Les poupées de Daisy.
Nouvelle, par Christian Jannone.
1890.
Daisy Neville, sept ans, était la nièce du
mathématicien et inventeur Sir Charles Merritt. Elle habitait une sombre
demeure dans la banlieue huppée de Londres. Elle eût pu y dépérir d’ennui. Il
faut dire qu’elle ne goûtait point à ce qui s’y trouvait, Sir Charles lui ayant
interdit l’accès à la plupart des pièces. De jour, une lumière anémique y
régnait ; en soirée, l’enfant supposait qu’il y devait faire aussi noir
qu’en un four. Les portes demeuraient closes, fermées par des clefs dont Sir
Charles ou ses domestiques détenaient les trousseaux. Il n’était nullement
question que la petite orpheline, adoptée par son unique parent vivant après
que ses géniteurs eurent perdu la vie dans le naufrage d’un steamer alors qu’elle n’avait que trois
ans, s’y aventurât, même pour jouer et s’y délasser.
Le savant avait rigoureusement délimité le
territoire autorisé pour miss Daisy, l’espace réservé à ses jeux, à ses études,
à son repos. C’était un confinement géographique, presque carcéral, n’eussent
été les promenades que l’enfant au pâle incarnat et aux longs cheveux dorés rebelles
enrubannés à la diable effectuait le mercredi et le dimanche – celles et ceux
qui la croisaient dans les jardins de Kensington,
à Hyde Park, à Trafalgar
Square, à Regent’s Park ou à Saint James’s Park lui trouvaient un air maladif
et alangui. De plus, Sir Charles recevait avec une régularité métronomique
d’éminents invités ; par exception, il arrivait qu’à ces occasions, Daisy
fût autorisée à ce qu’on la présentât aux personnes de qualité pour lesquelles son
tuteur organisait des soirées vouées à la science et à la gastronomie. Miss
Neville appréciait en particulier une toute petite femme blonde, une étrangère,
une Française lui disait-on, qui écrivait des vers et qui rendait visite tous
les six mois à Sir Charles et à son principal ami, Lord Sanders,
ne manquant
jamais l’occasion d’offrir à la petite fille affectueuse et sage une babiole
améliorant son morne ordinaire ludique. La menue femme blonde avait de très
jolis cheveux, très longs, tout dorés, tout entortillés, à rendre Daisy jalouse
de telles curls. Mademoiselle Neville
était parvenue à retenir son nom : Madame
de Saint-Aubyn (ainsi supposait-elle qu’il s’écrivît). Cependant, les
fameuses portes, même en ces occasions d’exception, restaient pour elle
hermétiquement closes, alors que les invités de Sir Charles, eux, avaient le
droit de les franchir…
L’imaginative fillette avait émis diverses
suppositions : c’était sûr, ces portes dissimulaient quelque chose de
menaçant ou de bizarre, que seules les personnes adultes avaient le droit de
voir. Elle avait entraperçu le majordome avec son trousseau ; sachant
compter, elle avait évalué le nombre de clefs à onze. Cela voulait dire que
derrière le premier huis, une fois celui-ci ouvert, s’en trouvait un deuxième
et ainsi de suite. L’oncle savantissime voulait peut-être cacher là-bas un
monstre, un fantôme enchaîné ou un dragon de contes de fées. Il était arrivé à
mademoiselle Neville d’être perturbée dans son sommeil puéril, réveillée par
des grondements, des mugissements et des plaintes atténués par la distance et
l’épaisseur des murs, sans qu’elle pût avec précision savoir si ces
manifestations non-humaines d’une présence surnaturelle ou inconnue provenaient
d’en haut ou d’en bas. Dans ce cas, du fait que Daisy n’avait jamais
pu savoir où nichaient le grenier et les caves de la sinistre bâtisse, c’était
qu’ils se trouvaient là-bas, et que le supposé animal fabuleux ou spectre inconnu
s’y terrait. Elle avait échafaudé toute une histoire, une légende, renforcée
par un souvenir, deux ans auparavant lorsque, sortie imprudemment de son
espace réservé, elle s’était aventurée dans le vestibule. Son regard avait
croisé celui d’une mystérieuse jeune fille en toilette de voyage, prête à
partir de la maison, jeune fille qu’elle n’avait jamais vue auparavant, qui
s’en allait sans qu’elle eût rien su de sa présence chez son parent adoptif.
