Aurore-Marie, en la bibliothèque
du Palazzo Loredan, avait été brutalement tirée de sa songerie par celle
qu’elle avait méprisée. Du moins crut-elle d’abord avoir affaire au fantôme de
la journaliste venue réclamer sa revanche. Yolande morte de sa main, elle ne
s’attendait pas à ce que le destin s’obstinât à la poursuivre en la personne de
ce spectre masqué. Mais il n’y avait point là de fantôme, seulement une jeune
femme énigmatique dissimulée sous un domino carnavalesque en retard sur le
calendrier. Ce n’était pas l’âme de la pécheresse que l’inconnue convoitait,
mais le livre de Gabriele.
De la bouche du domino émergea
une revendication :
« A El m’envoie. Il m’a
chargée de récupérer le codex que présentement, vous détenez. »
Aucune inflexion surnaturelle ;
seulement un accent particulier, trahissant l’identité de la femme masquée.
« Vous ! S’exclama la
baronne. Vous, encore ! Betsy O’Fallain ! N’allez pas me faire accroire que
vous jouez aux messagères du démon ! Qui servez-vous ?
- A El et seulement lui. Il a
grand besoin du livre. »
Cet accent de la Nouvelle
Angleterre qui s’exprimait ainsi perturbait la conscience turpide de Madame de
Saint-Aubain. Elle connaissait sa Faute, le bien-fondé des accusations de
Yolande en ce qui concernait le meurtre primordial de Marie d’Aurore. Quant à
la captation d’héritage, à la spoliation de Betsy, elle niait ces exactions,
pour elle inventées de toute pièce.
Cependant, affronter cet A El par
le truchement de la prétendue déshéritée Betsy ne la tentait aucunement.
« Le codex est maudit. A El
souhaite sa destruction…pour le bien de la Vie. »
C’était invraisemblable. En quoi
une telle antiquité hermétique mettait-elle en danger la Création de Dieu, ou
plutôt, celle de Pan Logos auquel Madame avait fait allégeance ? Sans nulle hésitation, la poétesse répliqua :
« Votre maître ne se
prénomme point ainsi. Son vrai nom est Daniel ! »
Betsy frissonna à ces mots.
Aurore-Marie, forte de la réaction de l’étrangère, poussa son avantage ; d’un
geste hardi, elle arracha le masque vénitien ridicule et marouflé. L’horreur
qu’il occultait se révéla, arrachant à la sensible blondine un cri d’effroi.
« La Mort est en vous ! Elle
parle par votre bouche ! »
Le faux-semblant du domino avait
caché un visage hideux, à demi vitriolé. Aurore-Marie ne pouvait comprendre
qu’il s’agissait d’un leurre supplémentaire, une simulation holographique
destinée à procurer à Betsy Blair un aspect effrayant, gothique, et à la
protéger : la laideur ne peut qu’engendrer une instinctive répulsion chez les
sectateurs de l’Art pour l’Art et du Sublime. Les chairs boursouflées et
blanchâtres de cette demi figure ravagée laissaient percer, çà, là des muscles
rongés contribuant au système expressif de la face tandis que le maxillaire
inférieur, partiellement mis à nu, anticipait non seulement les gueules cassées
de la Grande Guerre, mais aussi les irradiés d’Hiroshima. Ce « plus que
maquillage », fort efficace, aurait convenu à un Peter Lorre qui aimait à
se travestir en monstre, tel le docteur Gogol.
De fait, toute la moitié gauche
de la tête de Betsy avait subi ce faux jet de vitriol : le haut de la joue
furfuracé et violâtre, l’oreille réduite à une ébauche, même à un trou, la
tempe brûlée, rongée par l’acide, ravinée, une partie de la chevelure
manquante, révélant un crâne nu, surtout l’œil gauche détérioré, lésé,
restreint à un hideux globe oculaire glauque et blanc, comme nacré, qui
rappelait ceux des cœlacanthes ou gombesa.
Aurore-Marie eut lors grand’peur.
La chevalière du Pouvoir, bien que brandie afin de conjurer la démoniaque
manifestation, n’émettait qu’un ténu et dérisoire rayonnement, bien que Betsy
Blair parût suffisamment affectée par celui-ci pour marquer un léger mouvement
de recul. Mais elle tendit la main droite vers le livre maudit, afin de s’en
emparer. Madame de Saint-Aubain s’en saisit, le plaqua contre sa poitrine
maigre, défiant de son regard halluciné la fausse défigurée. Alors, Madame se
mit à prier, à implorer ses hypostases afin qu’elles vinssent à son secours.
