samedi 26 mai 2012

Le Trottin, par Aurore Marie de Saint-Aubain chapitre 21 2e partie

Avertissement : ce roman paru en 1890 est déconseillé aux mineurs.


Une fois les premiers secours prodigués (un bon grog leur fut administré), nos deux fugitives aventureuses furent envoyées et placées en observation à l’hôpital de Laon.
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 On les y garda quelques jours afin qu’elles récupérassent de leur périple. Nonobstant leur éprouvante odyssée, toutes deux étaient robustes. Elles avaient tout simplement grand’faim et grand froid et étaient assoiffées. Leur chance avait été grande. Laon est une bonne ville, connue pour se subdiviser en une partie haute, qui a su conserver son empreinte médiévale, qualifiable de bourgeoise, et une basse, abritant des populations modestes. La cathédrale, superbe, surplombe tout, tout le bosquet des toits d’ardoise de la vieille cité médiévale, se dressant tout en haut de l’antique motte féodale, au point que sa réputation d’être visible à distance n’est nullement usurpée. L’hôpital général lui-même est une bâtisse historique du XVIIe siècle, plus exactement du temps de César d’Estrées,
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 même si certains aménagements n’ont pas un demi-siècle. 
  Au cinquième jour, tempêtant dans son lit, Odile réclama à cor et à cri qu’un fonctionnaire de police vînt la voir car elle avait beaucoup à lui conter et la presse locale relatait la découverte par la gendarmerie, à proximité de Condé, de deux petites inconnues vagabondes dont on ignorait l’identité, mais qui étaient correctement vêtues, non point pauvresses, ni paysannes du coin.  L’enquête étant de la compétence des gendarmes de Château-Thierry, un brigadier fut dépêché à Laon afin d’interroger les deux fillettes. Assise dans cette literie qui l’insupportait, bouillant d’impatience, la petite révoltée ne manifesta ni surprise ni crainte à la vue de l’uniforme de la maréchaussée. Un procès-verbal de découverte des gamines avait été dressé ; il serait instamment transmis au procureur qui déciderait d’une enquête. On pensait à deux orphelines perdues, échappées de quelque ferme, mais leurs trop belles toilettes, linge inclus, démentaient cette conclusion élémentaire et convenue. Le rideau du lit de cette salle commune fut tiré pour des raisons de confidentialité. Dès qu’elle vit le gendarme, Odile déclina son identité avant même qu’il débutât son interrogatoire, et se présenta d’emblée comme Odile Boiron, la petite parisienne enlevée au mois d’août, qui venait de s’évader d’une odieuse maison de prostitution pour enfants, sise à quelques kilomètres de Condé. Le visage du brigadier Ourland s’éclaira à l’importance des propos de la petite, qui réclama aussitôt la présence de Marie pour corroborer ses dires. La juvénile normande, qui récupérait bien et ne cessait de s’empiffrer, lui fut amenée. Elle avait bénéficié, vu son âge tendre, d’un régime de faveur par l’octroi d’une chambre à seulement trois lits, d’habitude dévolue à des malades privilégiés. On le sait, Marie craignait les uniformes, l’autorité. Elle broncha lorsqu’elle aperçut le brigadier. Elle grimaçait de crainte, comme si on allait lui arracher une dent à lui en briser le condyle. Marie fit mine de s’aller cacher sous le lit d’hôpital, toute tremblante d’un effroi comique, mais la voix douce d’Odile la rasséréna, la rassura. 
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« Allons, ma toute belle, c’est pour ton bien que monsieur le gendarme veut te demander de lui raconter de gentilles choses sur la Maison où tu as séjourné avec moi.
« C’est pas vrai ! C’était ben vilain, et y’avait une méchante fille qu’a rien fait que me faire du mal  et qu’me battre ! Je le jure par l’Petit Jésus ! Acrédié ! »

  Les mots proférés par la petite Normande étaient explicites : elle accusait Adelia, sans la nommer. Or, le gendarme avait besoin qu’elle confirmât les propos d’Odile, et que les mêmes noms de suspects qu’elle avait fournis fussent avalisés. Après, toutes deux devaient signer leurs dépositions concordantes. Marie continua, timide, quoique mise en confiance par le regard de son amie, racontant avec la maladresse et l’hésitation propres à son jeune âge, en entrecoupant ses paroles de force jurons, tout ce qu’elle avait vécu ces deux derniers mois. Elle acheva, s’attendant à ce que le gendarme la punît. Ce fut alors qu’Odile déclara :
« Avant de signer la moindre déposition, je souhaite au préalable répéter mon témoignage à une autorité policière supérieure, de Paris si possible. » Elle compléta : « Si j’ai effectivement quelque document à signer, je veux le faire non pas en qualité de témoin, mais en tant que victime. En cas de procès, je témoignerai à charge contre la comtesse de Cresseville et ses complices. »
  La maturité d’Odile ébaudit le brigadier Ourland, qui lissa sa moustache en signe de convenance, d’approbation et d’entérinement.
« Mesdemoiselles, il est prévu que la maréchaussée condescende à vos désirs. Vous êtes deux témoins capitaux de l’affaire sur laquelle nous enquêtons, et il est prévu que nous vous conduisions jusqu’à Château-Thierry, où siège le quartier général des enquêteurs, dont certains dépêchés par la préfecture de police de Paris. Sachez que toutes les mesures de sécurité vont être prises pour vous protéger : vous allez voyager sous escorte.
- Non ? C’est une blague ? s’exclama la fillette.
- Pas du tout. »

  Soucieuse, Odile reprit :
« Le domaine d’où nous nous sommes enfuies, Marie et moi, est situé à une dizaine de kilomètres du village de Condé-en-Brie, à l’est. Je pense que les infirmières ont conservé mes affaires, et que le plan de la route s’y trouve encore. Il y a là-bas près de quarante fillettes comme nous, dont au moins trente à trente-cinq retenues contre leur gré, bien qu’à première vue, elles paraissent bien traitées, gâtées même, et que leur séquestration n’en revêt pas l’allure.
- L’enquête est avancée, je ne puis vous en dévoiler plus. Vous verrez avec les policiers et l’expert qui reprendront, en plus exhaustif, mon interrogatoire, ici préliminaire, répondit le gendarme. Je suis mandaté pour faire signer votre permis de sortie de cet hôpital général. »

  Une fois que les sœurs infirmières eurent restitué leurs affaires aux fillettes et que la permission de partir eut été signée, il fut procédé comme l’avait dit le brigadier Ourland. Ce fut une voiture fermée qui conduisit Odile et Marie jusqu’à Château-Thierry, sous l’escorte de quatre gendarmes à cheval bien armés, commandés par Ourland en personne, en cet après-midi d’octobre. Aucune précaution n’était à négliger.


*****************


  Le convoi spécial parvint à destination dans la soirée, sans qu’il eût particulièrement attiré l’attention, car tous les castelthéodoriciens et les gens alentours savaient désormais qu’une importante enquête était en cours et qu’elle portait de plus en plus ses fruits. On réquisitionna – ô ironie – l’Hôtel Théodoric, en l’honneur des deux gamines qui y soupèrent et couchèrent, toujours sous la surveillance étroite des gendarmes qui jouaient aux anges gardiens. Après leur toilette et leur collation matinale, l’inspecteur Moret vint les chercher en personne. Elles furent conduites jusqu’à la caserne de la gendarmerie, toujours dans une voiture couverte discrète d’une fort vilaine teinte noire.

  Dans le bureau du commandant de la brigade, où Moret les fit entrer, elles se trouvèrent confrontées à trois hommes en redingotes sombres, sévères et raides comme celui qui les avait accompagnées. Une quatrième personne était assise derrière le bureau, en uniforme de gendarme, face à une de ces modernes machines à écrire Remington,
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 lourde et disgracieuse bien que pratique, alors qu’on eût pu s’attendre plutôt à la présence d’un sténographe ou d’un greffier classique, quoique nous ne fussions point dans un tribunal. Prise d’une trémulation d’épeurée devant tous ces inconnus, Marie enfouit son visage dans son châle et mouilla ses pantalons comme elle en avait coutume.
« N’aie pas peur, bébête, la rassura Odile. Ils sont là pour notre bien. »
  Il y avait le commissaire Brunon, Allard, le sergent Hugon, préposé aux procès-verbaux, et qui avait suivi une formation de dactylographe, néologisme bienvenu reflétant les nouvelles manières mécaniques d’écrire, bien que les professionnels préférassent que les femmes s’adonnassent à ce métier point sot de secrétariat en lieu et place des hommes. Surtout, un nouveau policier, venu de Lyon, marquait la pièce un peu exiguë de sa présence : l’inspecteur Aubergeon, du commissariat central de la capitale des Gaules. Il se présenta et serra la main de Moret, qui lui-même, demanda aux fillettes de décliner leur identité.
« Ainsi, ce sont bien là mesdemoiselles Marie Bougru et Odile Boiron », fit-il.
  Aubergeon exposa le motif de sa mission : il était venu porteur d’informations de première importance pour l’enquête, dont le dénouement semblait approcher, et de documents capitaux qui recoupaient tous les autres éléments des dossiers détenus par le Quai des Orfèvres et la maréchaussée. C’était, entre autres, un duplicata certifié conforme des aveux signés (extorqués par intimidation selon le drôle) de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon. Le Lyonnais demanda aussitôt si Odile et Marie connaissaient ce bonhomme.
« Que non pas, mais nous avions parmi les pensionnaires des jumelles, Daphné et Phoebé, porteuses de ce nom, et la première est morte assassinée voilà tantôt près de deux semaines », répliqua Odile.

