vendredi 25 novembre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 15 2e partie.

Avertissement : ce roman décadent publié en 1890 est strictement réservé à un lectorat averti de plus de seize ans.
Il y eut des soirs, il y eut des matins. D’autres enlèvements se produisirent, deux, trois, cinq, sept…nous ne pouvons les conter tous.
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Irène Jusseaume avait la rue pour unique habitat. Quoiqu’elle partageât parfois les foyers pour enfants orphelins, l’appel si puissant de l’air libre finissait toujours par triompher en elle. C’était une petite bouquetière des faubourgs aux beaux cheveux châtains agrémentés de boucles, à l’iris brun, aux joues roses bien qu’elles fussent un peu sales, halées l’été par le soleil. Elle arpentait les vieux quartiers populaires de Paris, ses frais bouquets de violettes, toujours renouvelés, étalés dans une vieille voiturette de baby convertie en petite carriole. Accessoirement, elle exerçait aussi comme petite chanteuse de rue, reprenant d’une voix de cristal toutes les comptines qu’elle savait par cœur, mais aussi cet exécrable Temps des cerises connoté communard. Etait-elle la fille naturelle d’une ancienne pétroleuse ?


Elle parcourait des roues grinçantes de sa carriole les Batignolles, Ménilmontant, Belleville, le canal Saint-Martin, Montmartre, Pigalle, Pantin, Picpus, l’ancienne barrière de Saint-Denis, l’antique faubourg Saint-Antoine, la place de la Bastille, Reuilly, Barbès, toutes les artères miséreuses et prolétaires susceptibles d’abriter des amoureux maladifs prêts à débourser quelques sous pour offrir un bouquet à l’aimée. Tôt levée, elle s’approvisionnait aux Halles, à l’Ile de la Cité ou au Quai aux fleurs. Elle conservait les invendus pour elle jusqu’à ce qu’ils eussent fané, dans une misérable cabane sise près de la Porte Maillot, cabane où elle avait aménagé sa couche et récupéré un vieux poêle en fonte aimablement donné par quelque brocanteur peu regardant. Elle effectuait ses kilomètres quotidiens, éternellement nu-pieds, sur ses semelles cornées données par Dame Nature.
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Irène Jusseaume se satisfaisait de peu : dix sous représentaient pour elle une fortune. Elle s’abreuvait à l’eau clairette des fontaines, partageant le liquide avec les pigeons, fontaines où lui revenait à sa souvenance cette imploration historique d’un édile à Napoléon : « Sire, donnez-leur de l’eau ! ». Ou, quand une envie la prenait quand elle avait assez gagné, elle rejoignait le jardin du Luxembourg où elle se désaltérait de verres de coco ordinaire. Pour la nourriture solide, elle se contentait de vieux croûtons et quignons de pain qu’elle quêtait çà et là. Aux Halles, les marchandes des quatre saisons lui offraient gracieusement pommes ou poires tandis que des charcutiers généreux, la préférant aux corniauds chapardeurs, lui donnaient une saucisse en surplus afin qu’elle enrichît son ordinaire de viande, moyennant une petite chanson. Irène cuisait cette saucisse au terrain vague sur un foyer improvisé. Elle glanait aussi les légumes et les feuilles de salade oubliées.


Vêtue d’une robe de serge rapiécée qui autrefois fut beige, d’un vieux châle duveteux au point d’en être lanifère, sa marchandise à peine prise, elle traversait la ville presqu’entière dès potron-minet. Son regard brun, ses lèvres, étaient empreints de la plus grande béatitude des simples et bienheureux. Elle demeurait enjouée, secouait souventefois ses mèches châtaigne d’un air de dire : « Est-ce ça, être pauvre ? Mais je me sens riche moi, riche et pleine de vie ! ».

Elle faisait fi de la misère, la défiant de sa bonne humeur, trottinait sur le pavé sec ou mouillé avec ses fleurettes mauves. Elle sentait la rue, la paille, l’eau de rhubarbe et le sainfoin. Elle ne se départait jamais de sa vive gaîté, et respirait la joie de vivre en tout son être enchanteur. Aussi chantait-elle le printemps toujours revenu en hirondelle des faubourgs, le doux été aux foins aussi, qu’il ventât, plût ou neigeât. Elle était un piaf-friquet, une fillette-moineau presque brunette, et ses chantonnements spontanés attiraient comme une mangeoire de millet les picoreurs rémiz et les mésanges des cheminées qui, sans façon, se posaient sur ses épaules menues au châle effiloché. Ils cessaient de pépier, devenaient rémittents, comme s’ils eussent préféré les gazouillis d’Irène à leurs sons propres.


Avait-elle neuf ans, dix, ou plus ? Son état civil demeurait mystérieux. Jusseaume, c’était le nom de la marchande de légumes chez qui elle prenait quelques choux ou raves ; Irène, le prénom que celle-ci lui avait attribué en souvenir de sa fille morte de tuberculose. Loin de moi l’idée de jouer à Sans famille avec Monsieur Malot, et de faire accroire – ô procédé romanesque factice ! – à une naissance aristocratique cachée de notre nouvelle protagoniste. Révélons à l’avance son nom futur : Stratonice, des rubans émeraude, qui, pour ces Dames, chanterait déguisée en petite mendiante. Un rôle de presque composition où elle excellerait. La pauvreté n’a point d’âge, et la mendicité est éternelle.


Irène tendait aux passants ses bouquets et bottes de violettes qu’elle proposait pour quatre sous le bouquet et pour six la botte.
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Le brin de fleur n’était qu’à un sou. Oiselle de Paris, elle jouait aux eaux-fortes naturalistes. Mais elle rencontra le destin, comme ses quarante et une futures camarades : un beau jour, elle croisa le moine. C’était un carme déchaux, aux semelles encore plus cornées que les siennes, bien qu’il portât des sandales, en conformité avec la règle de son ordre. Un père belge de Scheut eût mieux convenu, qui l’eût évangélisée sur l’heure. Mais le moine incarnait, disais-je, le Destin, son Destin…imparable.


Nous étions trois jours après l’arrivée d’Ursule à l’Institution. L’homme au capuce énigmatique, dont l’identité, impossible à percer à jour sous ce froc, n’était pas la moindre des inconnues de notre équation, aborda Irène qui ne s’attendait pas à ce genre de client.

« Ma fille, auriez-vous un p’tit bouquet pour Sainte Marie de Magdala ? »


La petite marchande ambulante parut décontenancée un court instant.

« Allons, ma fille, un gentil geste de vot’ bon cœur ! C’est une pécheresse que je dois absoudre, là-bas, qui a b’soin d’un joli bouquet de violettes pour les bonnes œuvres. Elle veut l’offrir, que dis-je, le dédier à Sainte Marie-Madeleine en rémission de ses péchés. Elle veut racheter sa conduite. L’argent ira à un orphelinat.

- C’est quatre sous, euh, mon père ?

- J’suis frère, pas père, ma fille. »

Irène était naïve et enjolivait tout. Là résidait sa faiblesse fondamentale, bien qu’elle vécût à la rue. Aussi se laissa-t-elle emberlucoquer par le moine anonyme.

« Par sainte Anne d’Auray ! jura le moine comme un Breton, alors que les inflexions de sa voix pleine de gouaille trahissaient le titi à cent lieues. La dame, elle veut choisir elle-même les fleurs qui l’agréeront. Tu vas venir avec moi lui montrer ta marchandise.

- Et s'il y a d’autres clients ? Tenez, mon frère, ce jeune homme, j’le connais bien. C’est pas la première fois qu’il passe m’acheter des violettes. Voyez-le, il s’approche… »


Irène se mit à vanter son étalage :

« Mes jolies violettes, par ici, messieurs dames ! Les jolies fleurs pour les amoureux ! »


Le jeune coco ou loustic qui s’amenait cahin-caha parut contrarier le moine. Il s’agissait d’un étudiant malingre et fauché, vêtu d’un méchant paletot. L’homme souffrait visiblement de phtisie car des quintes le secouaient sans qu’il pût les contrôler.

« Allons, suis-moi, insista le cénobite. La dame attend…

- Mais c’est un de mes bons clients qu’vous me faites perdre. Il me prend deux bouquets à chaque fois, pour sa fiancée ! Huit sous de perdus !

- L’autre, elle va t’en donner dix ! »


Comme appâtée par le lucre, Irène se laissa fléchir. Peut-être qu’après tout, ces dix sous lui permettraient ce soir de déguster d’autres mets que ses rogatons habituels. Certes, le moine lui paraissait étrange, d’autant plus singulier lorsqu’il tira une cigarette de son froc sale et l’alluma sans autre forme de procès. Il entraîna la petite demoiselle à la voix d’or et sa carriole aux roues grinçantes dans un lacis de ruelles douteuses suintantes de crasse. A des cordes tendues en travers des venelles, étaient suspendues des myriades de haillons miséreux qui mais ne pouvaient sécher, du fait que le soleil ne parvenait guère à percer en ces cloaques obscurs et étroits. Des pieds nus de l’homme couverts de sandales bien rustiques, s’exhalait une effluence douteuse digne d’un mauvais fromage qui par trop coulait. Il laissait derrière lui des volutes de fumées, d’un tabac brun corsé, et la respiration d’Irène Jusseaume en fut incommodée. Son souffle s’étrécit.


Tous deux parvinrent dans une arrière-cour qui puait le rat mort et le pigeon crevé, arrière cour où s’entassaient de vieilles caisses, des cageots hors d’usage et des palettes fatiguées. Une borgnesse était affalée sur une de ces ordures à demi défoncée. Elle portait à ses lèvres une bouteille d’un vin rouge de dernier ordre, dont elle avalait des gorgées. La femme semblait prématurément vieillie par son vice de pocharde. La malpropreté de ses vêtements, oripeaux récupérés de bric et de broc parmi les fripiers du dernier niveau, presque détritiques, le disputaient en puanteur et en insanité aux effluves du lieu et de son propre corps pour lequel le tub ou les bains publics (lorsqu’il en existait encore) devaient représenter le même luxe qu’un collier de diamants. Son épiderme paraissait moucheté d’une gale insondable qui la grêlait comme une lèpre. Un affreux chapeau délavé aux plumes défraîchies coiffait ses cheveux grouillants de vermine et surmontait un visage abject et rougi.


C’était celle qui participerait plus tard à l’enlèvement d’Odile Boiron, ici moins gangrenée, moins purulente, car plus jeune de dix mois.

« Ah, enfin ! La petiote qui gouale encore mieux qu’moi ! J’espère, monseigneur, qu’avec la bourse bien pansue que tu vas m’donner pour ce service, j’vas pouvoir m’payer un enquêteur pour qu’y me retrouve enfin ma gamine, ma Berthe !

- On s’en balance, de ta Berthe, répondit le moine avec une vulgarité qui fit frissonner Irène.

- Ouiche ! Tu m’fais patienter un peu trop ! C’est chaque fois la même chose ! C’est jamais l’moment ! Cinq ans, qu’ j’l’ai pas revue ! J’suis sa mère tout de même…et j’ai des remords, tu comprends… En plus, j’suis malade, moi ! J’veux pas finir à l’hospice ! J’veux pas crever sans savoir c’que ma Berthe à moi, elle est dev’nue !

- T’as qu’à moins picoler ! »

Il marmotta mezza-voce, sous son capuce :

« Sa Berthe chérie, elle va finir pute, pour sûr ! »

Reprenant, à l’adresse de la saoularde syphilitique, il lui jeta, presque à lui cracher à la figure :

« Tu me rappelleras ses deux aut’ prénoms ! T’as dit qu’c’était important pour la retrouver !

- Ouaip ! Elle a pas qu’ça ! Y a aussi son vilain pied qui compte !

- On verra. En attendant, faut s’occuper de la proie ! »


Proie ? Irène avait bien entendu le moine prononcer le mot proie…

Pesante de sa graisse de soiffarde, la borgnesse se leva en ahanant et se dirigea vers la petite fille qui, par réflexe, lui tendit son étalage de fleurs qu’elle extirpa de sa carriole.

« Lesquelles désirez-vous, madame ? C’est quatre sous le bouquet, fit-elle, tentant de conserver son naturel alors que sa voix tremblait légèrement de peur.

- T’es une petite professionnelle, ma mignonne ! Ah, si Berthe avait été aussi belle qu’toi ! J’vas t’en prendre deux, huit sous pour ta bourse ! Tu vas gueuletonner ce soir ! Mais, d’abord, si tu pouvais pousser la chansonnette ? Oh, juste un peu, pour l’plaisir de mes esgourdes ! J’suis une artiste de café-concert et je cherche les jolies voix ! »

Son haleine vineuse atroce frappa les narines d’Irène qui tenta de réprimer une envie de vomir.

« C’est le moment, dit le moine à la borgnesse. Tu pues tellement qu’elle en est étourdie ! Aboule ce que tu sais, pronto ! »


Ne se faisant point prier, l’épave humaine extirpa de son fichu déguenillé un flacon de chloroforme dont elle imbiba un vieux mouchoir usé qu’elle plaqua contre la bouche d’Irène qui, pour sa part, commençait à déverser au sol le produit de sa nausée. La malheureuse enfant n’eut même pas le loisir de se débattre, de résister. Elle sombra comme une masse inerme et le faux frère, relevant son capuchon, la réceptionna dans ses bras. Ravie, la prostituée ravagée s’écria gaîment :

« Bravo, Julien, t’es le plus fort !

- Tiens, attrape, tu l’as pas volé ! » répliqua celui qui n’était autre que l’habituel comparse de Michel.

Il jeta un petit sac de cuir valant son pesant d’or dans les mains avides de la femme décatie puis conclut :

« Au fardier ! Jules m’attend ! »


**************



Le quartier sordide du Vieux Lyon, patrie de l’immortel Guignol, comptait nombre de jeunes personnes qui vivotaient et survivaient vaille que vaille. Les enlèvements de petites filles, que nous vous contons lors, se nourrissaient du terreau des petits métiers précaires de la rue, de ce commerce ambulant à émouvoir les dames patronnesses car souventefois exercé par de jeunes pauvresses sans toit ni loi.


