jeudi 29 janvier 2015

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 5 3e partie.



Arrivé à l’extrémité du couloir qui suintait d’humidité, dont les pierres moussues luisaient d’une sorte de phosphorescence malsaine, Sir Charles avisa un gardien, un geôlier, visiblement d’origine française, un type moustachu dont l’allure dénotait le malfrat ou passé-singe à cent lieues. L’homme, musculeux, arborait un maillot de corps de canotier, rayé bleu et blanc, qui menaçait de craquer aux coutures. La fraîcheur du souterrain ne semblait aucunement l’incommoder. Le mathématicien jeta un rapide coup d’œil à travers le judas entrouvert, s’avisant de la présence effective de la chose détenue, comme s’il eût redouté une improbable évasion, marmotta un « Fort bien ; je crois qu’elle dort. »,  puis s’adressa au pègre :
« Lucien, ouvrez-moi la cellule de miss A. L.
- Bien, Sir. »
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Au cliquetis des clefs, une créature hirsute bondit de la pénombre, arrêtée par d’impitoyables chaînes qui l’entravaient aux pieds et à la taille. Ces liens de fer rappelaient les forçats des anciens bagnes, tel Monte à Regret, ce membre réputé de la bande de l’Artiste, que ce dernier était parvenu à sauver par deux fois de la Veuve. L’être hurla telle une louve, puis s’immobilisa, se blottit dans un recoin. Ses yeux refusaient la lueur de la lampe qui dansait le long de la lèpre insane des murailles. C’était un fauve féminin qui était maintenu en captivité par Sir Charles Merritt, un fauve bien particulier, auquel on eût fait l’aumône au vu de ses guenilles, sans se douter de sa vraie nature, sans comprendre que la prisonnière incarnait à elle seule le plus impitoyable et monstrueux des crimes. 
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« A. L., c’est moi… Calmez-vous. Lucien, tenez-vous prêt. Si elle m’agresse, prenez la lance ! »
Le quinquet du mathématicien éclaira enfin la créature dont l’acception humaine se révéla toute, bien qu’elle soutînt la comparaison avec les pires aliénées confinées dans les plus sordides institutions pour malades mentaux.
C’était une jeune fille de treize ans, ensauvagée, aux longs cheveux d’un jais de freux, dont les mèches, crasseuses, tombaient jusqu’aux mollets. Vêtue d’une simple chemise longue, d’une hideur de souquenille, blanche autrefois et désormais d’une effroyable tavelure de crasse, les pieds nus, la privation de soleil et de nourriture saine depuis de longues années l’avaient métamorphosée en une espèce d’épave chlorotique et hectique. Sa vision révulsante et repoussante rappelait aux personnes avisées cette déshéritée de Jane Eyre, malheureuse épouse légitime de Rochester sombrée dans le puits sans fond de la démence fiévreuse. Tout son corps était fragrant d’immondices, blet d’on n’osait plus savoir quelle saleté, et sa pestilence, qui n’était pas sans rapport avec celle des demi animaux reclus dans les cachots voisins, s’additionnait aux exhalaisons hircines de la cellule.
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Les yeux de la mystérieuse enfant paraissaient creusés, charbonnés, comme ces maquillages excessifs gothiques, de films muets aussi. Tout en elle faisait songer à quelque représentation anecdotique et ténébreuse, d’une gravure à l’eau-forte illustrant un roman d’Anne Radcliffe. La Jeune Captive eût pu être son nom. Mais elle s’appelait A. L., treize ans depuis vingt-trois ans, stabilisée, immobilisée physiologiquement, depuis que la première, elle avait traversé le miroir.
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« Cela n’est plus possible ! glapit-elle. Rendez-moi mes pantaloons ! Je suis indécente ! Vingt-et-un ans de soins à Bedlam, deux ans chez vous ! Pourquoi m’avez-vous fait couper les ongles ? Mon poème demeure inachevé !
- Pour ne pas vous soumettre à la tentation de mettre fin à vous jours ! » répliqua Sir Charles.
Elle brandissait ses bras chétifs, dont les poignets étaient entourés de bandages salis : il était visible qu’à maintes reprises, la prisonnière avait essayé de se couper les veines.