  Cette révélation était si incroyable – du fait qu’elle dénotait que quelque chose de grave se déroulait en ces jours (un drame ?) dans cette maison de tolérance d’un nouveau style – qu’Hégésippe Allard se décida à questionner en personne les deux morceaux de choix que constituaient nos évadées de ce bagne doré anandryn. Il débuta par Marie.
« Pristi ! » s’écria-t-elle, persuadée que ce grand croque-mitaine tout en noir avait l’intention de la saigner comme un goret ou de l’étrangler telle une poule devant passer à la casserole. Il lui fallait employer des mots simples s’il voulait que la petiote le comprît. Allard hésita entre le parler des tirailleurs de Faidherbe et une lingua franca réinterprétée. Dès que Marie prit la parole, un cliquetis se fit continûment entendre : c’était la Remington du sergent Hugon.
« Toi vouloir me dire quoi de la maison d’où toi t’être échappée ?
- C’était pas ben ! Et j’sais point quoi dire d’autre !
- Sois plus explicite ma petite.
- Y avait plein d’autres petiotes, ben habillées, pas comme cheuz nous et on y dînait et soupait ben !
- Toi me raconter plus !
- J’ai rien à dire ! Acré !
- Comment es-tu arrivée là-bas ?
- J’sais plus ! J’avais ben peur et j’ me faisions caca d’ssus ! J’étions attachée dans une voiture dans le noir et l’Odile, l’était avec moué ! Crénom !
- Après ?
- C’est des bonshommes qui nous ont amenées dans la grande maison ! L’était pleine de petites filles ben habillées avec une très méchante, qu’a fait rien qu’me battre comme une bête bâtée ! Adelia qu’elle s’appelle, pour sûr ! Crédié ! Ah ça, on dînait ben, on soupait ben et y avait une pagaille de biaux meubles, de biaux lits tout douillets, mais Adelia, l’était toujours là pour m’châtier parce qu’elle croyait tant que j’avions mal fait ! 
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- Mademoiselle Boiron, pouvez-vous confirmer les propos de votre amie ?
- Certainement. J’ai été enlevée en plein orage, alors que j’errais dans le quartier de Belleville. Une borgnesse pitoyable et sale m’a attirée. J’ai voulu résister. J’ai senti qu’on apposait un tampon sur ma bouche, puis ça a été le trou noir…jusqu’à ce que je me réveille couchée et ligotée dans une espèce de tombereau bâché brinquebalant, en compagnie de Mademoiselle Bougru.
- Qui est cette Adelia que votre compagne d’infortune ne cesse d’accuser ? Le procès-verbal du brigadier Ourland, rédigé à l’hôpital général de Laon, mentionne ce prénom.
- Acré ! J’le dirai point, parce que sinon, elle reviendra me punir avec une trique ! Elle m’a battue et mordue, c’est pas Dieu possible ! » intervint Marie. 

 Hugon interrompit l’interrogatoire.
« Pardonnez-moi cette interruption, docteur, mais acré prend combien d’?
- Un seul, mais ne perdez pas de temps à noter toutes les interjections de cette malheureuse, observa Brunon.
- Connaissiez-vous la borgnesse qui vous a fait enlever, Mademoiselle Boiron ?
- Je ne l’avais jamais vue auparavant.
- Hé bien, je vais vous le dire. Il s’agissait de Madame  Blanche Moreau, au métier fort peu honorable, mais je suppose que vos oreilles ne sont guère prudes, et que vous aurez saisi à quelle profession je fais allusion. Cette femme, connue des services de police pour cette pratique éhontée, pour ne pas dire honteuse, est décédée à Saint-Lazare, après avoir rédigé une confession qui a relancé notre enquête. Elle confessait avoir participé à votre enlèvement, après cinq autres, et disait rechercher sa fille, vendue, abandonnée vénalement par elle dirais-je, à des hôteliers de Château-Thierry, que nous avons aussi interrogés.
- C’est pas biau ! jura Marie.
- Moreau…ce patronyme me dit quelque chose. Mon Dieu !
- Qu’avez-vous, Mademoiselle Boiron ?
- Comment s’appelle la fille de la borgnesse ?
- Berthe Louise Quitterie Moreau, précisa l’aliéniste, insistant à loisir sur le dernier prénom, car il avait saisi l’usage de Moesta et Errabunda, où il était convenu que toutes les pensionnaires portassent de tels prénoms compassés et précieux. Il avait lu dans le procès-verbal d’Ourland qu’on avait rebaptisées contre leur gré Odile en Cléophée et Marie en Marie-Ondine, ce qui était proprement ridicule et navrant. Cela rappelait certains usages courants parmi les créatures, qui aiment à s’attribuer des pseudonymes, des sobriquets et des faux noms.
- Oh, malheur ! Quitterie ! Quitterie est impliquée !
- Que dites-vous, l’apostropha le commissaire, vous la connaissez ?
- C’est une des amies que je me suis faite là-bas. Elle nous a aidées à nous échapper. Si vous devez arrêter les coupables, ayez pitié d’elle, épargnez-la ! C’est une pauvre malade… quoi qu’on puisse lui reprocher, elle n’a commis aucun acte…
- Délictueux, c’est ce que vous insinuez… au contraire de cette Adelia …
- Crédié ! M’sieur tout en noir ! Parlez plus d’elle !
- Mademoiselle Bougru, pourquoi tant de crainte ?
- Laissez-moi faire, Moret.
- Docteur, cette gamine cache quelque chose.
- Je le vois bien et je subodore que ce traumatisme est de nature sexuelle.
- Qu’est-ce à dire ?
- Cette Adelia que Mademoiselle Marie Bougru redoute tant l’a en quelque sorte violée ! »
 
  A ce terme, Odile fut saisie à son tour de frissons incontrôlables. Elle se remémora son vécu éprouvant, cette odieuse lesbienne américaine obsédée par la lingerie souillée de menstrues et qui avait abusé d’elle dès le lendemain de son arrivée.
« Marie, demanda Allard avec calme et longanimité, j’ai besoin que tu me parles plus d’Adelia.
- C’est le diable, m’sieur, c’est l’diable ! L’a des cheveux rouges comme le cuivre…et m’zelle Cléore itou ! L’a plein d’armes pour frapper, des fouets qu’on emploie pour les bêtes, et elle punit…elle punit !
- Je vous recommande la prudence, docteur, objecta le commissaire Brunon. Notre témoin n’a que sept ans, et elle est fort impressionnable.
- Elle risque l’hystérie, si on ne la soigne pas, je le sais bien. Je tiens à vous rappeler que nombreuses sont les hystériques rendues en cet état après que leur père les ait possédées incestueusement. J’ai lu le rapport médical des sœurs infirmières de Laon, que le brigadier Ourland nous a communiqué. Aucune de nos deux fillettes ici présentes n’est vierge.
- Mais là, cela implique la culpabilité inimaginable d’une troisième petite fille ! »

  Une envie de Marie interrompit ce dialogue d’adultes dont elle n’avait pas l’entendement. Elle quémanda à boire. On lui servit avec amabilité un gobelet d’étain avec un carafon d’eau bien fraîche, droit tirée de la fontaine proche, une eau proprette qui réconforta la petite paysanne. Marie avait effectué cette demande avec rusticité et instance. Les policiers n’étaient pas censément des domestiques à son service, mais ils avaient pitié d’elle, de son âge tendre, de sa petite frimousse aux grands yeux effarés, et Marie, de par sa fréquentation forcée des péronnelles de Moesta et Errabunda, en avait pris le mauvais pli, bien qu’elle eût conservé son langage coloré de jurons. Odile coupa net.
« Marie ne dira plus rien. Moi, je puis vous donner beaucoup de noms, d’abord, celui d’Adelia, et vous énoncer toutes ses actions odieuses. Ensuite, ceux de Cléore et de ses comparses. Enfin, je vous livrerai les identités de certaines clientes dont j’ai dû subir les caprices.
- Notez tout, sergent ! » ordonna l’aliéniste. 

  Alors, Odile dégoisa, racontant tout, allant jusqu’à inclure les soupçons d’assassinat qui pesaient sur miss O’Flanaghan à l’encontre de Daphné, exposant le récit rapporté par Quitterie de la mort d’Ursule Falconet, ce qui suscita une infime réaction des policiers connaisseurs des identités de toutes les enlevées, s’attardant avec force détails sur la flagellation de Jeanne-Ysoline et son estropiement définitif, citant Sarah, Michel, Jules, Julien, donnant tous les noms des clientes portés à sa connaissance ou à son expérience, insistant sur cette Américaine, cette miss Jane Noble, d’une engeance sadique absolue.
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  Lorsqu’elle en eut terminé et que se tut le cliquetis de la Remington, Marie et elle furent invitées à signer leurs dépositions. Chacune commençait par le je soussignée de rigueur et énumérait le nom, le prénom, l’âge et le lieu de naissance des intéressées. A sept ans, la pauvre enfant était encore illettrée et ne put inscrire qu’une croix tremblée, émotive et maladroite au contraire de Mademoiselle Boiron qui traça un paraphe vigoureux et volontaire au bas du document. Aussitôt, l’inspecteur Aubergeon extirpa les aveux du vieux scientifique et les confronta aux deux dépositions. Bien des éléments concordaient, les noms fournis par Odile en particulier. Il remarqua que Monsieur de Tourreil de Valpinçon paraissait ignorer ou faire fi de l’assassinat de sa petite nièce. Un détail qui restait à éclaircir… à moins que cela signifiât que Cléore de Cresseville n’avait pas encore prévenu le vieil homme. En ce cas, il fallait encore renforcer la surveillance des bureaux de poste, jusqu’à ce que l’adversaire commît l’erreur d’envoyer un faire-part de décès à l’intéressé, que l’on venait d’inculper. Mis sous écrou à la maison d’arrêt de Lyon, Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon était convoqué par le juge d’instruction de Quintemarre pour supplément d’enquête, car il restait à démasquer les autres chefs du réseau dont Cléore était l’élément clef et ceux qui avaient financé l’horrible projet.