« Sœur jumelle, je t’en
conjure, viens à moi. Concomitant, je te l’adjure, viens à mon secours. Lise,
ô, ma Lise adorée, mon Moi répliqué, aide-moi ! »
**************
La colonne allemande n’avait plus
le choix : le détournement « surnaturel » de l’itinéraire initial
imposait qu’elle passât par le lac Natron avant de rejoindre, comme Stanley en
1871 les rives du Tanganyika à Ujiji là où il était parvenu à retrouver
Livingstone. Oskar tenait Alban à l’œil. Y compris lorsque tous avaient pris le
thé en compagnie d’Arthur Rimbaud, il n’avait pas relâché son attention. Il
attendait le moment propice pour dévoiler à la face de toute la troupe qu’un
espion français s’était infiltré. Le procès vite expédié, douze balles dans la
peau attendaient celui dont von Preusse ignorait l’identité réelle mais non la
trahison.
Avec son contingent de cavaliers
fabuleux, le poète aventurier avait accepté de poursuivre encore un peu la
route. Les rives du lac Natron étaient en vue. Aux jumelles, Werner von Dehner et
Erich avaient observé d’étranges phénomènes constitués de fumerolles
phosphorescentes et opalines dégagées par l’évaporation du sel, de volutes
emprisonnant des silhouettes spectrales humanoïdes. De plus, au fur et à mesure
que les soldats se rapprochaient et longeaient le lac, les émanations malsaines
déclenchaient chez eux des céphalées. Celles-ci s’accompagnaient de nausées et
de visions chimériques. Se rendant compte de la nocivité de l’atmosphère, Von
Stroheim recommanda à tous de se protéger le nez par un mouchoir noué autour de
la gorge, ou à défaut, d’un foulard. Les masques filtrants improvisés
diminuèrent certes les maux de tête, mais
ralentirent seulement la survenue chez les hommes de mirages.
Il s’agissait de visions
fantastiques, tout droit sorties de la Bible. Des statues de sel surnageaient,
crevant la croûte un peu dure de natron, semblant jaillir de l’onde solidifiée,
comme de l’outre-tombe. Il fallut quelques minutes à Von Preusse pour
identifier le phénomène.
« Sodome et Gomorrhe
! » éructa-t-il tout en toussant.
Le colonel n’avait pas tort.
Parmi les pécheurs figuraient l’Empereur germanique Henri VI,
les rois d’Angleterre Édouard II et Jacques 1er,
Pierre de Gabaston, le favori du premier roi cité, le consul Cambacérès,
Monsieur, frère de Louis XIV et d’autres encore. Chose incroyable : Aurore-Marie faisait partie de ces damnés ainsi d’ailleurs que Rimbaud en personne. Le corps de la baronne de Lacroix-Laval paraissait ébauché, inachevé, comme non né. Un simulacre de cordon ombilical la reliait aux eaux saumâtres. Quant au Français Arthur Rimbaud, il ressemblait trait pour trait à son portrait d’adolescent rebelle peint par Fantin-Latour au début des années 1870.
les rois d’Angleterre Édouard II et Jacques 1er,
Pierre de Gabaston, le favori du premier roi cité, le consul Cambacérès,
Monsieur, frère de Louis XIV et d’autres encore. Chose incroyable : Aurore-Marie faisait partie de ces damnés ainsi d’ailleurs que Rimbaud en personne. Le corps de la baronne de Lacroix-Laval paraissait ébauché, inachevé, comme non né. Un simulacre de cordon ombilical la reliait aux eaux saumâtres. Quant au Français Arthur Rimbaud, il ressemblait trait pour trait à son portrait d’adolescent rebelle peint par Fantin-Latour au début des années 1870.
Se reconnaissant, le poète jeta
un cri de terreur. Il comprit le sort qui l’attendait à sa mort. Ce fut
pourquoi il refusa de poursuivre plus avant. De longues négociations débutèrent
entre Erich, Von Preusse et lui-même. Mais le colonel n’était pas chaud de voir
un guide d’une telle valeur partir, les lâcher dans cette Afrique ensorcelée.
