lundi 7 septembre 2009

Pièce bien montée.


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Cette première à Chaillot-faut-il l'écrire?-Oleg Fauville devait en conserver sa vie durant un souvenir impérissable!
"Dramaturge mondain et égotiste״, ainsi se qualifiait-il, Oleg Fauville n'en était pas à son premier succès. A ceux qui objectaient : "Pourquoi continuez-vous le théâtre malgré la situation actuelle? Comment acceptez-vous qu'un tel public s'affiche impunément dans nos salles parisiennes?", il répliquait, désinvolte : "Peu me chaut l'assistance vert-de-gris, pourvu qu'elle applaudisse au final!" En cette année 1943, cette attitude frisait l'inconscience, voire la compromission insane! "Je me fiche pas mal de la composition du parterre car le rire est universel!" écrivit-il à Tristan Bernard pour se justifier.
Réputé pour ses mariages multiples, membre de l'Académie Goncourt, ami de tout le gratin littéraire -Cocteau, Drieu, Morand et autres-, cinéaste affirmé, Oleg Fauville se disait apolitique car amoureux avant tout de la France et chantre de cet esprit primesautier inimitable. Sa prochaine comédie triompherait, bien sûr. Le titre promettait et se suffisait à lui-même : "Pour qui vous prenez-vous?" L'intrigue en était d'une confondante simplicité, nonobstant les sous-entendus grivois induits par plusieurs situations cocasses. Le comte de Bellegarde, vieux roué à monocle, voulait marier sa fille Clarisse au baron de Chasseneuil, un fat goutteux et curiste amateur. Clarisse préférait l'aventurier américain Sullivan, chasseur de fauves, qu'elle recevait en secret. Sullivan, de retour d'une expédition chez les féroces gorilles du Basutoland, s'était amouraché de la belle en vendant au comte un trophée cynégétique dénommé Nkongorilla-betwé, la momie du dieu gorille des pygmées Basuto! Il rusait, s'introduisant dans le manoir des Bellegarde caché dans le sinistre singe! Les scènes humoristiques s'enchaînaient, l'amant vivant le jour dans le gorille et en sortant la nuit pour retrouver sa promise qui le nourrissait en douce. Figurait notamment une scène où Clarisse, demi-nue, manquait se faire surprendre par son père insomniaque et lui mentait en époussetant la bête au plumeau, prétextant que la bonne avait omis de la dépoussiérer tantôt! Sullivan, chatouillé, pouvait éternuer et se trahir à plusieurs reprises! Le secret finissait par être éventé par Chasseneuil avec le concours fortuit de la boniche, mais les amants triomphaient à la fin, car le stupide fiancé se montrait lâche face au héros. Les trois actes s'achevaient par un sonore "Pour qui vous prenez-vous?" jeté par le comte à l'ex-promis qui voulait provoquer Sullivan en duel au sabre, la fuite du perdant et une embrassade joyeuse des deux amoureux!
Un comédien suisse, Vernon, interprétait Sullivan tandis que Julienne, épouse de Fauville, de 25 ans sa cadette, jouait Clarisse. Corinne Platon, spécialiste des rôles de souillons, hérita du personnage de la domestique. Hector Boulanger, connu pour ses compositions d'aristocrates infatués et d'académiciens précieux ainsi que Marcel Blancval, un vieil histrion, complétaient la distribution.

Le soir de la première arriva. Outre l'inévitable parterre nazi, tout le Gotha de la critique s'était donné rendez-vous pour juger le dernier opus du dramaturge : Norbert Lemp, Orville Herriot et le redouté Robert Brasillach,
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sycophante de l'Europe nouvelle d' Hitler, avaient répondu présent.
Oleg Fauville prit place dans sa loge réservée. L'excentrique sybarite arborait sa tenue favorite : cape de soie ébène, costume de tweed, panama beige, gants beurre frais, lavallière et guêtres, sans oublier sa célèbre canne en acajou et palissandre au pommeau d'ivoire en forme de tête de babiroussa, au réalisme exacerbé frôlant le pathos, œuvre d'un sculpteur animalier académique réputé, plasticien épigone de Frémiet! Notre auteur épicurien es-mondanités saisit ses lunettes de théâtre, don du directeur de Chaillot gravé en lettres d'or à son nom.