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  Tout comme Elémir, avec Le Gaulois, la vicomtesse avait été informée par la presse de l’arrestation de Dagobert-Pierre. Le Supplément illustré du petit Journal était allé jusqu’à commettre l’impair d’un dessin approximatif représentant cet épisode lamentable. Cependant, tous deux ne cessaient de s’étonner de l’absence de réaction de la comtesse de Cresseville. C’était à croire qu’elle s’était coupée totalement du monde, recluse dans la casemate de l’Institution pour des raisons qui échappaient à ses amis. Elémir prévint Madame par téléphone : il avait envoyé un télégramme tantôt à Cléore, au sujet de l’arrestation, et celle-ci n’avait toujours pas donné signe de vie, comme si le message ne lui était pas parvenu. Ils convinrent tous deux d’un rendez-vous, en un lieu où nul n’irait les importuner, afin de décider quoi faire. Elémir, dont nous connaissons les goûts morbides, choisit l’Ecole Vétérinaire d’Alfort, où l’on avait récupéré et installé les célèbres momies d’écorchés anatomiques d’Honoré Fragonard,
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dont notre décadent marquis regrettait qu’elles ne comptassent point parmi les pièces remarquables de sa turbide collection. Il eût désiré acquérir en sus le moulage de la Vénus hottentote,
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 si c’eût été possible. L’entrevue eut donc lieu en ce cabinet des collections du siècle affreux et honni des philosophes, que se targuait de posséder l’illustre école créée par Bourgelat,
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 héritier de la grande tradition des maréchaux équestres, dont les connaissances en physiologie des chevaux laissaient de fait à désirer. Ces locaux, assez exigus et disparates, étaient réservés aux seuls professionnels de santé et aux hôtes de marque et de prestige, qui en sollicitaient la demande de visite. Ils traînaient une réputation de hantise et de diaphorèse de peur, parce que les âmes animales et humaines de tous les spécimens exposés y erraient encore, hantant ces salles insignes.

  C’était un capharnaüm conséquent, un entassement pêle-mêle de pièces pathologiques animales, de monstres et de préparations humaines d’Honoré Fragonard aux secrets de conservation bien préservés, quoiqu’on les délaissât de nos jours. Madame se gardait de renauder, de renâcler, au spectacle de l’exposition de ces saletés augustes, bien qu’en son for intérieur, elle en restât pantoise. Elle ne pouvait cependant empêcher çà et là, quelques pincements fugitifs des narines et des lèvres, à cause du musc et des effluves que dégageaient toutes ces ordures et dépouilles scientifiques, dont fourrures et tissus paraissaient suinter d’une solution oléifiante destinée sans doute à les prémunir contre les insectes et la putréfaction. Leur fragrance avait la fadeur d’un mauvais vin suri, d’un reginglard infect stagnant en dépôt au fond d’une vieille barrique. Deux trois fois, Madame porta à son nez son mouchoir en dentelles de Bruges. Elémir avait choisi de la mener jusqu’au saint des saints, au tabernacle et au naos, là où s’amoncelaient, sans classement aucun, les cadavres d’Honoré Fragonard.
  Il s’agissait de mannequins humains disséqués, encaustiqués de chairs roidies. Tout en découpures, compartimentés de viscères, d’artères, de veines et de fressures aux coloris artificiels ternis, bleus, rouges, injectés encore liquescents dans les cadavres par quelque mystérieux clystère via le tissu conjonctif et le réseau circulatoire, ces spécimens anatomiques de démonstration jouaient leurs saynètes bibliques
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au milieu des regards indiscrets de veaux empaillés à la face écrasée de bulldogs, de poules à cinq pattes, de chats et de moutons cyclopes immergés dans leurs flacons d’alcool d’un jaunâtre pisseux.
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 C’étaient Samson grimaçant avec sa mâchoire d’âne, le cavalier de l’Apocalypse, effrayant, monté sur sa momie de cheval dépouillé à la musculature durcie, en lambeaux ciselés tout en orfèvreries, un buste d’on ne savait quel personnage, à vif, sorte de gravure de Vésale en trois dimensions qui révélait tous les secrets de la mobilité de la face. Le cavalier lui-même paraissait ne constituer plus qu’un seul être avec sa monture, monstre bicéphale anatomique, centaure d’une métope parthénopéenne ionique de la Grande Grèce archaïque qui s’apprêtait pour un combat nouveau, contre quelque créature fabuleuse, triton, Lapithe, hécatonchire ou autre. Des yeux de verre avaient été enchâssés à tous ces écorchés, et leurs orbites prétendant au réalisme brillaient d’une expression farouche, résolue, comme si tous ces êtres tirés de leur potence ou de leur morgue eussent encore été vivants et eussent voulu, depuis leur outre-tombe, clamer vengeance contre leurs frères vivants. Parmi eux, des fœtus humains naturalisés et des cynocéphales, ouverts, sans peau aucune, toute leur physiologie obscène dévoilée comme le corps d’une catin grasse et blonde, dansaient une ronde de lutins, de farfadets de la nuit, qui se transformait à la lueur incertaine d’une lampe à gaz en saltarelle de créatures d’un au-delà maléfique. Elémir, qui avait été maître du choix du rendez-vous, attaqua :
« Je me meurs d’anxiété au sujet de Cléore. Elle n’a pas accusé réception de mon télégramme d’alerte. »
  Madame la vicomtesse réfléchit à deux fois avant de proposer une réponse à demi rassurante.
« Cléore est encore malade. Une mauvaise grippe doit la clouer au lit. J’ai jà mandé un médecin tantôt, puis-je vous le rappeler. Sa poitrine est devenue bien fragile.[1] Elle suit un traitement contre la phtisie. C’est grand malheur pour une si jeune et si exquise femme !
- Mais, dans ce cas, Sarah aurait dû nous en informer. Tout cela est bien étrange, que dis-je, fort déroutant. »
  La maîtresse anandryne parut tout émotionnée.
« Quelque chose de fâcheux est arrivé. Moesta et Errabunda court un danger mortel. La prolongation plus que probable de l’accès maladif de Mademoiselle de Cresseville n’est pas sans motif. L’arrestation de Monsieur de Tourreil de Valpinçon implique un resserrement de l’étau policier. Hier, j’ai croisé deux sergents de ville près de mon hôtel particulier. J’ai dû entrer par la porte de service. Ils surveillaient les lieux, j’y mettrais ma main au feu.
- Que me révélez-vous, Madame ? s’effaroucha le marquis de la Bonnemaison. Nous serions épiés, surveillés ! »
 
  Elémir ne parvint pas à réfréner des tremblements de mains d’un fumeur d’opium en manque de son vice, mais ceux-ci paraissaient davantage suscités par l’effroi engendré par la présence des cadavres écorcés, d’une teinte de litharge, qu’à cause de la crainte d’une arrestation de la vicomtesse. Afin de se donner meilleure contenance, il osa allumer un Trichinopoly, faisant fi des chairs mortes traitées éminemment combustibles. Tout en tirant des bouffées de ce poison, il lissa ses moustaches frisées d’éphèbe efféminé usé par ses excès de débauche sous l’œil goguenard hyalin et mort de ces cadavres confits d’Honoré Fragonard. On s’attendait à ce qu’un bitume noir exsudât de leurs bouches sardoniques au rictus putrescent. Elémir réfléchissait, songeur. Puis, lorsqu’il eut décision prise, il jeta, comme pour moquer la prétention morbide des momies :
« Je me rendrai en personne à Château-Thierry, dussé-je y laisser des plumes, ou pis, ma liberté. »

