dimanche 1 septembre 2013

Le Couquiou épisode 14.



  Ne… me… quittez pas, non, je vous en supplie, NE ME QUITTEZ PAS. Pas comme ça, pas aussi cruellement, non, ma femme bien aimée, ma fille chérie. Pas comme ça, pas comme ça !
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Elles étaient mortes, horreur ! mortes des atrocités de la guerre, mortes à cause des barbares en vareuse réséda, les non-humains Feldgrau… Longtemps, trop longtemps, il avait étreint ces corps ou ce qu’il en demeurait… formes immondes, infâmes, recroquevillées, rétrécies par le feu, noires, noires ô combien, extirpées des monceaux fumants de l’église du village, méconnaissables, inidentifiables, informes, déshumanisées, pantins, pantins calcinés !

La Terre mentait ! Le Maréchal les avait tous trompés… 
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Il y avait cru, à ces verbiages vains, à cette idéologie des menteurs… Toute la civilisation issue de la Terre cultivée l’avait trompé ! Ce n’était qu’un vernis… Le Progrès n’était que fausseté, tromperie, leurre, miroir aux alouettes du démon…
Il avait longtemps réfléchi, recherché les raisons, remonté les maillons innombrables de la chaîne des causalités expliquant pourquoi l’humanité avait pu se rabaisser à des actes d’une telle sauvagerie. Pourquoi sa famille avait péri, avait été massacrée ainsi, brûlée vive, consumée en un holocauste, pourquoi lui avait été épargné, opportunément absent des lieux de la tragédie, miraculé du hasard ( ?) ou par la volonté d’une divinité immanente qui n’était pas le Dieu des chrétiens qu’alors il renia.
Il pleura des jours durant, se terra, fuit ce monde, se réfugia dans un ailleurs où il rumina sa vengeance. Le nazisme avait été engendré par la Civilisation ; il était son aboutissement démentiel, l’aboutissement de la révolution technique, de la pensée, de la philosophie, de la culture, l’industrialisation irréfléchie de la Mort pour une cause dépassant tout, dévorant tout au nom des Idées, comme Chronos.
Alors, il sut.  Il comprit le pourquoi de toute chose. La Civilisation pervertie qu’il connaissait était née de l’agriculture et le Maréchal avait commis un contresens, pensant que la Terre qui ne mentait pas était celle des paysans. Faux ! Ce n’était pas celle-là, celle que l’Homme avait soumise, mais une autre, antérieure, qui, au contraire, domptait l’Homme qui dépendait d’Elle.
Il avait été l’assistant d’un grand savant, d’un abbé à l’éternel béret, un enseignant d’arcanes en une science nouvelle s’intéressant à la vie des hommes fossiles, d’avant la soumission de la Terre. Lui et les siens, à cause des événements, de cette guerre, avaient cru trouver le havre protecteur, idoine, dans la France profonde rurale de cette zone Sud où le Maréchal essayait de recoller les morceaux,
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 sans qu’il se doutât de sa collaboration avec les barbares, de l’acceptation de leur ordre nouveau, de sa traîtrise. Le long syllogisme qu’il avait patiemment forgé, élaboré, avec des si, des donc, des c’est pourquoi aboutissait à ceci :
La Civilisation, c’est la barbarie. L’agriculture, c’est la barbarie, c’est l’inégalité, c’est le crime sauvage. La Terre de l’Homme d’avant l’agriculture, Elle, ne ment pas. Retournons en Elle, à Elle. Expiation !


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  Lucille avait recouvré ses esprits après une absence de quelques heures. Sans doute trop recrue, trop fourbue par les épreuves qu’elle avait traversées, s’était-elle endormie du sommeil du juste. Elle ressassait la témérité qui l’avait conduite à cette situation. Elle ne se vanterait pas d’une telle aventure, parce que la fatuité, ce n’était pas son truc.