«  Lorsque vous armâtes mon bras et me fîtes commettre l’irréparable… Mais ce n’était plus vous ! Il n’est pas ainsi ! »
Elle bavait, crachait et éructait plus qu’elle ne parlait. Elle se cambrait, projetait en avant son buste malingre, pensant, par cette posture qu’elle pensait menaçante, intimidante, démontrer à son tourmenteur toute son agressivité. Les salières saillaient sous l’échancrure du col de sa chemise surie.
« Les cellules adjacentes à la mienne… Quelles sortes de captifs y détenez-vous donc ? Pour quelles peines, pour quels forfaits ? Ah, leurs plaintes, leurs clameurs inhumaines, démoralisantes, m’empêchent de dormir ! L’une me fait songer à un chant de siamang, à un appel poignant sans réponse…
- C’est l’anthropopithèque caprin qui chante quelquefois. Il est difficile à dompter.
- Les autres ?
- Un Homo pongoïde, un homme-loup à l’imparable mâchoire d’acier et un Améranthropoïde.
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- Êtres imaginaires, de fables, de légendes… Vous me mentez ! Vous m’avez toujours menti ! Vous n’êtes plus lui, parce que, comme moi, vous êtes passé du côté interdit. Pourquoi ai-je toujours treize ans ?
- La stabilisatio mundi rêvée par la dynastie Gupta et par l’Empereur Gallien… Ma chère A. L., vous êtes un chef-d’œuvre. Il est fort dommageable que votre santé mentale fut affectée par votre incroyable voyage.
- Vous aussi, vous le tentâtes ! C’est la raison pour laquelle vous n’êtes plus lui !
- Je dois vous questionner. »
Elle ne répondit pas, préférant s’enferrer dans un chantonnement doux, un murmure de vers hermétiques, en français, que Sir Charles, frémissant, crut identifier.
«  Ô pyxide dont les libations que je verse
Au sein des bas-reliefs des naïskos
Qu’alors donc avec Psappha la déesse converse…
- Ces vers ne sont pas de vous…ni de moi, ni de lui. Ils sont de Marie d’Aurore ! Vous l’avez rencontrée, là-bas, de l’autre côté !
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- Oui, je la vis, je ne le nie point ; mais il y a incongruité, aberration… Elle me ressemblait par trop exactement… J’ai treize ans pour toujours, elle n’en déclarait que deux tout en ayant exactement mon apparence, ma vénusté brune…
- Une fois franchie cette frontière, les rapports entre l’espace et le temps se trouvent bouleversés.
- Rendez-moi mon âge réel ! Je vous en conjure !
- Vous vous retrouvez prisonnière d’un paradoxe temporel personnel, parce que vous avez bravé l’interdit de la psyché. Je suis impuissant à y remédier. S’il me venait l’improbable fantaisie de le tenter, je vous briserais en mille éclats scintillants. Vous vous transformeriez en poudre de silicate.
- En ce cas, pour quelle sombre raison m’obligeâtes-vous, lorsque je m’extirpai du miroir, à tuer tous les miens ? La raison me revint trop tard pour eux, à temps cependant pour épargner ma chatte.
- Vous m’aimiez, A. L. Vous avez agi par amour pour moi.
- Non pas pour vous, mais pour lui !  Je mis par trop de temps à comprendre l’imposture, l’échange de personnalités. Ma mère, mon père, mes sœurs… Le tribunal reconnut mon irresponsabilité. On m’enferma à vie à Bedlam, et, quand vous m’en fîtes évader… Quant à mon amour pour vous, il s’est mué en une haine inexpiable, inextinguible ! Je suis la seule à souffrir ! S’il est un dieu, j’espère qu’il saura vous punir comme vous le méritez.
- Il n’y avait pas que Marie d’Aurore, de l’autre côté du miroir. Vous rencontrâtes A-El, et il fusionna en vous ! La réapparition du codex de Sokoto Kikomba, c’est vous !
