Ce
fut de prime abord la radio qui informa la famille Arthémond de l’affaire du
mystérieux cadavre non identifié, du fait de l’aversion profonde de Monsieur
le baron pour la presse locale. Cette nouvelle, trompetée par la vieille
boîte à jambon, eut pour conséquence d’agiter un peu notre clan, d’habitude
plongé dans la léthargie infrangible de son conservatisme.
Le
médecin légiste n’était pas parvenu à percer l’identité du mort, parce que les
oiseaux l’avaient défiguré. Et les empreintes digitales ? Peu aurait
importé, si l’inconnu s’était avéré absent des fichiers de police ; mais
voilà, la raison de l’anonymat renforcé du défunt s’avérait prosaïque tout
autant que sordide : les volatiles avaient aussi bouffé ses doigts,
comme presque tout le reste d’ailleurs. Comme l’identification de la
mystérieuse victime promettait d’être longue, la gendarmerie s’était résolue à
pousser son enquête dans un secteur géographique élargi, à la recherche
du moindre signalement de la disparition de quelqu’un parti ces derniers temps
sans laisser de trace – à moins que notre mort eût été un simple vagabond, sans
toit ni loi, sans la moindre famille qui se fût un tant soit peu souciée de son
évaporation dans la nature. Se refusant à privilégier la moindre piste – décès
fortuit d’un marginal ou asocial dévoré par des oiseaux brusquement frappés d’une
lubie anthropophagique – les gendarmes se décidèrent, en toute logique
policière, à interroger tous les habitants de la zone passée au peigne fin, ce
qui induisait leur venue chez les Arthémond.
Le
brigadier qui se pointa ce matin-là au château paraissait tiré de pages
folkloriques et l’on se demandait s’il serait capable de prononcer autre chose
que la phrase rituelle « Vos papiers s’il vous plaît. »
Il
ne présupposait de rien. Si un ouvrier agricole, ou un employé quelconque de la
propriété, ou d’une des métairies, avait été porté absent, ou manquant, le
baron l’aurait signalé – a fortiori si le quidam en fuite se fût rendu coupable
d’un larcin. Non pas que les gendarmes soupçonnassent notre notabilité d’un
homicide caché, même si parmi eux nombreux étaient les amateurs de romans
policiers – Série noire, Simenon ou autres. De plus, tandis que le brigadier
Dullin se présentait, le médecin légiste Troussot, qui avait l’insistance dans
la peau, avait repris ses examens approfondis du cadavre reposant en sa chambre
froide depuis cinq jours, et y avait découvert, fichée entre deux côtes, une
pointe de flèche en silex, droit venue de quelque culture périgordienne
antédiluvienne. Là, l’expertise le dépassait. Il fallait qu’il fît appel à des
préhistoriens pour déterminer la nature de l’objet – arme Cro-Magnon du
crime ? Un crime impossible, perpétré selon un mode opératoire
magdalénien ? Et les oiseaux, alors ? Le grand spécialiste de
l’outillage préhistorique était Monsieur François Bordes, mais on n’allait pas
déranger un chercheur renommé pour cela. Monsieur Leroi-Gourhan concoctait sa
théorie sur l’art préhistorique dans les cuisines secrètes de son cerveau
éminent. On allait se contenter d’un assistant de fouilles au service du
conservateur d’un musée local secondaire. De toute manière, au sujet de la
science des industries lithiques, nos préposés de la maréchaussée faisaient
figure de ploucs et d’analphabètes diplômés.
Pendant
ce temps, Jean-Louis d’Arthémond s’efforçait de répondre aux questions du brigadier
Dullin, qui demeurait droit dans ses bottes. Il semblait mal à l’aise, méfiant,
comme s’il avait ressenti un léger sentiment de culpabilité. Il associait les
hommes au képi noir à une certaine image détestable de l’ordre républicain. Ce
brigadier Dullin était fidèle à tous les clichés inhérents à sa profession,
familiers au fils aîné, Dominique, lecteur discret des miquets interdits. La
moustache de l’homme n’avait rien à envier à celle du fameux brigadier du
Labron, figure secondaire mais marquante d’une de ces bandes dessinées
policières de mauvais genre, La Voiture immergée,
que Dominique avait
dévorée en cachette. Au moins, Dullin n’était pas corse, ce qui eût été pis,
car pour Jean-Louis d’Arthémond, tous les fonctionnaires corses étaient des
feignants se reposant à la mairie de Marseille, cette ville méditerranéenne de
la racaille et des gangsters, et ce type de cliché avait la vie dure, parce que
les Corses s’expatrient en métropole et prennent toutes les bonnes places dans
la fonction publique, y compris dans la gendarmerie, pour ne strictement rien y
foutre. Il n’y avait qu’à voir le gendarme Colombani, interprété par un certain
Casa,
dans un disque paru voici à peu près trois ans, une Pastorale des
santons de Provence que le parrain de Dominique (qui vivait exilé dans
le Luberon), lui avait offert pour ses quinze ans.