La fillette constata qu’elle se trouvait couchée, emmitouflée dans une sorte de lit de fourrures, sans matelas. Elle n’était plus à l’air libre mais dans un lieu clos difficile à déterminer, puisque la seule lueur qui y régnait provenait de quelques lampes à huile en glaise cuite, d’un modelage grossier, lampes qui fumaient et dégageaient une odeur âcre et rance. C’était comme si elle se fût trouvée prisonnière dans une espèce d’igloo parmi des esquimaux féroces. Ses yeux tentèrent d’appréhender plus en détail ce logis primitif. Elle aperçut une voûte irrégulière, parsemée de concrétions blanchâtres qui faisaient comme un semis de moisissures sur la garniture d’une de ces tartes, spécialités du Canada, garniture que les naturels (si tant était-il que les Amérindiens de là-bas acceptassent qu’on les désignât d’un terme un peu raciste) appelaient ferlouche ou farlouche dont la recette consistait en un mélange de raisins secs et de mélasse (la mélasse, c’est épais et dégueulasse, trop sucré, se dit Lucille).
Elle se rendit compte qu’elle était totalement nue sous la fourrure. Non, c’était un comble ! Il l’avait déshabillée, le sans-gêne ! Elle était pudique, et craignit le déshonneur, l’outrage fait à sa pudicité. Son visage s’embrasa de honte.