Adonc se présentait Jeanne Guadet, la mélancolique Jeanne, qui mendiait son pain sec avec son outil musical, ce précieux orgue de Barbarie en bois vert pomme et tout doré qu’elle menait avec elle, par monts et par vaux, du Rhône à la Saône, avec son petit sapajou qu’elle avait baptisé Graine-au-vent.
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Ledit singe était costumé en chasseur d’hôtel ou groom à l’uniforme du même vert que l’orgue, assez seyant, bien qu’il eût été constitué de chutes de tissu de récupération qui, d’habitude, étaient utilisées pour rapiécer les hardes de la petite Jeanne. Notre meurt-de-faim arborait d’ordinaire une jupe à carreaux effrangée avec une foultitude de pièces mal assorties cousues çà et là, qui tentaient en vain de rattraper les multiples usures d’un vêtement dont les beaux jours s’étaient depuis longtemps évanouis. Cette jupe se fût proclamée bourgeoise si le don de la parole lui eût été octroyé par la grâce des Cieux et si un Bébé de biscuit l’eût porté à l’état neuf.


Jeanne était d’un roux terne, plus exactement terni par les carences dont souffrait son corps de huit ans. Comme pour se souvenir que ses cheveux eussent pu être éclatants, d’un carotte magnifique et ardent, la fillette, afin que d’autres coloris évoquassent cette splendeur non point enfuie, mais inaccessible du fait des affres de la misère noire dans laquelle Dame Fortune l’avait précipitée dès la naissance, la fillette, écrivions-nous, compensait cette terneur qui la marrissait fort par le port immodéré et ostentatoire d’un affreux fichu d’un rouge criard usé jusqu’à la trame. Ce fichu présentait un double avantage : d’une part, il dissimulait un corsage lustré d’un empois de crasse abominable posé à même sa peau nue et d’autre part, son ampleur non négligeable donnait l’illusion d’un poids plus conséquent de la jeune affamée, bien que ses joues hâves démentissent cette impression. Le fameux corsage servait de chemise de lingerie à la jeune mendiante. De vrais dessous, elle n’en avait point. On se demandait par quel miracle ce vêtement tenait encore, soit que la saleté suffît à maintenir l’ensemble, soit que la ceinture de la jupe en retînt et prévînt l’effilochement final. Se refusant à vaguer nu-pieds dans les traboules et les sentines engluées de détritus où un porc médiéval eût aimé à fouir, Jeanne Guadet portait des galoches de deux tailles au-dessus d’elle. Ses jambes maigrelettes, afin peut-être qu’elle masquât leurs vilaines plaies ou engelures qui mal cicatrisaient, n’étaient pas dénudées : Jeanne, qui ne se départait point d’une certaine coquetterie de gueuse, n’oubliait jamais de les recouvrir de vieux bas gris de laine très usés, qui tire-bouchonnaient lamentablement.
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Avec les accents déchirants qu’elle tirait de son orgue, la pauvresse dépenaillée avait le don d’arracher des larmes aux passants qui jetaient dans la sébile de Graine-au-vent leur obole cuivrée. Son répertoire n’était que complaintes : La complainte de la porteuse de pain, La complainte du petit Pierre qui n’a plus de maison, La complainte de l’orpheline russe, La complainte de l’ânon gris qui a perdu sa petite maîtresse d’une fluxion de poitrine (un épisode extrait des Mémoires d’un âne de la comtesse de Ségur), La complainte du pauvre chemineau, La complainte du malheureux canut aux douze enfants cholériques…et ainsi soit-il. Monsieur Xavier de Montépin, en maître feuilletoniste du mélodrame, n’aurait pas dédaigné les historiettes que Jeanne interprétait en pleurnichant. Depuis bien trop longtemps sevrée de toute trace d’affection maternelle, notre enfant ne feignait aucunement ; aucun exploiteur ne se cachait derrière cette victime de la dure loi de la rue qui ne pouvait espérer qu’un peu de contrition, de pitié ou de vergogne de la part de celles et ceux qu’on classait hors des laissés-pour-compte. Seule une excentrique aurait pu l’adopter sur un coup de tête. Jeanne tirait avantage du regard grave de ses grands yeux gris cernés par la faim. Par contre, elle sentait grand mauvais et les miasmes que ses vêtements loqueteux et ses joues et mains marbrées dégageaient incommodaient fort quelques bonnes bourgeoises qui eussent souhaité qu’on la conduisît sur l’heure au nouvel hôpital général.


Mademoiselle Guadet s’en moquait bien : elle vivait au jour le jour de tous les restes et reliefs des repas de ces femmes de soyeux qui, rarement, passaient où elle se tenait, préférant détourner leur chemin, changer de côté de rue, rien qu’en l’apercevant, à moins qu’elles menassent époux, progéniture ou domestiques à la corvée de l’aumône. Une certaine solidarité innée du sexe existant entre les petites filles, les jolies demoiselles s’apitoyaient plus aisément au spectacle de la miséreuse enfant et ne dédaignaient pas ouvrir leur aumônière ou leur réticule pour soulager son quotidien hectique. Aussi craignaient-elles les crocs persuasifs de Graine-au-vent lorsqu’elles avaient omis leur devoir de charité. Notre sajou n’admettait pas qu’elles payassent en monnaie de singe.


Cependant, le bras droit de Jeanne fatiguait ainsi que ses petites jambes : marcher des heures durant dans tout Lyon en actionnant son instrument aux accordéons de cartes perforées finissait par l’épuiser toute. Jeanne craignait qu’elle eût à porter ce bras frêle en écharpe. Elle ne voulait pas perdre son précieux gagne-pain. Elle priait Dieu, attendant chaque jour un hypothétique miracle qui l’extirperait du ruisseau. Et le miracle vint…cinq jours après l’enlèvement d’Irène Jusseaume.


La providence se présenta sous les traits d’un petit vieillard à barbiche anodin semblable à ces silhouettes d’entomologistes qui hantent les salles vouées aux collections de coléoptères de nos muséums de province. Il effectuait sa promenade quotidienne du côté du parc de la Tête d’Or à l’entrée principale duquel Jeanne se postait parfois le dimanche après-midi, sachant que la présence de nombreux enfants ce jour-là et en ce lieu attirerait davantage l’attention sur son petit spectacle. Celui qui se targuait de l’allure d’un vieux naturaliste, du fait de cette journée dominicale d’octobre point trop fraîche – c’est dire qu’elle se présentait sous les meilleurs auspices – bien qu’il revêtit une façade austère, avait convié ses deux petites nièces – de charmantes jumelles – à cette sortie distrayante et comme-il-faut.
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Le cortège était des plus singuliers : un savant éminent à barbiche et à canne de bambou qui tenait un harnais comme s’il se fût agi de l’attelage d’un couple de chiens d’aveugle d’une race imposante (briards, mastiffs, dogues ou autres) et, au bout de ce harnais, tenues en laisse, des Dioscures femelles de déjà douze ans (elles approchaient d’ailleurs de leurs treize printemps) aux longues anglaises de lin frisées au fer, à l’épiderme blafard, aux yeux si clairs qu’on eût dû les classer parmi les albinos. Leur peau de blondes était si sensible au soleil qu’une espèce de dais incorporé au harnais les protégeait des brûlures du Phébus automnal. Il s’agissait du professeur Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon et de ses petites nièces, Daphné et Phoebé, si dangereuses qu’il était préférable qu’elles fussent solidement harnachées quoiqu’elles n’en eussent plus l’âge. Les intentions du trio étaient mauvaises, nous le devinons bien.


Adonisées tels des bébés précieux de toilettes exagérément chargées, les juvéniles empuses désignèrent Jeanne, dont les mélodies tristounettes retentissaient près des grilles lancéolées du parc.

« Grand tonton Dagobert, babillèrent-elles de concert, il y a une pauvresse avec son orgue qui joue et chantonne divinement ! Ne pourrions-nous point puiser quelques jaunets dans nos réticules afin de lui assurer la pitance ce soir ? Nous n’avons pas l’habitude, grand oncle, de faire ainsi l’aumône et charité bien ordonnée doit aussi commencer par soi-même, ainsi que mademoiselle de Cresseville nous l’a enseigné.

- Vous n’y songez pas, mes petites chéries, chevrota le vieil homme. Je sens d’ici la puanteur de ses loques ! »

Daphné émit une réserve.

« Peu importent les loques ! Moi, j’ai peur du petit singe. Il m’a l’air bien méchant.

- C’est un badin, sans plus ! Il aime à se donner en spectacle, répliqua Phoebé. Regarde comme il est vif, comme il bouge la tête en brandissant la sébile ! Ecoute ses iiik iiik de supplication !

- Dans la langue simienne, je subodore que ça veut dire : « La charité, messieurs dames ! », reprit Daphné, une lueur singulière dans les yeux. Ces petites bébêtes, c’est du vif-argent ! Leur sang est tout chaud !

- Ah, que j’aime le sang des bêtes ! soupira Phoebé. Grand tonton, ne pourrions-nous pas prendre cette loqueteuse avec nous et lui permettre d’emmener son sajou ? Je suis sûre qu’ils sont inséparables !

- Comme nous deux, ma mie…

- Ces pauvrettes ! On se demande si elles ont encore figure humaine, pour oser s’aboucher du premier sac à puces venu ! A la parfin, ont-elles une âme ou sont-ce des animaux dotés de la parole ? questionna Phoebé pour qui les juvéniles miséreuses étaient des joujoux bizarres et crasseux, usagés, des choses, des objets anormaux, presque des monstres.

- Si nous l’emportons avec nous, j’en ferai ma nouvelle poupée et nulle autre n’y touchera, même pas toi, Phoebé, aussi semblable à moi que tu puisses être ! reprit Daphné, culottée.

- N’allez point vite en besogne, mes fillettes ! Je n’ai encore rien décidé.

- Cette mignonne est rousse comme Cléore, mais, Dieu, que ses cheveux sont sales ! affirma Daphné, d’un air hautain.

- Une fois bien lavée, coiffée et vêtue, elle pourrait convenir à la Maison, il est vrai !

- Dans ce cas, grand tonton Dagobert, enlevons-la ! Enlevons-la ! supplia Phoebé en sautillant sur ses bottines guêtrées de peau de chevrotin d’une couleur beurre-frais.

- Entendu, mes chéries…et je vous laisse le sapajou. Prenez-en soin.

- Bien sûr, grand tonton Dagobert ! Compte sur nous ! firent chorus les deux poupées diaphanes à la leukémia chronique.
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Tandis que le trio approchait d’elle, Jeanne Guadet avait cessé de jouer et de se lamenter en chantonnant une complainte dite de la petite gardeuse de chèvres, le temps de rajuster son bonnet gaufré qui ressemblait à une antique coiffe cauchoise noircie par la saleté. Le silence, une fois la musique lancinante de l’orgue tue, se fit pesant, oppressant.

« Ma trousse et ma seringue de Pravaz, s’il te plaît, Phoebé…je dois administrer une dose de laudanum à la fillette pour m’assurer de sa passivité.

- Oui, mon grand oncle ! »


Jeanne observait les inconnus, intriguée ; aucun de leurs gestes n’indiquait qu’ils cherchaient de la monnaie pour elle. Elle n’y vit point malice, accoutumée au manque de générosité d’un grand nombre de badauds, bien que sa pitoyable petite personne reflétât on ne peut plus explicitement la gêne incommensurable dans laquelle elle s’était toujours débattue. Cependant, quand ses yeux aperçurent la main de Phoebé tirer d’une trousse de cuir de Russie la seringue de Pravaz, elle pâlit sous sa couche de crasse.


A l’inverse, les visages opalins des jumelles parurent revigorés. Leurs joues qui, d’habitude, trahissaient l’insuffisance de l’exposition au soleil, prirent une carnation de rose. La perspective de déguster le sang du singe et, pourquoi pas, tant qu’elles y étaient, de se payer quelques pintes de celui de la gamine des rues, rendait nos petites lamies de plus en plus folâtres. Elles se mirent à muser, à baguenauder, à folichonner, et leur folâtrerie les métamorphosa en une espèce de double tourbillon bouclé et enrubanné aux jupes virevoltantes. Elles tiraient leur harnais au risque qu’il se rompît. Elles en devinrent comme vergues en pantenne, au risque de gêner l’opération elle-même.


En maugréant à l’encontre du duo de diablesses, Dagobert-Pierre commença malgré tout à remplir la seringue de la substance opiacée. Certes, notre petit vieux anodin à barbiche était accoutumé à la personnalité folichonne de ses petites nièces. Il était aussi un expert es-seringues. La communauté scientifique le reconnaissait comme l’inventeur d’un procédé astucieux de naturalisation des insectes. Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon avait découvert le moyen de rendre les arthropodes imputrescibles. Il procédait à la manière des anciens Egyptiens avec leurs momies. Via les stigmates et les trachées de ces articulés terrestres, volants ou rampants, il introduisait dans l’abdomen segmenté des bestioles un produit décapant, une solution composée d’acide citrique, de chaux et de laxatif, procédant pour ce faire à l’aide d’une micro-seringue qu’il avait lui-même conçue. Le travail, d’une infinie délicatesse, s’effectuait au microscope. Dagobert operculait l’orifice minuscule qui avait servi à l’introduction du produit. Sous son effet, les organes et la pulpe des insectes se liquéfiaient en deux heures. Lorsque le savant retirait l’opercule, tous les produits corporels fermentescibles internes dissous s’échappaient des dépouilles en un jus puant qui vous rongeait comme du vitriol. Il ne restait plus qu’à injecter à la place, avec une seconde micro-seringue, une cire spéciale fondue qui, après avoir durci, équivalait à la paille bourrant les spécimens naturalisés plus conséquents. Membre correspondant de l’Académie des Sciences puisque lyonnais à défaut de parisien, Dagobert-Pierre avait reçu les palmes académiques et son procédé lui avait valu une médaille d’or de l’Institut en 1878 lors de l’Exposition Universelle.


