vendredi 25 novembre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 15 2e partie.

Avertissement : ce roman décadent publié en 1890 est strictement réservé à un lectorat averti de plus de seize ans.
Il y eut des soirs, il y eut des matins. D’autres enlèvements se produisirent, deux, trois, cinq, sept…nous ne pouvons les conter tous.
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Irène Jusseaume avait la rue pour unique habitat. Quoiqu’elle partageât parfois les foyers pour enfants orphelins, l’appel si puissant de l’air libre finissait toujours par triompher en elle. C’était une petite bouquetière des faubourgs aux beaux cheveux châtains agrémentés de boucles, à l’iris brun, aux joues roses bien qu’elles fussent un peu sales, halées l’été par le soleil. Elle arpentait les vieux quartiers populaires de Paris, ses frais bouquets de violettes, toujours renouvelés, étalés dans une vieille voiturette de baby convertie en petite carriole. Accessoirement, elle exerçait aussi comme petite chanteuse de rue, reprenant d’une voix de cristal toutes les comptines qu’elle savait par cœur, mais aussi cet exécrable Temps des cerises connoté communard. Etait-elle la fille naturelle d’une ancienne pétroleuse ?


Elle parcourait des roues grinçantes de sa carriole les Batignolles, Ménilmontant, Belleville, le canal Saint-Martin, Montmartre, Pigalle, Pantin, Picpus, l’ancienne barrière de Saint-Denis, l’antique faubourg Saint-Antoine, la place de la Bastille, Reuilly, Barbès, toutes les artères miséreuses et prolétaires susceptibles d’abriter des amoureux maladifs prêts à débourser quelques sous pour offrir un bouquet à l’aimée. Tôt levée, elle s’approvisionnait aux Halles, à l’Ile de la Cité ou au Quai aux fleurs. Elle conservait les invendus pour elle jusqu’à ce qu’ils eussent fané, dans une misérable cabane sise près de la Porte Maillot, cabane où elle avait aménagé sa couche et récupéré un vieux poêle en fonte aimablement donné par quelque brocanteur peu regardant. Elle effectuait ses kilomètres quotidiens, éternellement nu-pieds, sur ses semelles cornées données par Dame Nature.
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Irène Jusseaume se satisfaisait de peu : dix sous représentaient pour elle une fortune. Elle s’abreuvait à l’eau clairette des fontaines, partageant le liquide avec les pigeons, fontaines où lui revenait à sa souvenance cette imploration historique d’un édile à Napoléon : « Sire, donnez-leur de l’eau ! ». Ou, quand une envie la prenait quand elle avait assez gagné, elle rejoignait le jardin du Luxembourg où elle se désaltérait de verres de coco ordinaire. Pour la nourriture solide, elle se contentait de vieux croûtons et quignons de pain qu’elle quêtait çà et là. Aux Halles, les marchandes des quatre saisons lui offraient gracieusement pommes ou poires tandis que des charcutiers généreux, la préférant aux corniauds chapardeurs, lui donnaient une saucisse en surplus afin qu’elle enrichît son ordinaire de viande, moyennant une petite chanson. Irène cuisait cette saucisse au terrain vague sur un foyer improvisé. Elle glanait aussi les légumes et les feuilles de salade oubliées.


Vêtue d’une robe de serge rapiécée qui autrefois fut beige, d’un vieux châle duveteux au point d’en être lanifère, sa marchandise à peine prise, elle traversait la ville presqu’entière dès potron-minet. Son regard brun, ses lèvres, étaient empreints de la plus grande béatitude des simples et bienheureux. Elle demeurait enjouée, secouait souventefois ses mèches châtaigne d’un air de dire : « Est-ce ça, être pauvre ? Mais je me sens riche moi, riche et pleine de vie ! ».

Elle faisait fi de la misère, la défiant de sa bonne humeur, trottinait sur le pavé sec ou mouillé avec ses fleurettes mauves. Elle sentait la rue, la paille, l’eau de rhubarbe et le sainfoin. Elle ne se départait jamais de sa vive gaîté, et respirait la joie de vivre en tout son être enchanteur. Aussi chantait-elle le printemps toujours revenu en hirondelle des faubourgs, le doux été aux foins aussi, qu’il ventât, plût ou neigeât. Elle était un piaf-friquet, une fillette-moineau presque brunette, et ses chantonnements spontanés attiraient comme une mangeoire de millet les picoreurs rémiz et les mésanges des cheminées qui, sans façon, se posaient sur ses épaules menues au châle effiloché. Ils cessaient de pépier, devenaient rémittents, comme s’ils eussent préféré les gazouillis d’Irène à leurs sons propres.