Elle entendit une voix émergeant d’une espèce de brouillard sonore. C’était lui. Qui d’autre ? Elle marqua sa surprise. Ses yeux s’écarquillèrent. Lucille ne s’était pas attendue à ce que son ravisseur parlât comme vous et moi, en un français moderne. Il philosophait au lieu de lui demander si elle allait bien, n’avait besoin de rien, si elle avait bien dormi, si elle avait faim ou soif.
« L’agriculture est la racine du Mal », tel s’exprima l’être à l’adresse de sa petite captive. Il apparut, s’approcha, épandant son musc sauvage. C’était un homme, pas un cerf-garou ou toute autre chose de surnaturel. Il n’avait rien d’exceptionnel, mais ne faisait guère preuve de prévenances à l’égard de sa prisonnière, si ce n’était qu’il l’avait douillettement couchée et ôté ses vêtements mouillés, qu’elle aperçut séchant, linge compris, près d’une espèce de foyer grésillant et crépitant, où elle remarqua des coulées graisseuses, témoignage qu’un gibier avait cuit là tantôt.
Elle préféra ne pas tenir compte de ce qu’il disait et pria que ses parents lui pardonnent son imprudence. Elle espéra le secours des gendarmes. Un prurit de gêne occasionnait en elle des démangeaisons persistantes tandis qu’elle adressait une prière muette aux siens :
Maman, papa, pardonnez-moi ; Dominique, pardonne-moi ; Paul, pardonne-moi. Priez tous pour moi, pour que rien ne m’arrive, pour qu’on me délivre. Sainte Vierge Marie, venez-moi en aide. Je Vous adresse cette humble prière. J’ai péché en n’écoutant pas les mises en garde du père Martin ; je n’en ai fait qu’à ma tête de linotte. Pardon, pardon.
Que ma captivité soit douce, se surprit-elle à souhaiter, sur le ton de l’imploration, de la supplique. Après tout, je vis une aventure magnifique, mieux que dans tous mes rêves, dans toutes mes espérances, plus intense que dans tout ce brimborion de romans que j’ai lus ! poursuivit sa pensée en des vagabondages que ses proches eussent jugés dévergondés.
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 Outre la voix du ravisseur, son odeur puissante, sa silhouette et le léger grésillement du foyer préhistorique assez rudimentaire, qui nullement n’atténuait l’impression de fraîcheur et d’humidité de cette grotte de rétention, Lucille perçut un crépitement lointain, atténué, qui, par moments, devenait plus fort, tel un martellement. C’était la pluie, dehors, qui tombait de nouveau, drue, sans qu’il fût possible d’évaluer si elle était diurne ou nocturne. Elle n’avait plus sa montre bracelet (perdue ? en panne ? avec ses affaires, à proximité des douces flammes ? elle n’eût pu le dire avec précision). La figure noirâtre de l’homme, enfin visible à ses prunelles s’accoutumant à la lueur rudimentaire flammée, maintenant qu’il avait ôté son masque grotesque, continuait à lui faire peur, déformée qu’elle était par la lueur mouvante de l’éclairage primitif et rougeoyant. Il y avait toujours ces yeux braisés de possédé, ce regard difficile à soutenir tellement il s’imprégnait de démence et de quelque chose de démoniaque. Lucille essaya de le scruter, mais sa position, redressée sur sa litière, tout en retenant la fourrure-couverture afin de cacher sa nudité au peut-être satyre, ne facilitait pas ce genre d’investigation psychologique, et elle dut se contenter de détailler ses vêtements. Il était entièrement revêtu d’habits de peaux cousus, comme chez les Indiens ou les Esquimaux du Groenland et du Pôle Nord et, parce qu’elle connaissait un peu les textes de Paul-Emile Victor, elle savait que cela dénotait chez ce fou un isolement total de la civilisation, sans doute volontaire. Cependant, ni le pantalon, ni l’espèce de vareuse ou de chemise, ni les mocassins, n’étaient frangés comme les habits des trappeurs, des Sioux ou des coureurs des bois. Ça lui sembla du daim, ou du cuir de cerf, de renne ou de la peau de chamois. De toute manière, rien n’était du présent en cette grotte, pas le moindre ustensile métallique qui eût témoigné que nous nous trouvions en 1960. 
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Il poursuivait, imperturbable, voulant assener la leçon à celle qu’il pensait désormais docile, prête à l’écoute :
« La communion, l’osmose, la fusion avec la Nature, c’est ça l’important. »
Depuis le temps qu’il devait vivre ainsi, ce mode d’existence avait dû lui taper sur le système. Pourtant, il s’enquit du linge de la petite captive, le toucha, afin d’en vérifier le niveau de séchage.
« Tu peux te rhabiller, c’est sec.
- Devant vous ? Il n’en est pas question ! »
C’était la première fois qu’elle lui adressait réellement la parole. Elle se jugea culottée de lui avoir répliqué. Mais elle put constater que les intentions immédiates de l’homme-cerf n’étaient ni mauvaises, ni malfaisantes.
« Je ne te regarderai pas, ajouta-t-il, j’irai me cacher derrière la peau tendue, là-bas. » (Cette peau tannée l’était à la manière de celles des bisons chez les Indiens.)
Elle obtempéra. Elle crut l’entendre marmotter ma fille. Etrange. A ses oreilles d’enfant, cette voix étrangère lui parvint altérée, quoique les inflexions ne trahissent par elles-mêmes aucun accent, ni d’ici, ni d’ailleurs. En fait, c’étaient des trémulations d’émotion, de trouble, qui déformaient la parole du ravisseur. Ma fille… en avait-il une, en avait-il eu une ? Peut-être était-elle morte ? Lucille se méjugeait, ne pouvait calculer l’âge de cette face noire, rebelle à l’eau. Elle lui sembla labourée par le temps, par les épreuves de la vie. Et s’il avait dit de cette voix à la ténuité languissante ma fille parce que Lucille lui ressemblait, et que c’était en fait pour cette raison qu’il ne l’avait pas tuée comme Népomucène ou madame Consac ? Le regard farouche du fauve s’était à peine modifié, mais dans le sens de l’adoucissement. Elle eut l’impression qu’il pleurait. Ses sens, sa vue, son ouïe, ne la trompaient pas, bien que des larmes ne parussent pas couler sur ses joues encrassées. S’il les avait versées franchement… Non, ce chagrin à peine exprimé était sincère. Endurci par le temps, il avait appris à retenir ses larmes. Elle ne le savait pas, ne voulait pas savoir comment avait été cette fille, l’âge auquel elle était morte, quand, dans quelles circonstances, elle l’était. Oui, c’était évident : Lucille ressemblait à cette enfant perdue, tragiquement sans doute (de maladie, d’accident ? à cause de la guerre ? puisque l’homme-cerf paraissait assez âgé pour qu’il l’eût vécue). Morte depuis longtemps, dix, quinze, vingt ans… Lucille telle qu’elle, telle ce qu’elle aurait donné (lui seul connaissait l’âge de la défunte), plus tard, un peu plus grande, car perdue à cinq ans, assassinée par le feu des barbares. Peut-être que cette mort expliquait pourquoi il avait sauté le pas, commis ses crimes. En ce cas, pourquoi aurait-il mis tant d’années à agir ?