Les deux petites tornades blondes aux faveurs de soie multicolores entourèrent Jeanne Guadet en lui demandant d’entonner à son orgue quelque chose de plus gai, de plus allant, de plus patriotique en un mot.


« Joue-nous En passant par la Lorraine avec mes sabots ! » exigèrent-elles en petites personnes habituées à ce qu’on leur obéisse sur-le-champ. Effarouchée, Jeanne resta muette, tandis que Graine-au-vent émettait des couinements de peur car il sentait l’anormalité des jumelles. Dagobert, le gentil grand oncle, piqua l’enfant au cou sans qu’elle s’en rendît compte. Le laudanum l’abrutit avec promptitude, mais pas au point de la faire sombrer dans l’inconscience. Il ôta son haut-de-forme pour saluer la nouvelle recrue de Cléore de Cresseville. Elle serait rebaptisée Nelly-Rose, la petite rose rousse, une fois devenue bien proprette. Dagobert se redressa, se raidit, s’appuya sur sa canne, bomba le torse, comme s’il eût attendu qu’un ministre le décorât pour son exploit. Car ce fut bel et bien un exploit de conduire Jeanne, passive, avec son orgue et son sapajou vociférant, jusqu’à la gare de Perrache, où le rapide pour Paris attendait la petite bande. Dans les brumes et les limbes, l’enfant ne cessait de murmurer : « Graine-au-vent, où es-tu ? ». On la traîna discrètement jusqu’aux consignes, où attendaient les bagages du trio. Il était entendu que Dagobert accompagnerait les trois gamines jusqu’à la gare de Lyon. Là, le fardier de Jules et de Michel prendrait le relais pour transporter Jeanne prisonnière vers Condé-en-Brie et le château. Quant aux jumelles, elles voyageraient jusqu’à destination dans la jolie berline de Madame la vicomtesse de., voyage d’agrément, s’il en était.


Il fallut que tous allassent dans un recoin discret, près de toilettes de la gare de Perrache, avec les bagages. Dagobert y déharnacha ses nièces. L’orgue de Barbarie y fut abandonné sans que même Jeanne bronchât. On dut changer la pauvresse en douce. Elle devait être présentable afin de passer pour la petite sœur malade de Daphné et Phoebé dans le compartiment de première classe du P.L.M. réservé par Dagobert. Le maniement des haillons pourris de la petite mendiante affecta grandement les jeunes empuses qui réprimèrent difficilement leur envie de vomir. Elles jetèrent ces guenilles répugnantes bonnes pour le feu dans les commodités pour Dames. Entièrement nue, Jeanne dut être intégralement rhabillée. Son corps maigrichon et crasseux reçut les premiers dessous de sa vie, dessous suivis d’une robe convenable couleur prune avec ses indispensables rubans. Daphné et Phoebé s’acquittèrent de cette tâche ingrate comme l’on vêt une poupée. Elles n’omirent point de compléter cette toilette d’enfant modèle d’une coiffe de tulle et de velours, tuyautée et gaufrée, achetée à quelque marchande de bébés de porcelaine avec leur trousseau, coiffe qui allait aussi bien à la pauvresse qu’un mouchoir de Cholet à un sans-culotte. Un coqueluchon de cul-terreuse eût mieux convenu. De plus, c’était une petite pouilleuse. Graine-au-vent eût pu prouver son utilité tant les simiens sont réputés experts en épouillage et en toilettage.

Une fois ses apprêts mis, la jeune fleur fluette se fit déhiscente. Ce fut comme l’éclosion d’une rose, une révélation, une transfiguration de la prime beauté perçant sous la misère. Pourtant, aussi coquette qu’elle parût dedans, cette toilette bourgeoise allait un peu grand à notre famélique Jeanne. Pour parfaire sa mise, il fallut remplacer ses méchantes galoches par les incontournables bottines. Daphné et Phoebé s’attardèrent ambigument au laçage des graciles bottillons de l’enfant. Elles firent durer le plaisir du boutonnage des guêtres. Leurs doigts tremblants éprouvaient et lissaient la subtilité du cuir et du chevreau, les moindres veinures et aspérités de ces petites chaussures, par miracle à la bonne pointure, tandis que leurs narines aspiraient à les en pâmer les fragrances de neuf. Elles faisaient songer à quelque amant chinois ôtant rituellement les bandelettes des pieds de son amour avant d’en humer à en jouir les puantes exhalaisons. Eût-il été si blâmable qu’elles éprouvassent des transports de volupté et d’hyménée propres à des adultes ? Les sensuelles empuses prévinrent de justesse l’indécente humectation de leurs dessous intimes cotonnés.
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Lorsque Jeanne se retrouva parée comme un fétiche ou un bibelot de maison close, Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon constata par l’olfaction qu’il avait oublié un détail. Jeanne était bien sale ; il fallait que Dagobert camouflât son odeur qui effluait malgré tout sous le linge propre, bien que la petite victime fût enfin adonisée comme un sou neuf. Peut-être eût-il fallu la baigner au préalable ? Le docte savant trouva un stratagème : il l’arrosa d’eau de Cologne. Les jumelles durent inventer et seriner une fable selon laquelle leur petite sœur, désobéissante, avait ingurgité presque toute une bouteille de cet alcool afin d’en essayer le goût et ivre, s’était renversé ce qui restait du liquide odoriférant. Ainsi s’expliquerait son abrutissement notable.


Restait à régler le problème du singe. Dagobert, sans s’émouvoir, ordonna à Daphné et Phoebé d’en disposer comme elles l’entendaient, ce qui signifiait : « Tuez-le ! ». C’était à croire que Graine-au-vent, qui s’était contenté jusque là de vociférer et de cracher de peur, avait compris le sort qui l’attendait. Dès que Phoebé avança ses mains pour lui tordre le cou, il la mordit au pouce gauche. Le sang jaillit. S’ensuivit une scène digne des romans anglais dits gothiques. Phoebé étancha sa plaie en la suçant, dégustant son propre sang et y éprouvant un plaisir tel que ses joues en devinrent vermeilles et que sa langue en émit des clappements incontrôlés de plaisir. Dagobert passa un stylet à Daphné qui égorgea la bête comme on le fait d’un mouton lors d’un sacrifice islamique. D’un seul coup d’ongle, une sorcière n’eût guère fait mieux. Graine-au-vent eut à peine le temps de pousser un ultime iiik pleureur qui s’acheva en un gargouillis indicible. Les petites affamées se déchaînèrent lors et burent à même la gorge tranchée et gluante d’hémoglobine du sapajou qui palpitait encore sous les affres de l’agonie. Elles appliquèrent à tour de rôle leur bouche sur la plaie béante, l’y accolant et adhérant, aspirant par succion cette hémorragie comme l’eût fait une ventouse de kraken. Les deux coquines poursuivirent leur repas de goules blondines jusqu’à ce que le simien fût exsangue et tout desséché. Repues, elles sourirent de leurs lèvres écarlates. Toutes deux eussent mérité qu’on entonnât en leur honneur un air de la folie ramiste[1]. Par d’heureuses circonstances, Jeanne baignait tant dans les nuées du laudanum qu’elle ne réalisa point le sort horrible de son petit compagnon de misère. Ainsi périt Graine-au-vent, sans épitaphe aucune, dépouille de quadrumane saignée à blanc, vidée de ses fluides, que les fillettes jetèrent sans autre forme de procès dans les latrines pour Dames au risque de les boucher. La chasse du lieu d’aisance fut tirée et le petit cadavre englouti et aspiré dans un tourbillon. Elles croisèrent une matrone imposante s’en revenant de faire de l’eau, bonne femme à qui elles firent accroire qu’elles venaient de se débarrasser d’une vieille étole de fourrure mitée. Elles émirent pour s’exprimer force zézaiements d’Incoyable ultraroyaliste en traînaillant la jambe, au risque que leurs pieds bottinés se prissent dans les ourlets de leurs longs pantalons de broderie qui dépassaient leurs jupes d’un bon cinquième d’aune. Le duo s’alla rejoindre son cotuteur (Cléore jouant le rôle de principale tutrice et de main nourricière de Daphné et Phoebé). Dagobert-Pierre eut grand’peur qu’une fois qu’elles auraient goûté au sang humain, elles ne pussent plus s’en passer. Il leur tendit leurs billets de quai et leur titre de transport, gardant ceux de la petite Jeanne, toujours dans la confusion, tandis qu’il confiait les bagages aux portefaix de la gare à charge pour eux de les porter dans le fourgon du rapide prévu à cet effet. Il expliqua à ses nièces que le convoi comportait une voiture-restaurant d’un confort conséquent de pullman-car anglais où elles se restaureraient du steak le plus saignant possible tandis qu’il faudrait bien ranimer un peu Jeanne pour qu’elle mangeât aussi. Daphné et Phoébé le remercièrent en embrassant sa barbe grise de gentil vieillard de leur bouche sanglante qu’elles n’avaient même pas essuyée. Elles préféraient que leur langue en léchât le relief liquide.


Vint alors l’heure d’embarquer dans le train Lyon-Paris après que le préposé au contrôle eut vérifié les billets. Il fallut y pousser Jeanne qui ne cessait de geindre dans une semi-conscience : « Graine-au-vent, où es-tu ? Mon pauvre Graine-au-vent ! Si tu ne te montres pas, tu seras privé de cacahuètes ! ». Il lui arrivait aussi de s’enquérir de son orgue : « Qu’en ai-je donc fait ? Je veux mon orgue ! » marmottait-elle tout en s’installant à bord du compartiment cossu de première classe capitonné de vert sans même réaliser le luxe des lieux ni le pourquoi de sa présence, tant la drogue l’avait rendue passive et sommeilleuse. Elle eût été enfermée dans une casemate qu’elle n’y aurait vu aucune différence. Les jumelles, qui essayaient d’éprouver le confort et le moelleux des banquettes ainsi que la solidité de leurs ressorts en ne cessant de se lever et de s’y jeter fesses les premières, pouffaient de la stupidité de leur captive. Un coup de sifflet du chef de quai informa de l’imminence du départ après qu’il eut prononcé d’une voix de stentor l’attendu « Les passagers du rapide Lyon-Paris en voiture ! Attention au départ ! » Suivirent le bruit de la vapeur s’échappant en un tchou ! tchou ! d’avertissement final et l’ébranlement progressif de la locomotive dont les pistons et les bielles commencèrent leur travail. Et l’on quitta Lyon.


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Loin de moi l’intention de vous exposer plus de trente récits d’enlèvements différents. Il est certes de notoriété publique que, dans un lupanar, chaque prostituée pourrait vous raconter une histoire de sa vie différente de celle de sa collègue de vice, tant les destinées de chacune peuvent diverger. Cependant, je puis me targuer de ne point connaître grand’chose au sujet de ces lieux de perdition classiques au contraire de certains messieurs, rivaux de plume, qui se vautrent dans l’abjection sous prétexte de réalisme ou de naturalisme. Mon but est l’hétérodoxie, bien que je sache la vraisemblance recélée par la personnalité et les penchants d’une Cléore de Cresseville, penchants réprouvés aussi bien par la civilisation que par la morale. Ceci est le roman d’une déviance, de ses prolégomènes à son dénouement, mais je n’ai pas la prétention de vous conter les quarante-deux romans de quarante-deux apprenties anandrynes. Je risquerais de lasser.


J’ai donc décidé de passer outre en résumant un dernier épisode d’enlèvement remarquable et significatif : l’histoire de Ruth Blum, notre future Abigaïl, petite marchande ambulante de lait sise à Reims, avec sa carriole attelée d’un ânon gris, carriole à la peinture écaillée dont le bois était tout vermiculé. Les écaillures multiples révélaient les couches successives de peintures diverses de ce misérable véhicule qui finissait par apparaître tout versicolore à force qu’on n’en pût plus déterminer le coloris exact.
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Ruth Blum officiait près de la cathédrale et du Palais du Tau. Sa mise modeste s’accordait avec ses gains modiques. Elle était la vertu mosaïque incarnée, la frugalité même. Un tas d’or ne lui eût servi de rien. Elle contrevenait ainsi à l’atavisme de sa race, pour qui le lucre et l’usure constituent l’exclusive[2]. En juive errante, frappée par la malédiction de son peuple, elle traînait son ânon avec sa voiturette chargée de ses bidons de lait, indifférente aux festons cathédraux rayonnants, insensible au sourire de l’ange de Reims, se moquant bien de la Nouvelle Alliance.


Comme l’usage de l’imparfait du subjonctif constitue un automatisme de langage chez une certaine paysannerie, et l’âpreté au gain et la cautèle caractérisent la nature inhérente aux coreligionnaires de Mademoiselle Ruth Blum, sa monomanie du commerce laitier était sa quintessence même. Elle ne jurait que par son âne, sa carriole et ses bidons qu’une fermière des environs lui livrait quotidiennement, à peine le lait sorti du pis de ses vaches. Bien qu’ils fussent lourds pour sa petite taille, Ruth Blum parvenait à les charger à bord de sa voiturette. Elle menait lors sa bête à la badine jusqu’à ce qu’elle parvînt à destination : le parvis de la cathédrale rémoise où elle se postait, sans façon, et commençait à goualer afin que les clients se ruassent à l’achat du bon lait frais pour les petits enfants. La mévente s’apparentait pour elle à de l’oisiveté. Elle ne pouvait décemment se permettre de vendre du lait tourné. Ce n’est point être caustique que d’affirmer que la ladrerie était aussi étrangère à l’éthique de Ruth qu’un ophicléide à un sauvage.


Ce jour là, les affaires furent médiocres. Quels qu’eussent été les efforts, la conviction, l’entregent et la persuasion de la petite juive, les clients ne se pressèrent pas à l’achat de son lait, du fait que la pluie, cette commensale des fâcheux et aigris commentateurs des dictons météorologiques, s’était invitée dès l’aurore. Serrée dans son fichu noir, ruisselante, Ruth Blum en attrapa une extinction de voix à force de s’époumoner en vain, de héler les rares passants maussades dont la seule hâte était de s’enquérir d’un abri. Elle pouvait crier Mon bon lait ! Mon bon lait ! tout son soûl ; nul n’éprouvait la peine de s’avancer vers la petite voiture. L’âne, placide et résigné, les oreilles tombantes, recevait stoïquement sur son pelage gris les gouttes incommodantes. Et les heures s’égrenaient, vides et mornes, sans que s’améliorassent les conditions climatiques de cet automne champenois.