Avait-elle neuf ans, dix, ou plus ? Son état civil demeurait mystérieux. Jusseaume, c’était le nom de la marchande de légumes chez qui elle prenait quelques choux ou raves ; Irène, le prénom que celle-ci lui avait attribué en souvenir de sa fille morte de tuberculose. Loin de moi l’idée de jouer à Sans famille avec Monsieur Malot, et de faire accroire – ô procédé romanesque factice ! – à une naissance aristocratique cachée de notre nouvelle protagoniste. Révélons à l’avance son nom futur : Stratonice, des rubans émeraude, qui, pour ces Dames, chanterait déguisée en petite mendiante. Un rôle de presque composition où elle excellerait. La pauvreté n’a point d’âge, et la mendicité est éternelle.


Irène tendait aux passants ses bouquets et bottes de violettes qu’elle proposait pour quatre sous le bouquet et pour six la botte.
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Le brin de fleur n’était qu’à un sou. Oiselle de Paris, elle jouait aux eaux-fortes naturalistes. Mais elle rencontra le destin, comme ses quarante et une futures camarades : un beau jour, elle croisa le moine. C’était un carme déchaux, aux semelles encore plus cornées que les siennes, bien qu’il portât des sandales, en conformité avec la règle de son ordre. Un père belge de Scheut eût mieux convenu, qui l’eût évangélisée sur l’heure. Mais le moine incarnait, disais-je, le Destin, son Destin…imparable.


Nous étions trois jours après l’arrivée d’Ursule à l’Institution. L’homme au capuce énigmatique, dont l’identité, impossible à percer à jour sous ce froc, n’était pas la moindre des inconnues de notre équation, aborda Irène qui ne s’attendait pas à ce genre de client.

« Ma fille, auriez-vous un p’tit bouquet pour Sainte Marie de Magdala ? »


La petite marchande ambulante parut décontenancée un court instant.

« Allons, ma fille, un gentil geste de vot’ bon cœur ! C’est une pécheresse que je dois absoudre, là-bas, qui a b’soin d’un joli bouquet de violettes pour les bonnes œuvres. Elle veut l’offrir, que dis-je, le dédier à Sainte Marie-Madeleine en rémission de ses péchés. Elle veut racheter sa conduite. L’argent ira à un orphelinat.

- C’est quatre sous, euh, mon père ?

- J’suis frère, pas père, ma fille. »

Irène était naïve et enjolivait tout. Là résidait sa faiblesse fondamentale, bien qu’elle vécût à la rue. Aussi se laissa-t-elle emberlucoquer par le moine anonyme.

« Par sainte Anne d’Auray ! jura le moine comme un Breton, alors que les inflexions de sa voix pleine de gouaille trahissaient le titi à cent lieues. La dame, elle veut choisir elle-même les fleurs qui l’agréeront. Tu vas venir avec moi lui montrer ta marchandise.

- Et s'il y a d’autres clients ? Tenez, mon frère, ce jeune homme, j’le connais bien. C’est pas la première fois qu’il passe m’acheter des violettes. Voyez-le, il s’approche… »


Irène se mit à vanter son étalage :

« Mes jolies violettes, par ici, messieurs dames ! Les jolies fleurs pour les amoureux ! »


Le jeune coco ou loustic qui s’amenait cahin-caha parut contrarier le moine. Il s’agissait d’un étudiant malingre et fauché, vêtu d’un méchant paletot. L’homme souffrait visiblement de phtisie car des quintes le secouaient sans qu’il pût les contrôler.

« Allons, suis-moi, insista le cénobite. La dame attend…

- Mais c’est un de mes bons clients qu’vous me faites perdre. Il me prend deux bouquets à chaque fois, pour sa fiancée ! Huit sous de perdus !

- L’autre, elle va t’en donner dix ! »


Comme appâtée par le lucre, Irène se laissa fléchir. Peut-être qu’après tout, ces dix sous lui permettraient ce soir de déguster d’autres mets que ses rogatons habituels. Certes, le moine lui paraissait étrange, d’autant plus singulier lorsqu’il tira une cigarette de son froc sale et l’alluma sans autre forme de procès. Il entraîna la petite demoiselle à la voix d’or et sa carriole aux roues grinçantes dans un lacis de ruelles douteuses suintantes de crasse. A des cordes tendues en travers des venelles, étaient suspendues des myriades de haillons miséreux qui mais ne pouvaient sécher, du fait que le soleil ne parvenait guère à percer en ces cloaques obscurs et étroits. Des pieds nus de l’homme couverts de sandales bien rustiques, s’exhalait une effluence douteuse digne d’un mauvais fromage qui par trop coulait. Il laissait derrière lui des volutes de fumées, d’un tabac brun corsé, et la respiration d’Irène Jusseaume en fut incommodée. Son souffle s’étrécit.