« Monsieur
le baron, questionna le brigadier, auriez-vous, à tout hasard, quelque fait
récent suspect à nous signaler, en plus de l’affaire que vous savez, fait qui
se serait produit dans votre propriété ? »
Aux
oreilles de Jean-Louis, les paroles du gendarme résonnaient de manière
suspicieuse. Le soupçonnait-il d’un délit ? Il fut tenté de
répondre RAS, comme on disait à propos des événements d’Algérie. Il n’en fit
rien et demeura muet. Ses yeux s’attardaient sur les bottes impeccables du
militaire, cirées la veille au soir à la caserne, pour faire honneur à cette
mission chez une sommité, une notabilité locale. Dullin avait donc le sens du
savoir-vivre, de la mondanité, et c’était tout à son avantage. D’Arthémond
n’allait pas laisser cet inquisiteur à képi s’éterniser sous la marquise ;
il l’invita à entrer en toute cordialité. Il escomptait justement lui offrir
quelque rafraîchissement, quelque cordial, dont lui-même ne pouvait abuser.
Monsieur le baron s’était éveillé l’estomac barbouillé. Il avait mal supporté
le civet de sanglier du dîner de la veille, nourriture trop riche, trop lourde,
comme tout ce gibier dont abusait notre aristo qui aimait à imposer à ses
viscères l’épreuve de l’absorption régulière de ces viandes cynégétiques obligatoires
pour toute table blasonnée. Il en dispensait sa femme et sa fille, à l’esprit
pollué par tous ces régimes alimentaires de magazines féminins urbains, mais
non point ses fils. Ces derniers ne quittaient plus le lendemain les water-closets
du château, tandis que lui-même s’infligeait un traitement purgatif à base
de calomel.
Dullin fut donc introduit dans le salon, en
toute civilité, tandis que Jean-Louis, tel un patricien romain, frappait des
mains pour appeler le domestique préposé au service des apéritifs. Julie se
pointa, encore en bigoudis à cette heure, abandonnant sa manucure qui
lui limait et vernissait les ongles. Il fallait qu’ils soient toujours d’une
longueur constante, presque normée, supposée parisienne. On fit les
présentations d’usage après que Madame se fut excusée de recevoir la
maréchaussée encore vêtue d’un négligé matutinal. Par un heureux hasard,
le gendarme – à moins qu’il souffrît de tendances inverties – se désintéressa
des appas de la baronne, de sa gorge qui pigeonnait, entrevue sous
l’entrebâillement du déshabillé, enfilé par-dessus un affriolant et coquin baby-doll
rose bonbon, lingerie de nuit nécessaire à l’accomplissement du devoir
conjugal. La féminité mature de Madame transparaissait, irradiait à
travers ses étoffes légères, mais Dullin, absorbé par le devoir professionnel,
se concentra sur son rigorisme d’enquêteur.
« Bourbon,
cognac, scotch, porto ? » questionna Jean-Louis après que le couple
et le fonctionnaire se furent assis sur des fauteuils de style anglais, tandis
que le larbin s’amenait avec un bar à roulettes.
Le
gendarme fit un signe négatif.
« Je
vous remercie, monsieur le baron, mais jamais pendant le service. »
Jean-Louis
congédia le majordome. Les roulettes du bar s’éloignèrent en grinçant comme un
vélo à la chaîne mal graissée. Les deux hommes se scrutèrent ; ils
s’observaient en chiens de faïence, se jaugeaient, s’évaluaient. Jean-Louis
appréhendait la prochaine question. Il n’avait même pas émis de réponse de
Normand au premier questionnement de tantôt, au seuil du vestibule, bien qu’un non,
prononcé simplement, sans ostentation, eût suffi à satisfaire le
visiteur des forces de l’ordre. Dullin se méfiait de même car il craignait
l’arrogance de l’aristocrate, ou une réflexion mal placée de sang-bleu,
fâcheuse pour l’image de marque de la gendarmerie, une remarque qui eût retenti
tel un trait d’humour vachard envoyé par un Michel Audiard local. Il se
résolut ; il attaqua de nouveau, fonction oblige.
« Monsieur
le baron, permettez-moi d’insister. Auriez-vous constaté, ces derniers temps,
parmi vos employés ou vos ouvriers agricoles, une absence suspecte, liée ou non
à l’homicide qui nous occupe ? »
Jean-Louis
répliqua tout à trac, noblesse oblige, sans amoindrir sa voix ni la
hausser.
« Non
pas, monsieur le gendarme.
-
Je suis brigadier », observa Dullin sur la défensive. Une envie de
verbaliser mal contenue le prit. Le ton sur lequel le baron avait répondu était
non seulement sec, mais aussi presque impoli, méprisant pour tout dire ;
cependant, il signifiait surtout : tu perds ton temps avec moi, bouffi.