Cependant, ô providence, un couple daigna s’approcher de la petite marchande qui toussait comme une phtisique car trempée jusqu’aux os. La façade de la cathédrale noire à la pierre usée par les siècles se détachait sinistrement sous un ciel plombé. Si Ruth avait été perspicace, elle eût reconnu en la femme une sœur de race, mais c’était oublier parmi la diaspora la différence qui opposait ceux de l’Afrique du Nord – les séfarades – aux ashkénazes du continent dont Ruth Blum était. Je ne suis point une spécialiste des sémites et ne m’attarderai donc pas sur ce distinguo. Agée et tavelée, coiffée d’un madras des plus douteux, elle tenait le bras de l’époux au manteau sombre et élimé qui semblait bougonner dans sa barbe. Ce couple mal assorti, comme figé par la pluie, aigri par l’usure inhérente à toute union, avait perdu depuis longtemps la superbe et l’amour des mariés juifs de Rembrandt van Rijn. A moins qu’il feignît…


Malgré l’eau qui la détrempait, Ruth restait imperturbable, quoiqu’elle eût souhaité s’abriter sous quelque porte cochère, à moins que le Palais du Tau – mais ceci entre-t-il vraiment dans nos considérations romanesques et fictives ? – acceptât de lui offrir un havre – certes temporaire – afin qu’elle pût quand même se mettre au sec. En conséquence, son babil inutile de papegaut continuait (non point ces perroquets de bois qui servaient à l’exercice chevaleresque du tir à l’arc, ainsi qu’Honoré de Balzac usant de ce mot archaïque au sujet de la tour du Papegaut de Fougères dans son roman Les Chouans qui tout à fait nous agrée, mais plutôt un de ces volatiles volubiles, de ces psittacidés que nous apprécions fort, du fait qu’une allergie aux poils de chiens et de chats nous prive de la possession de ces animaux de compagnie). Pour en finir avec nos considérations autour des papegais, papagalli italiens et papegauts qui eussent fait les délices sur toile d’un Burne-Jones ou d’un Hughes (à moins qu’ils préférassent la fauconnerie), ajoutons-y quelque allusion à un roman d’un continuateur de Perceval, Le chevalier au papegaut.


A moins que tous s’illusionnassent sur ses capacités langagières, notre fille-papegaut était incapable de répéter autre chose que son slogan de perroquet : « le bon lait tout frais pour les petits enfants ! » bien que désormais il tournât dans les bidons. Elle était conditionnée, mécanisée tel un insecte afin qu’elle livrât ce message de réclame unique et exclusif, bien qu’il devînt de plus en plus mensonger. On ne pouvait sciemment imaginer s’abreuver sous l’averse d’un lait qui se fût coupé d’eau telle une affreuse vinasse d’assommoir.


Adonc, notre Ruth quêtait, mendiait le chaland, pour ses bidons de lait que la rouille menaçait. Peu regardante, elle se gaussa de la filouterie du couple qui, promptement, s’empara de sa personne qui jamais ne broncha. Les officiants étaient Michel et Sarah. Notre enleveur stipendié ne saisissait pas la raison pour laquelle Cléore avait exigé qu’on ajoutât à l’offre de la Maison une pièce de biscuit exotique au lieu d’une pure petite fille de France et de Navarre. C’était comme s’il eût capturé une chabraque[3] sur le retour à Wapping, Limehouse ou Whitechapel. Il ne sut quoi dire à la fillette tandis que Sarah appliquait sur sa bouche le tampon rituel de chloroforme. Il marmotta une vague promesse autour des chiffons, promesse selon laquelle sa vieille robe ravaudée serait remplacée par des toilettes somptueuses – là, il n’y avait aucune menterie. Quant au reste…


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[1] Néologisme prémonitoire forgé par Aurore-Marie de Saint-Aubain en référence aux opéras de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), qui devait faire florès parmi les baroqueux de la fin du siècle suivant, forgé par amitié pour le comte Vincent d’Indy, redécouvreur de la musique ancienne, qu’elle avait rencontré en 1877.
[2] Aurore-Marie de Saint-Aubain ne cesse d’accumuler les clichés antisémites propres à son époque, clichés qui menèrent aux tragédies que l’on sait, qui choquent davantage nos contemporains que l’érotisme pédérastique saphique poisseux imprégnant bien des pages de cette œuvre.
[3] Dans le sens péjoratif du terme – à l’origine, une couverture de cheval – chabraque désigne ici une fille de mauvaise vie.

samedi 19 novembre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 15 1ere partie.

Avertissement : ce roman, paru en 1890, s'adresse à un public averti de plus de seize ans.
Chapitre XV
Vous êtes jà accoutumés, Mesdames mes lectrices et Messieurs mes lecteurs, à la structure de mon roman. Vous êtes parvenus à mi-chemin chronologique d’un édifiant parcours. Après le récit d’août 18. , revenons une fois encore en arrière à l’automne précédent, en ce début d’octobre 18. (l’an précédent, donc), alors que les enlèvements débutent bien que je doive souligner et rappeler l’exception de la petite Hortense, vendue par ses parents prolétaires pour trente francs. Quel pactole dérisoire pour ces pauvreteux qui ont dû le manger au cabaret en verres empoisonnés d’absinthe ! 
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Les us et coutumes de nos maisons imposaient que nos petites créatures se missent en scène dans un grand salon d’honneur, sis dans le pavillon principal, où ces Dames clientes s’installaient avant de choisir la pièce de biscuit qui leur conviendrait. Les fillettes étaient en représentation, exposant leur grâce et les résultats de leur bonne éducation. Elles s’alignaient d’abord, se mettaient en rang, bien rectilignes, de Délia la plus gradée jusqu’à la toute dernière à peine dégrossie, parées de leurs atours amidonnés surchargés de rubans et de dentelles. Il fallait qu’elles apparussent telles des poupées vivantes et qu’elles en eussent la semblance et surtout la prestance bourgeoise, voire aristocratique. Il était surprenant que Cléore fût présente ces après-midi là : elle bénéficiait chaque fois d’un arrangement avec Madame Grémond dont les livraisons prirent quelque retard tandis qu’elle et ses filles durent quelquefois se contenter de maigres casse-croûtes.


Les Dames pécheresses prenaient leurs aises dans cette vaste pièce toute orfévrée, chargée de l’indispensable ornementation des arts décoratifs. Le nonchaloir émollient dominait en ces aîtres. Des sofas anglais d’une mollesse insigne, d’un avachissement conséquent, tout capitonnés de bleu azur ou de cramoisi, accueillaient les corps assoupis des tribades dont l’excitabilité des sens était facilitée par la consumation d’encens, de myrrhe et d’aloès dans des cassolettes et des vasques d’onyx qui parsemaient l’ensemble des lieux et épandaient leurs aphrodisiaques émulsions de manière à ce que les clientes s’enfiévrassent de désir. Elles s’aveulissaient dans ces murs orfrazés, au milieu d’une profusion de paravents soyeux et damassés, de théories de Saxes en formes de dindons ou de bergeries paillardes et de hures factices  censées représenter des sangliers qu’on eût étêtés alors qu’ils étaient en rut. Les meubles d’acajou se surchargeaient de bibelots rocaille ou rococo d’une ornementation extrême digne des grotesques néroniens en usage à la Domus Aurea, de masques d’applique de bronze représentant des dieux fluviaux cornus, Akhelóös
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et autres, d’amulettes néphrétiques de Bès égyptiens priapiques, alors que des coffrets de santal s’entrouvraient, telles de mystérieuses boîtes à musique, en émettant des sons artificiels et en dévoilant d’improbables objets d’amour enduits de cannelle et de poudre de cantharide. Les glaces et psychés s’alignaient en une parade narcissique autour de vases aux formes végétales flexibles d’une glaçure spermatique de jardin chinois débordant de tous les types d’orchidées imaginables alternant avec des bouquets savants d’iris, de lilas et de camélias. Le tout s’agrémentait d’instruments de musique, piano à queue et harpe, au bois harmonisé avec les lambris et les parquets brillants. Les arts and crafts d’Albion et la toute jeune école de Nancy avaient régné en maîtres dans l’élaboration du décorum.
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Des domestiques en livrée s’amenaient avec des cassettes marquetées qui renfermaient de singulières boules pétries de diverses couleurs. Cléore invitait les clientes à faire leur choix. Certaines, croyant qu’il s’agissait de boules d’opium, quémandaient vainement une pipe ou, à la rigueur, un narguilé empli d’eau de rose. La comtesse de Cresseville expliquait qu'elles avaient affaire à des savons en boule fabriqués main, dits en anglais hand rolled soaps,
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importés d’Amérique, les bleus parfumés à la menthe poivrée, les ocres à la cannelle, les rouges au safran, les orange à la mandarine ou à l’orangeat confit, les verts au chèvrefeuille et ainsi de suite. Dans leur composition entrait du gingembre et du ginseng. Les mains, au toucher, s’imprégnaient du parfum et d’une part de la substance saponifiée dans laquelle entrait, selon certains, de la chair de momie précolombienne malaxée. Ces boules, aussi savonneuses qu’elles fussent, en revêtaient d’ailleurs vaguement l’aspect peu ragoûtant.
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Ceci achevé, Mademoiselle de Cresseville ordonnait qu’on fît silence ; les filles, au nombre d’environ treize ou quatorze à ce moment, effectuaient leur entrée officielle à pas menus. La valetaille avait fermé tous les volets et tiré tous les rideaux et tentures après avoir allumé chandeliers et lustres anciens à pampilles et girandoles, éclairage archaïque étudié de manière à ce que régnât un clair-obscur de soupers du Régent qui plongeait ces patronnesses de petite vertu dans une ambiance orgiaque nonpareille. L’atmosphère devenait lors plus turbide et ambiguë que jamais.


A la vue des pièces de biscuit, les clientes emplumées s’impatientaient et caquetaient. Elles approchaient avec leurs faces-à-mains et leurs lunettes de théâtre afin d’examiner les pensionnaires par le menu détail. Cléore les retenait non sans mal. Il s’agissait du commencement, des prémices, de la mise en bouche afin qu’elles arrêtassent leur choix et jetassent leur dévolu sur celle qu’elles désiraient ce jour. Les domestiques les rappelaient régulièrement à l’ordre tant ils craignaient que les mains de ces femmes gaillardes, dont l’épiderme était avivé par les savons pétris et brûlait d’une soif inextinguible de volupté tactile, s’égarassent dans les bas-fonds. Elles en miaulaient et minaudaient d’excitation.


Mademoiselle de Cresseville devait lors se soumettre à quelques petits gestes démonstratifs, a minima, propres à contenter temporairement le chaland et à calmer les hardiesses inconsidérées de ces huppes de grand luxe et de grande luxure inversée. Ces femmes titrées – titres usurpés ou pas ? – et parmi elles Ego-Isola en personne, se contraignaient à rester de simples spectatrices. Devant mesdames, Cléore exigeait lors que les fillettes retroussassent haut leurs jupes organsinées et exhibassent leurs pantaloons de broderie et leurs mollets de coquelets mutins.
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Puis, elle en désignait une, deux, à l’envi, au hasard, comme à la décimation, les déchaussait d’un seul pied, ôtait bas de soie ou chaussettes satinées afin que les doctes patronnesses tâtassent et cajolassent les chairs de porcelaine de ces petons, les bécotassent comme fétiches et se pâmassent de leur mignardise.
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Les gamines devaient aussi entrouvrir leur bouche rose, montrer leurs petites dents de Bébés Jumeau que certaines, las, avaient peu soignées comme Quitterie, parfois tordues ou gâtées, parsemées de points noirs de caries. Bien que leur haleine fût masquée par force gargarismes réitérés d’eau mentholée ou aromatisée à la chlorophylle, il arrivait que leurs effluences incommodassent quelques anandrynes aristos aux narines délicates. Que le linge tentant de ces petiotes était joli… mais n’étaient-elles point en fait comme les persilleuses de la Restauration, dissimulant comme elles leur crasse sous leurs atours et leur lingerie irréprochable et parfumée ?