Rien n’y fit. Arthur prétexta qu’il n’avait pas le pouvoir de conjurer le sort.
- Cheikh Walid s’est évadé de la
forteresse de Pemba. Je vous le rappelle. Son emprise s’exerce sur cette
région.
- Dans ce cas, pourquoi nous
abandonnez-vous ? Fit Erich. Vous croyez à ces sornettes ?
- Non monsieur, je n’ai pas peur,
répliqua durement Arthur. Déjà, en vous conduisant jusqu’ici, j’ai outrepassé
les ordres. Le mandat du sultan de Zanzibar ne me couvre plus en cette contrée,
que même Ngongo Lutete et Tippo Tip ne contrôlent pas.
Von Preusse s’interrogea.
- Alors, qui a la suzeraineté de
ces lieux ? M’Siri, déjà ?
- Sans doute, répondit Rimbaud.
Je ne veux pas déclencher une guerre avec lui.
Stroheim murmura à l’oreille
d’Alban :
- Il se débine, ça c’est sûr.
Quant à la souveraineté, elle appartient à A El et je dirais même à Pi’Ou.
- Que me chantez-vous là ? Qui
sont ces deux hommes ?
- Justement, ce n’en sont point.
Daniel Lin vient de m’envoyer un message. Son groupe se rapproche de la cité de
M’Siri. Peut-être nous devancera-t-il. A El, j’ignore exactement ce qu’il est.
Quant à Pi’Ou, c’est l’ancêtre mythique de l’humanité selon les croyances
d’Uruhu.
- Un singe, donc, lança Alban
avec mépris.
- Un peu plus. Pour l’heure nous
avons atteint l’épicentre d’un des foyers principaux de l’émergence de l’Homme.
Von Preusse eut beau insister,
Rimbaud s’entêta. La discussion ne s’éternisa pas d’avantage. L’aventurier
ordonna d’une voix sèche à ses hommes de faire demi-tour. Quant à lui, il se
hâta de remonter sur son cheval afin de prendre la tête de sa troupe.
Tandis qu’elle s’éloignait en un
dernier nuage de poussière, Oskar ne savait s’il devait se réjouir de ce
départ. Toutefois, il voulut se rassurer et se dit que l’exécution d’Alban
aurait ainsi moins de témoins.
Le lendemain, le paysage avait
encore changé. Les Allemands longeaient un véritable champ des morts où
affleuraient des ossements hybrides. C’était une vallée, la vallée d’Olduvai,
célèbre chez les paléontologues du XXe siècle. Ces restes terreux constituaient
un cimetière d’hominidés, témoignage de la première extermination ou guerre
entre deux espèces. Les Australopithèques robustes y avaient été massacrés par
les premiers représentants du genre Homo, Rudolfensis et Habilis.
« Cela me fait penser au
cimetière des éléphants, émit Von Dehner.
- Pas mal vu, répondit Erich.
Mais là, il s’agit de lointains ancêtres de l’espèce humaine. Voyez ces crânes.
- Trop simiesques à mon goût, à
cause de ces crêtes sagittales. Ces êtres primitifs sont plus proches du
gorille que de nous. »
Les fossiles étaient si nombreux
que parfois, les os craquaient sous les bottes, tandis qu’une poudre ivoirine
maculait les semelles. Sans que les intrus prissent garde, derrière eux, se
reconstitua un organisme entier. Ce Paranthropus robustus prenait vie - façon
de parler - au fur et à mesure que son squelette se réassemblait. Les restes de
chairs durcies, roidies, la face aux arcatures zygomatiques, aux muscles
masticateurs fortement développés, sans oublier l’incontournable crête
sagittale évoquée tantôt : il ne manquait rien à celui que Louis Leakey avait
baptisé autrefois Zinjanthrope. Mais quelles étaient les intentions de l’être ?
***********
« J’crois bien, mon gonze,
qu’il nous faudrait un expert en verrerie de Venise pour venir à bout de ce
fouchtra de miroir. »
Ainsi s’exprimait Michel Simon
dans la chambre où se dressait l’une des fenêtres donnant sur la prison de
Dodgson.
