinaire ! - de ramasser à l’aube quelques morts de la nuit ; aussitôt, le soir suivant venu, dès que Sol se couchait, d’autres chemineaux enchifrenés prenaient, en un ballet incessant, la place des défunts de la veille. Cela promettait de durer toute une éternité…jusqu’à l’hypothétique rébellion de la multitude, du moins, de cette fraction de la multitude ayant conservé la capacité de se révolter. Pour les trop affamés, cela était devenu impossible.

Accoutumé à cet étalement d’immondices parisiennes déshumanisées dont les relents engendrèrent moult grimaces chez Agathon, le naute breton, comme blasé de liqueurs putrescentes, après un premier tressaillement dû à la découverte non point du statut, mais du nombre des hôtes de cet escalier, demeura aussi impassible qu’un samouraï de Cipango.
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 Il progressait avec peine tout autant qu’Agathon, s’efforçant tant que faire se pouvait d’enjamber ces cadavres d’indigents ordinaires en puissance et en sursis. L’ascension de cauchemar s’acheva enfin et le duo se retrouva au niveau du parapet, là où se dressait le premier taudis dont la façade de sépia s’érigeait dans l’obscurité avec un orgueil haillonneux. Cette chaumière urbaine abritait une échoppe au commerce indéfinissable, du fait de son enseigne à demi effacée par le temps, une boutique d’évidence close à cette heure non matutinale. Montrant le chemin, le guide de Jolifleur lui adressa la parole en français, d’une inflexion laconique effaçant toute émotion :

« Allons de ce pas rue de la Harpe, c’est par-là. »

A suivre...



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[1] Allusion à un gag de la série César de Maurice Tillieux, où la fillette Ernestine dérobe la momie du pharaon fantaisiste Tout-à-l’égout.