La représentation se poursuivait : les pensionnaires devaient briller en société et prouver qu’elles avaient reçu l’éducation indispensable à la mondanité et les leçons de maintien propres à la caste de celles qu’elles devaient servir. Elles chantaient, dansaient, jouaient du piano ou de la harpe, ou bien à la poupée, au thé ou à la dînette, devaient sauter à la corde ou user du cerceau…sans rien briser. Délia excellait dans le chant et dans le pianotage tandis que les jumelles se disputaient les faveurs de la harpe. Jeanne-Ysoline récitait des comptines et des fables. Le Ah, vous dirais-je maman, sorti de la bouche fruitée de miss O’Flanaghan qui trouvait à ce chant des sous-entendus grivois, émouvait les cœurs et les esprits. Les autres petites filles s’emparaient de fusains et essayaient avec maladresse de croquer ces Dames après avoir bénéficié des leçons d’Adelia. A ces jeux puérils, enivrées par les zozotements des petites péronnelles, ces anandrynes s’enhardissaient et s’échauffaient de nouveau. Elles approchaient leur face-à-main de fillettes en train de sauter à la corde, boucles anglaises au vent, en essayant de regarder sous leurs jupes. Certaines souhaitaient que la fois prochaine, les petites se présentassent entièrement nues sous leur robe d’organza et de dentelles enrubannées à l’exception des bas, se rappelant ces nus féminins du siècle de Restif qui, pour tout accessoire, ne gardaient que leurs jambes gainées de soie et leur éventail qu’elles mettaient sur leur sexe. Cléore opposa un veto catégorique à cette proposition de nudité. Elle consultait ses carnets où s’égrenaient les différents tarifs dignes de la loi gombette :


- un baiser : dix francs

- deux baisers : quinze francs

- trois baisers et plus : vingt-cinq francs

- un suçon : vingt francs

- deux suçons : trente francs

- trois suçons et plus : quarante francs

- un retroussage de robe : dix francs

- pour un déshabillage en lingerie : vingt-cinq francs

- caresses et attouchements du linge : cinquante francs

- caresses et attouchements des pieds : quarante francs

- déchaussement des bottines ou des chaussures à brides suivi de caresses des pieds avec bas : quarante-cinq francs

- sans bas : cinquante francs

- caresses des cheveux : dix francs

- caresses des cheveux plus bécots de la nuque et du cou : trente francs

Etc. Cela allait du plus anodin au plus indicible et intime. Les bourses se déliaient et se vidaient rapidement et il n’était point rare que certaines clientes perdissent plusieurs centaines de francs à multiplier les exigences perverses comme si elles eussent joué en quelque casino. Adelia, vantarde, fut la championne toutes catégories pour avoir délesté une « princesse » hongroise de sept mille francs en un après-midi. Elle était parvenue à gruger la drôlesse, lui faisant accroire n’importe quoi, la bernant sur ses performances d’anandryne. Entièrement nue, cette aventurière termina emprisonnée et ligotée dans un filet de pêche après que miss O’Flanaghan eut réussi à la métamorphoser en gâteau humain enduit d’un nappage de lait, de chocolat, de sucre glace, de chantilly et de crème anglaise. Délia menaça la Hongre d’en faire une crêpe flambée si elle ne la laissait pas la déguster. La langue preste de notre Irlandaise dépravée, deux heures durant, lécha jusqu’à l’indigestion l’entièreté de la peau de la dupe nappée de son enrobage exquis, chose que cette fausse princesse avait voulu pratiquer sur la fillette. Lorsqu’elle parvint aux points les plus excitables et sensibles de cette femme-crème, Adelia savoura en sus les liqueurs naturelles qu’on devine, émises inévitablement par cette bambocheuse.


Cléore dut mettre le holà à certaines pratiques et exiger qu’on n’allât point jusqu’à la perte de l’opercule sacré. Ce fut pourquoi elle put préserver aussi longtemps des fillettes comme Quitterie, Jeanne-Ysoline ou encore Abigaïl. En juillet 18., fait incroyable, Moesta et Errabunda pouvait se vanter d’avoir conservé soixante pour cent de filles intègres, pas forcément parmi les plus récentes recrues, des vierges un peu souillées, un peu perverties, certes, mais des vierges quand même. Elle interdit que l’on mît aux enchères le pétale de vestale, la membrane vénérée, comme cela se faisait couramment dans tous les lupanars…pour hommes.


Les Dames poursuivaient leur après-midi en buvant du champagne et du thé puis, comme pour les soupers du Régent, on bandait les yeux des fillettes pour une partie de colin-maillard bien spéciale tandis que les domestiques mouchaient toutes les chandelles. Un chaos s’ensuivait et chaque enfant tombée sur une tribade était aussitôt conduite avec elle dans une chambre où la cliente devait entreprendre uniquement la prestation qu’elle avait payée, et pas au-delà. Avec l’augmentation du nombre des pensionnaires au fil des mois, il fallut à Cléore, dont les absences en tant que trottin embarrassaient la boutique où elle servait, s’obliger à en venir aux seules prestations individualisées, sans démonstration salonarde. Chaque tribade eut lors son amie-enfant attitrée, comme on disait par pudibonderie. Et Cléore put reprendre son rôle d’Anne Médéric.



***********



« Les jolis cierges ! De jolis cierges pour Massabielle ! Deux sous, deux sous le joli cierge pour Notre Sainte Vierge ! »


Belle comme un Bouguereau, toute blondine, mademoiselle Ursule Falconet, dix ans, exerçait la profession de petite marchande de cierges en la bonne ville de Lourdes.
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Ursule portait une robe simple, de couleur bise et ceinturée de bleu, assez dépouillée d’aspect car à peine festonnée au corsage, aux manchettes et à l’ourlet. Elle s’évertuait à écouler sa marchandise qu’elle eût préféré troquer contre des objets de piété plus lucratifs. A deux sous le cierge, son aumônière ne pesait guère à la fin de la journée – en montant, non en poids des piécettes s’entendait. Elle trouvait le pain cher et se contraignait à refuser tout superflu qui aurait vidé sa bourse, l’acculant à la misère et à l’infortune.
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Ursule Falconet se considérait comme à peine mieux lotie qu’une mendiante, bien qu’elle demeurât correctement vêtue et chaussée. Mais c’était Monsieur le curé, le père Taxil, qui pourvoyait à ses effets personnels et veillait à ce qu’elle ne manquât de rien, car Ursule Falconet était orpheline et pensionnaire des Sœurs. Elle en avait jà le voile, et ce voile était bleu comme celui d’une Vierge peinte en plâtre de Paris. Elle affrontait des concurrentes plus âgées, qui lui damaient le pion, cherchaient parfois querelle, noise, et agissaient avec taquinerie : elles critiquaient ses cierges parce qu’ils étaient moins chers, bien qu’ils ne fussent pas les plus petits. Elles en avaient assez de devoir commercer pour des lots à cinq, six, voire sept sous la pièce. Point espiègle, Ursule leur rétorquait que Monsieur le curé en avait décidé ainsi ; qu’elle vendrait ces cierges-là à ce prix et point d’autres, parce que ceux d’une taille plus grande eussent été trop lourds à transporter par une aussi fragile petite fille. Et les rivales de répondre qu’à ce compte-là, mieux eût valu qu’elle monnayât et vendît des flacons d’eau bénite en forme de Mère de Notre Seigneur, ce qui eût été un sacrilège de marchand du temple. « Les mercantis ! » soliloquait Ursule.


A la différence des cierges de luxe à sept sous pièce qu’écoulaient ses consœurs de quinze ans, ceux de notre modeste fillette, bien qu’ils eussent en commun la même couleur jaune de la cire d’abeille, n’arboraient pas cet aspect gaufré et alvéolé obtenu grâce à des moules spéciaux dans lesquels on coulait la substance fondue. Il s’agissait d’imiter les rayons des ruches de paille rustiques en usage chez les anciens Grecs qui récoltaient le miel du Mont Hymette.


Ursule avait vu de ses yeux vu des bonnes Sœurs se saisir subrepticement, en la grotte sacrée, de cierges à peine allumés, au nez et à la barbe des pèlerins dès qu’ils avaient le dos tourné, les éteindre et les remettre aussitôt en vente. De Massabielle,
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scandalisée, elle s’était allée au presbytère voir Monsieur le curé et avait rapporté le fait au père Taxil.
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Ce dernier, auparavant officiait en la paroisse de Gerde avant d’obtenir une cure plus importante à Lourdes même, quittant ce village vallonné avec vue imprenable sur les hauts sommets pyrénéens avec leurs contreforts. Désormais, il demeurait près la basilique Notre-Dame-du-Rosaire, qui lors était en voie d’achèvement.


Ursule Falconet trouva le père Taxil plongé en pleine méditation et fut surprise par la flaccidité de sa réaction au récit qu’elle lui rapporta.

« Christ-Roi ! criailla-t-elle sur un ton exalté. Agissez donc, mon père ! Ecrivez à Monseigneur l’évêque ce que les Sœurs font des cierges ! Ce réemploi me messied fort ! Cette attitude des Sœurs est turpide, que dis-je, immorale ! Cela s’apparente à …à de la simonie !

- Qu’y puis-je, mon enfant ? Les voies de Dieu sont impénétrables.

- Mais, mon père, je ne puis poursuivre ainsi mon commerce ! Donnez-moi plutôt à vendre scapulaires, médailles pieuses, rosaires, Sacrés-Cœurs de Jésus de calicot, fioles d’eau bénite…que sais-je, encore !

- Vous-vous échauffez trop, mon enfant…prenez garde à votre fragilité. »


Le prêtre qui s’adressait ainsi à l’humble fillette blonde, qui, par fanatisme catholique, semblait oublier quelque peu les règles de l’urbanité, sa rectitude morale passant lors avant toutes choses et toutes autres considérations pragmatiques, était un onctueux vieillard à la crinière de neige, qui s’exprimait d’une voix doucereuse. On l’eût pris pour un de ces anciens Doms du temps de la monarchie. Les paroles d’Ursule l’impressionnèrent grandement : jamais il n’avait eu sous sa houlette fillette aussi intègre.

« Tu es une petite sainte, lui dit-il. Mais je doute que Monseigneur l’évêque réponde favorablement à une missive éventuelle. »


Ursule dut en convenir : elle se passerait de l’assentiment de Monsieur le curé.

« Que n’eussè-je à ma disposition des armes séraphiques afin que ces Sœurs simoniaques reçussent leur juste punition… » songea-t-elle.

Elle s’alla de nouveau vers la grotte chargée de sa dérisoire boîte de cierges à deux sous. Mademoiselle Falconet trottait sur ses galoches, pourpre, comme fulminante d’une sainte colère. De son ridicule voile écru bleu dépassaient de blondes mèches rebelles et ses joues rosées prenaient l’incarnat du coquelicot. Tous s’étonnaient en général, lorsqu’ils la voyaient, de son type physique qui nullement ne correspondait à celui des filles des Pyrénées telle la brune Bernadette. Elle parvint à Massabielle, le souffle court, alors qu’affluait un groupe de pèlerins plus ou moins paralytiques. Malgré le bon bas de coutil, d’une rusticité à toute épreuve, sa galoche gauche l’avait blessée et produit une ampoule malvenue. Elle se contraignit à reprendre sa litanie habituelle sur un ton pleurnichard, comme à l’aumône. Elle s’adossa à quelques pas de la grotte en arborant un regard de supplique. Il ne lui manquait que le nimbe pour parfaire sa personnalité.

« Mes jolis cierges ! Mes jolis cierges pour la Sainte Vierge ! Deux sous seulement ! »


Il fallait qu’elle empêchât une des Sœurs de reprendre l’offrande à peine ignée. Ce fut lors qu’un des pèlerins l’accosta.


Lorsqu’elle vit l’homme, le visage blondin d’Ursule prit l’expression d’une statue de l’effroi. C’était un chemineau sordide, puant comme charogne. Il s’appuyait sur des béquilles de bois si vermoulues qu’on eût pu croire qu’elles se briseraient au moindre coup de foehn. Ses pieds étaient enveloppés de chiffons d’une putridité telle qu’ils en exsudaient et suaient comme un jus de poisson mort. Bien que l’être immonde lui répugnât, Ursule n’avait pas l’esprit retors ; aussi se fit-elle violence pour condescendre à son désir. Des mots à la semblance d’un crachement surgirent de sa barbe pouilleuse :

« Je veux recevoir la bénédiction de la Sainte Vierge ma fille ; je veux qu’elle guérisse mes ulcères qui m’empêchent de marcher ! »


Ursule pria le paralytique de s’avancer doucement vers la grotte et d’adresser sa requête à la statue de Notre Dame. Il réclama qu’un prêtre l’ondoyât d’eau bénite. Il glosa sur le voile blanc et la ceinture bleue de la statue, demandant si elle était bien conforme aux visions de mademoiselle Soubirous, ajoutant qu’il lui tardait qu’elle fût déclarée sainte. Ursule lui répondit sans hésiter, malgré les nausées provoquées par les miasmes du pèlerin, que, quoique morte en odeur de sainteté, il fallait que Bernadette en passât d’abord par la béatification avant toute canonisation.

« De toute manière, notre Sainte Eglise romaine catholique et apostolique n’est pas pressée. » crut-elle bon de préciser.

« Peu importe, répliqua le vagabond. Si la Mère de Dieu exauce ma prière, j’te demanderai une faveur, ma mignonne. Tu me montreras tes gambettes ! »


Devant cette proposition scabreuse et outrageante, Ursule blêmit. De purpurin, son incarnat devint lactescent et diaphane, de cette blancheur d’une rose-lys fraîche qu’on eût jetée pêle-mêle dans une brassée de passiflores. Ses joues évanescentes luisirent, comme humectées par la rosée d’aurore déversée goutte à goutte d’un aryballe opalin par une dryade des bosquets. L’homme avait usé de l’expression Mère de Dieu, telle cette fanatique Catherine Théo au temps où cet antéchrist de Maximilien Robespierre exerçait sa terreur aveugle à l’encontre des bons chrétiens et partisans du Roi. A dix ans seulement, la conviction d’Ursule Falconet était faite : elle se sentait monarchiste dans l’âme, et d’un catholicisme aussi intransigeant qu’il pût l’être. Elle aimait la Patrie, le Roi, le Sacré-Cœur. Elle pleurait au souvenir de la duchesse de Berry, qu’elle célébrait d’un culte, d’une commémoration turbide, exaltée. Elle se frappait la poitrine comme au confiteor devant une estampe médiocre reproduisant le tableau du baron Gérard qui la représentait, image pieuse singulière pour qui connaissait la manière dont Marie-Caroline, cette naine chassieuse, était sortie de l’Histoire en 1833. Elle eût voulu reprendre le flambeau de Petit Pierre. Elle s’extasiait à la remembrance de Madame Royale, duchesse d’Angoulême,
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l’homme de la famille selon l’ogre corse. Elle portait sur elle, sous sa chemise, à même la peau, des gravures à l’effigie de la survivante du Temple, collées sur de la toile émeri qui la grattait comme cilice, images d’idolâtrie qu’elle baisait avec frénésie le soir avant de s’endormir. Elle sombrait lors dans une hébétude temporaire, dans une ivresse laudatrice, allant jusqu’à perdre momentanément l’usage de la parole. Chaque Jour des Morts, elle tressait des couronnes en souvenir des deux trépassées. Ursule souffrait d’un amour posthume de ces héroïnes, amour jà anandryn.

Elle se sentait légitimiste, la seule peut-être de sa génération. Elle avait dévoré Les Mémoires d’outre-tombe, Les Chouans, Le Chevalier des Touches, jusqu’à ce que ces livres tombassent en lambeaux. Elle en avait lors mangé les pages, dans le sens littéral, afin de conserver en son corps l’essence même de la lutte pour la Cause, autrement dit, pour Dieu et pour le Roi. Elle eût pu être la fille ou la petite sœur de la comtesse de Cresseville.