  Le choc de ces paroles dessilla les yeux empreints de langueur de la vicomtesse.
« Vous ne parlez pas sérieusement, mon ami !
- Je n’ai pas le choix. Je veux savoir ce qui s’y trame, me faire maître espion et prévenir Cléore. Vous le voyez bien ; la présence de policiers près de votre hôtel parisien trahit l’inaction de V**. Il a lors cessé de nous protéger, de nous couvrir. Si j’étais vous, je solliciterais de sa part une audience secrète, incognito, et je lui suggérerais de limoger sur l’heure Raimbourg-Constans, ce qu’il aurait dû faire de longue date, d’ailleurs.
- Raimbourg-Constans est un finaud. Il a tout un réseau maçonnique à sa solde. Il saurait promptement que le coup vient de moi.
- Alors, dans ce cas, pourquoi V** affiche-t-il tant d’impuissance ? Cela nous nuit fort.
- Parce qu’il s’est amouraché de son bourreau, mon cher, et comme vous le savez, l’amour tue.
- Diantre ! Monsieur est tombé amoureux d’Adelia O’Flanaghan, cette catin miniature toute coulante de son vice ! J’en suis tout ébaudi !
- En ce cas…
- Je risque le tout pour le tout et, si Cléore est aussi malade que nous le pensons…
- …et si surtout, Raimbourg-Constans ordonne à ses forces de police d’effectuer un coup de filet général contre Moesta et Errabunda, nous devrons assurer les arrières de Mademoiselle, lui permettre d’échapper aux rets de la Gueuse. Il est un refuge que je gère… un refuge insoupçonnable, que mes ancêtres et moi-même tenons en commende depuis Charlemagne. C’est à M**.
- Vous êtes commendataire de M** ! Je l’ignorais !
- Si Cléore n’est pas arrêtée, si elle réchappe aux forces de la République, elle s’y rendra d’instinct. Si je puis m’exprimer ainsi, j’ai là-bas pignon sur rue, et revêtir une fois de plus l’habit de la fonction me siérait fort !
- Mais on dit que l’habit ne fait pas le…
- Il suffit. Permettez-moi, mon ami, que je vous réserve moi-même votre billet de train. Dès votre arrivée à bon port, télégraphiez-moi.
- Est-ce prudent ? Si Tourreil de Valpinçon nous a vendus ? Les bureaux des postes et télégraphes doivent regorger de gendarmes ou d’inspecteurs aux aguets. Rappelez-vous mon télégramme. Ils ont dû l’intercepter, tout simplement.
- Dissimulez votre identité ; soyez un simple commis-voyageur.
- Soit, j’acquiesce. Topons là ! »

*****************

  Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon subissait son deuxième interrogatoire par le juge d’instruction. Monsieur de Quintemarre observait le prévenu avec un sourire narquois. L’homme n’apparaissait plus que comme l’ombre de lui-même. Il était visible que son séjour en cellule ne lui réussissait pas, et qu’il ne dormait plus du sommeil du juste depuis que sa détention en préventive avait commencé. Tout son être s’entachait, se marquait des signes d’une sénilité galopante, accélérée. C’était comme si en dix jours, il eût pris une décennie. Non seulement sa barbe apparaissait dépeignée, sa coiffure en désordre, atteinte d’un échevellement peu reluisant, non seulement ses yeux étaient creusés de cernes, mais sa bouche et ses mains, en plus, souffraient d’accès de tremblements irrépressibles. 
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  Face au savant déchu, qu’il savait royaliste, le juge avait du mal à retenir un sentiment de triomphe propre à un partisan inconditionnel du gouvernementalisme républicain. Il plastronnait, lorgnons au nez, toupet de neige pointé avec orgueil, cou de dindon décharné et tendu émergeant d’un col raide d’empois, avec une cravate orgueilleuse nouée avec ostentation, qui rehaussait de son grenat vif et de sa perle authentique son habit d’ébène, sans oublier sa croix de commandeur de la Légion d’honneur qu’il s’amusait et s’obstinait à arborer en sautoir, même lorsqu’il n’avait pas revêtu sa robe fourrée, comme c’était présentement le cas. Sa tête rappelait celle d’un vieux macaque ratatiné, à la semblance du visage d’Emile Littré, le fameux grammairien à l’athéisme crasse.  Grand et sec, d’une voix sifflante comme celle d’une vipère aspic, il attaqua :
«  J’ai besoin d’un complément de renseignements pour clôturer mon instruction. Ce sont tous vos complices haut placés, qu’il vous faut me livrer, tous ceux et celles qui financent votre institution abjecte. Cette canaille de B** est-elle de la partie ? S’agit-il d’une nouvelle conjuration destinée à abattre la République ainsi qu’il en fut voici deux ans ? Répondez ! »

  Comprenant qu’il avait affaire à un émule de Fouquier-Tinville, 
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l’oncle de Daphné et Phoebé se savait condamné par avance. Ce fanatique aurait pu serrer la main de Coffinhal, s’ils avaient été contemporains. Peut-être s’imaginait-il déjà le prévenu sur l’échafaud, la tête glissée dans la lunette, ressentant la caresse du souffle frais du couperet sur la nuque avant qu’il tranchât net son chef. C’était peut-être un jacobin, une de ces engeances condamnées par Monsieur Taine,
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 à la particule usurpée, à moins que son obtention eût été le résultat d’un marchandage, d’une corruption, ou de la persistance vétérorégimentaire[2] de la vénalité des offices. Le regard de Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne parvenait pas à se détacher de l’horrible cou du magistrat. Il était comme fasciné par son anomalie. La pomme d’Adam ne cessait d’en saillir, d’aller et venir. C’était comme un goitre kystique, une tumeur squirreuse, rougeâtre, aussi pelée et ridulée que le reste de l’organe du juge, exhibée tel un postérieur proéminent et impudique de singe papio. Elle effectuait un mouvement ascensionnel puis descendant, d’une rythmique régulière de perpetuum mobile, jamais altérée, ni contrariée par quoi que cela fût, tel un ludion fœtal à face de Bélial flottant à l’intérieur d’une poche aquatique, d’un amnios monstrueux bien que non dénué d’une certaine loufoquerie. Elle était à la semblance d’une enflure parasite qu’un bistouri n’eût pu extraire et rappelait par sa hideur de monstre un cadavre déplumé et gonflé de poule d’eau succombée par noyade baignant dans son jus de charogne.
  Le bureau au lourd mobilier était lambrissé, ciré avec maniaquerie, agrémenté d’une bibliothèque débordant d’ouvrages de droit pénal de maroquin pourpre classés avec soin et exactitude, à l’image de son occupant. Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne cessait de se lamenter en son for intérieur, se jugeant le dindon (encore une fois, il ne me faut pas abstraire cette métaphore de basse-cour) d’une indigeste farce. Il répétait en son esprit, en les détournant, les sept dernières paroles du Christ sur la croix, remplaçant Dieu par Cléore, et se questionnait amèrement : « Pourquoi m’a-t-elle abandonné à ce funeste sort ? » 

  L’interrogatoire se faisait plus serré, plus insistant que jamais. Il fallait que le savant perdu dégoisât. Il ne parvint qu’à balbutier une dérisoire réponse toute faite, digne d’un de ces mauvais romans-feuilletons d’investigation policière de messieurs Gaboriau et Wilkie Collins, qui polluaient de leur présence indigne les cabinets de lecture des deux rives de La Manche :
« Je crois…vous avoir déjà tout dit. »
 A ces mots, le juge de Quintemarre s’empourpra et cracha, de sa parole coupante :
« Vos premiers aveux ne suffisent pas. Cléore de Cresseville n’est pas la seule coupable. Qui donc vous a financés, qui ?
- Je ne vendrai point la mèche, dussé-je passer par la table de géhenne.
- Nous n’en sommes plus là. Nous vivons au XIXe siècle, que diable, et nous nous targuons d’être des civilisés.
- Mais quels noms vous faut-il donc ?
- Avez-vous des fonds secrets qui permettent à votre…hem Institution – quel mot anodin dissimulant la pire des infamies ! – de tourner ?
- Fonds secrets ? L’affaire prendrait-elle une tournure politique ?
- Secret de l’instruction, je ne puis rien vous dire !
- Mais j’ai bien le droit de savoir, tout de même !
- Vous n’êtes autorisé à parler que pour nous donner des renseignements, pour tout dévoiler de ce que vous savez.
- Sont-ce ici les geôles d’un tsar autocrate ? Va-t-on me déporter en Sibérie ? Il est vrai que la Gueuse émet des titres d’emprunts russes depuis deux ans et…fait les yeux doux à un despote non éclairé, pour sortir de son isolement.
- Cessez donc de tourniquer autour du pot ! Encore une fois, qui vous finance ?
- Souhaitez-vous donc que je vous le jette ?
- Nous envisageons de traduire tout le monde en justice, y compris… celles qui librement, sans contrainte, se sont adonnées là-bas au vil métier que vous savez…
- Qui visez-vous en particulier ? » s’inquiéta Dagobert-Pierre.