Les tristes yeux noirs de l’adolescente l’avaient frappée, des yeux agrandis
par la faim, cernés, comme charbonneux, un visage maigre, encadré d’une lourde
chevelure de corbeau, qui contrastait avec une carnation si décolorée qu’on eût
pu penser que jamais cette grande enfant mélancolique n’avait vu l’air libre et
le soleil.
Attristée, Daisy avait ressenti de la pitié
car l’expression des prunelles de l’inconnue s’apparentait à une supplication
muette, à la sollicitation d’une aide, à une désespérance, une détresse
incommensurable. La fillette s’était spontanément avancée, avait voulu ouvrir
la bouche, dire bonjour … Aussitôt, la gouvernante l’avait empoignée et
refermée derrière elle la porte des quartiers
de miss Neville. Jamais Daisy n’avait revu la jeune fille aux beaux cheveux
noirs et au teint d’albâtre. Elle en avait gardé un souvenir cuisant, pensant
qu’il s’agissait d’une cousine malade que son oncle avait soignée en cachette,
parce que contagieuse et, qu’une fois guérie, elle était repartie. Or, Sir
Charles s’était absenté avec l’adolescente, l’avait accompagnée, demeurant
plusieurs semaines en congé, et il était revenu tout seul.
A son retour, les nuits de Daisy avaient été
troublées, agitées d’espèces de cauchemars éveillés, somnambuliques, peuplés de
rugissements bestiaux provenant des sous-sols inaccessibles. Les murs
paraissaient gronder, trembler, s’ébranler, comme si un gigantesque lion encagé
dans les caves eût heurté les fondations de l’espèce de castel gothique où
l’enfant logeait.
La gouvernante, miss Needle, avait menacé
Daisy de coups de trique si elle questionnait Sir Charles au sujet de
l’adolescente partie en voyage et des
bruits nocturnes qui perturbaient son sommeil.
« Ce sont les expériences de
Monsieur », avait-elle dit.
Cependant, Daisy Neville s’était résolue à
braver l’interdit et, à la première occasion, avant qu’on la couchât,
lorsqu’elle avait été autorisée à souhaiter la bonne nuit à son tuteur, déjà
apprêtée, elle avait osé ouvrir sa bouche minuscule et vermeille :
« Mon oncle, qui donc était cette grande
jeune fille aux cheveux noirs ? »
Le mathématicien, en un premier instant,
réagit par le mutisme. C’était à peine si un léger tressaillement avait trahi
sa surprise devant le franc interrogatoire de la petite maligne. Daisy réitéra
sa question :
« Lorsque, mon oncle, vous partîtes pour
un long voyage, il y avait une grande jeune fille, fort jolie, avec des yeux
tout tristes… Comment s’appelait-elle et que faisait-elle chez nous ?
Jamais vous ne me parlâtes d’elle. Est-ce une cousine ? »
Il rusa, mesurant chacun de ses mots :
« Mademoiselle Daisy, la curiosité est
un vilain défaut.
- Miss Needle a failli me punir parce que
j’ai vu la jeune fille ! jeta-t-elle franchement. C’est injuste !
- C’était une patiente, la fille de Lord L**,
treize ans. Elle séjournait ici pour traiter son anémie au fer… Je suis aussi
médecin. Une fois guérie, elle a pu repartir.
- En ce cas, pour quelle raison l’avez-vous
accompagnée ? Vous vous êtes absenté le jour même où je l’ai vue. Parce
que vous l’avez emmenée avec vous en voyage, n’est-ce pas ?
- C’est une convalescente. Son état
nécessitait que je la surveille en cas de rechute ; d’où ce voyage
thérapeutique. Nous nous sommes rendus en Italie, à Venise, où lord L**, son
père a sa résidence d’été, et où mademoiselle Alice L** - tel est son nom – a
pu achever de guérir. »
Daisy, sa curiosité satisfaite, se tut.