- Vous me faites trop d’honneur. Je ne suis pas A-El, seulement A. L., hélas, que son instrument. Vous croyez m’avoir désarmée en me coupant les ongles, m’amputant ainsi de mes facultés créatrices. Je ne puis plus poursuivre mon poème universel… en hommage à celui que vous fûtes, à celui que vous avez remplacé je ne sais comment… Voyez, et lisez ! »
Sir Charles ne put s’empêcher d’approcher la lampe d’une des parois du cachot que la jeune fille meurtrie désignait de sa main droite bandée.
«  J’ai gravé cela, j’ai rédigé cela, inlassablement, au fil des jours, enrichissant mon texte, faisant preuve de toujours plus d’inventivité, de créativité, afin de le surpasser, en souvenir de lui.
- Il n’est pas mort, mais ailleurs, dans un autre temps, je vous le garantis. Je ne suis pas responsable de ce cours de l’Histoire.
- Lisez, mais lisez donc !
- C’est pure folie, mais pourtant… Elle a dépassé son modèle ! »
Le mathématicien parvint à déchiffrer sur le mur obombré quelques vers tarabiscotés dont le style se réclamait d’un certain Jabberwocky.
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Clapoutinait le Platybelodon
Crapinagulait l’espingole
Zircobulonait le zigotibulon
Tardenoisait l’alphamangroove
Wizekigalorinait l’almatitude
Zinko, ziko del crash and tu !
C’était semblable à quelque discours halluciné, à quelque logorrhée épique et agglutinante de griot africain.
Profitant de la distraction du criminel, A.L., ivre de fureur, sous les stridulations des mots impossibles qui vrillaient et lui sciaient les tympans au sens propre comme au figuré, voulut, malgré ses chaînes, se jeter sur son tourmenteur afin de l’étrangler. Elle avait agi par instinct et omis de compter sur la promptitude de Lucien, le garde du corps. Soudain, un jet d’eau glacée fit reculer violemment la démente contre la muraille. La pompe à eau électrique était impitoyable. Suffoquant, l’adolescente pour l’éternité rabattit ses mains, se couvrit la tête afin de se protéger du flux glacial. Les singes légendaires et autres hybrides cryptozoologiques, qui croupissaient dans les autres geôles, perçurent l’agitation et se mirent à glapir, grogner et hululer. Merritt ne se réjouit point de ce tapage et se retira marri.
« La prochaine fois, je jetterai en pâture à cette garce les poupées décomposées de ma nièce Daisy ! »
Il reprendrait son interrogatoire ultérieurement, avec le disque hypnotique. Le cas d’A.L. était digne qu’on l’examinât et l’analysât, plus remarquable encore que tous ceux étudiés par Charcot à la Salpêtrière. Sir Charles savait qu’il vivait en un siècle extraordinaire, un siècle d’exhibition de l’Autre, de l’altérité, monstre, sauvage ou fou.  Un siècle où tout était scientifique et mesurable par la statistique.

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Il avait échappé à la destruction du laboratoire mais il s’en souvenait à peine. Installé à l’étroit dans une sorte de cocon composé de milliers de couches de matière polymorphe, il passait sans transition du sommeil à la veille, de la somnolence à la totale conscience. Franchissant les unités astronomiques et les parsecs, la navette déchirait l’espace pour le réamalgamer autour d’elle, bondissant d’un vortex à l’autre, d’une brane à l’autre, sautant d’un trou de ver à un suivant. Le fragile vaisseau de survie ressemblait quelque peu à une étoile filante de cristal composée de centaines et de centaines de flèches de cathédrale, lancéolées et hyalines.