  Le juge avait décelé le point faible du prévenu. Monsieur de Tourreil de Valpinçon avait jà avoué, et cité ses deux petites-nièces dans la participation aux enlèvements lyonnais, notamment celui de la petite Jeanne Guadet. Dagobert-Pierre aimait et gâtait les jumelles, parce qu’il n’avait point d’enfants, et qu’elles avaient toujours joué le rôle de progéniture par substitution. Les savoir passibles d’une arrestation l’angoissait. Mais que pourrait faire la justice à l’encontre de mineures de treize ans ? De Quintemarre abattit une carte majeure, afin que Dagobert-Pierre cédât. Il prit un ton neutre, détaché.
« La préfecture de police de Paris m’a communiqué un procès-verbal d’arrestation à l’encontre d’une ressortissante d’origine polonaise : la comtesse Nadia Olenska Allilouïevna… Lorsqu’on l’a interpellée à son domicile, elle a tenté de mettre fin à ses jours en absorbant une fiole de poison. Nos médecins patentés ont effectué les lavements d’estomac nécessaires et elle est présentement tirée d’affaire et sous écrou à Saint-Lazare. Elle a avoué être une cliente de Moesta et Errabunda  qui fricotait avec…inutile de prononcer leurs noms, n’est-ce pas ?
- Ne…ne touchez pas à un cheveu de mes petites-nièces ! Ce sont d’innocentes poupées souffreteuses et…
- Elles ne sont pas parmi les enlevées, donc, tous leurs agissements relèvent de la complicité active !
- Ayez pitié de Daphné et Phoebé ! Elles sont gravement malades ! Leur état languide nécessite de permanents remèdes ! Elles souffrent du sang…
- Il est prévu d’émettre un mandat d’arrêt à leur encontre, au même titre que pour la comtesse de Cresseville, miss Adelia O’Flanaghan et messieurs Julien C** et Michel S**, que vous avez désignés comme les régisseurs des lieux.  Miss O’Flanaghan est passible d’être inculpée pour assassinat.
- Co…comment ! mais elle n’a que…
- Souhaitez-vous que je vous livre les identités de ses victimes ? Deux des filles sont parvenues à s’évader et elles ont bien sûr tout raconté…
- Leurs noms, palsambleu !
- Secret de l’instruction !
- Et les victimes de miss Délie…trembla le scientifique déchu.
- Ursule Falconet, de Lourdes et….Daphné de Tourreil de Valpinçon. »

  A ces mots, Dagobert-Pierre s’effondra, prenant une attitude prostrée. Il ne savait pas, n’avait jamais su, parce que Cléore n’informait plus de rien. Le fruit était blet, chanci, constellé de pruine, jà fragrant de pourriture. Le juge de Quintemarre n’avait plus qu’à le cueillir ou le prendre dans le compotier où il contaminait et touchait ses voisins. Il avait trompé, possédé le prévenu, attendant l’instant propice pour lui assener les informations de premier ordre qu’il détenait... depuis seulement la veille au soir, par Petit Bleu secret. Il s’était amusé bellement, faisant des soupçons d’Odile à l’encontre d’Adelia une certitude de culpabilité. L’Irlandaise aimait à homicider, comme l’on disait du temps de Monsieur de Sartine, sous Louis le Bien Aimé. Monsieur le juge n’eut lors plus qu’à tendre un porte-plume et une feuille de papier au vaincu pour qu’il la renseignât, notât les noms des grands argentiers de l’entreprise odieuse et signât en bonne et due forme. Dagobert-Pierre commença à faire crisser cette plume en sanglotant et tremblotant plus que jamais. A sa grande surprise, il avait succombé aux assauts de ce sectateur de la Gueuse sans vraiment combattre, sans lui opposer la protection de l’égide, ou du clipeus virtutis, non point par veulerie ou par fatigue, mais par pur désespoir. L’inattendu de la nouvelle l’avait frappé au cœur, et, en état de choc, il n’avait plus qu’à dénoncer celles et ceux qui avaient porté l’Institution sur les fonts baptismaux et l’avaient soutenue de leur argent douteux. Peu lui importait lors que les sycophantes de la République s’acharnassent contre sa petite personne, bien qu’il se sentît –oh, juste un peu – responsable de la situation et que tout en lui criât vengeance.

« Bien, fort bien », se satisfit le juge d’instruction avec des clappements indécents de la langue et d’obscènes déglutitions de son cou de dindon décharné, après que Dagobert-Pierre eut achevé et lui eut tendu ses seconds aveux signés.
« Par le diable ! jura le magistrat en parcourant l’écriture déformée par le chagrin. Comment ! Le ministre de l’intérieur V** serait compromis jusqu’au cou dans l’affaire ! Monsieur le préfet de police de Paris aurait donc eu raison de me faire part de ses soupçons ! … Voyons… La vicomtesse de**. Oui, nous le subodorions déjà. Elle est surveillée depuis une semaine. Mais je vois là les noms du marquis de la Bonnemaison, de la duchesse de**, de la princesse de**, de l’actrice M**, de Madame de Pressigny, de Mademoiselle de La Bigne, de miss Jane Noble, de Boston, de la peintre Louise B**, de la veuve du maréchal de**. Cela sent le cadavre, Monsieur de Tourreil de Valpinçon.
- Monsieur le juge… je… permettez-moi une requête…
- Je suis tout à vous…
- Ayez pitié de celle qui me reste…
- De Mademoiselle Phoebé ?
- Oui…et, s’il vous plaît, protégez-moi aussi.
- Pourquoi ?
- Dans les prisons, on n’aime pas les gens comme moi, qui s’en prennent aux enfants… Il y a des lois non écrites dans les geôles… Une justice immanente de ceux qui entre eux, se nomment les pègres…Et je crains fort leurs tribunaux…
- Nous renforcerons la garde de votre cellule.
- Dès aujourd’hui ?
- C’est au directeur de la maison d’arrêt d’en décider après avis du procureur, puis de moi même…
- Sous vos injonctions, monsieur le juge d’instruction ?
- Si ce terme vous convient.
- En ce cas, j’en serai fort aise, car je suis en danger, je ne plaisante pas.
- Je rappelle les sergents. Ils vont vous reconduire au dépôt. Adieu, monsieur.
- Au revoir à mon procès, vous voulez dire ?
- Point encore. Vous passerez en jugement…avec les autres…tous ensemble…lorsque nous les aurons tous pris. »

  Il avait prononcé ces mots non comme un accusateur public de la Terreur, mais à la manière d’un lovelace lutinant une danseuse.

**************


  Le lendemain matin, le gardien préposé à la nutrition des hôtes forcés de la maison d’arrêt effectuait son accoutumée distribution du rata ou brouet destiné à la manducation matutinale des prévenus et repris de justice. Son chariot chargé d’écuelles et d’une marmite de mauvaise soupe fumante, bonne pour la gueuserie, grinçait dans les couloirs aux murs lépreux d’écaillures, semés avec régularité d’huis à lucarnes et judas grillagés tels d’anciens guichets. Bien qu’à la dernière ronde, on eût signalé que tout était normal, que toutes les cellules du quartier étaient bouclées, on ne peut plus bouclées, il eut la surprise de découvrir grande ouverte, béante, la porte de celle de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon. Etonné, il y pénétra en grommelant : « Quel est donc le bougre qui s’est permis une telle négligence ? ». Ce qu’il vit le glaça d’effroi, le paralysa, avant de déclencher une compréhensible nausée, tant le spectacle avait quelque chose d’hideux, de sanglant et tératologique.

  La chose qu’il vit, tapie au fond de la cellule, respirait encore. Cette chose rappelait – comment l’exprimer en des termes zoologiques et chimériques adéquats ? – un monstrueux volatile incapable de voler. C’était un homme-chapon. Il baignait dans le sang et le coagulum de ses mutilations. L’homme ou l’être se tenait à croupetons sur ses jarrets, et il n’avait plus ni pieds, ni génitoires. On lui avait taillé des croupières et il apparaissait nu, ventre proéminent, poitrine enflée tel un jabot, comme s’il eût été doté d’un bréchet. De fait, sa nudité n’en était pas exactement une puisque tout son corps se couvrait d’un duvet, d’un plumage à la fois hétéroclite et hétérogène, provenant d’on ne savait combien d’édredons et autres coussins, plumage parsemé, inégal, qui tenait sur son épiderme excorié par la magie d’une affreuse mélasse d’origine indéterminée, dont il valait mieux d’ailleurs ne point connaître ni la nature, ni la composition. Le visage était horrible, défiguré, inhumain, la bouche taillée de manière à ce qu’elle formât une espèce de bec, aux lèvres accolées, rapprochées, pointant, quasi érectiles, érigées et fendues.
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 Et cette bouche aviaire tentait d’émettre des sons, de les articuler, mais il ne pouvait en sortir que de grotesques imitations maladroites de caquètements car la raison du propriétaire de cette anatomie contre nature avait sombré. C’étaient des codac ! codac ! et autres kikiriki semant la confusion sur la frontière différenciant l’humanité de l’animalité, en cela qu’ils n’étaient point sans évoquer ces onomatopées animalières que l’on apprend aux jeunes enfants pour qu’ils puissent, tel Adam, nommer la faune. Mais également, il s’agissait là d’une explicite évocation de certaines comédies que les michetons aiment à jouer au lupanar avec les créatures, lorsqu’ils se travestissent en bêtes en rut, chien, cheval ou coq. Le monstre était Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon ou ce qu’il en restait. On ne sut jamais comment les prisonniers des cellules voisines étaient parvenus à régler son compte au vieux satyre, à en faire l’homme-chapon, monstre de foire fabuleux aussi légendaire et réputé que l’amphisbène ou la coquecigrue, et de quelle complicité parmi les gardiens ils avaient pu bénéficier. Justice des pègres était faite. Aussitôt, après qu’il eut bien vomi, le préposé à la distribution de la soupe donna l’alerte, tandis qu’une assourdissante clameur retentissait dans les autres cellules, celles des autres captifs frappant avec frénésie les judas de leur gamelle à pain sec. Le prévenu exhala son ultime exsufflation, rendant son âme à Dieu ou à Satan, selon le point de vue où l’on se plaçait dans l’affaire, avant qu’on eût pu l’hospitaliser et lui administrer les derniers sacrements. Sic transit gloria mundi.


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[1]  Voir la fin du chapitre XVIII.
[2]  Encore un néologisme d’Aurore-Marie de Saint-Aubain, qui désigne ainsi l’Ancien Régime.

jeudi 17 mai 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 21 1ere partie.