Je n’ai rien à me reprocher mis à part frauder le fisc et payer mes métayers au
lance-pierre, comme ça a toujours été de tradition chez nous, les
d’Arthémond. Ma philosophie, c’est « ça ou la
porte. »
Chacun
devait mettre de l’eau dans son vin et ranger ses susceptibilités au placard.
« Permettriez-vous
que j’interroge aussi Madame la baronne ?
-
Faites comme bon vous chante, brigadier. »
« Il
transpire de trouille, ses mains sont moites. J’y mettrais les miennes au feu.
Il sait quelque chose mais ne veut absolument rien celer. » pensa notre militaire.
Madame
était jusque là demeurée coite, resserrant son déshabillé sur elle, car ayant
pris conscience de son indécence de femme fatale involontaire. Elle se
considérait presque prise au saut du lit, et elle n’aimait pas cela. Elle
chercha un poudrier – qu’elle ne trouva pas à proximité - et fit mine de se
refaire une beauté en rajustant ses bigoudis. Son regard paraissait affolé,
soucieux, non pas à cause de Dullin (avait-elle eu jamais peur du gendarme dans
sa vie ?), mais du fait qu’elle n’avait présentement rien d’une épouse
de notable en représentation cérémonielle, rôle qu’elle tenait censément dans
ce ménage. L’interrogatoire se renouvela, répétitif. Non, Madame n’avait
rien constaté de particulier.
« Personne
n’a disparu parmi nos domestiques, nos employés, ouvriers agricoles ou
métayers.
-
Vous devez bien engager des saisonniers de temps à autre, insista Dullin.
-
Cette année, nous n’avons eu besoin de personne d’autre. Nous n’avons embauché
ni extras, ni supplétifs, ni…
-
Et les années précédentes ?
-
Ça, fit Julie d’Arthémond d’une voix pointue cherchant à imiter les
Parisiennes, il faudrait le vérifier dans nos registres passés, où nous tenons
les listes des personnels et la gestion des payes… Seul mon époux aurait la
compétence de vous répondre et de confier ces documents à vos
investigations…hem, approfondies.
-
Auriez-vous quelque souvenance du renvoi d’un domestique indélicat, coupable
d’une rapine, ou du licenciement d’un ouvrier agricole insolent, ou qui
aurait manqué de professionnalisme (le brigadier ne savait quels termes
appropriés utiliser face à cette aristocratie qui pouvait virer qui elle
voulait comme bon lui semblait, quand bon lui semblait, en faisant fi de la
législation, du code du travail et des prud’hommes) ? Il va de soi que je
me réfère à cette année, à moins que dans un passé moins proche…
-
Je ne me mêle pas des affaires de mon mari. »
C’était
laconique, mais suffisamment explicite. Notre gendarme avait fait chou blanc,
sur toute la ligne, du moins pour l’instant. Constatant son échec, il prit
aussi courtoisement son congé qu’il était venu, se promettant toutefois que la
brigade aurait le dernier mot, parce qu’elle insisterait, et reviendrait fouiner
dans les fameux registres de Monsieur le baron.
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Il était issu d’un monde anté-agraire.
L’esprit de ce monde originel le possédait, l’habitait. Il connaissait
toutes les langues oubliées de la nature. Sa science, sa sapience, lui
permettaient de s’hybrider à elle. Venu de la terre matrice, il y
retournerait. Il lui appartenait, corps et âme. Il taillait dans
l’if, le cornouiller et le bouleau, façonnait dans la pierre brute, les armes
immémoriales nécessaires à sa survie. Fort d’une perception supra-sensorielle
des choses fondamentales, des éléments primordiaux constituant la glaise d’où
tout était issu, il parvenait à la symbiose totale avec toutes les créatures
et les plantes, hors l’homme. Il refusait la civilisation de la glèbe,
cette soumission avilissante, ce viol des sols, des terreaux, ces blessures
infligées, outrageantes, à la terre, ces écorchures emblavées, ces balafres de
son sang de limon, ces excoriations, cette césarienne arrachant à la Mère du
monde les fruits qu’elle produisait. Il détestait les prémices que Caïn
offrait au Seigneur mais haïssait aussi le pasteur Abel. Seule la foi animiste
des commencements de l’humanité innocente l’agréait. Chasseur et cueilleur,
exclusivement, il devait demeurer. Il sentait mauvais ;
c’était son odeur primitive, normale. C’était l’odeur de l’être premier,
ensauvagé, qui ne craint ni excréments, ni crasse, ni boue, le fumet mâle
d’avant la conception de l’hygiène. Ce soir, il poursuivrait son œuvre
de vengeance. La cible était prête. Il s’en vint de sa bauge secrète au
crépuscule, vêtu, homme-bête, homme-dieu-animal totémique, viril,
fécondateur…tueur.
A suivre...
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