Tellier se permit une remarque
sur un ton fort civil :
- Michel, ne vous forcez pas à
parler un argot recomposé. Exprimez-vous normalement.
- J’veux faire temps local.
- D’après vos peu châtiés propos,
c’est d’un verrier de Murano dont nous aurions besoin. Mon carnet d’adresses
étant bien garni, je vous suggère ce nom-ci : Beppo Gini. Il a même travaillé
pour des prestidigitateurs réputés.
- Le truc du décapité parlant,
c’était pas lui par hasard ? Émit le Suisse.
- Tout à fait.
- Maître, hasarda Pieds Légers.
Je ne sais pas si ma logique est la vôtre, mais je réfléchis et ça cogite bougrement
dans ma caboche. Alors, comme ça, j’me demande si ce type serait pas présent
dans tous les miroirs du monde entier et pas seulement ici.
Michel Simon et Tellier
opinèrent.
- Pristi, mon p’tit ! Jeta le
comédien en postillonnant. T’es un drôle de loustic, futé comme pas possible !
Ce miroir, c’est qu’une fenêtre qui donne sur un monde inversé bien plus vaste
que cette chambre.
- Dodgson enfermé dans un univers
parallèle dont cette glace jouerait le rôle d’interface, ainsi que le dirait le
commandant Wu, siffla l’Artiste.
- Donc, maître, vous approuvez ma
suggestion.
- Bien sûr. Courons vite à
Murano.
Lorsque les trois étrangers
sortirent de l’hôtel, ils ne firent pas cas de ce gentleman anglais renfoncé
dans l’encoignure d’un porche, qui faisait semblant d’allumer un cigare. Le
Britannique avait l’art de filer quelqu’un. Même si ici, il avait affaire au
Danseur de Cordes, il savait se rendre presque invisible et pouvait changer
d’allure, de stature et d’apparence en une seconde à peine. Galeazzo di
Fabbrini lui avait tout appris autrefois. C’est pour cela que le trio, bien que
sur ses gardes, ne prêta pas attention à Sir Charles. Tous se dirigèrent vers
l’embarcadère de la fondamenta nuove.
************
Ils avaient passé l’île de San
Michele et le vaporetto approchait de Murano. Merritt était demeuré à
l’intérieur par sécurité. Le navire accosta à la fondamenta dei vetrai et
non au premier arrêt, à Colonna. Puis, le trio s’engagea en le viale Garibaldi
où se situait la boutique du maître verrier. Sir Charles, se confondant avec
les arbres et les murs, collait aux basques des tempsnautes. Il fallait prendre
garde de ne pas se tromper d’atelier, tant tous présentaient leurs merveilles
aux riches touristes du nord de l’Europe. Les connaissances que Sir Charles
possédait de Venise remontaient à Ruskin, et chacun des fornaci recelait
des trésors sans nombre qui n’avaient rien à envier à la bibeloterie art pour
l’art chère aux préraphaélites.
Cependant, Beppo Gini était
réputé pour la création d’armes de verre, à usage unique. Il s’agissait de
pistolets à aiguille, de la délicatesse arachnéenne d’un Derringer, dont
l’usage était d’étourdir, si ce n’était d’empoisonner avec la plus grande
discrétion, tel ou tel adversaire redoutable. Le projectile ou aiguillon de
cristal que tirait le canon de ce pistolet hyalin, contenait soit une capsule
de cyanure, soit un soporifique puissant. C’était ainsi que certains crimes
inexplicables avaient été commis, puisque la piqûre demeurait à peine visible.
Les médecins légistes ignoraient ces blessures infimes qui échappaient à leur
sagacité.
Beppo et Frédéric se reconnurent
au premier coup d’œil. Notre artisan était occupé avec un assistant auquel il
apprenait à souffler et sculpter le verre à la manière des anciens de la Rome
antique. L’oeuvre en cours de création, de façonnage, consistait en un gobelet
filigrané représentant un taurobole. Malgré la chaleur qui incommodait
Guillaume, aucun de nos interlocuteurs n’éprouva le besoin de s’aérer. Malgré
tout, Beppo offrit civilement une limonade authentique à ses trois visiteurs.
Sir Charles, pour capter les
conversations, avait plus d’un tour dans son sac. Muni d’un cornet acoustique
de cuivre, il fut tout ouïe.