Sir Charles comprit que l’enfant pouvait
récidiver, le questionner encore, au sujet des portes closes, des bruits
effrayants nocturnes. Il décida d’amadouer Daisy en achetant son silence… en la
gâtant de joujoux incroyables. Après tout, il était reconnu comme un grand
inventeur, un pionnier de ce qu’on nommerait au XXe siècle la cybernétique et
l’informatique. Alors, Sir Charles Merritt commença à créer pour Daisy les plus
belles poupées automates du monde. Il les concocta en son laboratoire, dans ces
caves occultes lourdes de secrets inavouables, là où miss Alice L** avait
séjourné.
**********
Qui aurait pu faire le lien entre le premier
cadeau de Sir Charles à sa nièce, en août 1888, et la première manifestation de
celui qu’on qualifierait de Jack
l’éventreur ?
Il n’y avait apparemment aucune corrélation
entre les crimes répétés et horribles de Jack et la multiplication des jolies
poupées, des Bébés automates, doués de la parole, luxueusement adonisés, que
l'oncle devenu gâteau offrit à la fillette afin d’endormir sa curiosité mal
placée.
Ah les magnifiques poupées ! Ces modèles
uniques qui disaient mommy, mommy, qui réclamaient leur ration de thé, leur
dînette, leur collation quotidienne du five
o’clock, qui savaient saluer, faire la révérence, marcher, jouer du piano
sur un minuscule demi-queue, de la harpe miniature, avaient tout un trousseau,
étaient blondes, brunes et rousses, potelées à souhait !
Daisy ne cessait de les bercer, de les promener.
Cependant, elle était intriguée par leur regard étrange, à la fixité
perturbante, comme celui des poissons morts ou des merlans frits. Leurs faces
apparaissaient lunaires, leurs joues trop rosées, presque écarlates, avec des
nuances violettes. Ce qui embêtait le plus Daisy, c’était la propension de ces mignonnes
enfants à s’user trop vite. Leur mécanique s’enrayait, se déréglait facilement
sans qu’elle les eût cassées, parce qu’elle y faisait trop attention pour
qu’elle les brisât, sachant la cire et la porcelaine qui les constituaient
particulièrement fragiles. Daisy évitait, l’automne venu, de trop les approcher
de l’âtre, de crainte qu’elles fondissent ou brûlassent, s’attardant, en robe
de chambre, avant qu’elle fût au lit, à leur souhaiter fort poliment bonne nuit mademoiselle Ketty, bonne nuit mademoiselle Delly, bonne nuit
mademoiselle Emmy etc. de sa jolie voix zézayante, après qu’elle les eut
bien bordées dans leurs petites bercelonnettes d’osier.
.
.
Il y avait aussi dans le lot des poupons, des poupards, criants de
réalisme, souvent braillards (ils émettaient de vraies larmes et buvaient du
vrai lait en tétant dans des biberons métalliques ou faïencés), et qui allaient
jusqu’à mouiller leur maillot. Daisy ne savait s’il s’agissait de l’odeur des
sécrétions inconvenantes des bébés se souillant, mais elle jugeait que ces
garçonnets sentaient mauvais. Elle demanda à son oncle qu’il remédiât à ce
défaut odorant, au même titre qu’à l’enrayement de la marche ou de la parole
des petites filles. Sir Charles lui promit qu’il ferait son possible :
« Je les créerai plus fr… »
La langue lui fourcha, mais Daisy, fronçant le sourcil, avait en
l’impression que son tuteur avait manqué prononcer le mot frais. Ce n’étaient tout de même pas des poissons repêchés dans la
Tamise, particulièrement fragrante l’été durant les fortes chaleurs, surtout
près des docks.
En attendant, elle eut la permission d’exhiber ses jouets partout où on
la promènerait, dans tous les jolis espaces verts prisés par l’upper class. Il n’était point rare de
croiser la fillette dans les allées de Kensington Gardens ou de Hyde Park avec miss Needle, poussant quelque voiturette
ou landau dans lesquels un automate en robe de dentelles à ruchés disait et
répétait sans trêve :
« Mommy, I am hungry ; Mommy,
I am thirsty… »
De nombreuses petites filles, attirées par le joujou, venaient
contempler le spectacle, sans que Daisy les autorisât à jouer avec ces pièces
uniques.