Les feuilles des chronolignes se succédaient en une pérégrination fabuleuse au sein d’un Pantransmultivers protéiforme et mouvant. Circonvolutions labyrinthiques, méandres de réticulum de Baphomet, tourbillons de pensées divines où cracha le dragon…
Après un temps indéterminable, la navette pénétra dans l’atmosphère, ses boucliers thermiques activés. Cependant, cela n’empêcha pas la carbonisation de soixante-douze de ses couches. Le ciel en flammes dénonçait l’arrivée d’une comète au-dessus de Lagash. Les sujets du roi ou Lugal, du prince Gudea, 
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paniquaient devant ce prodige, cette manifestation inattendue. Nombreux furent celles et ceux qui se réfugièrent dans leur demeure de pisé chaulé tandis qu’un seul ne s’étonna point du phénomène. Il vit un être titubant s’extirper de ce qui restait d’une navette intergalactique. Lentement, l’humain alla à la rencontre du mystérieux alien. L’homme était grand pour son temps ; il arborait une chevelure blonde et une barbe imposante de même teinte, tressée avec soin, comme le commandaient les impératifs de la mode. Alors que la créature s’affalait juste aux pieds du Mésopotamien, celui-ci articula lentement, avec un léger accent exotique, dans une langue qui n’était pas celle de la terre aux deux fleuves, celle de son époque :
« Bienvenue étranger. Je m’appelle Bokadu. »
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C’était la crise, une énième crise ministérielle. Le cabinet Queuille
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 venait d’être mis en minorité, pour des raisons spécieuses. La France n’avait nullement besoin de cette vacance du pouvoir, alors qu’en Indochine et en Corée, la guerre faisait rage. Le président de la République, Monsieur Vincent Auriol, saisissant l’urgence de la situation, s’essaya à de nouvelles combinaisons, à des dosages politiques inédits. 
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Un nouveau gouvernement fut formé, présidé par Georges Bidault. La nouvelle fut claironnée par la presse, par la radio, et répétée par les actualités cinématographiques Gaumont. Anselme Lefort, l’étoile montante du parti radical, avait été choisi au ministère de l’Intérieur. Le bonhomme n’aimait pas qu’on le mît en valeur sur la scène publique. Il préférait de loin les coulisses, surtout que pour l’heure, il devait mener à bien une dangereuse affaire qui avait un peu à voir avec les intérêts français et beaucoup avec les siens propres. Deux ans plus tard, il obtiendrait malgré lui la présidence du Conseil.

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Frédéric, avant d’éliminer le saboteur du Bellérophon noir, ne s’était pas privé pour lui soutirer tous les renseignements utiles à son enquête londonienne. Petite explication: Tellier n’éprouvait aucune surprise à prendre connaissance des noms des bailleurs du criminel; sir Charles Merritt et Lord Percival Sanders lui étaient familiers bien que l’Artiste qui avait combattu ces tristes sires appartînt à une chronoligne tout à fait différente et eût été âgé de soixante-et-un ans alors que le Tellier de l’Agartha avait officiellement trente-huit ans. Daniel Lin, en tant que Préservateur, lorsqu’il avait acclimaté le Danseur de cordes dans son nouvel environnement, avait fait en sorte qu’il conservât la mémoire intégrale de ses expériences passées et de sa vie tumultueuse. En fait Frédéric Tellier appartenait à une trentaine de pistes temporelles. Dans celles-ci, sa destinée était tout aussi agitée.
Ce fut donc la raison pour laquelle le bandit repenti n’éprouva aucune difficulté à organiser un petit cambriolage dans les pénates de Lord Percy puisqu’il connaissait déjà sur le bout des doigts la configuration des aîtres, pièges et gardes du corps exotiques y compris. Cependant, il fallait que Spénéloss briefât Pieds Légers alias Guillaume Mortot (ici un Guillaume âgé de dix-sept-ans) afin de lui expliquer la nature du vol ainsi que sa dangerosité potentielle.
Comme tous les Helladoï, Spénéloss était une encyclopédie vivante.
«  Ce dont nous devons nous emparer présentement représente un danger non seulement pour l’humanité de ce 1888-ci mais également pour l’équilibre de notre communauté. Certes, nous n’allons pas voler les codex de Lord Percy eux-mêmes mais les carnets de son féal, le chef de la pègre de Londres, sir Charles Merritt, carnets dans lesquels ce mathématicien de génie a consigné l’ensemble des recherches qu’il mène au sujet des écrits tétra-épiphaniques depuis plus de quinze ans. Pour les codex, je me contenterai d’en assimiler visuellement le contenu.
- Ben, quoi! Vous allez les photographier mentalement! Y a pas de lézard!