Elle ne le savait point, mais elle était épiée depuis une quinzaine. A d’étranges inconnus, enquêteurs étrangers au pays, on avait fait d’elle les plus précieux éloges…Elle représentait la proie parfaite pour ce que nous savons. Le culte marial, l’afflux de gens de tous les horizons depuis l’an 1858 et l’intervention décisive de l’Impératrice espagnole, avaient affaibli singulièrement les méfiances naturelles de clocher, la peur innée de l’autre, de l’étranger au village. Amie de Jeanne-Ysoline Albine de Carhaix de Kerascoët, elle l’eût été, du fait d’une piété commune (hors du commun dirais-je) et d’un royalisme ultra inné. Mais une autre destinée attendait Ursule Falconet, la Pyrénéenne atypique.


***************


Les palombes roucoulaient, indifférentes aux marmottements pieux du chemineau passepoilé de crasse. A lui seul, il empuantissait les entours des relents de sa fétidité. Les autres pèlerins prirent leur distance. L’homme se tenait devant la grotte brillant des mille scintillements tremblotants des menues flammes des cierges, face à la statue de Marie, arcbouté à ses béquilles. Sa prière s’apparentait à un vague borborygme, un Ave Maria plena gratia entrecoupé de gné gné inintelligibles. Il expectorait, postillonnait, et ses postillons, pullulants de germes microbiens, dégageaient une odeur de mauvaise piquette à laquelle se mêlait ce fumet que les Anglais nomment rotten fish. Ses lèvres baveuses dégouttaient une salive qui humectait sa barbe sale. Cette salive était à la semblance du suc ou fiel que dégagent les poissons en décomposition qu’on a coutume, au Tonkin ou en Cochinchine, de faire sécher sur des sortes de claies afin qu’ils exsudent ce condiment très prisé en Asie, condiment qu’autrefois les Romains qualifiaient de garum. L’être disgracié par la misère gardait en main un feutre difforme délavé par la pluie dont on eût dû gommer la couche conséquente de saleté pour en révéler la teinte d’origine.
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« Un cierge, monsieur ? se hasarda Ursule. C’est deux sous pour la Vierge Marie.

- J’veux bien, ma petite, mais que ces p. de Sœurs viennent pas me le reprendre à peine allumé avec leur éteignoir ou une mouchette ! »

A ce mot blasphématoire, à cet horrible p., le visage mobile d’Ursule passa de l’expression de la honte à celle du dégoût. Si le grand sculpteur de la physiognomonie Messerschmitt eût encore été de notre monde, il aurait pris comme modèle de l’expressivité humaine notre exemplaire fillette à la place des sujets exclusivement masculins dont son art faisait son ordinaire. La pieuse enfant devint pâle comme le perce-neige, pétale virginal de la nivéole des bois cueillie par les hamadryades.

La main noire du pauvreteux, gainée dans une de ces mitaines de laine sans âge et effiloquée qu’affectionnent les déshérités de son espèce, extirpa de la poche insane de son paletot, idéal comme celui du poëte Rimbaud, une poignée de piécettes cuivrées.

« Compte bien, mon enfant ! » fit doucereusement notre homme tandis que la petite sainte blonde s’emparait de cette manne de billon orfrazée d’un vert-de-gris putride avec une circonspection mâtinée d’aversion. Le compte y était bien. Ursule donna donc le cierge qui fleurait bon la cire vierge. Le miséreux l’alluma avec un briquet d’amadou et le plaça parmi les autres, dans la grotte constellée d’où s’élevait une fragrance de consumation, en disant :

« Charon, prends donc mon obole, ô nocher en ta vermoulue barque ! Conduis-moi à Pluton par devers l’Achéron ! »


Les joues d’Ursule rosirent de surprise. Le chemineau s’exprimait comme un païen ou comme un sataniste. Elle ne pouvait en même temps surveiller les bonnes Sœurs qui approchaient, avides, et prévenir toute action inconsidérée du drôle de pèlerin. Leur gestuelle empressée eût revêtu une signification encore plus explicite si elles avaient été dotées de serres de rapiates. Les flammes vacillantes des cierges parurent irradier le misérable hère d’une lueur méphistophélique ou faustienne. Etait-ce la beauté du diable ?


Alors, sans crier gare, avant même que la moindre cornette eût repris son offrande, il se redressa en ricanant, faisant choir ses accessoires de soutien devenus brusquement inutiles. Optant pour la posture d’un orant de catacombe de Priscille, il éructa :

« Hosanna ! Hosanna ! Action de grâce ! Action de grâce ! Je marche, Dom Calvero[1] ! C’est un miracle ! Marie m’a guéri ! »


Saisissant le poignet d’Ursule à presque le tordre, il ajouta :

« Maintenant, tu vas me suivre et me montrer tes jambes de poupée ! Mon vœu de guérison a été exaucé, donc, tu dois t’exécuter !

- Non ! Lâchez-moi ! Au secours ! »


Les autres pèlerins, que la hideur du vagabond répugnait, n’esquissèrent aucun geste. La plupart d’entre eux étaient si bancroches et estropiés qu’ils pouvaient à peine se mouvoir ! Et la majorité était des femmes couchées sur des litières !

« Mieux qu’un élixir de charlatan à l’ouest des Appalaches ! » poursuivit l’homme crasseux.


Il entraîna Ursule par la force, sans que nul ne s’interposât, s’éloignant de Massabielle vers un vallon isolé où l’attendait un acolyte.

« Comparse, à moi ! Empêche cette marie-salope de mordre et de griffer ! C’est une dangereuse mijaurée ! Une royaliste fanatique. »


L’autre approcha ; il tenait une espèce de tampon d’ouate. Ursule se débattait, essayait de se libérer de la poigne du faux chemineau. Son voile bleu se défit, libérant en cascades ses cheveux blonds dorés.

« Sus, Jules ! Sus !

- Tiens-la bien, Michel ! Ne la lâche pas !

- Ah la catin ! Elle joue à la panthère ! Elle griffe rudement bien ! J’vais t’violer, salope ! Tu vas sentir mon foutre entre tes cuisses !

- N’en fais rien, Mademoiselle les veut vierges ! »

Jules parvint à plaquer le tampon de chloroforme sur la bouche d’Ursule qui mollit aussitôt, au grand soulagement de Michel qui avait commencé à ouvrir sa braguette.


« Quand elle, dort, c’est une beauté, un ange ! La bougresse ! Elle plaira à mesdames, je sens !

- Allons, Michel, à la voiture ! Albert nous attend ! Ses canassons piaffent !

- Y a une sacrée trotte jusqu’à Condé ! Quelle mouche a donc piqué Mademoiselle Cléore de nous expédier aussi loin de notre base ? On va devoir cacher la petiote dans une malle d’osier, la nourrir et la faire boire de temps en temps ! Et y faudra changer les chevaux plusieurs fois, ne pas se trahir aux relais ! J’veux pas que nos rosses s’effondrent fourbues et les narines sanglantes comme les chevaux de d’Artagnan. Tu sais, dans Vingt ans après…

- Tu connais tes classiques, dis donc !

- Dumas, c’est mon auteur préféré !

- En attendant, portons cette chiffe ! Elle pèse, malgré sa minceur apparente. »


Ainsi eut lieu le premier enlèvement.


*********


Environ onze mois après cet épisode dramatique, dans un coin ombragé de peupliers et de mélèzes, en retrait des jardins délaissés de Moesta et Errabunda, Odile avait découvert une grande croix de bois marquée, gravée, de l’inscription suivante :

Ci-gît Sophonisbe, dix ans, rubans orange, qui mourut en martyre comme elle l’avait voulu. Requiescat in pace. Seize décembre MDCCCLXXXIX.


La tombe avait été creusée à proximité d’un bosquet de cytises, près de la cyprière, au débouché d’une allée d’hélianthèmes envahie de ronciers, laissée quasi à l’abandon, presque ensauvagée à force qu’on la délaissât. Il n’y avait ni pierre tombale, ni caveau : on avait déposé la bière dans une simple fosse creusée dans la terre nourricière. Rien d’autre ne figurait là que cette croix de bois ; rien qui pût rappeler aux éplorées éventuelles le doux souvenir de la jeune défunte, de cette Myrto inconnue partie dans la fleur de l’âge, cet âge des roses premières qu’ici toutes partageaient. Le lieu n’était même pas fleuri. Seul un discret larmier de verre antique, désormais sec et d’un bleu terni par les intempéries, avait été posé en offrande funéraire sur cette demeure de morte par une enamourée anonyme.


Une sépulture, ici ! Etonnant ! Quel drame cachait-elle donc ? Odile s’interrogeait. Elle entendit le pas claudiquant de Quitterie.


« C’est une petite sainte qui repose là. Elle a connu le supplice des premiers chrétiens car, comme vous, Cléophée ou Odile, elle a refusé de se soumettre à nos rites. Elle s’appelait en fait Ursule Falconet. Elle n’a vécu ici que deux mois et demi.

- Contez-moi son histoire, Quitterie, j’ai soif de la connaître.

- Je vous mets en garde, Odile… Elle est éprouvante.

- Qu’est-ce à dire ?

- Si Mademoiselle Falconet n’a point revécu en son entièreté les péripéties du périple de Sainte Ursule et des onze mille vierges que Carpaccio peignit, elle acheva son existence en martyre comme elle…le cœur transpercé d’une flèche !

- L’horreur ! C’est…un crime ! Un assassinat…

- Consenti, hélas…Cléore et Délia ne lui avaient pas laissé le choix…le fanatisme d’Ursule a fait le reste. »


Qu’en avait-il exactement été ? Le récit que Quitterie fit à Odile lui occasionna maints cauchemars tant les détails qu’elle lui fournit, rapportés publiquement par Délia en personne, actrice majeure du drame, aux quatre autres plus gradées de La Maison, revêtaient une sordidité inégalée. Dès son arrivée, sans même qu’elle eût soupé, harassée par son long voyage captif, à peine débarbouillée sommairement et rhabillée de l’uniforme commun, Ursule avait été confiée à Jeanne-Ysoline du fait de sa piété. Elle souffrait d’une ampoule à vif et ressentait grand’faim et grande fatigue. Mademoiselle de Kerascoët la rassasia comme elle put.

Dès qu’elle la vit, Jeanne-Ysoline fut proprement ébahie, illuminée, par la vénusté blonde d’Ursule, conforme aux canons aryens du comte Gobineau.
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Elle semblait habitée d’une sainteté, d’une paix intérieure qui nimbait, auréolait, irradiait son juvénile visage pareil à celui de la statue de Notre-Dame de Grâce tolosane.
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De cet ovale ivoirin et radieux de Vierge à l’Enfant émanait une douceur ébaudissante et, de cette noble tête presque translucide à la pâleur de primerose diaphane, semblait émerger une couronne, ceinte sur une chevelure d’or, de cet or des primitifs italiens du Trecento, comme si elle eût été diadémée d’orichalque atlante. Nu-tête (son voile bleu s’était perdu durant le voyage forcé), elle laissait librement retomber ces mèches éblouissantes jusqu’à son fondement. Afin qu’elle supportât les soins qu’elle s’apprêtait à lui prodiguer, Jeanne-Ysoline enivra Ursule de lampées de chouchen et d’hydromel qui l’assommèrent. Elle força la bouche fruitée de la petite sainte à se bourrer de pâtisseries bretonnes aphrodisiaques, portions de quatre-quarts au beurre saupoudrées de ginseng asiate et de force solutions de cantharide, le célèbre stimulant du maréchal de Richelieu, et humectées d’essences de liqueurs femelles inconnues. Elle additionna ces parts de gâteaux de grandes galettes au beurre venues de Fouesnant. Mademoiselle de Kerascoët s’attaqua alors aux soins du pied gauche blessé. Le bas de coutil adhérait ; la plaie était à vif, la peau arrachée presque à tout le talon. L’arrière de ce pauvre pied s’engluait dans un empois de sang mal coagulé où l’infection guettait. Le déshabillage de la jambe d’Ursule lui arracha des gémissements. Jeanne-Ysoline massa longtemps ce pied, le désinfecta, le nettoya, l’enduisit d’un de ses émollients baumes et dictames parfumés à l’aloès, au benjoin, au camphre et à l’eucalyptus avant de le bander comme elle l’eût fait de celui d’une momie de Cendrillon égyptienne. Elle baisa ce pied pansé comme si c’eût été quelque idole. Abrutie par les alcools et les substances d’amour, Ursule parut sombrer dans une langueur torpide. Elle s’abandonna au nonchaloir puis sommeilla. On ne sut ce qu’il advint durant cette nuit. Jeanne-Ysoline en garda le secret. Sans doute avait elle passé ces heures agenouillée en prière, en adoration devant la fillette endormie sur un fauteuil, le pied bandeletté et embaumant de mille senteurs orientales posé sur un petit tabouret capitonné. Toujours est-il qu’Ursule demeura vierge, intègre. Elle s’éveilla cependant fort troublée car elle avait détrempé son siège de pollutions féminines inconnues. La seule chose qu’elle accepta de conter était qu’elle avait eu un songe d’extase aussi troublant que les visions de Thérèse d’Avila. Elle s’était unie en rêve à plusieurs séraphins puis à Christ-Roi en personne. Cette union mystique avait occasionné en elle des transports inconscients et turpides, d’une sensualité extatique extrême. Elle en rougit de gêne. Etait-ce cela, l’Amour divin sublimé ?