- Viendrais-tu, Federico, me
commander quelque chose de très particulier que je dois réaliser sur l’heure ?
- Pas tout à fait, mi caro mio.
J’ai besoin de ton expertise à propos d’une psyché enchâssée dans une armoire
ordinaire. Nous logeons au San Cassiano près du Grand Canal, face à la
ca’d’Oro.
Beppo approuva.
- C’est cosy, là-bas et pas trop
cher.
- Tout est relatif, jeta Pieds
Légers à qui l’on n’avait rien demandé.
Muni de tous ces renseignements
gracieux, Sir Charles n’eut plus qu’à attendre que nos compères ressortissent
accompagnés du maître verrier qui donna ses instructions à ses ouvriers avant
de s’absenter pour le restant de la journée. Les quatre compagnons attendirent
le retour du vaporetto tout en devisant de choses et d’autres. La conversation
s’engagea sur les œuvres données à la San Fenice.
- A la fin de la saison dernière,
il a été donné un Nabucco de toute beauté, commença maître Gini.
Tellier fronça les sourcils et
répondit :
- Nabucco n’est pas mon
opéra préféré, loin de là. Aïda non plus d’ailleurs. Trop pompier.
J’accepte d’écouter La Traviata et Il Trovatore. Pour moi, Verdi
en fait trop.
- Dans ce cas, tu as un faible
pour ce Teuton de Wagner.
- Pas du tout. Apprends que j’ai
assisté à cinquante-huit représentations d’Otello. Je m’arrange pour me
rendre à Paris, Londres, Budapest, Moscou, Vienne, Pretoria, New York, Boston
chaque fois que cet opéra est donné.
Ce que l’Artiste ne dévoilait
pas, c’est qu’il se déplaçait dans le temps pour savourer l’évolution des
interprétations dudit opéra. Autrefois, avant qu’il vécût à l’Agartha, le Danseur
de Cordes et sa bande mettaient à profit ces séjours musicaux afin de
cambrioler quelques gens de la Haute qui assistaient également à ces premières
mémorables.
Dans son coin, le mathématicien
sortit un délicat mouchoir brodé et s’épongea le front. Ce genre de
conversation l’agaçait prodigieusement.
Parvenu dans la chambre de
Michel, Frédéric laissa Beppo examiner l’étrange miroir.
Après expertisé l’œuvre, le
maître verrier s’exclama :
« Beau travail, par ma foi !
Il remonte à plus de deux cents ans. Alors, la Sérénissime avait reçu commande
de Louis XIV pour la Galerie des Glaces de Versailles. Sinon, je ne décèle
aucune anomalie. Pas de fêlure, pas de bulles, aucune craquelure et… rien que
nous tous se reflétant. Le spectre dont vous m’avez fait part est parti
messieurs… A moins que… Il va me falloir extraire ce miroir du meuble ! »
**********
Les allers et venues qui s’en
étaient suivis avaient décontenancé sir Charles d’autant plus qu’il avait vu
Michel Simon s’en revenir en l’hôtel San Cassiano muni entre autres de tout un
outillage de charpentier, cheminant avec une désinvolture étudiée tout en
sifflotant une musique de bastringue. Le mathématicien ne pouvait se permettre
de prolonger davantage sa surveillance; il craignait qu’Alice profitât de ses
multiples absences pour s’éclipser. Bien qu’il la droguât et la maintînt dans
un état semi cataleptique, par un recours conjugué au laudanum et au disque
hypnotique semblable à celui imaginé par Edgar P. Jacobs, Merritt savait que
l’adolescente demeurait imprévisible pour ne pas dire dangereuse.
Ce fut pourquoi il s’en revint à
pas comptés à sa résidence proche du palazzo Balbi. Attribué à
Alessandro Vittoria, ce palais était doté d’une façade tripartite présentant
une partie centrale ouverte de fenêtres trilobées aux étages supérieurs. Son
soubassement était sculpté de bossages tandis que des obélisques surmontaient
la toiture. Arrivé en ces parages, il
croisa opportunément Gabriele d’Annunzio. Le poète italien en ses flâneries
méditait sur la manière d’achever l’œuvre qu’il composait, ce fameux Enfant
de volupté dont il espérait confier la traduction française à Aurore-Marie
en personne. Sir Charles en profita et l’accosta, en gentleman.
