Après
le troisième appariement des hémisphères, nous avions sous nos yeux un
blastocyste parfait,
sans que toutefois nous pussions conjecturer de la nature
et de la forme de ce qui s’y développait. Ladite blastula,
par quelque
mécanisme transcendantal impossible à déceler, actionna l’écartement de la
roche, nous laissant le champ libre. La troisième antichambre que nous dûmes
traverser alors que nous pansions encore nos plaies s’avéra plus singulière et
périlleuse que les deux précédentes. A son extrémité – encore fallait-il la
rejoindre ! – brillaient et vibraient déjà les deux autres hémisphères, la
seule paire où coïncidaient les teintes, en une dualité monochrome
parfaite : orange-orange. Tout cet enchaînement logique de faits, toute
cette conformité, cette correspondance, me fit songer au concept de concaténation. Quelle nouvelle épreuve nous attendait,
après que nous eûmes non sans dommage passé l’obstacle terrifiant des avortons
de singes et colossoi ou kouroi écorchés ?
Cependant,
la salle où désormais nous nous situions était plus grossière que jamais, bâtie
d’amas de roches brutes, à la manière des anciens appareils cyclopéens.
Nous
crûmes à tort à une pause des tulpas protecteurs, à une traversée aisée lorsque
des fumeroles commencèrent à émerger des rocs. Sous notre regard impuissant,
ces fumées inodores nous entourèrent bientôt, se constituant en une espèce de
réseau tubulaire labyrinthique se refermant sur chacun d’entre nous, en
couloirs enchevêtrés de brume, finissant par brouiller notre vue.
Plus personne
ne sut où se situait son collègue. Un long tâtonnement, une errance angoissante,
débutèrent. C’était comme si de grandes orgues tarabiscotées nous eussent
contenus. Nous nous perdîmes en un temps suspendu. Nous tendîmes nos bras de
manière dérisoire, essayant de toucher la brume, bien qu’elle fût impalpable,
de la percer, en une partie de colin-maillard dantesque. Les couloirs vaporeux
se divisaient sans cesse, s’enchevêtrant en un réseau inextricable. Bientôt,
j’eus la sensation de me dupliquer, en une bilocation que je pensai partager avec
mes amis. Je sentis mes doubles se multiplier autour de moi ; des
pseudo-moi-même infinitésimaux qu’il me semblait apercevoir malgré la vapeur.
Ces alter-egos se déformèrent, se fragmentèrent encore, parcellaires,
multiples, indénombrables, en un jeu brouillé de miroirs, de mise en abyme
infinie. C’était comme si nous eussions été reclus en un palais constitué de
glaces gigantesques,
de psychés troublées et floues, palais sans commencement
ni fin, errant tous sans but. Qu’étais-je ? Qu’étions-nous tous ? Dans
quel labyrinthe annulaire ou étoilé cheminions-nous, hors de toute
réalité ?
Cet enfermement dans un mirage persista sans que le cours
linéaire des choses parût reprendre. Agissions-nous par autosuggestion, une
autosuggestion instillée par les âmes errantes des tulpas gardant
Langdarma ? Autant de moi décalés, déphasés en un canon interminable,
enchaînés les uns aux autres comme ces forçats que l’on conduisait à Toulon ou
à Brest, convoi de chenilles processionnaires monstrueuses. L’espace d’Euclide était
aboli, et aucune formule mathématique, aucun axiome, aucun schéma de mon
collègue Fourier n’eût été capable d’énoncer l’équation exacte du phénomène qui
nous piégeait ou de le décrire en figures géométriques intelligibles. Si Johann van
der Zelden avait été spectateur de cette péripétie, il l’aurait aisément
expliquée comme une boucle de néant démultipliée et fractale, dans un espace
quantique incertain, généré par les propriétés multidimensionnelles du sépulcre
de l’empereur tibétain, facultés initiées par le très précieux Trinley Rinpoché
qui, en 842, avait œuvré à l’édification des protections de ladite tombe afin
qu’elles fussent les plus efficientes.
Une
minute, une heure, un jour passèrent-ils ainsi ? Je crus mes fonctions
vitales suspendues, parce que je ne sentais plus ma respiration, et les
battements de mon cœur eux-mêmes s’étaient tus. Pourtant, mes oreilles
entendirent un grondement qui me rappela ces roulements de timbales lorsque
Napoléon le grand avait constitué un régiment nouveau de timbaliers à cheval
qu’il nous avait présenté en une démonstration convaincante à la cour des
Tuileries, en mars de l’année dernière. Dérisoire, j’appelai : « Ohé,
êtes-vous là ? Qui vive ! » Puis, un homme hurla, rompant le
pseudo-silence, hurlement de terreur autant que de douleur, auquel succéda un
juron évoquant Rudra,
l’antique dieu du tonnerre védique. Quelque chose venait
d’arriver à Rajiv ou à un des Gurkhas. La voix stridulante d’Arthur retentit en
allemand puis en français :
« Au
secours ! Le serpent géant est revenu ! Il nous attaque ! Il
s’en prend au sherpa Muljing. Que Dieu, quel qu’il soit, nous garde ! »
Comme
pour achever de me convaincre, Atma aboya avec rage.