Par la suite, tout se passa fort mal. Ursule, à laquelle on tentait d’imposer la nouvelle identité de Sophonisbe, avait compris promptement dans que lieu de perdition on l’avait conduite. Elle refusa de se soumettre aux exigences des Dames, à celles de Cléore, à celles de Délie. Elle fut irréductible, incorruptible, bien que la comtesse de Cresseville s’évertuât à la séduire et à la dompter par des hochets, par une promotion accélérée. Alors que la mise en place des grades actuels était à peine tout à fait accomplie, Ursule-Sophonisbe devint en seulement un mois rubans orange, avec promesse de l’obtention des rubans émeraude dès les étrennes passées. La comtesse de Cresseville multiplia les cadeaux, faveurs, joujoux, poupées, robes, parures, colifichets…en vain. Ursule n’acceptait que les livres de piété exaltants, les vies de saints exemplaires, à condition que ces livres fussent écornés et usés, défraîchis… Elle se plongea nuit et jour dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, particulièrement le récit des pérégrinations et du martyre de sa sainte homonyme et des onze mille vierges. Cela offusqua Délia qui la jalousa. Sa rectitude et sa vertu l’insupportèrent. Lors, la petite démone, résolue à la perte de son ennemie, contraignit Cléore à la soumettre par les humiliations et les brimades.


On la relégua désormais en bout de table, après la dernière rubans blancs. On la vêtit de linge malpropre et déchiré, de dessous usagés et pisseux. S’inspirant d’un ouvrage sur les condamnés de droit commun chinois du célèbre jardin des supplices impérial qu’Elémir lui avait recommandé chaudement pour son raffinement cruel, Cléore imposa qu’on ne la nourrît plus que d’abats verdâtres et putrides, d’une puanteur insigne et grouillants d’asticots, d’un brouet partiellement malaxé de terre et de crottin, dont Ursule pourtant fit ses délices. Elle n’eut plus droit ni au verre, ni aux couverts. On l’obligea à manger avec les doigts dans l’écuelle d’un chien et à s’abreuver à une gamelle d’eau croupie. Bien qu’elle souffrît en conséquence d’accès chroniques de dysenterie et que ses jeunes dents se déchaussassent sous des attaques scorbutiques, elle demeurait stoïque, ne cessant de vanter à qui voulait l’entendre l’exquisité de l’infection qu’on lui servait ; elle proclama que la cuisine de Moesta et Errabunda était la plus délectable du monde. On la réduisit bientôt au régime d’une soupe d’eau tiède terreuse dans laquelle surnageaient quelques légumes peu appétissants qu’on nomme rutabagas. Elle fut régulièrement giflée, souffletée, fustigée à coups de garcette. Cléore encourageait que toutes la frappassent à la face. Son séraphique visage lumineux ne tarda point à se marbrer de bleuissures. Malgré les meurtrissures, elle demeura la plus belle, quoique son regard d’azur se marquât d’une infinie mélancolie et de résignation tel celui d’un buste constantinien.


On la soumit aux desiderata de vieilles anandrynes hideuses, borgnesses, mutilées, éclopées et cagneuses dans les bras desquelles on la jeta. Ces huppes de retour obligeaient Ursule à lécher leurs plaies purulentes, leurs escarres, à croquer leurs croûtes de sanies, à les torcher après qu’elles eussent fait leurs besoins d’incontinentes devant elle, à même le parterre qu’ensuite la petite Cendrillon sainte devait nettoyer. Rien n’y fit. Elle refusa d’abjurer sa foi et de se convertir à la prostitution juvénile invertie. Elle priait, appelait au martyre et à la sanctification.


Alors, d’un accord commun de l’assemblée, réunie par exception pour une deuxième fois, Cléore, ses sbires et ses potiches, décidèrent d’une solution finale au cas Sophonisbe. Elle aspirait au martyre comme une paléochrétienne ; elle l’aurait, conformément à la vie de la sainte qu’elle admirait. Jeanne-Ysoline et Quitterie tentèrent bien de faire fléchir la maîtresse de maison : la décision de Mademoiselle la comtesse étant irréversible, Cléore chargea Adelia d’exécuter la sentence. Il lui fallut trois jours et trois nuits de la mi-décembre 18. pour venir à bout de la coruscante résistance de la vierge blonde.


Pour son âge, Délia faisait preuve d’un savoir-faire étonnant. Elle aimait à parfaire, à fignoler le supplice dans les moindres détails. L’esprit professionnel qui l’habitait rappelait celui des maîtres tourmenteurs chinois ou espagnols. Elle procédait par degrés, par gradations, du plus anodin au plus traumatique. Elle ne voulait pas gruger sa victime, être accusée de filouterie, aller trop vite dans l’ignoble et l’insoutenable, entreprendre trop directement. Si c’eussent été des jeux du cirque, il eût fallu que les spectateurs éventuels épris de sang en eussent pour leur argent et fussent aussi patients. Délia se portait garante auprès de Cléore de la réussite complète de sa mission de petit bourreau, comme un fidéjusseur l’aurait été de la dette de quelqu’un. Certes, elle était sadique, mais son sadisme s’apparentait plus à celui, naturel et spontané, d’une petite fille incapable de distinguer le bien du mal, qui fait souffrir les bêtes juste pour l’expérience. Sa cruauté demeurait en enfance, comme celle des barbares antiques ou des anthropophages nègres. Elle avait mal lu et mal assimilé la comtesse de Ségur et le marquis de Sade, qu’elle mélangeait allègrement dans sa cervelle de linotte poseuse. Ça lui était égal, et elle ne faisait qu’assouvir son instinct de jalousie pernicieuse à l’encontre de toutes celles qui pouvaient rivaliser avec elle et la remplacer dans le cœur de Cléore, son seul amour… Elle le sentait : si Cléore lui ordonnait de tuer pour elle, elle le ferait, en esclave dévouée de la sultane. Si jamais le contrôle exercé par Cléore venait à faillir, le risque existait qu’Adelia O’Flanaghan devînt une insatiable pourvoyeuse de mort, opprimant et éliminant sans pitié celles qui lui feraient obstacle.


Le long supplice se déroula dans la fameuse salle de géhenne où se rendait communément le bourreau de Béthune. La chaleur y demeurait intolérable quoique ce fût presque l’hiver, entretenue par des braseros tandis que des encensoirs épandaient leur odeur torpide. Délia, en guise de première étape, priva Ursule de toute sustentation liquide et solide et l’empêcha de dormir. Elle la contraignit à n’arborer qu’une ample chemise tombant jusqu’à ses pieds nus et à natter ses cheveux blonds en une simple tresse. Les deux premiers jours, Délie se contenta du minimum : elle retint Ursule attachée sur une chaise, testant sa résistance aux privations, la narguant en buvant et mangeant d’abondance de délicieuses choses, jusqu’à ce que son petit ventre fût rond, lui contant sa vie de poupée dissolue avec force détails non répétables de par leur pornographie explicite, insistant sur ses pratiques spéciales avec Cléore, multipliant les obscénités, babillant mille autres futilités de débauchée d’une vacuité cuistre, la réveillant par un concert de casseroles chaque fois que la torpeur la saisissait. Elle-même, afin de tenir, se gavait de café bouillant. Elle voulut qu’elle jurât ; en maîtresse d’école patentée, elle demandait qu’Ursule répétât à tue-tête les jurons blasphématoires éructés de sa bouche pourprine, telles des déjections innommables, ces jarnidieu, mordieu, foutredieu, pet-de-dieu, pute vierge et autres saletés du même acabit. Elle lui serinait ces horreurs avec constance, afin qu’elles entrassent dans son crâne, comme elle l’eût fait d’une leçon de choses. Rien n’y fit : la blonde sainte demeurait impavide, presque dolente. La vaine agitation, les trépignements d’impatience de la tortionnaire que Cléore lui avait assignée, ses tremblements dus à l’abus de café noir, indifféraient la sage jeune fille.

La troisième aube se leva enfin alors qu’Ursule résistait encore. Adélie se résolut donc à passer aux choses sérieuses. Elle débarrassa sa victime de ses liens, non pas qu’elle eût marqué le moindre soupçon de clémence, de componction et de pitié, bien au contraire. S’inspirant des vies légendaires des saints martyrs des Romains, comme Dèce, Maximien ou Dioclétien, elle voulut d’abord forcer la sainte enfant blondine à renier son Dieu et à adorer le démon. Délia présenta donc à Ursule une statue bariolée et faunesque, cornue, un chèvrepied aux ailes de chauve-souris à la virilité exacerbée.
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« Je t’ordonne d’honorer monseigneur Satan, ma jolie ! C’est notre prince à toutes ! Baise son cul, lèche ses génitoires et suce son phalle, sinon il t’en cuira ! » exulta la goule d’Erin.


Ursule s’épouvanta aux exigences de miss O’Flanaghan, à cette apostasie satanique. Elle ne pouvait décemment s’exécuter. Cette idole, d’un réalisme cru, la révulsait…ces testicules hypertrophiés et pendants, ce vit proéminent dont semblait couler une semence ignoble, ce fondement dont l’artiste dévoyé avait poussé le réalisme jusqu’à y mouler un jaillissement d’étrons anthracite, comme gâtés de sang noir…non, elle ne pouvait pas !

« Jamais ! » cracha-t-elle à la figure de son bourreau femelle.


Adelia s’appuya de toutes ses forces sur les épaules de la jeune fille, tentant par l’écrasement de son poids de la faire fléchir, avançant aussi le membre monstrueux de l’homme-bouc en rut à hauteur de sa bouche désespérément close, voulant à tout prix l’ouvrir pour la forcer à engloutir cette atrocité jusqu’au fond de sa gorge. Ursule parvint à renverser l’hideuse idole satanique de plâtre qui se brisa en trois morceaux. Ô dérision ! Cela révélait à la sainte la fragilité et la vulnérabilité de Lucifer, ce qui la renforça dans sa résolution, sa détermination, et cimenta davantage encore sa conviction chrétienne et sa foi catholique ultra.


Délie se contraignit à passer à quelque chose d’encore plus odieux. Elle extirpa d’un tabernacle surchargé de cabochons et de dorures un ciboire qui exhalait une senteur soufrée. Il s’emplissait à ras-bord d’hosties souillées qui avaient trempé dans de la liqueur mâle.

« Tu vas communier sous cette espèce avec moi ! »

Ursule, saisissant toute l’horreur de ce pain azyme macéré, se fit prier. Le fruit de cette macération lui fit tellement horreur que des palpitations la prirent. Elle repoussa l’hostie. Son geste fut si brusque qu’Adelia manqua être renversée. Elle lâcha le ciboire dont le contenu abject et poisseux coula au sol comme de la fange. La favorite de Cléore grommela un blasphème puis, comme si de rien n’était, eut ces mots anodins, passant au vouvoiement :

« Ne trouvez-vous pas, ma chère Sophonisbe, que l’atmosphère, en cette salle confinée, devient par trop ardente ? »

Ursule demeura coite.

« Vous ne savez quoi répondre. Il est vrai que vous n’avez sur vous que cette chemise pourrie de pénitente. C’est froid en hiver et bien frais en été. Quant à moi, j’ai grand’chaud ! »


Sans qu’Ursule eût pris garde, Délia renversa intentionnellement un brasero dont les charbons ardents roulèrent sur les pieds dénudés de la petite sainte en la brûlant cruellement.

« C’est comme si vous marchiez sur de la cendre encore incandescente, ma mie…je ris de vous voir grimacer à cette ordalie d’un style nouveau. »

Ursule ne put plus longtemps retenir ses hurlements. Ses pieds fumaient et se couvraient de cloques hideuses bien qu’elle les eût vivement retirés de la source du tourment.

« Ça sent le roussi, ne trouvez-vous point, ma mie ? » déclara ironiquement Délia.


Afin de résister au mal, Ursule grinça des dents et se mordit les lèvres jusqu’au sang tandis que tout son être était pris de palpitations incoercibles. La petite catin lui versa un seau d’eau – une eau qui servait à abreuver les chevaux – qui trempa la misérable chemise de la martyre.


« Te voilà mouillée à présent ! Tu n’es plus décente ! persifla le jeune monstre, ayant opté de nouveau pour un tutoiement de mépris. Allons, ressaisis- toi, je commence à peine ma séance de rééducation. »


Ursule, n’en pouvant mais, ne parvenait plus à se maintenir debout. Elle s’affaissa aux pieds de son bourreau-enfant. Adélie reprit :

« Je ne t’ai pas encore dit de tomber à hauteur d’hommage ! Mais si tu en as envie, soit ! Sèche-toi d’abord ! Enlève donc cette merde trempée ! Apprends à te tenir correctement devant une grande demoiselle comme moi ! Tu manques de respect à ton aînée !

- Je…je n’ai que cette chemise ! Je refuse de me mettre nue…devant une putain !

- Te violer ne fait pas partie de mon programme…Te faire souffrir, oui ! Ordre de Cléore, mon aimée ! »


Tandis qu’Ursule essayait de se remettre debout, le giton femelle prit la badine accrochée à sa ceinture de soie tussah et en cingla à quatre reprises la souffre-douleur désignée. Lors, Ursule demeura prostrée, agenouillée, face à Délie. La seule manière de résister qu’elle trouva fut la prière, supplique qu’elle adressa au Sauveur. Elle marmottait un Miserere mei Deus, appelait à la miséricorde divine, non pas pour elle, mais pour l’autre, demandait au Créateur qu’il lavât Adelia de ses innombrables péchés et qu’elle fût rachetée par quelque action de grâce. Puis, Ursule réclama l’intercession de la très sainte Vierge Marie, habitée par l’espérance que le glaive de Dieu ne foudroierait point l’irresponsable catin.