- Messer, commença-t-il,
pardonnez-moi de vous déranger ainsi, mais il me semble bien avoir eu l’insigne
honneur de vous rencontrer lors de la soirée donnée par le marquis de Balmonte
il y a une dizaine de jours.
- En effet, j’y étais, répondit
l’écrivain les yeux toujours dans le vague. C’était en la majestueuse villa du
doge Pisani.
- Oui, c’est cela. Vous vous
enquîtes des singularités du célébrissime parc conçu par Frigimelica. (En ce
temps-là, le célèbre bassin n’existant pas puisque créé en 1911, Merritt et
Gabriele ne pouvaient savoir qu’en ce dit parc se tiendrait, au milieu du XX e
siècle des réunions secrètes des tétra épiphanes dirigés alors par un certain
Anselme Lefort).
Après avoir marqué un temps
d’arrêt, sir Charles se présenta.
- Comme mon accent le laisse
entendre, je suis sujet britannique. Je me nomme Charles Merritt, esquire.
- Enchanté, signore. J’ai
souvenir que vous me parlâtes, l’autre soir, du labyrinthe, qui vous intriguait
tant. Il fut réputé, au siècle de la douceur de vivre, pour ses scènes galantes
et ses parties de colin-maillard.
- Watteau a dû s’en inspirer pour
ses tableaux, suggéra le mathématicien.
- J’ai promis à une grande amie,
la baronne de Lacroix-Laval une visite des lieux. Elle pourra goûter à l’art
insigne de Girolamo Frigimelica et aux non moindres célèbres statues de Zéphyr
et Flore des Bonazza père et fils.
Plus Gabriele avançait dans la
description du parc et du jardin, davantage sir Charles peinait à réorienter la
conversation. Toutefois, il parvint à intercaler une question.
- Le doge Alvise Pisani fut-il un
grand bibliophile?
- A ma connaissance, il ne
possédait aucun manuscrit rare. Cependant, des rumeurs ont couru sur un cabinet
secret détruit lors de la fin de la République, en 1797.
- Diantre! S’exclama alors le
Britannique. Lors de la campagne d’Italie, les troupes de Bonaparte
organisèrent le pillage systématique des œuvres d’art. Ce que renfermait ce
cabinet secret aurait-il été inclus dans ces rapines?
- Bonaparte était un intellectuel
médiocre, assena Gabriele. Si accaparement des trésors dissimulés par le doge
il y a eu, c’est entre les mains de Fouché ou de Talleyrand que parvinrent les
livres et manuscrits précieux. Quant à moi, j’opterais pour le prince de
Bénévent.
Le poète décadent marqua une
pause puis reprit.
- Via l’Autriche, après le traité
d’Utrecht, certains fonds secrets en provenance des collections de l’Empereur
alchimiste Rodolphe II, parvinrent en la Sérénissime.
D’Annunzio multipliait, comme on
le voit, les imprudences. Il se confiait à un quasi inconnu, se laissant
emporter par son goût du paraître et son envie d’étaler son érudition. Ainsi,
il était en passe de dévoiler au chef de la pègre de Londres une partie du
parcours chaotique des codex tétra épiphaniques cléophradiens et autres entre
Vienne et Paris via Venise au grand contentement de l’Anglais.
D’Annunzio poursuivait,
imperturbable.
- Les collections de manuscrits
que le doge Pisani avait hérités de la cour d’Autriche comportaient des traités
gnostiques hérésiarques remontant, pour la plupart d’entre eux, au II e siècle.
Sir Charles n’avait pas besoin de
prêter attention à l’entièreté du verbiage de l’excentrique versificateur et
romancier. Sa pensée parvenait à accoler, à assembler les différentes pièces du
puzzle. Talleyrand, en tant que grand prêtre des tétra épiphanes, s’était
emparé du corpus convoité, empêchant ainsi au passage la Prusse d’y mettre la main, et ces ouvrages étaient
demeurés parmi les biens de ses successeurs Vidocq et Thiers jusqu’au fameux
vol que lui-même Merritt et ses acolytes avaient commis lors de la cérémonie
d’intronisation d’Aurore-Marie en 1877. Cependant, un livre avait toujours
manqué. Ce livre, Alice en avait parlé durant son délire hypnotique. Rodolphe
II l’avait possédé, John Dee le lui avait vendu. C’était une compilation plus
complète que celle de maître Biao car les Chinois eux-mêmes espéraient
s’emparer dudit ouvrage. À force d’espionnage, grâce à son réseau
international, sir Charles, dont la possession du livre manquant était le but
primordial de sa présence à Venise, recoupant les informations fournies par une
Alice sous son emprise, avait appris que d’Annunzio en était le propriétaire
actuel. Nous comprenons mieux alors pourquoi le mathématicien dévoyé l’avait
ainsi accosté.
