vendredi 13 novembre 2009

Aurore-Marie de Saint-Aubain et la duchesse d'Uzès


Aurore-Marie de Saint-Aubain entre dans le salon du château de Bonnelles, propriété préférée de la duchesse d'Uzès.
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Le doux regard mystique de la jeune femme-fleur balaya longuement le lounge si coquet, dont elle adorait le style rococo. Aurore-Marie cherchait la nouveauté, les objets menus à sa semblance, dignes d'une maison de poupée, les turlutaines inédites qui eussent pu s'être ajoutées depuis sa précédente visite d'octobre 1887. Elle reconnut le délicat billard japonais de merisier, d'acajou et de santal, les familières tapisseries galantes inspirées de Chardin et des chinoiseries du temps du Bien Aimé, avec leurs petits singes facétieux anthropomorphisés, ces macaques, capucins, saïmiris et autres ouistitis platyrhiniens des Indes occidentales, qui lui rappelaient l'affectueux surnom dont Albin avait doté sa bien aimée épouse, aussi fluette que ces mignonnes créatures sylvestres.
Statuettes, médailles, bronzes, pièces d'orfèvreries gemmées,
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aiguières ottomanes et mozarabes auliques,
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objets liturgiques médiévaux (croix, ciboires, calices, ostensoirs, châsses, reliquaires) en émaux champlevés, psautiers et sacramentaires carolingiens et ottoniens aux fermoirs chantournés sertis de pierres fines et couverts de dorures fondues à la cire perdue, parfois plus faux que des fac-similé en cela qu'ils servaient de leurre, de camouflage à des ouvrages bien plus sulfureux et porcelaines d'Europe ou de Chine n'étaient ni plus, ni moins nombreux que l'autre fois. Myron, Scopas, Praxitèle, Pollaiolo,
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Clodion,
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Germain Pilon, Pigalle,
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Houdon, Verrochio,
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Donatello,
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Barye, Rodin, Carpeaux, Frémiet
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: aucune sculpture ne manquait à l'appel... Toutefois, Aurore-Marie s'intéressa davantage à une réplique en réduction de la fameuse statue équestre de François Sforza, duc de Milan, due au maître Leonardo, détruite hélas par les arbalétriers de Louis XII lorsque les Français prirent le Milanais et chassèrent Ludovic Le More du pouvoir.
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Ce bronze faussement patiné, issu de l'atelier de Barbedienne, qui jurait quelque peu, car il rompait l'harmonie de l'ensemble, procurait une touche factice, excessivement salonarde, à cette pièce réputée d'un goût aristocratique, comme si Madame la duchesse, sous l'influence populacière des amis du brav' général revanche, se fût soudainement convertie aux mauvais usages de la bourgeoisie d'affaires. L'autre problème, suraigu, irrémissible, obsessionnel, était que Madame de Saint-Aubain avait remarqué exactement le même bronze chez lady Pembroke, lors de son séjour à Londres, l'an passé, voyage fashionable qui avait pour purpose, comme on disait dans le langage d'Albion, d'assurer la promotion de la traduction anglaise de son recueil de poésies « Églogues platoniques ». Notre jolie petite blonde, notre tiny bibelot, ne savait conséquemment plus s'il fallait voir dans cette propension fin de siècle pour les bronzes faussement anciens du snobisme, de l'infatuation ou de la forfanterie.