Un après-midi radieux de mai 1889, à Hyde Park, un incident se produisit,
qui traumatisa celle qui le provoqua. Miss Emma Woodhouse[1],
huit ans, fille de James Woodhouse, baronnet, se disputa avec Daisy sans que miss
Needle pût s’interposer pour calmer la querelle. Elle voulait que Daisy lui
prêtât miss Harriet, une mignonne rousse aux yeux verts, à la robe feuille
morte et au pouf fuchsia, pour qu’elle la cajolât et lui offrit un candy. La dispute s’envenima tant et si
bien que miss Emma, voulant par force s’emparer de la poupée, tira son bras
droit avec une énergie telle qu’il resta dans sa main, tandis qu’une odeur fade
se dégageait de la mutilation involontaire et qu’une espèce de liquide
nauséabond s’écoulait de la « blessure » occasionnée à miss Harriet. Le membre rompu fut lâché par l’enfant
horrifiée, qui, aussitôt, pleura et reçut un soufflet de la domestique qui la
chaperonnait.
*************
Daisy rapporta l’incident à Sir Charles, fort
marrie et chagrinée par la fragilité de ses petites amies. Au fil des jours,
des semaines, des mois, il lui semblait – peut-être cette impression
résultait-elle tout bonnement de sa naïveté juvénile – que ces jouets, trop parfaits, trop perfectionnés, acquéraient
une patine de vieillesse, d’ancienneté, qui allait de pair avec une aura
inquiétante. Bien que Daisy jugeât cela d’une importance moindre que
l’arrachement malencontreux du bras de miss Harriet par la maladroite Emma, la
fillette crut bon, incidemment, de rendre compte à son tuteur chéri de ces
constatations dérangeantes, perturbantes. Sir Charles rafistola le membre de
miss Harriet et tout parut rentrer dans l’ordre.
Daisy, comme tous les gosses, aimait à
explorer ses joujoux afin qu’elle sût tout de leur conception, de leur
façonnage, de leur fonctionnement, tels ces bébés turbulents adorant briser les
réveille-matin, en extraire les engrenages et ressorts avec le premier outil
contondant, blessant, traumatisant, qui leur tombe sous la main. Elle voulait
tout connaître de ses amies de biscuit, de cire, de porcelaine – bien qu’au
seul toucher, la texture de la peau de leurs mains – lorsqu’elles n’étaient pas
gainées de fil, de chevreau ou de cuir de Russie – et de leur joli visage
lunaire dont la fixité du regard mettait mal à l’aise, trahissait qu’il ne
s’agissait pas d’épiderme. Cependant, les sensations tactiles éprouvées par
Daisy, aussi caressantes qu’elles fussent, se heurtaient à une impression de
froideur, et miss Neville avait beau parcourir de son index ou de sa paume
telle ou telle surface nue – qu’il se fût agi des pommettes poupines et
pourprines, du front, du petit nez, de l’ourlet des oreilles ou de l’intervalle
de chair dévoilée entre l’encolure engrêlée des robes et le nœud maintenant,
sur le menton, le chapeau ou la coiffe – les poupées demeuraient muettes à
cette sollicitation affective. Les joues étaient comme recouvertes d’une
glaçure synthétique, ne frémissant jamais. Or, Daisy s’était persuadée que ces
jouets recelaient une part de vie. Elle les auscultait, parce que, si elles
pouvaient parler, marcher, c’était parce que Dieu – ou leur créateur – leur avait
insufflé cette vie même ! Daisy avait fabriqué une espèce de stéthoscope
qui lui avait permis de remarquer que les petites poitrines de ses amies
miniatures, mais aussi ceux des poupons, se soulevaient avec une régularité
pneumatique, que tous ces luxueux et dispendieux joujoux respiraient comme
elle ! Pourtant, poursuivant ses examens, au mitan du corsage ouvragé ou
des bavettes de dentelles de chacun des Bébés, elle n’avait décelé aucun
battement cardiaque. C’eût été trop beau, trop insolite.
La tentation de déshabiller Ketty ou Emmy, la
saisit. Daisy porta son choix sur la première ; elle prit Ketty dans ses
bras, l’enjôlant, l’avertissant que mademoiselle allait devoir se montrer bien
sage parce qu’elle était malade peut-être, et qu’il fallait que le médecin
l’auscultât.