Petite robe courte à smocks de teinte vanille, chaussettes blanches, chaussures à lanières, nattes châtain clair tressées, dorées, moirée aux rayons du soleil de juin, ornées de rubans blancs, petit chapeau de paille, frimousse ronde et franche tachetée de son, sourire, air rieur, joie de vivre de l’enfance. Main tenue à maman. Nous étions un 10 juin, à l’approche de l’été, et ainsi Jeanne s’était présentée à papa, le matin fatidique. La dernière fois, la toute dernière fois qu’il l’avait vue vivante. Mignonne, ô mignonne. Pierre, ainsi se nommait-il.
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« Papa, pourquoi tu viens pas avec nous ?
- Je ne peux pas, mon amour. (il devait se rendre au village voisin de Javerdat pour aller examiner des cailloux bizarres qu’un habitant disait avoir découverts dans son champ, et l’homme, sachant Pierre spécialiste, pensait qu’il pourrait lui dire s’il s’agissait de silex préhistoriques)
- Allons, Jajanne (ainsi la surnommaient ses parents avec tendresse), mets ta petite veste, avait dit la mère. Il fait encore frais le matin. Et n’oublie pas d’embrasser papa très fort.
- Oh oui, oh oui ! »
Elle s’était jetée dans les bras de son père, toute petite, toute menue, en criant, en riant, enthousiaste :
« Papa ! Mon papa !
- Sois bien sage, ma Jajanne. »
Avant qu’il s’éloignât avec son vélo, Clémence, l’épouse adorée, avait dit :
« Prends garde mon Pierre chéri. On dit que les Allemands sont dans les parages. »
Désinvolte, alors qu’il enfourchait sa bicyclette, il avait jeté à la cantonade :
« Ne crains rien, je suis en règle ! »
Puis, il était parti, sans appréhension.
(…)
 Dans ses cauchemars récurrents, qui n’avaient de cesse de se renouveler chaque nuit, en éternel retour, il étreignait encore ces cadavres grotesques, presque carbonisés, étrécis, à la température encore ardente, figés dans des postures invraisemblables, irréelles, comme statufiés, pétrifiés de charbon. Et il criait, clamait sa vengeance inassouvie :
« Je vous aurai tous, tous, vous qui avez fait ça, vous les responsables ! Je vous enverrai flamber en enfer ! Et vous y resterez ! »
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Voyant qu’il s’était éloigné, Lucille se leva de la litière avec circonspection. Elle drapa son intimité dans la chaude peau, aux poils doux au toucher. Elle s’approcha, des sous-vêtements d’abord, jetant un coup d’œil discret de crainte que la lubricité redoutée de l’homme-cerf l’épiât et attendît l’occasion propice pour s’exprimer à son encontre. Elle enfila culotte blanche et chemisette de dessous en coton et en flanelle, avec toujours un brin persistant de prudence, d’hésitation, après avoir constaté au toucher qu’ils n’étaient plus humides, que l’homme avait raison. Puis vint le tour des chaussettes. Elle s’obligea à une posture assise, malaisée, à même le sol de terre battue, se disant qu’elle salissait son arrière-train. Elle trouvait cependant indécent de conserver aujourd’hui les mêmes dessous ; c’était contraire à  l’hygiène, et ses parents lui avaient enseigné, dès son plus jeune âge, qu’il fallait qu’elle les changeât quotidiennement ; de plus, elle avait appris à en faire elle-même la lessive, soignant son petit linge aux petits oignons, comme fascinée, coquette, maniaque de sa propreté intime. Enfin, si une petite envie la prenait, où donc ferait-elle ses besoins élémentaires ? Dans un trou ?
Elle boutonna le chemisier à col Claudine délicatement brodé et broché bien qu’un peu froissé, toujours en culotte, les mains légèrement moites, comme excitée  à la pensée qu’un jour, peut-être, elle devrait faire ça devant celui avec lequel on la marierait, s’exhiber ainsi, ravaler sa pudeur, ses préjugés de fillette…pour avoir un enfant. Puis vinrent le pantalon d’équitation, le pull bleu pastel, enfin les bottes. Voilà, elle était prête. Elle inspecta son duffel-coat, et dit :
« Vous pouvez sortir, monsieur. »
Ce monsieur l’embêta. Lucille demeurait bien élevée, quelles qu’eussent été les circonstances.
Alors qu’il s’extirpait de son « paravent » indien, elle ajouta.
« Auriez-vous un miroir et un peigne ? Je dois me recoiffer. »
Un de ses rubans veloutés s’était dénoué, et une couette pendouillait, lamentable, lui chatouillant la joue droite.
« Tu es jolie, fit-il. Jeanne… »
 C’était le prénom de la morte à laquelle elle ressemblait ; elle le comprit, renouvela sa demande. 
« Je n’ai qu’un peigne en os. Du temps de mes ancêtres, les glaces n’existaient pas. »
Il s’humanisait de plus en plus et elle craignit que cette intimité naissante entre le ravisseur et la proie allât trop loin.
Elle me supplie, elle m’appelle ! Elle veut exister, revivre, exister à nouveau, toujours… Elle m’apparaît, implorante, chaque nuit. Jeanne ! Jeanne ! Ma fille adorée ! Tes cheveux, tes yeux, ta gaieté, tes joies et tes chagrins d’enfant…Tes jolies petites robes…et comme tu sentais bon ! Si proprette malgré les restrictions. Encore, encore une fois, ma Jeanne, ris, souris, fais des grisettes à papa !