Tous deux parvinrent dans une arrière-cour qui puait le rat mort et le pigeon crevé, arrière cour où s’entassaient de vieilles caisses, des cageots hors d’usage et des palettes fatiguées. Une borgnesse était affalée sur une de ces ordures à demi défoncée. Elle portait à ses lèvres une bouteille d’un vin rouge de dernier ordre, dont elle avalait des gorgées. La femme semblait prématurément vieillie par son vice de pocharde. La malpropreté de ses vêtements, oripeaux récupérés de bric et de broc parmi les fripiers du dernier niveau, presque détritiques, le disputaient en puanteur et en insanité aux effluves du lieu et de son propre corps pour lequel le tub ou les bains publics (lorsqu’il en existait encore) devaient représenter le même luxe qu’un collier de diamants. Son épiderme paraissait moucheté d’une gale insondable qui la grêlait comme une lèpre. Un affreux chapeau délavé aux plumes défraîchies coiffait ses cheveux grouillants de vermine et surmontait un visage abject et rougi.


C’était celle qui participerait plus tard à l’enlèvement d’Odile Boiron, ici moins gangrenée, moins purulente, car plus jeune de dix mois.

« Ah, enfin ! La petiote qui gouale encore mieux qu’moi ! J’espère, monseigneur, qu’avec la bourse bien pansue que tu vas m’donner pour ce service, j’vas pouvoir m’payer un enquêteur pour qu’y me retrouve enfin ma gamine, ma Berthe !

- On s’en balance, de ta Berthe, répondit le moine avec une vulgarité qui fit frissonner Irène.

- Ouiche ! Tu m’fais patienter un peu trop ! C’est chaque fois la même chose ! C’est jamais l’moment ! Cinq ans, qu’ j’l’ai pas revue ! J’suis sa mère tout de même…et j’ai des remords, tu comprends… En plus, j’suis malade, moi ! J’veux pas finir à l’hospice ! J’veux pas crever sans savoir c’que ma Berthe à moi, elle est dev’nue !

- T’as qu’à moins picoler ! »

Il marmotta mezza-voce, sous son capuce :

« Sa Berthe chérie, elle va finir pute, pour sûr ! »

Reprenant, à l’adresse de la saoularde syphilitique, il lui jeta, presque à lui cracher à la figure :

« Tu me rappelleras ses deux aut’ prénoms ! T’as dit qu’c’était important pour la retrouver !

- Ouaip ! Elle a pas qu’ça ! Y a aussi son vilain pied qui compte !

- On verra. En attendant, faut s’occuper de la proie ! »


Proie ? Irène avait bien entendu le moine prononcer le mot proie…

Pesante de sa graisse de soiffarde, la borgnesse se leva en ahanant et se dirigea vers la petite fille qui, par réflexe, lui tendit son étalage de fleurs qu’elle extirpa de sa carriole.

« Lesquelles désirez-vous, madame ? C’est quatre sous le bouquet, fit-elle, tentant de conserver son naturel alors que sa voix tremblait légèrement de peur.

- T’es une petite professionnelle, ma mignonne ! Ah, si Berthe avait été aussi belle qu’toi ! J’vas t’en prendre deux, huit sous pour ta bourse ! Tu vas gueuletonner ce soir ! Mais, d’abord, si tu pouvais pousser la chansonnette ? Oh, juste un peu, pour l’plaisir de mes esgourdes ! J’suis une artiste de café-concert et je cherche les jolies voix ! »

Son haleine vineuse atroce frappa les narines d’Irène qui tenta de réprimer une envie de vomir.

« C’est le moment, dit le moine à la borgnesse. Tu pues tellement qu’elle en est étourdie ! Aboule ce que tu sais, pronto ! »


Ne se faisant point prier, l’épave humaine extirpa de son fichu déguenillé un flacon de chloroforme dont elle imbiba un vieux mouchoir usé qu’elle plaqua contre la bouche d’Irène qui, pour sa part, commençait à déverser au sol le produit de sa nausée. La malheureuse enfant n’eut même pas le loisir de se débattre, de résister. Elle sombra comme une masse inerme et le faux frère, relevant son capuchon, la réceptionna dans ses bras. Ravie, la prostituée ravagée s’écria gaîment :

« Bravo, Julien, t’es le plus fort !

- Tiens, attrape, tu l’as pas volé ! » répliqua celui qui n’était autre que l’habituel comparse de Michel.