Une légère inquiétude marqua le visage d'Oleg : non pas qu'il craignait un échec, mais pour d'autres raisons, hermétiques à toute pythonisse. Une pensée lui vint un instant, aussitôt évacuée : avait-il effectué le bon choix?
Deux possibilités s'étaient offertes à notre homme illustre en sa jeunesse dorée : les planches ou l'érudition historique. Sous la pression de son redouté paternel, le non moins réputé Julien Fauville, Oleg s'était soumis au premier choix. Les lettres françaises, que dis-je, l'esprit français, y avaient gagné, au détriment des rayonnages des bibliothèques des facultés d'Histoire. Quel intellectuel cuistre oserait regretter l'absence de traités exégétiques, dûs à l'alerte plume de Fauville, consacrés par exemple aux méconnues « Oisivetés » de Monsieur de Vauban, notamment son ouvrage gastronomique sur « La Cochonnerie », éloge éclairé d'érudition gourmande à la très gauloise tradition culinaire de la salaison, à défaut d'être un manifeste rabelaisien et salace voué à cette autre fierté hexagonale nommée la gaudriole?
Les trois coups retentirent : la représentation débuta. Le public, trié sur le volet, étalait des toilettes paradoxales en pleine pénurie, profusion gênante de fracs, bijoux, fourrures et robes du soir griffées Lanvin, Patou, Lelong, ou Chanel.
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L'omniprésence allemande nous rappelait la dure réalité. Bien pis : des affiches bilingues remémoraient le hideux règlement à vomir, institué en tout lieu de spectacle : « Interdit aux Juifs ». Une rumeur courait, selon laquelle certains de ces parias trouvaient refuge dans les dédales des coulisses, cachette idéale où ils bénéficiaient de la complicité des machinistes! La Gestapo enquêtait, secondée par des fonctionnaires de police sans scrupule.
Le premier acte se déroula sans incident. Chaque trait d'esprit, quiproquo, double sens ou allusion grivoise, était salué par des rires, y compris des Teutons! Les applaudissements fusèrent, avec des vivats nullement forcés, lorsque le rideau tomba. Vint l'acte deux, tant craint de l'académicien, celui où entrait en scène la fameuse momie. L'objet, essentiel à l'intrigue, avait été gracieusement mis à la disposition du dramaturge par le Muséum national d'Histoire naturelle. Les accessoiristes avaient fort artistiquement arrangé la bête empaillée en dépouille antique, recouverte de bandelettes malpropres du plus bel effet. Que dis-je? Malpropres était un euphémisme : il fallait écrire hyperréalistes! Non seulement celles-ci étaient mouchetées de moisissures, mais elles arboraient, deçà-delà, des marbrures évocatrices d'un sang gâté de pus exsudant de plaies infectes, pourries et noirâtres. Il ne manquait à ces stigmates de pseudo gangrène que les asticots et les mouches, ces gros insectes bleus aux reflets cuivrés, fierté de toute collection entomologique qui se respecte!
A la vue de la bête, aussi martyrisée qu'un Ecce Homo de Mantegna ou Matthias Grünewald, quelques poules de luxe marquèrent leur surprise par des cris d'orfraie : elles retrouvaient en cette atroce dépouille tous ces fantasmes de jungle chers aux explorateurs et chasseurs, sans oublier le sculpteur précité!
Dans le public, mais au paradis, un jeune homme s'enthousiasma de la présence du gorille. L'amateur de sensations fortes, natif de Ville-d'Avray, qui s'appelait Boris, s'exclama, à l'adresse de son voisin :
« Hé, t'as vu la dégaine du singe? Y l'a l'air de s'en tenir une couche! Chapeau Vernon! C'est un super rôle!
- Tu trouves? C'est peut-être parce qu'on voit mal d'ici, mais à mon avis, c'gorille casse pas la patte à un canard!
- Décidément, t'y comprends rien! Imagine son visage tuméfié, couvert de bandes Velpeau, ses crocs branlants et cariés! Cet anthropoïde symbolise le prolétariat opprimé! Il porte le fardeau de la misère du monde!