- En quelque sorte, fit Spénéloss en retenant un soupir d’agacement. Le corpus analysé par Merritt comprend d’abord l’ensemble que lui et sa bande dérobèrent au baron Hermann Kulm dans les souterrains de Cluny dans la nuit du 18 au 19 septembre 1877. À savoir, la Tetra Epiphaneia et l’Embruon Theogonia de Cléophradès d’Hydaspe le fondateur gréco-indien de la secte gnostique, la Tetra Sphaira de son successeur Euthyphron d’Ephèse, le Contre Cléophradès d’Irénée de Lyon, le Rescrit de l’Empereur Antonin le Pieux ordonnant la persécution des Tetra épiphanes dont le rédacteur fut le procurateur équestre Quintus Severus Caero, sans oublier bien entendu le Contre Origène de Dion d’Utique, l’Almageste de Ptolémée et l’Anti-Justin de Cléophradès. Il y avait bien un recueil d’épîtres dans le lot volé en 1877 mais les papyrus le composant sont tombés en poussière à leur arrivée à Londres et sir Charles a mis près de onze ans à pouvoir mettre la main sur une autre compilation. Je vous avoue, mes amis, être entré derrière le scientifique dévoyé dans la boutique où il avait provoqué un carnage lorsqu’il avait dû s’emparer des précieux documents. Nul ne m’avait remarqué ; l’impassibilité helladienne vaut celle des sujets de Cathay et il m’a suffi de revêtir une robe de soie pour passer inaperçu.
- Mazette. Mon cher, vous auriez dû vous faire embaucher par une des triades depuis au moins vingt ans !
- Je ne suis pas destiné, vue mon éducation, à une vie de criminel, rétorqua l’Hellados vexé. Comme vous le savez, les blessures intestinales sont, certes, létales, mais leur effet n’est pas foudroyant. Bien qu’éventré par le Velociraptor, maître Biao respirait encore lorsque j’entrai dans l’arrière-boutique de l’échoppe. Ce fut pourquoi je pus lui soutirer en ses derniers instants de vie, les renseignements cruciaux pour la mission.
- Bof ! Encore votre fusion mentale à la noix !
- Vous avez grand tort de mépriser les atouts des Helladoï. Dans cette guerre que nous menons, ceux-ci peuvent nous apporter la victoire. Mais résumons. Le recueil d’épîtres dont Merritt s’est emparé comprend la totalité des lettres que Cléophradès adressa à Marcion de Sinope, Celse, l’auteur de Contre les chrétiens qui n’est pas perdu dans toutes les chronolignes puisque nous en possédons un exemplaire dans Agartha City, exemplaire annoté par Erasme
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 et Pic de la Mirandole en personnes, l’Empereur Antonin, Justin Martyr, Valentin, Polycarpe et l’imaginaire Tryphon. Je vous rappelle que Cléophradès d’Hydaspe a fondé la secte des Tetra Epiphanes en l’an 150 après qu’un forgeron bithynien lui eut fabriqué la chevalière dite du pouvoir détenue actuellement par Aurore-Marie de Saint-Aubain, chevalière constituée de matériaux extraterrestres que je soupçonne provenir du quadrant Olphéan.
- Pouce, seigneur Hellados! Je n’ai pas votre cerveau! Je comprends goutte à ce que vous racontez…
- Pourtant, vous êtes bien passé par les améliorateurs d’intelligence, Guillaume!
- Qu’est-ce à dire ? Que je suis le dernier des idiots ?
- Je n’ai pas pensé cela. Mais les humains sont… je me tais… Daniel Lin ne serait pas content. Je reprends. Les matériaux de la chevalière du pouvoir ont insinué en l’esprit de notre théologien ou philosophe l’idée syncrétique d’une nouvelle religion reposant à la fois sur le brahmanisme, le bouddhisme, le mazdéisme, le polythéisme gréco-romain et le christianisme primitif, sans oublier ce que l’on peut nommer les prémisses de la Kabbale, bien que je sache celle-ci postérieure. La synthèse définitive et l’intégration de celle-ci dans la croyance Tetra épiphanique ne sont intervenues que dans l’Espagne de 1600 sous le « pontificat » de don Sepulveda de Guadalajara
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 qui avait su judicieusement s’entourer de conseillers conversos occultes. Ainsi Cléophradès a fondé une religion monothéiste où Dieu, dénommé Pan Logos, s’est subdivisé en quatre personnes ou hypostases après avoir séparé le Mal, A-El. Je n’en dirai pas plus, cela deviendrait trop compliqué.