Le poète ne s’était pas rendu
compte du silence de son interlocuteur. Il avait poursuivi d’un ton de plus en
plus enthousiaste…
- Madame de Saint-Aubain est
actuellement présente en la Sérénissime.
- Aurais-je l’insigne honneur de
lui être présenté? Fit Merritt d’un ton doucereux.
Sir Charles mentait effrontément.
Il connaissait Aurore-Marie depuis l’année précédente, lorsque celle-ci avait
été l’invitée de Lord Sanders. De toute manière, il n’avait jamais perdu sa
trace depuis 1877, réussissant à passer entre les rets de Kulm.
- Pourquoi pas? fit aimablement
Gabriele. Je m’offre volontiers comme intermédiaire dans cette affaire. Pour
l’heure, la baronne loge au palais Loredan.
Merritt soupçonnait
qu’Aurore-Marie avait sur lui une longueur d’avance. Cela signifiait que
Gabriele lui avait déjà prêté le codex. Cette scène avait pour paradoxe de
disculper Merritt de la présence de Betsy Blair. Si l’entité A El représentait
le troisième larron dans l’histoire, Sir Charles n’aurait pas partie gagnée.
Plus que jamais, il devait tenir compte des avertissements d’Alice. Cela ne
diminuait en rien sa détermination.
*******
A force d’efforts, Frédéric,
Michel, Beppo et Guillaume étaient parvenus à démonter l’armoire et à en
desceller la glace qui l’ornait.
Le comédien, en bras de chemise,
les manches retournées, suait d’abondance, peu accoutumé à donner ainsi
physiquement de sa personne. A cause de la chaleur humide, la fenêtre demeurait
ouverte, ce qui permettait à des effluves alcalins douteux en provenance du
canal de remonter jusqu’à la chambre. Dans ces remugles, une obsédante odeur de
poisson pourri soulevait le cœur de Guillaume. En son for intérieur,
l’adolescent se promit de ne plus jamais déguster de fruits de mer et de faire
la diète des produits halieutiques. Beppo dirigeait tout, en expert. Il s’était
muni d’un stéthoscope afin de sonder une présence vivante à l’intérieur du
tain. Son oreille attentive perçut une respiration ténue.
- Il y a bien quelqu’un
là-dedans, fit-il après un temps.
- Patron, on fait comment
maintenant ? S’exclama Pieds Légers, impatient du résultat. On brise la glace
et on sort le type des éclats ?
- Surtout pas, jeta l’Artiste
d’un ton sévère.
- Madre mia, gronda
l’Italien. Vous voulez tuer le prisonnier. Mon hypothèse est qu’un sortilège
l’a conduit là-dedans. Qui dit sortilège sous-entend la main d’il Diavolo !
Si nous devons extraire ce malheureux, c’est à l’aide de la science de la
réfraction de la lumière. Tout est consigné dans un texte de Ruggieri.
-
Le parfumeur et astrologue de Catherine de Médicis ?
Le parfumeur et astrologue de Catherine de Médicis ?
- Lui-même. La méthode consiste
en l’installation d’un pentagramme de miroirs disposés à chaque point cardinal,
avec, placé au centre, celui dans lequel notre captif est supposément renfermé.
- Je croyais que n’importe quelle
psyché était susceptible d’en révéler la présence, dit Frédéric.
- En théorie seulement, reprit
Beppo. Seule la nef de La Salute dispose de l’espace suffisant pour que
l’effet réfractif agisse, et c’est à midi exactement que nous devons officier.
- Au zénith, donc, acheva le
Danseur de Cordes. Il nous faudra nous procurer les quatre autres miroirs puis
attendre demain.
- Mazette, grommela Pieds Légers.
J’sais pas si je tiendrai jusqu’à demain.
A suivre...
***********