Une subtile senteur de vanille, de cette vanille authentique recueillie dans le royaume d'Imerina, alliée à l'exhalaison d'un bouquet de myosotis sis en un grand vase de Sèvres remontant au temps de Marie-Amélie, reine des Français, sans omettre ces curieuses traces olfactives non encore tout à fait évaporées, indéfinissables, fantomatiques, de quelque cataplasme de fenugrec dont on ignorait pour quel usage il avait pu servir, emplissaient ce lieu cosy aux tentants canapés capitonnés de velours grenat et de tussah brodé de guipures dorées, invite roborative au repos de la languide blondine. Aurore-Marie esquissa un sourire connaisseur à l'identification de répliques antiques des arts d'Etrurie, d'Asie Mineure et de la Grande Grèce. Elle vouait un culte particulier, nostalgique, à la civilisation gréco-romaine et ses iris de résine, si effarouchés, si craintifs d'habitude, pétillèrent à l'examen familier de ces reproductions de l'oenochoé ou olpè Chigi,
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du cavalier Rampin, du Mars de Todi, de l'Aphrodite de Cnide,
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du sarcophage des Amants, de la chimère d'Arezzo et de l'Apollon de Véies, que quelques archéologues attribuaient au coroplaste Vulca, dont Amaury de Saint-Flour, le sculpteur roman dément du XIe siècle, qui travaillait presque exclusivement sur la cire, avait été l'ultime épigone.
Les doigts de la poétesse frémirent d'une sensualité impatiente, quasi exacerbée, portée exclusivement sur le toucher du Beau ; la baronne ne put s'empêcher d'ôter ses gants de peau chamois afin de caresser doucereusement de ses blancs doigts d'albâtre, ô volupté vénéneuse, le fin modelé d'une Aphrodite anadyomène en biscuit,
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dans la tradition néo-classique de Thorvaldsen, à moins que l'œuvre ne fût plagiée sur Coysevox, le maître du Grand Siècle. Elle s'attarda à dessein sur les courbes, les fesses et les seins de la statuette, attributs dont manquait son pauvre petit corps. C'était pour la baronne de Lacroix-Laval une sensuelle caresse, comme elle aimait à le faire lorsqu'elle tâtait longuement les dessous de soie, de satin et de percaline dont elle adorait se vêtir, en un mignard rituel narcissique et érotique qui pouvait se prolonger ad libitum. Aurore-Marie haïssait cette lingerie commune de coton portée par les autres femmes, un peu rêche, un peu grège, un peu jaune, un peu rancie, un peu écrue, un peu tout cela... Elle ne voulait ne rien faire, ni ne rien revêtir à la semblance de l'ordinaire. Le regard d'Aurore-Marie prit lors un éclat extatique. Sous l'effet de la suavité tactile prodiguée par le laiteux biscuit, elle se surprit à murmurer un « Tota pulchra es...ma Deanna... » qui fut en sa petite bouche fruitée tel un chantonnement de chardonneret ou de juvénile jouvencelle virginale du temps jadis où Berthe filait, qu'on eût pensée conviée pour la première fois en ses atours damassés au bal de Béatrice d'Este. Elle se laissa submerger par une sensation jubilatoire, quasiment émolliente, prise au jeu de son chuchotement lascif.
Les grands yeux ambrés de la sylphide blond-miel scrutèrent ensuite les tableaux de maîtres anciens et modernes, allant des primitifs italiens du trecento, dont une ébaudissante nativité d'un élève de Simone Martini, toute en douceur siennoise,
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jusqu' à Puvis et aux actuels petits maîtres mondains, anarchiquement accrochés aux murs tapissés de roses trémières dans le style du château de Compiègne.
Ce fut alors qu'un brusque éclair de courroux gâta son merveilleux regard. Les sourcils d'Aurore-Marie se froncèrent soudain. Elle avait aperçu ce portrait détesté dont elle s'était promptement débarrassé en en faisant don à la duchesse trois ans auparavant. Cette archaïsante et en même temps trop moderne peinture sur bois n'était autre que sa propre représentation, à l'âge de 17 ans, juste après ses noces, par monsieur Adolphe Monticelli, mort voilà jà deux ans.