Il était la désespérance incarnée… Plus de seize ans, déjà ! Funeste, funeste 10 juin 1944 !
Lucille se résignait à se coiffer avec ce moyen rudimentaire, ce peigne magdalénien qu’il lui tendit. Les femmes préhistoriques, après tout, se dit-elle, étaient déjà coquettes, loin de toute forfanterie exagérée de vamp de cinéma. L’éternel féminin.
Son coiffage achevé, elle se fit davantage audacieuse.
« J’ai grand-faim, monsieur, s’il vous plaît. », osa-t-elle, presque malapprise bien qu’elle conservât son langage posé. Son estomac grondant, criant famine, témoignait que l’heure du petit déjeuner était passée depuis longtemps. Les enfants, ça mange bien, pour la croissance, pour fortifier les os, et tout, et tout. Item pour bien apprendre en classe ou, comme elle, avec la répétitrice.
« Je n’ai que du gibier à vous offrir », fit-il, comme penaud.
Je m’adapterai à son régime alimentaire, dussé-je en avoir la nausée, se résigna Lucille. Tout occupé désormais au bien-être de sa captive, l’homme-cerf en avait oublié de déblatérer ses aphorismes sur la Nature. La Belle et la Bête, songea Lucille, en un éclair de pensée fugitive.
Ce n’est pas sans déplaisir que la fillette aventurière jaugea l’espèce d’infection qu’il proposa à sa bouche, chose qu’elle supposait être un reste de cuissot de sanglier tout noir.
J’en serai quitte pour une bonne diarrhée ; tant pis pour moi et ma témérité, médita-t-elle en mâchonnant la saloperie semi-putride. Après tout, bien des bonshommes élevés à la dure, comme ces Robinson Crusoé ou ces explorateurs du Pôle Nord ont été obligés de bouffer ce qu’ils trouvaient à se mettre sous la dent, faute d’autre chose de plus approprié.
Elle s’imaginait prisonnière pour longtemps, si longtemps que ses vêtements (elle n’en avait aucun de rechange) finiraient par tomber en lambeaux. Afin de ne pas vaquer toute nue en présence du geôlier, elle ferait comme lui, se vêtirait de peaux préhistoriques, tandis que ses cheveux pousseraient tout fourchus et que sa peau deviendrait toute noire de saleté.
Je deviendrai une petite sauvageonne, un Mowgli femelle…Le plus difficile à supporter, outre ce régime carné peu varié de primitif, ce sera le frottement permanent des fourrures sur mes fesses, parce que je n’ai aucune autre culotte à me mettre et que, quand celle-ci sera fichue…
Elle interrompit le fil de sa pensée ; elle se rendait compte que la viande qu’elle mâchouillait avec une expression dégoûtée convenait plus qu’elle n’eût cru à son palais délicat de petite fille snob de riches, et qu’il valait mieux cela que de se laisser mourir de faim. Elle avait failli se montrer irréfléchie. A Rome, je ferais comme les Romains ; chez ce Cro-Magnon attardé, je fais comme les hommes des cavernes. Pas comme bon me chante.
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Alors qu’elle achevait sa manducation, elle l’écouta parler. Il lui raconta sa vie, par bribes douloureuses. 

A suivre...

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