Avertissement : paru pour la première fois en 1890, ce roman à caractère érotique et saphique est réservé à un public majeur.




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Chapitre XXI


   Au grand étonnement d’Odile, aucun incident notable ne se produisit, aucune rencontre avec un domestique auquel il eût pris la fantaisie d’être insomniaque. Toutes trois parvinrent sans encombre à sortir du bâtiment par l’entrée de service, c’est-à-dire par l’arrière du pavillon, dont l’aspect antique imité des Romains faisait songer à quelque opisthodome. Jeanne-Ysoline avait  subtilisé une lanterne sourde à l’écurie. Dès qu’elles furent à l’air libre, notre morte en sursis l’alluma.  Le trio chemina sur les pelouses semées de cailloux, en direction de la serre où Quitterie attendait. Elles ne firent nul cas d’une ombre furtive et svelte les suivant à distance. Chose plus délicate, elles se surprirent à constater que le fond de l’air était plus frais qu’elles ne l’avaient prévu.

  A la lueur opalescente d’une lune approchant de son dernier quartier, croissant mangé et étréci en un firmament sans étoiles, elles aperçurent la statue qui marquait l’approche du lieu convenu pour le rendez-vous : c’était une œuvre du même siècle des philosophes que le bâti lui-même, rongée de mousse, mutilée en partie, qui représentait un des anciens propriétaires du domaine du temps de la douceur de vivre. Ce personnage avait possédé la dignité d’écuyer cavalcadour.
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 L’air était décidément à la fraîcheur nocturne, et les bouches des fillettes dégageaient une vapeur d’haleine condensée au contact de la température relativement basse et d’une atmosphère assez humide. Enfin, Jeanne-Ysoline fit un signe : elle avait reconnu la silhouette frêle et déjetée de Quitterie, près des parois de verre obscurcies de la serre. Elle la héla le plus discrètement qu’elle pouvait. Il était inutile que toutes crussent possible un coup de théâtre fâcheux car tout marchait fort bien, et toute vitupération aurait été fort malvenue en cet instant de réussite. Pourtant, rien n’était accompli : il fallait encore que les deux candidates à la fuite atteignissent l’enceinte et pussent la franchir. Répondant au signal, Quitterie brandit le fanal dont elle s’était munie. Le quinquet de la fillette était sinistre, d’une forme évocatrice prémonitoire, façonné comme un cippe, semblable à une de ces antiques lanternes des morts,
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 que les populations superstitieuses d’autrefois aimaient à déposer dans les cimetières moyenâgeux lors quasi dépourvus de toute pierre tombale, afin d’en appeler à la clémence des âmes des défunts. Il ne manquait plus à ce luminaire qu’un squelette miniature de fantasmagorie, sculpté d’une manière sommaire et vile, s’y lovât, s’y logeât,
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 du moins si Jeanne-Ysoline l’avait pensé conforme à ces traditions populaires qui avaient cours en son aimée Armor. C’était l’heure la plus noire, celle de la plus sombre et plus profonde nuit, d’un sépia abyssal, propice à toutes les manifestations redoutées de l’au-delà, celle où les trépassés, les revenants, étaient réputés venir hanter et tourmenter les vivants en agitant leurs chaînes et leurs suaires.
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 C’était l’après-minuit, qui venait de sonner au lointain clocher de Condé.

 Quitterie embrassa ses trois camarades en se retenant de toute manifestation sentimentale, bien qu’elle aimât fort Odile qu’elle savait prise par le cœur de la jeune Bretonne.
« Hâtons-nous, mes mies. On ne sait jamais. » observa-t-elle.

  Il était vrai qu’une souricière était toujours possible. Elles cheminèrent toutes quatre, avec grande prudence mais aussi bonne célérité, et ne mirent que six minutes pour parvenir au but bien que l’une fût bote et qu’une autre marchât appuyée sur une canne. Quitterie désigna de la lueur vacillante de sa lampe la cicatrice murale salvatrice.
« C’est par cette brèche que les pauvres sœurs Archambault risquèrent leur escapade. L’une d’elle y laissa la vie. Adelia m’a tout conté. » expliqua Quitterie.
  A l’énoncé du nom maudit, Jeanne-Ysoline frissonna. Elle s’en défendait, mais elle craignait que la goule d’Erin la tuât à son tour, comme elle l’avait fait pour Daphné, du moins, si l’on prenait pour argent comptant les accusations de sa sœur, elle-même en grand péril et au bord de la tombe.

« Le passage est praticable », fit Odile, s’approchant de la brèche. Elle tenait à la main Marie, dont les yeux papillonnaient et s’ensommeillaient.
« Je ne pourrai pas m’aventurer au dehors dans une telle obscurité, d’autant plus qu’en rase campagne, nous pourrions risquer de mauvaises rencontres.
- Odile, je te passe ma lampe. Un quinquet suffira à notre retour, à Quitterie et moi, répondit Mademoiselle de Kerascoët.
- Je te remercie chaleureusement, ma mie. »
 
L’heure des adieux avait sonné, et, avec elle, en principe, celle de la manifestation des effusions sentimentales. En théorie, c’était un de ces instants solennels propices au déchaînement des passions inextinguibles et à la confusion des sentiments et des psychés. Or, d’une manière étonnante, toutes demeurèrent sobres, prudes, comme si elles se refusaient à étaler d’immodérés déchirements inutiles qui eussent donné l’alerte, optant pour une manière feutrée, une réserve qui, sauf chez la bien jeune Marie, trahissaient une surprenante maturité. Peut-être que les deux restantes recevraient des admonestations de Cléore, de Sarah, ou de tout autre adulte. Quelles qu’eussent été les craintes, chacune se contenta d’une brève étreinte et d’un baiser léger.
« A vous revoir, mes amies ! Je vous promets de nos nouvelles ! Soyez rassurées … L’Institution est vermoulue, prête à tomber, et, lorsque vous serez libres à votre tour, je reviendrai.
- Adieu Odile ! Adieu Marie ! dirent en chœur Jeanne-Ysoline et Quitterie. Bonne chance !
- Vous en aurez également bien besoin toutes deux ! Ne pleurez pas !
- Nous n’épanchons point nos larmes, ô, toi qui refusas qu’on te baptisât Cléophée ! Adieu, adieu ! soupira la fille d’Armorique.
- Secouons nos mouchoirs, reprit Quitterie. 
- Nous nous reverrons….heureuses, et tous les coupables expieront ! Soyez sans crainte ! » acheva Odile avant de passer d’abord sa lampe par l’ouverture puis de prendre Marie dans ses bras et de la porter à travers la brèche dont la largeur, nonobstant les nombreux débris et moellons qui eussent pu gêner le passage, permettait à des enfants de s’y faufiler avec facilité. Bientôt, le dernier halo du quinquet des deux évadées ne fut plus perceptible et la muraille blessée retourna à ses ténèbres. Un ultime geste de la main, et Quitterie, se saisissant du seul lumignon restant, se hâta, pensant qu’on ne pouvait plus s’attarder davantage sans qu’on les remarquât. Elle partit en avant, si vite malgré sa boiterie qu’avec sa canne, Jeanne-Ysoline peina à la suivre. Elle craignit perdre son chemin en route, tant l’aspect nocturne de ce jardin en jachère était trompeur, inaccoutumé. La lueur qui la guidait se faisait incertaine, vacillante, distante, dans cette nuit d’une encre anormale où les étoiles semblaient avoir renoncé à briller, comme pour égarer à dessein l’imprudent voyageur noctambule. Bientôt, il n’y eut plus rien, plus aucun repère.

  Dans une impulsion verbale désespérée, la petite Bretonne jeta d’une voix de supplique :
« Quitterie, où es-tu ? J’ai grand’peine à te suivre ! Je ne te vois plus ! Tu sais bien que j’ai donné ma lampe à Cléophée. »

 L’obscurité s’approfondissait tandis qu’un souffle frais agitait les ramées et les buissons. Jeanne-Ysoline avait beau scruter tout alentours, elle n’apercevait mie, si ce n’étaient des ombres inquiétantes dont elle ne parvenait pas à distinguer et déterminer l’exacte nature, réelle ou fantastique. C’était comme si la cécité l’eût frappée. Un sentiment de peur, turbide, commença à s’insinuer en son esprit encore naïf.
« L’Ankou, l’Ankou d’Armor me tend un piège … » murmura-t-elle.
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  Alors, une main de sauvageonne empoigna son bras droit, celui qui tenait la canne d’estropiée, et le serra en un étau. Ce n’était pas la petite belette… Elle n’avait point ces manières brusques. Jeanne-Ysoline s’immobilisa et ne fut plus qu’une statue de craie pâle dans les rets de la créature de la nuit. Elle sentait qu’on la touchait, qu’on jouait de ses terreurs ancestrales. Des doigts glacés parcouraient son échine, la caressaient avec avidité, s’essayaient à déboutonner son manteau, à entrer sous ses jupes. Celle qui l’avait saisie musquait comme une fille des rues. Son épiderme et ses vêtements, sans doute non changés depuis un long moment, dégageaient une senteur âpre, entêtante, de celle des filles vérolées de misère, comme surgies des cloaques ou des taudis, émergées de la boue et de la vase du marécage de l’extrême dénuement,
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 qui mais ou plus ne se toilettent. Une voix susurra à l’ourlet de son oreille rose :
« Tu sais qui je suis. Ton essence intime m’a identifiée. Je suis la réprouvée et je clame vengeance.
- Adelia ! frémit Mademoiselle de Kerascoët. Non ! Ne me fais rien !
- Ecoute mes exigences … Va soigner Cléore et Phoebé… va bien les soigner, parce qu’elles vont bientôt mourir… Donne-leur un peu de ton pus revivifiant et curatif, de ta manne putride, de ton julep létal. »