- Ouf ! Vous l’admettez enfin.
- A part des problèmes d’hérésie, ajouta Tellier intervenant enfin dans la conversation après avoir laissé le Times sur un charmant guéridon, les codex Tetra épiphaniques sont dangereux parce que la lecture des formules qu’ils contiennent permet l’ouverture de vortex communiquant avec des mondes parallèles pas toujours synchrones. De plus, ils intègrent les secrets de la fabrication de ce que le XX e siècle dénomma la bombe atomique.
- Maintenant, c’est aussi clair que de l’eau de roche. On se bat contre des tarés, véritables dangers publics. Qu’attendons-nous pour passer à l’action tout de suite?
- Une minute, mon petit. Il nous faut revêtir nos tenues spéciales de monte-en l’air, passer nos chaussons de feutre, prendre nos rossignols, nos limes, nos pieds de biche, nos diamants et nos rats-de-cave.
- Je suis partant ! »

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L’effraction des clôtures puis des fenêtres de la propriété n’avait représenté aucun problème pour notre trio. Sir Charles était trop occupé par ses affaires avec A. L. tandis que Lord Percy était absent pour cause de bamboche. Ne gardait les collections qu’un groupe de serviteurs indiens fort anodins bien qu’il y eût un Thug parmi eux puisqu’il suffit de quelques prises helladiennes administrées par Spénéloss pour leur régler leur compte. Les cafres sombrèrent dans l’inconscience durant une heure. Le scientifique avait bien calculé la force de sa prise. Heureusement car, sinon, les malheureux soumis à la pression extraterrestre auraient décédé instantanément.
Guillaume s’énerva à la vue du contenu des vitrines que son rat-de-cave révélait.
- J’vois là aucun bouquin ou parchemin moisi ! On perd notre temps. Des momies qui puent, des têtes réduites d’Amazonie, des statuettes hindoues indécentes, des tabatières, de l’argenterie, c’est bon pour les voleurs et les marlous ordinaires.
- Mon petit, Lord Sanders n’expose pas ainsi à la vue de tous ce qui est véritablement précieux, fit remarquer Frédéric. Réfléchis !!!
- Bien dit, compléta Spénéloss. Il nous faut situer un cabinet à secrets… j’opterais pour ce fumoir.
- Une intuition? S’étonna l’Artiste.
- En quelque sorte.
Le meuble incriminé se trouvait effectivement à cette place sous une toile mondaine d’Alfred Stevens qui représentait une cocotte bien en chair alanguie sur un divan à peine vêtue de bas de soie couleur rose et d’un camélia.
- C’est là une peinture de boxon, mes aïeux ! siffla Pieds Légers.
- Sans doute, mais il faut tromper son monde, ironisa Frédéric. Les préférences de ce noble Lord sont plus juvéniles et plus exotiques.
- Ben… c’est un pédéraste, quoi !
- Lord Percy court les adolescents indiens, birmans, japonais et siamois travestis en fillettes…
- Celui-là, il aura pas sa place à l’Agartha !
Spénéloss n’avait rien dit. Fasciné par le meuble, il s’était attelé à en percer les secrets. Appliquant les formules mathématiques de Gauss et de Babbage, les plus logiques dans le mental de sir Charles, il eut tôt fait d’ouvrir les différents tiroirs. 
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- Bravo ! s’inclina Pieds Légers sincèrement empli d’admiration pour l’exploit de l’Hellados.
- Bah ! Broutilles lorsqu’on domine comme moi les mathématiques multidimensionnelles.
Comme nous le savons, un « écran de fumée » cachait les codex et les carnets à la vue immédiate d’éventuels voleurs.
Lord Percy, qui se targuait de modernisme, s’était empressé de dissimuler les parchemins et papyrus vénérables derrière des photographies préraphaélites qui toutes partageaient le même sujet pathétique : elles représentaient des jeunes filles rendant leur dernier soupir. 