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Pourquoi ce ténébreux camaïeu quasi monochrome d'ocre jaune, de marron, de Sienne, de roux, cette absence frustrante de toute couleur claire, céruléenne? Pourquoi ce coup de pinceau tourmenté, cette prémonition affreuse de l'expressionnisme violent, de Soutine, de Kokoschka, d' Ivan Le Lorraine Albright,qui commettrait en 1945 la consternante toile d'une hideur indicible peinte pour le chef-d'œuvre cinématographique d'Albert Lewin : « The picture of Dorian Gray », avec George Sanders et Hurd Hatfield dans le rôle de Dorian? Comme elle regrettait que son choix ne se fût point porté alors sur Boldini!
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La duchesse sentit le désarroi de l'amie, qui feignit aussitôt un accès de vapeurs. Alors que Madame d'Uzès prononçait ces paroles d'une troublante afféterie où pointait quelque soupçon de tentation saphique : « Très chère, souhaiteriez-vous que nous contemplassions ensemble, comme la dernière fois, mes collections funéraires égyptiennes, notamment mes momies, dont une, dit-on, aurait appartenu à l'érudit Peiresc? », la carnation quasi translucide du visage pointu d'Aurore-Marie se fit plus purpurine et, en un geste dolent quoiqu' explicite, parfaitement calculé, la poétesse quémanda l'olfaction des sels salvateurs. La comédie fonctionna une fois de plus, obviant la fâcherie mondaine. Madame de Saint-Aubain, baronne de Lacroix-Laval, alla mieux. Elle dit :
« Pourrais-je fumer, s'il plaît à votre convenance? Non point une cigarette, ou un de ces cigarillos qui vous arrachent les poumons, ces gâteries roulées un peu comme des bandelettes de vos fameuses momies? Je suis si fragile! »
Aurore-Marie sous-entendait d'une part, qu'elle avait envie d'un bon narguilé, et d'autre part, que les momies ne l'agréaient nullement pour l'instant, en cela que les balsamiques senteurs de plantes aromatiques qu'elles dégageaient étaient las dominées par les miasmes exsudant de la laideur décomposée de la croûte de natron et du bitume noirâtre qui prodiguaient, comment l'exprimer avec exactitude, un aspect de pourriture malpropre à ces corps embaumés.
« Un narguilé vous est exprès réservé, ma chérie. Je connais vos goût originaux, déclara la duchesse, bien au fait des désirs de la femme de lettres.
- Le baron Kulm sera-t-il là ce soir? demanda Aurore-Marie.
- Oui-da! »
Notre elfe luminifère poussa un soupir de soulagement. Kulm faisait partie des plans, du dessein de Cléophradès!
La duchesse reprit :
« Mes bibelots vous passionnent toujours et j'ai remarqué que vous quêtiez la nouveauté exquise. Apprenez, mon amie, que celle-ci ne vous sera dévoilée que ce soir, mais, en toute confidence, je puis déjà vous révéler sa nature : un extraordinaire masque automate japonais du VIIIe siècle de notre ère, de l'époque où la capitale nippone se trouvait à Nara.
- Je...je...hésita timidement la fragile muse d'une toute petite voix, si je puis...en toute mondanité...
- Mon Aurore, je sens que vous bouillez d'impatience à l'idée de nous lire vos dernières poësies! Je vous ai devinée dès que vous avez franchi le seuil! Lorsque votre voix se fait des plus ténues comme en cet instant, c'est qu'il s'agit pour vous d'une chose de la plus haute importance...artistique!
- Je souhaiterais vous lire quelques unes de mes compositions que j' inclurai dans mon prochain recueil. Il s'intitule « La Nouvelle Aphrodite ».
- Diable! Je parie qu'Aphrodite, c'est vous-même, très chère primerose!
- Oui...bien..sûr, bégaya, émue, la baronne de Lacroix-Laval.
- Soyez moins réservée lorsque vous affronterez ces messieurs qui constituent le gros de nos partisans!
- Certes, j'y veillerai... »susurra Aurore-Marie, les joues empourprées par sa gêne coutumière.
Rien ne semblait pouvoir contrer l'indéfectible timidité de notre parnassienne.
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