  A ce murmure fielleux, les prunelles de jais de Jeanne-Ysoline s’illuminèrent d’un fugitif éclat d’épouvante. Elle était effarée par la métamorphose de Délie que l’odeur trahissait. Le vernis de la civilisation avait disparu de sa personne avec son hygiène. Afin de dissiper ses craintes, notre Bretonne sortit d’une des poches de son manteau un vieux bonbon plus dur qu’un craquelin qu’elle s’obligea à sucer avec lenteur… De sa main libre – l’autre étreignait continûment le bras de la victime qui serrait le pommeau de la canne – Adelia poursuivait sa promenade lascive d’où sourdaient des menaces de violation intime. Les doigts de la gaupe d’Eire paraissaient onglés de fer. Glissés sous le manteau, ils raclaient l’étoffe de la robe de velours qui crissait comme si elle eût été rêche,
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 traînaient à plaisir, effectuaient des haltes répétées, feignaient l’hésitation, entretenaient avec ambivalence la patience et le désir charnel odieux de la manipulatrice, point du tout pressée d’en finir, afin que crût en l’esprit de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët l’angoisse d’un mauvais sort car son sexe blessé et pansé, toujours gouttant d’ichor, attirait la convoitise de la prédatrice qui aimait à faire souffrir ses proies. Ces doigts de bourreau femelle poursuivaient leur office sadique, lissaient les engrêlures de la jupe de la poupée meurtrie, puis les ourlures des jupons, avant de s’attarder avec exaspération en palpant et attouchant longuement le contour des pantalons de la fillette et de les griffer doucement, pour qu’ils ressentissent en une sensualité tactile exacerbée la quintessence excitante des courbes juvéniles de l’enfant, jusqu’à ce que se produisissent de fines lacérations voulues du fragile linge. Jeanne Ysoline sentait son cœur accélérer et son diaphragme se soulever en des convulsions spasmodiques douloureuses. Accepter ce qu’Adelia était en train d’entreprendre en elle était messeoir, déroger, trahir Odile, Quitterie et Marie. C’eût été équivaloir à signer un fœdus romain avec les Barbares. Délie n’était-elle point une Celte, donc une Barbare ?

 Sa courte vie durant, Cléore avait en vain tenté de résoudre l’équation de la beauté et du sublime. Elle s’y était vouée corps et âme et avait cru trouver la solution chez les petites filles. Adelia avait été pour elle le Nombre d’or, la Pierre philosophale, le Carré magique… Désormais destinée à la destruction, celle que la comtesse de Cresseville avait vue comme une intaille de chair vive à l’antique, s’apprêtait à commettre un nouveau crime à l’encontre de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët. La peur de Jeanne-Ysoline était lors si puissante qu’elle avala son bonbon de travers. Déglutissant avec douleur, s’étouffant à demi, toussant, elle essaya de trouver une parade alors que, malgré la fraîcheur nocturne, son doux visage de nymphe grêlé de son perlait de gouttelettes sudorifiques. Comme à chaque ressenti de la crainte, elle prit la parole en blésant :
« Ze dirai tout à la Mère. Ze rapporterai ze que tu as fait. Elle te châtiera parze que tu m’auras violentée… et parze que z’est toi qui as tué Daphné.
- Leurre ! Billevesées sophistiques ! Sexe des anges ! La Mère n’est que tromperie pour petites pécores ! Elle n’existe pas ! »

  Aussitôt, Délie poussa plus avant sa hardiesse. Jeanne-Ysoline sentit craquer, se déchirer sous l’assaut des onglures ferrées, l’étoffe fine de l’entrefesson de ses pantaloons jà abîmés. La main du monstre atteignit son pansement et elle eut lors grand mal. Ce fut horrible ; ce fut obstétrical. Nous savons que Délia aimait à commencer doucement, à distiller au départ la souffrance au compte-goutte. Puis, elle choisissait de monter en puissance, d’une manière progressive, arithmétique d’abord, avant de passer aux étapes géométrique puis exponentielle. Elle venait assurément de sauter un degré, mais non d’atteindre l’ultime qu’elle réservait pour plus tard et qui signifiait la mort. On ne sut jamais par quels tourments Daphné passa entre ses mains, son supplice ayant eu lieu à huis-clos, en la salle de transfusion. Là, présentement, Délie avait décidé de ne point en terminer sur-le-champ avec Jeanne-Ysoline, car elle avait encore besoin de sa présence palliative. Elle se sentait encore l’obligée de Cléore, et elle voulait qu’elle fût, sinon guérie, du moins ravivée quelques temps, parce qu’elle avait mésestimé l’effet de l’assassinat de Daphné sur l’organisme souffrant de la comtesse de Cresseville. Délia avait mal mesuré les conséquences de son péché, ignorant la gravité réelle des maux de son ancien mentor et amour femelle, qu’elle adorait toujours en secret, quoique ses effusions d’adoration, désormais cachées, se teintassent d’une haine irrémissible envers Moesta et Errabunda et toutes ces anandrynes de la Haute Société qui avaient considéré son jeune corps comme un simple joujou, une distraction, un en-cas. Elle vouait aux gémonies la vicomtesse, qui, sous le déguisement de la Mère, à laquelle elle avait cru dur comme fer en un premier temps avant que la ruse ne fût éventée par la petite futée catin, l’avait obligée à boire de cette liqueur séminale faisandée. Sa démarche était sans issue. Elle ne pourrait se cacher longtemps, survivre de rogatons des mois durant, être chaque jour plus sale, plus puante, plus pouilleuse, plus en haillons, comme avant que l’orphelinat de Dublin ne l’accueillît en ses primes années. Une fois toutes ses ennemies occises, celles qui avaient causé sa disgrâce finale, elle n’aurait plus d’autres voies que le suicide … mais avant, elle dessillerait les yeux des trente-huit enfants de Cléore-Niobé restantes, démasquerait devant elles le stratagème de la Mère, afin de les pousser à la rébellion générale comme en un pensionnat-prison. Après tout restait-il encore de facto trente-neuf fillettes, si Cléore guérissait, réintégrant pour bons services curatifs rendus – via le liquide insane de Jeanne-Ysoline – notre ange déchu irlandais.

 Toute fouaillée qu’elle était par la main de la goule qui griffait sa plaie, Jeanne-Ysoline trouva la force de balbutier :
« Combien de victimes te faut-il encore ? N’es-tu point assez rassasiée ? »
  Mais la putain d’Erin poursuivait, arrachant à la jeune demoiselle des grimaces de souffrance. La main entreprenante et sale, désormais tout en elle, grattait, labourait et meurtrissait ses mucosités secrètes d’où sourdait une eau interne malodorante, arrachant, excoriant çà et là des fragments de bandelettes putrides confits de purulence, qui adhéraient encore à la porte de son moi vaginal, restes qui entraient en les griffes de l’Irlandaise avec une part de sa chair interne infectée.
« Délie, reprit la fillette entre deux gémissements, tu expieras tes crimes, j’en fais le serment. »
  C’était là paroles dilatoires, car plus personnes – hormis la justice légale de la République - n’était en mesure de punir une fillette mineure irresponsable. Peut-être que simplement, Jeanne-Ysoline voulait ainsi prouver à sa persécutrice qu’elle n’avait jamais cautionné ses actes criminels, même si Délie avait agi maintes fois sous les ordres de leur commune bienfaitrice. Qu’eût été notre demoiselle de Kerascoët sans Cléore de Cresseville ? Une fille désargentée, d’une vieille noblesse décavée et déchue par les principes de 1789, sans dot aucune, sans espoir de mari, vivotant, recluse jusqu’à sa mort, dans quelque ferme ruinée et isolée de la Bretagne profonde…
  Faisant la sourde oreille, Adelia continuait sa torture, son exploration manuelle de la fistule génitale de la fée d’Armorique. Ses doigts sensuels ne cessaient de ponctionner, de cureter à plaisir l’orifice canalaire fécondable de la victime. Ils en extrayaient des déchets immondes, des strates, des couches successives accumulées depuis près de deux mois, de débris de bandages ignobles, puants, jaunes-noirs, septicémiques, qui formaient une sorte de bouchon, d’agrégat, d’agglomérat infect à la fragrance horripilante et fade. Enfin, comme lassée de tout ce supplice, la main se retira, empoissée, gluante, pesteuse de toutes les suppurations de cet appareil féminin perdu et condamné. La jeune damnée se contenta de dire :
« La prochaine fois, tu mourras… »
  Puis, elle porta sans façon ses doigts de fouilleuse, gainés d’une imprégnation de pourriture, à sa bouche gourmande et affamée de toutes ces horreurs ordurières. Elle suça cet empois avec délectation, comme on le fait d’une friandise miellée. C’était miracle si, depuis tout ce temps, Jeanne-Ysoline n’avait pas succombé à une infection généralisée qui eût emporté plus d’une autre fillette du commun.