« Tu as un méchant
rhume ! déclara miss Neville. Laisse-toi faire ! »
La poupée répliqua :
« Mommy,
I am sad. »
Cette voix, comme chez toutes les autres… Une
voix impersonnelle, désincarnée, irréelle, aux inflexions métalliques. Sir
Charles Merritt avait expliqué à Daisy que la voix était enregistrée. Le dos de chaque poupée recelait un cylindre Edison
qui, telle une boîte à musique, répétait inlassablement une série limitée de
phrases traduisant les sensations, les sentiments élémentaires des poupées.
Quant aux mouvements respiratoires, il avait dit que c’était un ingénieux
système de soufflets dans la poitrine qui prodiguaient cette fonction
pulmonaire factice et simulée.
Ketty était devenue la doyenne des poupées de Daisy. Elle la possédait depuis neuf mois et
commençait à la trouver bien vieille. Une
inquiétude à son sujet sourdait : outre cette sorte d’altération de la
toilette et de la carnation, moins brillantes, chatoyantes, que lorsque Ketty
était toute neuve, la poupée, depuis quelques semaines, tendait à exhaler une
fragrance douceâtre, tenace, par les narines et la bouche entrouverte aux
petites dents d’émail. Cette efflorescence poissonneuse
s’accentuait de jour en jour.
« Tu sens mauvais ! s’exclama
Daisy. Tu dois aller au pot comme les poupons ! »
Elle désigna à Ketty un pot de chambre
faïencé où elle avait coutume d’asseoir les divers poupards en couches souvent
pisseuses.
« Aujourd’hui, tu sens autant que mes
Babies ! Tu n’es pas propre ! Pourtant, tu es une grande fille comme
moi ! Tu as dépassé l’âge des maillots. »
Elle l’assit sur le pot. Cela n’allait pas.
Il fallut bien cette fois-ci qu’elle la déshabillât.
« Tu es malade ! Tu as un rhume et
je suis le docteur ! D’abord, va au pot, après, je te prescrirai un sirop. »
Le regard inexpressif de Ketty lui parut plus
terne qu’à l’accoutumée.
« Je vais te mettre en dessous pour
savoir ce que tu as. »
Nulle perversion d’adulte dépravé et dévoyé
là-dedans (Chose dont souffrait Madame de Saint-Aubain, que Lord Sanders savait
et avait rapporté sotto-voce à Sir
Charles : « Madame de Saint-Aubain est portée sur les petites filles.
Prenez garde. Mademoiselle votre nièce semble par trop l’intéresser. » Merritt
connaissait les penchants du lord et cela ne l’étonnait guère que Percival
Sanders eût décelé une telle pathologie chez la poétesse française. On n’est jamais aussi bien servi que par
soi-même. Lord Percy collectionnait les photographies nécrophiles et
androgynes, des adolescents des deux sexes sur leur lit de mort, des nus
d’éphèbes et de très jeunes filles travestis en angelots, entre autres.).
Miss Neville poursuivit son jeu sérieux. Elle
cherchait comment ôter la robe de Ketty, comment la déboutonner, la délacer.
Elle le faisait avec maladresse. Plus elle avançait dans sa tâche, plus le
jouet dégageait une senteur forte.
« Baah ! ne put s’empêcher de
s’exclamer la blonde enfant. C’est d’un bain que tu as besoin, mon amie. »
Elle soliloquait, gazouillait, pérorait,
entrecoupant son babil de chantonnements de nursery
rhymes.
« J’espère pour toi qu’il n’y aura pas
de caca au fond de tes pantaloons. Sinon, je rapporterai à oncle Charlie que tu
t’es souillée et il te punira comme tu le mérites. »
Après dix minutes d’efforts, Daisy était
parvenue à déshabiller miss Ketty, désormais en dessous.
« Zut ! Il y a encore les
jupons ! »
Elle glissa la main dessous, tâtant les
pantalons afin qu’elle vérifiât bien si aucune mouillure, aucune matière fécale
indésirable n’y étaient. L’entrefesson lui parut mou et il était incontestable que la malodorance provenait de là.