« Sache, petite péronnelle, que mon auteur favori s’appelle Donatien, marquis de Sade, lui jeta la fillette démoniaque, imperméable à toutes ces manifestations de piété et de charité. Je suppose que tu penses qu’il brûle présentement en enfer avec ses compères Restif et Casanova, ces icônes du siècle de la galanterie. Toi, tu n’aimes que les momeries, les génuflexions et les livres d’heures, comme cette enchifrenée de Jeanne-Ysoline, alors que moi, j’ai appris à goûter aux plaisirs turpides des textes hérétiques…et érotiques. Tiens, ton curé, ton père…Taxil, je crois… est-il si saint que cela ? Ne lui est-il pas arrivé de te faire…comment dit-on déjà ? …des avances ? T’a-t-il demandé de retrousser tes jupes, de dénouer ton corsage ? T’a-t-il jà surprise au tub dans le plus simple appareil ? Regarde-t-il par le trou de la serrure de ta chambrette paysanne lorsque tu te déshabilles pour la nuit ? Les Sœurs où tu es allée le faisaient-elles ? Le membre de ton curaillon enfle-t-il et s’allonge-t-il inconsidérément sous sa soutane lustrée d’impénitent Priape chaque fois que ton regard de séraphin croise le sien ? Se roule-t-il ensuite dans les ronces afin d’inhiber ces accès interdits ? Toi-même, t’arrive-t-il de mouiller malgré toi tes fonds de pantaloons ? Ne le nie pas, ça t’est arrivé ; Mademoiselle de Kerascoët me l’a conté. Bien des filles le font, ici, et elles ne s’en portent pas plus mal…Je suis sûre que tu les excites, Jeanne-Ysoline tout particulièrement. Chaque fois qu’elle songe à toi, je parie que ses dessous deviennent bons pour la lingère tellement elle les trempe ! Après tout, tu es très belle, très blonde, à côté de toutes les noiraudes bouseuses de tes Pyrénées de rien du tout ! J’adore mater les blondes comme-toi…en profiter aussi. Leur tempérament naturel est si glacé qu’il faut les réchauffer longtemps avant que leurs sens ne s’éveillent à la volupté…Les brunes et les rousses sont différentes…très actives aussi. Elles prennent souvent des initiatives d’une hardiesse inouïe. Elles adorent surprendre. Elles sont femmes très tôt. C’est pour cela que les mâles qui peuplent les bordels classiques les préfèrent aux Yseult pâlichonnes et coincées comme toi, qui t’effarouches et te signes au moindre dévoilement d’un tétin ou d’un soupçon de cul. Moi qui suis à la fois brune et rouge, j’ai donc de qui tirer et avec ma mie Cléore, rouquine aussi, je ne m’en prive pas. Tu es tout le contraire de ce que j’incarne. J’abhorre ta tempérance, ton abstinence, ta pruderie et ta vertu ! Ton horreur du saphisme, aussi ! Ah, que fait-il donc chaud, ici ! Je me mets à l’aise, permets-tu ? »


Ursule avait préféré ne rien écouter de ce soliloque obscène, surtout lorsqu’Adelia avait remis en cause la probité du prêtre. Certes, le père Taxil éprouvait de l’affection pour la pauvre enfant, mais c’était une affection compassionnelle, chrétienne, de la charité naturelle pour la petite orpheline, non un lien turbide aux connotations scabreuses. Toujours jactante et roucoulante de haine et de perversité, la juvénile tribade avait rapidement enlevé sa robe et fait choir ses jupons, exposant aux yeux concupiscents des pervers sa lingerie affriolante et volantée de satin et de coton fendue où il fallait.

Lors, à la vision de cette immature prostituée de Babylone dégoûtante de stupre, Ursule se sut jà condamnée, vouée au Rédempteur. Elle brilla plus que jamais d’une sagesse intérieure. Désormais apaisée, ses grands yeux céruléens illuminés par l’Esprit Saint, elle irait avec allégresse à la mort promise. Son nom, inscrit par les anges pour les siècles des siècles sur une page encore blanche du martyrologe chrétien, luirait au firmament des plus grands saints. Au Jugement Dernier, elle s’assiérait à la droite du Père qui condamnerait à l’enfer celles et ceux qui l’avaient tourmentée. Un pape de l’avenir la canoniserait ; elle serait Sainte Ursule Falconet. Son âme pure cheminerait au Paradis aux côtés de celle de Bernadette Soubirous, main dans la main.


« Es-tu Lesbia, Bilitis, Hypatie ou Psappha ? M’aimes-tu ainsi ou me veux-tu tota ? » lança à la figure de sa victime l’Irlandaise du Tartare et du Phlégéthon, qui savait pertinemment que son jeu laisserait la probe fillette de marbre. Voyant qu’elle demeurait en sa prostration, en sa résignation sacrificielle, recroquevillée, en boule, en position fœtale, elle s’approcha. Des larmes coulaient sur les joues roses d’Ursule, des joues déjà creusées par les récentes privations et marquées de bleus. C’étaient des larmes de joie… Elle acceptait le sacrifice ; elle en était allègre.


« N’as-tu jamais vu de petite fille en pantalons, torse-nu ou…à poils ? éructa l’enfant-putain à celle qui ne l’écoutait plus. Ne me fais pas croire que tu ne t’es jamais baignée nue dans quelque rivière ! La mijaurée qui doit conserver sur elle sa chemise pourrie, même au bain ! Es-tu naïve au point d’ignorer ta propre anatomie intime ? Cette curaille, elle n’est même pas fichue d’enseigner les œuvres de la chair ! Je t’en ficherai, moi, du stupre, de la concupiscence, du péché de luxure ! Le vice, c’est la vie, c’est ma vie ! Je suis ta démone, ta tentatrice ! Goûte donc à mon fruit défendu ! »

Disant cela, Délia approcha une chaise d’Ursule, s’y affala, jambes écartées, pantaloons entrouverts sur le sulfureux rubis de Golconde.

« Ma gemme-sexe rubéfiée sertie en ma vulve ne te tente-t-elle pas ? Je connais bien des anandrynes qui se pâment à ce doux spectacle et s’inondent d’extase et de turpitude rien qu’en l’entrevoyant ! Elles en fuient et dégorgent de plaisir comme des fontaines ! »

A ces mots, elle saisit avec brutalité la tête d’Ursule, quasi endormie dans son songe de sainteté, au point qu’on entendit craquer ses vertèbres cervicales.

« Approche tes lèvres du joyau ! Approche-les, petite salope ! Honore-moi ! Rends-moi hommage ! Baise ce sexe te dis-je ! Baise-le donc ! Sacrifie ton innocence à cet œil de tigre albinos facetté ! Des suçons ! Des bécots ! Fais-lui tout cela ! Bois ce qui en émanera ! Je te l’ordonne, Sophonisbe ! »

Elle forçait Ursule toujours quiète, accolait son visage contre son entrejambes, plaquant son front sur son mont de Vénus. La petite sainte, si peu tourmentée qu’elle fût, se trouva pourtant prise d’un accès nauséeux, du fait des exhalaisons sexuelles fétides qui émanaient de l’entrecuisse du petit monstre. Elle dégobilla une substance horrible, jaunâtre, un chyle corrompu à la semblance de la bile, qui imprégna les bloomers et la conque gemmée de Délie. Ne se retenant plus, la tourmenteuse enfant se redressa, gifla si fort Ursule qu’elle la culbuta au sol, puis, se jetant sur elle, arracha sa chemise, son seul linge, dévoilant un corps nu et amaigri par plusieurs semaines de privations et de manducations infectes. Elle révéla surtout au jour le secret de la sainte : ces images idolâtres de la duchesse d’Angoulême, collées à sa peau comme haire et cilice. Elle les arborait telles des amulettes de nègres du Brésil voués à quelque dieu obscur de Salvador de Bahia ou d’ailleurs.

« Elle aime ! Elle aime une morte…royale ! » balbutia Adélie. « Cochonne ! Cochonne hypocrite ! » ajouta-t-elle.


Lors, sa rage n’eut plus de retenue. S’acharnant contre celle qu’elle jalousait pour sa virginale blondeur, cette fille de Dieu qui avait conservé son sourire angélique, elle arracha les estampes royalistes une à une, enlevant avec elles de larges morceaux de peau, provoquant enfin des hurlements et des rugissements indicibles chez celle qu’elle martyrisait. Puis, elle prit un fer à l’extrémité en forme de fleur de lys qu’elle chauffa aux charbons d’un des braseros. Elle flétrit Ursule à plusieurs endroits du corps, à la poitrine, aux fesses, au dos, au cou, aux cuisses, au pubis, aux avant-bras, au front, jusqu’à ce qu’elle grésillât et qu’une odeur de chair brûlée empuantît les aîtres de géhenne. Marquée comme du bétail, tel un matériel humain destiné à l’extermination, à l’hécatombe, à l’holocauste en quelque lieu de rétention de l’avenir, Ursule manqua s’évanouir. Comme dans ce roman de Jules Verne qu’elle affectionnait, Michel Strogoff, Adelia poursuivit sa torture en aveuglant sa victime avec une lame de poignard portée au rouge, ternissant à jamais ce regard bleu si doux, si coruscant et rémanent, qui avait tant séduit les pèlerins de Lourdes lorsqu’ils lui achetaient ses petits cierges à deux sous pièce.


Un moment, pour parfaire l’horreur, elle songea à lui couper la langue. Elle hésita quelques minutes, réfléchit, laissant littéralement fumer celle qu’elle mutilait avec allégresse puis murmura :

« Les régicides…les premiers chrétiens…l’inquisition espagnole… Damien, Ravaillac, Torquemada…Saint Pierre… la Passion et Sainte Ursule avec les onze mille vierges…mélangeons ces tourments en une synthèse raffinée digne de la Chine ancienne… »


Afin de prévenir d’autres hurlements affreux, consécutifs aux douleurs insoutenables qu’elle allait lui causer, Adelia obtura la bouche d’Ursule avec un ruban couleur guède. Elle prit alors des tenailles puisées dans l’arsenal de torture appendu à la muraille salpêtrée et, comme pour le fer précédent, les fit rougir. Cette arme cuite à point, elle n’hésita pas à tenailler les mamelons de sa victime, lui extirpant des fragments de chair, punissant ainsi celle qui eût pu la remplacer si elle avait cédé à sa Cléore adorée. Elle alla plus loin, trop loin dans l’atrocité, la férocité, dans la barbarie insoutenable, dans ce crime contre l’éthique humaine, contre la civilisation, perdue à jamais par sa sauvagerie, s’attaquant avec la même arme à l’intimité de l’adversaire déchue, à sa quintessence de mère potentielle non encore mature, jouant à la faiseuse d’ange, mutilant, découpant, extirpant, taillant au forceps ces entrailles qui jamais ne porteraient d’enfant. Elle s’indifféra aux spasmes de fulgurante douleur qui secouaient le corps rendu désormais infécond de la jeune martyre au risque de la briser, secousses d’une intensité telle qu’elle eût dû succomber sur-le-champ. Son visage se tordait, se déformait à en perdre son caractère humain alors que le bâillon d’angoisse fermant son orifice buccal empêchait tout épanchement vocal de cette fulgurance et de ce traumatisme létal. Devenue une plaie vive, presque dépecée, pissant son fluide vital en une hémorragie effroyable, au risque de devenir exsangue en une fraction de minutes, très affaiblie, Ursule s’évanouit dans une mare de sang.


Enlevant le bâillon devenu inutile, Délia parvint pourtant à la ranimer à grandes rasades d’alcool fort et blasant, versées en sa gorge d’une fiasque qui ne la quittait pas. Elle insista, voulant que ce corps devenu flasque, flaccide telle une limace, sans réaction désormais, comme dépourvu de nerfs, que cette poupée de chiffon trempée dans une empoissure sanglante, parvînt à vivre dans son intégralité sa Passion personnelle avant de trépasser. Elle la battit de verges sur son dos jà flétri et maculé, dix minutes durant, sans même qu’elle bronchât, et, poursuivant cette Imitation de Notre Seigneur Jésus Christ, la couronna de ronces, enfonçant sur sa tête amollie ces épines jusqu’à ce que coulassent des ruisselets d’hémoglobine. La garce fit mine de l’adorer, de s’agenouiller, de se prosterner, de la bénir, multipliant les révérences oiseuses, la saluant, lui rappelant, en lui crachant au visage, à son regard consumé d’aveugle, sa qualité christique : « Ecce puella ! Voici la jeune fille ! » Ursule restait de marbre, ne grimaçait même plus, ses muscles entièrement relâchés, atteinte d’une mutité sacrificielle définitive, régressée à une vie végétative, son esprit réfugié ailleurs, à la frontière des fins dernières, frontière au-delà de laquelle la Lumière du Seigneur l’appelait. Mais son petit cœur de vierge émettait encor de ténus battements.


Enfin, Délia passa au supplice final : elle attacha le corps pantelant, tuméfié et sanguinolent d’Ursule, agonisante et comateuse, ce presque cadavre qu’elle disposa en croix, tête en bas tel Simon-Pierre, contre la muraille, vierge ligotée nue et rouge sur des morceaux de poutre récupérés d’une grange ruinée, qu’on avait entreposés là faute de mieux. Elle apposa à cette tête renversée une pancarte sacrilège sur laquelle elle inscrivit au charbon de bois INRI, ce qui signifiait selon elle Iesa Nazarea Regina Iudei. Puis, se rappelant à la parfin comment Sainte Ursule avait succombé, elle lui porta le coup de grâce. Experte au tir à l’arc - sport auquel elle s’exerçait en général dans les jardins et les parcs en été - elle alla chercher arme, flèches et carquois, et, d’un seul trait, dans le mille, transperça le cœur de son expirante victime. Ursule en fait, avait rendu son âme à Dieu depuis deux minutes…


Satisfaite du devoir accompli, de l’ordre exécuté, la petite tortionnaire rendit compte de l’événement à l’aimée puis elle s’alla enfin coucher après trois nuits de veille. Sarah prit la dépouille en charge, la lava, l’habilla et l’ondoya, tandis que Jules, imitant les usages de l’arène romaine, répandit de la sciure, du borax et du cinabre sur le parterre de la salle de torture jonchée des traînées écarlates de celle qui n’était plus. Nulle famille à prévenir, bien sûr, et surtout pas le prêtre de Lourdes qui, bien qu’il eût fait appel aux gendarmes, ne sut jamais le sort de la petite marchande de cierges et les raisons de sa disparition. Il succomba de chagrin un mois plus tard.


On inhuma Ursule le jour même du martyre, sous une jonchée de lys de l’ange de l’Annonciation tirés de quelque serre, parce que ce n’était lors plus la saison de ces belles floraisons.


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[1] Nom d’un prêtre sicilien légendaire réputé guérir les paralytiques par de simples impositions des mains.