- Il a pas reçu de coups! Cette dépouille est pourrie, c'est tout! J'me demande, Boris, où tu vas chercher tout ça? »
La pièce suivit son cours. Lors de la scène du nettoyage du monstre, au lieu des éternuements à peine retenus par le comédien, les spectateurs du premier rang perçurent, du tréfonds du corps bourré de paille, mugissements et borborygmes. Vernon faisait-il semblant, ou était-il vraiment caché dans le singe? A moins qu'un ventriloque... Aucune scène ne montrait l'acteur entrer dans l'animal ou en sortir. On pouvait conclure à la présence d'une doublure déguisée, tandis que la vedette demeurait provisoirement sagement planquée dans les coulisses!
Cependant, le vaudeville parvint à son terme, cette cinglante apostrophe du comte de Bellegarde au veule et grotesque baron de Chasseneuil : « Pour qui vous prenez-vous? ».
L'infatué renonçait au duel « vieille France » contre Sullivan et choisissait l'esquive! La réplique du comte l'avait estomaqué : l'effet de surprise, tout autant que la volte-face du patriarche en faveur du héros, facilitée par la précédente scène, émouvante plaidoirie de Clarisse à son père, constituaient un classique coup de théâtre dans la grande tradition! Ce procédé de dramaturgie, boulevardier, artificiel, succédant au discours passionné de Clarisse, apologie quasi-racinienne de Sullivan, réjouit l'assistance. Le rideau retomba, pour un triomphe mémorable. Les spectateurs avaient agrée la vision de Fauville, critique feutrée de cette haute société ébranlée par l'effondrement de 1940. Le secret du succès d'Oleg résidait là : il mêlait allègrement la tragédie classique aux recettes éculées du boulevard, puisées chez Labiche, Courteline et Feydeau! Éclectisme bien français!

Tandis qu'il s'apprêtait à quitter sa loge pour rejoindre ses interprètes et les féliciter, Oleg fut interpellé par un officier de la Gestapo. « Inimaginable! Incompréhensible!» pensa-t-il lorsque le policier nazi lui dit :
« Herr Fauville? Veuillez-me suivre sans résistance, bitte. Vous êtes en état d'arrestation!
- Diable! Peut-on connaître le motif de mon interpellation?
- Ruhe! Sale Français! Tu le sauras en temps voulu!»
Le célébrissime écrivain fut embarqué dans une sinistre Traction noire, à l'insu de tous, tandis que les comédiens, sous les vivats et les fleurs, s'inquiétaient de son absence prolongée!
Oleg, menotté et poussé sans ménagement, se retrouva assis dans l'auto, encadré d'hommes patibulaires à l'imper mastic noir, au feutre assorti, à côté d'un autre infortuné, petit homme misérable et pauvrement vêtu au visage tuméfié. Sur son veston déchiré, l'hideuse étoile jaune. L'homme, la bouche en sang, parvint à murmurer :
« Merci quand-même d'avoir tenté de m'aider, monsieur Fauville.
- Je n'ai fait que mon devoir, monsieur...
- Ephraïm Bloch. Un jour, on vous honorera comme un juste!
- Ces sales boches ont hélas éventé le stratagème! Ils ont compris que je vous ai caché dans le singe durant tout l'acte deux! Vernon le savait et vous avait cédé la place. Heureusement qu'il ne risque rien, car ressortissant d'un Etat neutre!
Un gestapiste interrompit la conversation et assomma Ephraïm d'un coup de crosse de Mauser.
«Salaud de Jude!»
La Traction conduisit les deux hommes vers leur destin. Nul ne devait les revoir vivants.
Une personne cependant, bien qu'elle ignorât l'issue tragique de la soirée, eut une dette envers Fauville, mais aussi envers Vernon et le gorille. Notre Boris, car c'était lui, attendit l'après-guerre pour se lancer dans la littérature : ce ne fut pas par hasard qu'il opta pour le pseudonyme si américain de Vernon Sullivan. Quelques années plus tard, fasciné par ce théâtre pour lequel Oleg donna jusqu'à sa vie, adorant l'absurde à la Alfred Jarry, il écrivit une pièce, son opus ultime, où notre singe, réinterprété, jouait un rôle central et symbolique, quoique muet, d'encaisseur de coups, couvert de pansements sanglants à souhait. Le « Schmurtz », ainsi baptisa-t-il la créature, personnage de cette oeuvre au titre évocateur : « Les bâtisseurs d' empire ». Au fait, avez-vous identifié Boris? Voyons, tout le monde a entendu parler de Boris Vian!
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Christian Jannone.