Avait-il vu ou flairé la
monstruosité malgré le brouillard supranaturel, ou, s’étant aperçu lui-même
dans ces sortes de miroirs fictifs, s’était-il cru assailli par d’autres chiens
à sa semblance, des ennemis convoitant son territoire ou sa pâtée ? Je vis
à travers les effilochements du rideau tubulaire de brume et de glaces se
dessiner une forme imprécise, larvaire, pareille à une chenille dépigmentée
géante, qui harcelait ce qui me parut être un homme à terre. S’il s’agissait de
nouveau du serpent, il avait changé d’aspect. Désormais, c’était à un asticot
disproportionné que nous avions affaire, un asticot plus irréel que jamais.
Comme pour parfaire l’illusion suscitée par les tulpas afin que nous
sombrassions dans la démence, l’espace géométrique se mit à vaciller autour des
miroirs fictifs qui, loin de nous refléter, montraient une multiplicité de
créatures irréelles, d’organismes déconcertants, d’incubes composites
phosphorant et mugissant qui, comme des chimères, assemblaient diverses parties
non accordées, collées à qui mieux mieux : corps de poissons, ailes de
chauves-souris, plumes de paons et d’aras, becs de canards, crocs de singes et
de tigres, moustaches de chats et de phoques, trompes de fourmiliers
et de
papillons, yeux à facettes tantôt de mouches, tantôt de crustacés, tentacules
de calmars… Des têtes de Migous écailleuses s’extirpaient des pseudo-glaces en
tentant de nous mordre, en poussant des rugissements incongrus tout en
changeant sans cesse de couleur tels les caméléons ou les seiches. Le
brouillard de poix devint si épais qu’il constitua une nouvelle muraille nous
emprisonnant tous, molle et spongieuse, une paroi de pierre huileuse, infecte,
muraille qu’une volonté autre nous poussait à traverser. Nous étions subjugués,
nous aventurant dans cette mélasse infecte, fongible, fragrante de
décomposition, en effectuant des mouvements natatoires embarrassés par
l’épaisseur de cette nasse molle, tandis que cette boue ou limon s’agrégeait à
nous, se collait à nos vêtements, aggravant l’illusion folle, provoquant une
suffocation due autant à l’adhérence de cette matière putride jusqu’en nos yeux
et notre bouche, plus épaisse encore que le naphte natif, alors que le sol se
dérobait sous nos pas en une dénivellation imprévue. Après une chute
indéterminée dans un gouffre bourbeux, nous émergeâmes par miracle de cette
gangue, meurtris, pareils à des statues de terre crue, à de nouveaux golems, face
aux deux hémisphères de l’extrémité de la salle, d’un orange rougeoyant intense
et rayonnant, comme ardant d’un feu volcanique, hémisphères qui paraissaient
pleurer des larmes de magma ! Arthur put s’extraire le dernier de cette
muraille de fange, sous l’aspect d’une statue de boue vivante, un Atma
frissonnant dans ses bras. Plus que jamais, en ces dimensions truquées, les
tulpas avaient su parfaire l’illusion.
Laplace,
collant de croûtes, se saisissant de la Bible protestante aux pages maculées et
chiffonnées, eut le réflexe de reprendre la psalmodie, tandis que nous autres,
indemnes malgré tout, quoique nous eussions quelques ecchymoses, hésitions à
reprendre qui le mantra, qui la Genèse de la Vulgate. Cependant, les
demi-sphères acceptèrent le discours de l’astronome et fusionnèrent en un seul
globe à l’intérieur duquel nous vîmes à l’œuvre la recombinaison typique de la
gastrulation.
Tout cela aboutit à un astre dual, qui d’une part, contenait sans
conteste un embryon plus avancé que les précédents et d’autre part, pulsait de
l’existence macrocosmique d’une Terre miniature,
qui, conformément à
Burnet, présentait l’aspect antédiluvien d’une planète prête à accueillir
la vie, planète en laquelle apparaissaient des mers et océans inconnus ainsi
que de singuliers continents ou proto-continents insoupçonnés, soudés en
l’hémisphère sud, nus cependant de toute végétation, uniformément ocrés.
La
gastrula se superposa à cette jeune Terre,
mais, lorsque la paroi ouvrant sur
la quatrième chambre du sépulcre s’ouvrit, la sphère unifiée parut mourir comme
les précédentes, en cela qu’elle se métamorphosa en une boule d’un blanc
uniforme, prise dans l’embâcle universel, Terre de glace s’étendant d’un pôle à
l’autre.