« Ketty, tu es méchante ! »
Le jour déclinait dans la chambre d’enfant,
sans que Daisy y prît garde. Les derniers rayons obliques d’un soleil
déclinant, anémique, du printemps londonien, ne parvenaient plus à filtrer à travers
la fenêtre qu’obscurcissaient de lourds rideaux de velours grenat à peine
tirés. La pièce s’obombrait en conséquence et le domestique préposé à
l’éclairage n’allait point tarder à actionner le bec de gaz du corridor de
l’étage et à venir porter la lampe de la chambre. Puis, la gouvernante
appellerait l’enfant pour souper. Sa manducation achevée, Daisy irait souhaiter
le bonsoir à Sir Charles ; on la préparerait pour la nuit. Miss Needle lui
lirait de belles histoires afin qu’elle s’endormît dans la sérénité. Demain
serait un autre jour, avec la préceptrice de français.
Daisy grondait, réprimandait la poupée, qui,
prétendait-elle en son monologue, rechignait à l’idée que sa mommy la mît toute nue pour son bien. La
petite chipie essayait en vain de tirer les pantaloons
de miss Ketty. Elle s’empressait trop, devenait malhabile. Une couture craqua.
Daisy venait par mégarde de déchirer sur toute sa longueur le dos de la chemise
de la poupée, dévoilant une peau de cire luisante. Ketty paraissait gainée
comme un mannequin de chez Madame
Tussaud. Un fumet infect frappa les narines de Daisy qui corrigea son jouet
par une petite fessée.
« Tu vas aller au bain ! »
Daisy approcha Ketty du coin toilette de la
chambre qui comportait un lavabo avec un petit robinet à col de cygne, avec
l’intention de débarbouiller la poupée, et peut-être davantage. Elle l’ouvrit,
emplissant la cuvette. Cette eau courante était un luxe non point futile, mais
inexistant parmi la masse errante des bas-fonds londoniens. La petite fille ne prit
pas garde à la venue du valet porteur du luminaire, alors que le soleil venait
de disparaître de la pièce en voie d’obscurcissement. Elle sursauta, se hâta de
vouloir reposer miss Ketty, un peu mouillée, en linge abîmé, sur l’étagère de l’armoire où elle
rangeait ses autres joujoux. La poupée, déséquilibrée par l’absence de robe,
devenue plus légère, tomba au moment où le domestique entrait dans la pièce,
lampe à pétrole en main. Il manqua recevoir le jouet sur ses pieds et lâcha le
luminaire. En chutant, celui-ci se brisa, occasionnant un début d’incendie dont
miss Ketty fut la victime, tandis que des éclats de verre de la lampe se
mélangeaient à ceux de la porcelaine et de la cire de la tête du Bébé automate,
à demi cassé. Une étrange et écœurante odeur graisseuse envahit la pièce
lorsque le visage meurtri et défiguré de miss Ketty s’enflamma, fondant en
partie.
Le butler,
James, parvint à circonscrire le sinistre grâce à l’eau de la cuvette du
lavabo des ablutions de Daisy dont il s’était empressé de remplir un vase
inutile et surchargé qui dépareillait ces lieux. Miss Ketty était trempée,
brûlée, son visage à demi arraché et fondu.
Daisy, en pleurs sincères, examina les
dégâts. La poupée n’avait plus rien d’humain, si l’on pouvait l’écrire, et
cette déshumanisation résultait tout autant de l’œuvre du feu que de la brisure
des joues.
« Vous l’avez tuée ! Mon oncle vous
renverra ! » cria-t-elle, empourprée d’ire, sa longue chevelure
blonde rebelle aux frisettes emmêlée comme celle d’une furie.
Invectivant James, qui s’inclina devant la
capricieuse enfant tout en ayant l’intention expresse de rendre compte de
l’incident à son maître, mademoiselle Daisy Neville s’horrifia à l’aspect de
miss Ketty, et à l’odeur âpre et violente qu’elle exhalait désormais.
C’était à la semblance des relents de la
viande corrompue que l’on respirait couramment dans les abattoirs ou les
boucheries de bas étage de Whitechapel, où l’on vendait essentiellement des
abats infects aux pauvres considérés à la semblance des chiens. La figure de la
mignonne était affreuse à contempler. Elle n’avait plus qu’un demi-visage,
l’autre moitié étant réduite à une tumescence noirâtre, marbrée çà et là de
boursouflures d’un vert malsain.
« J’en suis quitte pour une nouvelle
poupée ! » pleurnicha-t-elle.
A suivre...
A suivre...
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