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Bien dans le goût victorien, ces épreuves au collodion humide tirées sur du papier albuminé, fort morbides, se complaisaient dans une imagerie ambiguë : les jeunes moribondes étaient exclusivement des vierges diaphanes aux longs cheveux, des damoiselles pré-pubères revêtues de chemises de nuit d’un blanc immaculé. Au stade final de la consomption et de la cachexie, elles exhalaient leur souffle ultime veillées par leurs proches, allongées en leur lit d’agonie ou sur de grands sofas. La vue de ces images d’une infinie tristesse qui annonçaient les mélodrames du cinéma muet, déclenchait immanquablement des torrents de larmes  parmi les ladies accoutumées à fréquenter les pénates du lord décadent et dépravé.
« Pouah ! Des photos nécrophiles! Décidément, ce zigue aura mérité l’enfer ! » jeta Guillaume avec dégoût.
Derrière une seconde série d’épreuves (des angelots joufflus dans une nudité d’innocence - sans doute s’agissait-il là d’œuvres inspirées par Julia Margaret Cameron - dont l’ambiguïté sexuelle levait les derniers doutes sur les orientations spéciales du lord), les carnets et codex tant convoités apparurent enfin aux yeux stupéfaits de Pieds Légers, tandis que Tellier affichait un air blasé et indifférent. 
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« Je n’ai besoin que des carnets ; pour les codex, un feuilletage discret et précautionneux me suffira. »
L’extraterrestre fit comme il avait dit. Son impassibilité ne trahissait aucunement la hâte qu’il éprouvait à étudier de près le contenu desdits carnets. A la différence d’un Stankin ou d’un Albriss, Spénéloss avait tendance à étaler ses connaissances encyclopédiques, surtout lorsque son public était composé d’humains. A sa décharge, il n’avait que trente-neuf ans, c’était-à-dire la limite helladienne entre l’adolescence et l’âge adulte (l’espérance de vie des Helladoï atteignait facilement les trois cents ans, sans recours aux artifices des implants d’organes et de gènes neufs, lorsque le génome commençait à afficher des avaries, entre autres des erreurs de copie).
Il ne put s’empêcher de livrer ses premières observations aux deux terriens. Sous le ton monocorde de sa voix, la passion transparaissait.
« Sir Charles Merritt est manifestement un épigone de Léonard et de John Dee. Il affectionne les langages codés à caractère alchimique, rendant encore plus ésotérique le texte grec original de la Tetra Epiphaneia et de l’Embruon Theogonia. Il a multiplié à loisir les formules mathématiques et les croquis énigmatiques afin de décourager les amateurs. »
Tellier s’en mêla :
« Tout cela est très bien Spénéloss, mais ce ne sont ni le lieu, ni l’heure, pour en discuter. Nous sommes en terrain ennemi. »
A peine l’Artiste eut-il prononcé ces paroles que surgit d’un renfoncement une caricature d’épouvantail armé d’un fléau d’armes, au mufle d’ours des cavernes, sorte d’automate perfectionné dont il était inutile d’en deviner le concepteur. Le monstre robot arborait des guenilles composites, mélangeant des haillons de marin, de mineur et de plâtrier. La créature mesurait plus de deux mètres. Guillaume glapit :
« Faudrait voir à se tirer vite fait. On va pas moisir ici. 
-  Il serait bon de maîtriser au préalable cette mécanique primitive.
- Pas la peine. Nos mouvements ont déclenché la mise en marche de l’automate muni de capteurs et de senseurs. Visiblement, ce qui est inquiétant dans cette affaire, c’est que Sir Charles n’a pas mis au point tout seul ce prototype de robot. »
Tellier haussa les épaules puis se mit à courir à la suite de Guillaume qui avait déjà pris la poudre d’escampette. Spénéloss n’eut pas le choix et emboîta le pas à ses deux comparses. Toutefois, il avait eu la présence d’esprit d’actionner une ceinture d’invisibilité.
Aussitôt, les senseurs de l’automate ne percevant plus rien, ordonnèrent aux servomoteurs de la créature de s’immobiliser. L’Hellados avait été imité par ses compagnons, mais c’était sans compter avec la présence d’un autre signal d’alarme, qui détectait la chaleur des corps en mouvement. Le système, imparfait, quoiqu’en avance sur son temps, avait connu quelques problèmes de mise en route ; c’était pourquoi il se manifestait aussi tardivement. Du plafond et du plancher, des gaz délétères et soporifiques se répandirent dans toute la propriété du noble lord.