Une
odeur de moisissure, d’humidité desséchée, nous incommoda tous, lorsque nous
fîmes nos premiers pas dans la nouvelle salle, dont l’apparente infinitude nous
marqua, d’autant plus qu’elle recelait d’innombrables locataires séculaires
dignes des nouvelles catacombes de Paris. C’était là une nécropole
bouddhiste !
Des
légions de momies de bonzes trônaient,
semblant nous attendre de toute
éternité. Ces dépouilles mitrées, assises en tailleur, s’étendaient à perte de
vue dans cette nouvelle chambre aux dimensions truquées,
la quatrième dont nous
devions surmonter les surprises. Ces disciples radicaux de Kukaï
et de Tsampang
Randong, aussi dissemblables qu’ils parussent, étaient individuellement
indiscernables, comme s’il se fût agi de la réplique du même moine, reproduite
à l’infini afin de nous impressionner. Les mêmes robes safran les drapaient,
guenilleuses, moisies,
constellées de concrétions calcaires et entoilées
d’aragnes. Des milliers de visages bistrés, aux joues creuses, aux yeux secs,
au nez réduit à la racine comme si on l’eût tranché, nous toisaient,
se moquant
de notre audace. Le pire était que nous entendions des murmures assourdis,
répercutés en échos ténus sur la voûte lépreuse de la salle ; les lèvres
closes des momies psalmodiaient-elles quelque mantra à notre intention ? Humboldt
eut grand’peur, lui qui, pourtant, connaissait l’art insigne des taricheutes
péruviens et avait fait rapporter à Berlin de sa précédente expédition
d’horribles corps ratatinés sacrificiels entourés de cordes que l’on nommait
Inca, Chancay, Chachapoya, Nazca, Chavin, Mochica ou encore Chimú.
Sous
les arceaux des niches passablement érodés, émergeaient des draperies
déliquescentes des paires ossifiées de mains qui, soit se joignaient à la
manière des statues de priants en vogue en Europe à partir du XVIe siècle,
soit
paraissaient fulminer l’anathème à l’encontre des éventuels intrus qui auraient
eu la velléité de violer le tombeau dont ces cohortes monacales avaient la
sainte garde. Ces prélatures de moines immobiles jusqu’à la parousie,
sacralisés, sanctifiés par Bouddha et figés en leur pose macabre me rappelaient
quelque évangéliaire carolingien aux lettrines et enluminures frustes, dont les
coloris s’estompaient par places, dont le parchemin allait s’effaçant, comme en
une destinée de palimpseste. Lors débutèrent les hallucinations ; il
sembla à nombre d’entre nous que les têtes de ces momies, tantôt bouche close,
étaient en un instant devenues hurlantes, grand’ouvertes
sur des maxillaires
presque intégralement édentés. Nous pouvions « entendre » ces cris
muets vindicatifs sans qu’ils fussent concrètement poussés !
Nous surprîmes
Humboldt, pris d’une légitime colère, admonester en termes peu amènes ces
reliques de vénérables et très précieux tulkus :
« Vous
n’existez pas ! Vous n’êtes qu’illusion et délire de déments ! Vous
êtes moins que le néant, même pas des images ! »
Il
frappa d’un coup de canne une des dépouilles, qui s’effondra en un nuage de
poussière. Il exécutait des moulinets virtuoses et tournoyants avec son bâton
de montagnard, éructant des jurons obscènes en allemand comme un possédé ou un
ivrogne, vitupérant contre les bonzes, les menaçant de mille châtiments en un
soliloque d’aliéné de Monsieur Pinel.
Un second cadavre fut frappé et croula,
viciant l’air de projections pulvérulentes. Aussitôt après, j’eus la sensation
de me métamorphoser en une ronde-bosse, une créature pétrifiée composée de
milliers de tesselles. J’étais devenu un homme-mosaïque à mon corps défendant !
Le phénomène – ou l’illusion hallucinatoire ? – alla en s’aggravant.
Désormais, je voyais mes extrémités – pieds, mains, membres – se dissoudre en
une espèce de poudre multicolore que le moindre souffle d’air menaçait
d’emporter et d’éparpiller. C’était comme si j’eusse été constitué de sable
bariolé, à la semblance de ces mandalas réputés
que les bonzes du Thibet
aimaient à créer, mandalas temporaires qui, si l’envie des moines artistes leur
venait, pouvaient être destinés à la destruction. Un simple revers de main eût
suffi à balayer et à défaire tout l’ensemble complexe. De même, von Humboldt
nous avait instruits que chez les Indiens d’Amérique existait un art insigne
qui consistait en la création de peintures de sable – comme il y avait des peintures
de plumes ! – la tribu dite des Navajos excellant tout particulièrement
dans cette pratique exotique. Tous, nous fûmes touchés, décomposés en poudre
bariolée. Il eût suffi d’un courant d’air pervers pour nous disperser aux
quatre vents. En était-ce fait de
nous ?
A suivre...
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