  Un appel dans la nuit, une lueur de fanal distante, des pas irréguliers et claudicants : miss O’Flanaghan fut surprise. Quitterie revenait enfin sur ses pas. Sa lanterne des morts oscillait, balayant les lieux, en quête de la jeune égarée. La fillette bote appelait : « Jeanne-Ysoline, où es-tu ? » Les yeux d’Adelia clignèrent à la clarté succincte ; elle s’éclipsa, mais le luminaire de Quitterie eut le temps d’éclairer une silhouette fugitive, aux cheveux devenus hirsutes, trop longs, revêtue d’une robe abîmée et salie.
« Ah, ma mie ! Je te retrouve enfin ! Tu m’as fait une de ces peurs ! Brusquement, tu ne m’as plus suivie et j’ai dû revenir sur mes pas.
- Adelia s’enfuit ! Elle m’a tourmentée ! Rattrape-la !
- Je ne puis ; je ne vois pas grand’chose dans cette nuit sans étoiles.
- Alors, tant pis ! La prochaine fois, peut-être. Il faudra faire vite… ce monstre m’a menacé de mort.
- Et nous ne pouvons en rendre compte à personne. Allons, rentrons, en espérant que de leur côté,  Odile et Marie auront eu plus de chance… »


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 Parvenues à l’extérieur de la propriété, Odile constata qu’elle et sa petite compagne se retrouvaient sur une route secondaire, certes plus large qu’un chemin vicinal ou muletier. C’était là une vieille voie de circulation du temps des cours itinérantes, presque aussi ancienne qu’une chaussée de la reine Brunehaut.
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 Elle tira de la poche gauche de son manteau une feuille de papier sur laquelle Jeanne-Ysoline avait tracé le plan routier indispensable à son périple, sans qu’elle eût omis la rose des vents et les points cardinaux. Certes, Odile, fille de la rue, savait se repérer aux étoiles, mais la nuit s’obstinait en son obscurité, et le ciel d’ébène empêchait qu’on se guidât aux astres, à l’exception d’une Séléné bien blême et troublée par un halo nébuleux automnal. La température diminuait avec l’avancée des heures, et notre évadée dut hausser et refermer son col sur son cou après s’être assurée que sa camarade était emmitouflée en suffisance.

 Si son sens de l’orientation ne lui faisait point défaut, et si le dessin de son amie était exact, il fallait que toutes deux prissent à droite, ce qui était la direction de Condé-en-Brie.
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 Cela ferait bien dix kilomètres de marche dans de périlleuses ténèbres. Odile jucha Marie sur ses épaules et s’ébranla. Après environ quatre cents mètres, un repère indubitable prouvant qu’elle ne s’était pas trompée surgit à ses yeux satisfaits : sa lampe éclaira un vieux cycas mourant, mal acclimaté, qui figurait sur le plan de la mie. Soulagée, elle reprit sa marche. Elle ne s’étonnait pas qu’aucune voiture ne circulât à de telles heures. Bientôt, Marie devint un poids mort ; elle avait succombé au sommeil de l’enfance.

  Elles poursuivirent ainsi encore deux kilomètres. La lanterne de la brune enfant éclairait les méandres d’une route à peine carrossable, semée d’embuches, d’ornières, de nids de poules et de dos d’âne. Les bords et fossés encadrant la voie étaient parsemés de buissons d’orties, de genêts, de chardons, de colchiques et parfois, un hululement de chouette en chasse retentissait à distance. Odile apercevait de temps à autre des yeux luminescents rougeâtres ; sans doute étaient-ce quelques menus animaux nocturnes, prédateurs ou proies sur leurs gardes, tout occupés à leur survie au-delà des heures sombres. Un court moment, Marie s’extirpa de ses rêves. Elle demanda, d’une voix empâtée et barbouillée de sommeil :
« On est encore loin ? »

  Odile ne répliqua pas. Son ouïe percevait un brinquebalement qui approchait : un charroi roulait dans leur direction. Dans cette nuit si profonde, si avancée, c’était inespéré ! La jeune fille n’avait pas de montre ; elle eût été d’ailleurs incapable de mesurer le laps de temps écoulé depuis son départ de l’Institution. Il y avait loin de la coupe aux lèvres, et Odile jugeait que ni Marie, ni elle n’étaient tirées d’affaire. Cléore, Sarah ou Michel pouvaient donner l’alerte et les prendre en chasse. A pied, elles seraient promptement rattrapées. Ce véhicule, quel qu’il fût, était soit une opportunité à saisir afin de creuser la distance entre les deux évadées et Moesta et Errabunda, soit, chose bien plus à redouter, la voiture affrétée par ces scélérats pour reprendre les deux petites filles. Si c’était lors le cas, cela signifiait que quelqu’un avait pu les surprendre, être témoin de leur évasion, puis donner l’alarme et tout rapporter. Une vague pensée traversa l’esprit vif d’Odile : si Adelia, qui était introuvable, refaisait surface et redorait ainsi son blason en vendant les deux fillettes ?  L’humble rebelle avait jaugé Cléore et ses séides : c’étaient des gibiers de potence, des gens de sac et de corde, incapables de résipiscence, qui crâneraient au moment de s’aller au bagne ou de gravir les marches de Dame Guillotine.

  Dans l’expectative, la fillette attendit que le véhicule parvînt à sa hauteur. Se placer au beau milieu du chemin en agitant le luminaire eût été d’une imprudence crasse. Ignorer ce charroi peut-être salvateur signifiait laisser passer sa chance. Marie, bien qu’elle ne marchât point, fatiguait. Elle s’était rendormie sur les épaules de son amie. Cessant de cogiter, Odile choisit une solution médiane, qui ménageait la chèvre et le chou : elle leva la lampe vers la chaussée, sans toutefois l’agiter, juste pour éclairer la voiture qui arrivait et savoir quel cocher, connu ou inconnu, la conduisait. Elle parvint à portée de lanterne en un grincement de roues cerclées de fer, soulevant force poussière et projetant force petits cailloux. Odile n’identifia pas le conducteur, ce qui ne la rassurait pas pour autant. Pourtant, elle osa le héler, jugeant qu’à son aspect – du moins, ce que la lueur de son chiche fanal parvenait à révéler – il ne s’agissait point d’une canaille, mais d’un honnête paysan. La carriole n’était pas bâchée. Son chargement révélait un entassement instable de cageots de légumes et de cages à poules, elles aussi pas trop bien arrimées. L’homme devait se rendre à une foire, un marché, dont les tréteaux et étals devaient être dressés dès l’aube. Cependant, bien que la vitesse des robustes chevaux ne fût pas excessive, le bruit des roues suffit à ce que le conducteur n’entendît pas Odile à temps. A son grand regret, il ne freina pas et lui passa devant.
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 Elle s’écarta de justesse, évitant que les sabots et les roues lui passassent sur le corps. Rageuse, la fillette vit s’éloigner la carriole en un tourbillonnement de poussière, avec sa ridicule lanterne rouge pendante éclairant son arrière. Elle eut beau crier, rien n’y fit, et le paysan disparut de sa vue, bien que le bruit du brinquebalement des roues subsistât en son ouïe encore près de deux minutes. Elle fut tentée de courir, de le rattraper, mais Marie pesait trop lourd sur ses épaules. Alors, elle renonça et reprit un rythme de marche normal.

  Les minutes s’égrenaient ; le froid de la nuit se faisait plus vif tandis que le poids de Marie, fourbue, s’appesantissait davantage sur les épaules de l’héroïne. Odile tenta de déterminer l’heure en fonction de la position de la lune dans les cieux. Elle ne put sortir qu’une approximation, évaluant celle-ci à deux heures du matin. Difficile de le savoir avec exactitude : même le clocher de Condé ne sonnait plus, le desservant ou bedeau ayant préféré dormir du sommeil du juste. Ah, s’il y avait eu une horloge moderne en haut de ce clocher ! Encore un kilomètre et les masses indistinctes des toits des masures du village commencèrent d’apparaître.
« Allons, murmura Odile afin d’encourager sa camarade, nous n’allons pas lâcher si près du but ! »

  Elle sentait les jambes de la petiote normande frissonner. Se contraignant à une halte, elle déposa doucement Marie au bord du bas-côté et ôta son propre manteau et l’en enveloppa afin qu’il lui servît de couverture et qu’elle se réchauffât. Tremblant elle-même de froid, en pleine campagne, elle hésita entre deux options : s’aller jusqu’au village proche et frapper à l’huis des habitants jusqu’à ce qu’une âme charitable leur portât secours, ou choisir de se reposer. Le risque de laisser Marie seule au bord de la route et de revenir bredouille sans chambrée comme Joseph et la mère de Notre-Seigneur la nuit de la nativité, sans même qu’il y eût ici pour l’instant une étable en vue (il suffisait de la chercher), la fit opter pour le second choix : elles dormiraient toutes deux à la belle étoile, expression inadéquate à cause de la voûte céleste désespérément obscure. C’était à leur risque et péril. Les nuits d’octobre de la Brie sont plus fraîches que celles de Paris. Elle toucha le visage de sa compagne : il devenait glacé et ses propres doigts étaient gourds. Alors, elle cria sa détresse, appela au secours de la Providence.


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Ce fut un gendarme à cheval qui les découvrit, vers cinq heures du matin, lors d’une patrouille à l’aube. Elles étaient blotties l’une contre l’autre, près du fossé, Odile en simple robe, Marie emmitouflée dans deux manteaux. Elles respiraient encore.


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