Toutefois nos amis, bien que leurs réflexes fussent ralentis par les émanations, parvinrent à franchir le seuil de la grande maison. Une fois à l’air libre, ils regagnèrent les grilles et le muret en se faisant la courte échelle.
Reprenant son souffle, Tellier renseigna ses compagnons.
«  Je connais ce type de piège. Il est de conception américaine. C’est un brevet secret de Westinghouse conçu pour la sécurité des trains postaux et des wagons blindés transportant l’or. Son concepteur est Nikola Tesla. 
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- Personnage assez douteux, qui a été refusé à l’Agartha, comme Edison, conclut Spénéloss avec un soupçon d’ironie.

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Parvenus en leur hôtel discret, les trois amis firent le point rapidement, l’Hellados ayant eu le temps de feuilleter le contenu des carnets. Les pages avaient défilé sous ses yeux comme s’il battait des cartes à une vitesse époustouflante. L’extraterrestre était doté d’une mémoire photographique améliorée.
« Les figures alchimiques dont a usé Sir Charles pour crypter son étude ne sont pas sans rappeler celles contenues dans le manuscrit Voynich, à l’origine controversée. D’aucuns prétendent que ce manuscrit n’est qu’un faux du début du XXe siècle, d’autres l’attribuent à Leonardo, alors qu’en réalité, la paternité en revint à John Dee, que j’ai déjà nommé tantôt.
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- Ce qui signifie, interrompit Frédéric, qu’il nous faudrait retourner à l’Agartha interroger Leonardo pour être définitivement certains du fait, puis lancer une expédition secondaire à l’époque élisabéthaine. Je pense que Daniel souhaite traiter chaque chose en son temps. Nous ne nous rendrons au XVIe siècle qu’une fois le cas Aurore-Marie réglé.
- John Dee était le célèbre alchimiste au service d’Elizabeth 1ere. Rodolphe II,
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/64/Joseph_Heintz_d._%C3%84._002.jpg
 Empereur du Saint-Empire et alchimiste lui-même, ayant gouverné de 1576 à 1612, aurait eu le texte en sa possession, acquisition faite en 1590 et mystérieusement subtilisée par son frère Matthias à sa mort. Pour la majorité des humains, le manuscrit Voynich ne serait qu’un artefact. Il est tout à fait logique de penser que Merritt veut mettre la main sur cette réplique afin de la détruire car nulle copie des traités cléophradiens ne doit subsister de par le monde excepté les exemplaires de Lord Sanders. Rodolphe II et Tycho Brahé usèrent du contenu du Voynich afin de reproduire une expérience hasardeuse de stabilisatio mundi, déjà tentée en l’an 263 de l’ère chrétienne par l’Empereur Gallien dont l’objectif était de sauver à tout prix la civilisation antique, quitte à arrêter le temps lui-même. Leur fiasco, en 1593, fut patent. Ils ne réussirent qu’à attiser la colère des kabbalistes, dont Rabbi Lew était le chef praguois. Ces derniers répliquèrent en modelant le Golem. 
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Au fil de cette première lecture de survol, il appert que Sir Charles a découvert que les Tétra-épiphanes étaient parvenus à survivre durant tout le Moyen Âge et l’ère moderne en infiltrant les ordres monastiques et les cours royales, notamment chez les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche, comptant successivement dans leurs rangs le cardinal Cisneros, les Empereurs Ferdinand, Maximilien II et Rodolphe II ainsi que le Grand Inquisiteur Don Sepulveda de Guadalajara sans oublier le duc d’Olivares lui-même.
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/0d/Conde-Duque_de_Olivares.jpg/220px-Conde-Duque_de_Olivares.jpg
 Je subodore que nous sommes face à une course contre la montre entre, d’une part, Aurore-Marie de Saint-Aubain, le baron Kulm et leurs affidés, et d’autre part, le réseau de celui qu’on pourrait dénommer, excusez du peu, sans que je paraphrase Arthur Conan Doyle, le Napoléon du crime.
- Combien de temps vous faudra-t-il pour restituer l’ensemble du contenu des carnets ?
- Comptez une semaine pour que tout soit au propre. »
 A suivre...
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