Il jeta un petit sac de cuir valant son pesant d’or dans les mains avides de la femme décatie puis conclut :

« Au fardier ! Jules m’attend ! »


**************



Le quartier sordide du Vieux Lyon, patrie de l’immortel Guignol, comptait nombre de jeunes personnes qui vivotaient et survivaient vaille que vaille. Les enlèvements de petites filles, que nous vous contons lors, se nourrissaient du terreau des petits métiers précaires de la rue, de ce commerce ambulant à émouvoir les dames patronnesses car souventefois exercé par de jeunes pauvresses sans toit ni loi.


Adonc se présentait Jeanne Guadet, la mélancolique Jeanne, qui mendiait son pain sec avec son outil musical, ce précieux orgue de Barbarie en bois vert pomme et tout doré qu’elle menait avec elle, par monts et par vaux, du Rhône à la Saône, avec son petit sapajou qu’elle avait baptisé Graine-au-vent.
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Ledit singe était costumé en chasseur d’hôtel ou groom à l’uniforme du même vert que l’orgue, assez seyant, bien qu’il eût été constitué de chutes de tissu de récupération qui, d’habitude, étaient utilisées pour rapiécer les hardes de la petite Jeanne. Notre meurt-de-faim arborait d’ordinaire une jupe à carreaux effrangée avec une foultitude de pièces mal assorties cousues çà et là, qui tentaient en vain de rattraper les multiples usures d’un vêtement dont les beaux jours s’étaient depuis longtemps évanouis. Cette jupe se fût proclamée bourgeoise si le don de la parole lui eût été octroyé par la grâce des Cieux et si un Bébé de biscuit l’eût porté à l’état neuf.


Jeanne était d’un roux terne, plus exactement terni par les carences dont souffrait son corps de huit ans. Comme pour se souvenir que ses cheveux eussent pu être éclatants, d’un carotte magnifique et ardent, la fillette, afin que d’autres coloris évoquassent cette splendeur non point enfuie, mais inaccessible du fait des affres de la misère noire dans laquelle Dame Fortune l’avait précipitée dès la naissance, la fillette, écrivions-nous, compensait cette terneur qui la marrissait fort par le port immodéré et ostentatoire d’un affreux fichu d’un rouge criard usé jusqu’à la trame. Ce fichu présentait un double avantage : d’une part, il dissimulait un corsage lustré d’un empois de crasse abominable posé à même sa peau nue et d’autre part, son ampleur non négligeable donnait l’illusion d’un poids plus conséquent de la jeune affamée, bien que ses joues hâves démentissent cette impression. Le fameux corsage servait de chemise de lingerie à la jeune mendiante. De vrais dessous, elle n’en avait point. On se demandait par quel miracle ce vêtement tenait encore, soit que la saleté suffît à maintenir l’ensemble, soit que la ceinture de la jupe en retînt et prévînt l’effilochement final. Se refusant à vaguer nu-pieds dans les traboules et les sentines engluées de détritus où un porc médiéval eût aimé à fouir, Jeanne Guadet portait des galoches de deux tailles au-dessus d’elle. Ses jambes maigrelettes, afin peut-être qu’elle masquât leurs vilaines plaies ou engelures qui mal cicatrisaient, n’étaient pas dénudées : Jeanne, qui ne se départait point d’une certaine coquetterie de gueuse, n’oubliait jamais de les recouvrir de vieux bas gris de laine très usés, qui tire-bouchonnaient lamentablement.
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Avec les accents déchirants qu’elle tirait de son orgue, la pauvresse dépenaillée avait le don d’arracher des larmes aux passants qui jetaient dans la sébile de Graine-au-vent leur obole cuivrée. Son répertoire n’était que complaintes : La complainte de la porteuse de pain, La complainte du petit Pierre qui n’a plus de maison, La complainte de l’orpheline russe, La complainte de l’ânon gris qui a perdu sa petite maîtresse d’une fluxion de poitrine (un épisode extrait des Mémoires d’un âne de la comtesse de Ségur), La complainte du pauvre chemineau, La complainte du malheureux canut aux douze enfants cholériques…et ainsi soit-il. Monsieur Xavier de Montépin, en maître feuilletoniste du mélodrame, n’aurait pas dédaigné les historiettes que Jeanne interprétait en pleurnichant. Depuis bien trop longtemps sevrée de toute trace d’affection maternelle, notre enfant ne feignait aucunement ; aucun exploiteur ne se cachait derrière cette victime de la dure loi de la rue qui ne pouvait espérer qu’un peu de contrition, de pitié ou de vergogne de la part de celles et ceux qu’on classait hors des laissés-pour-compte. Seule une excentrique aurait pu l’adopter sur un coup de tête. Jeanne tirait avantage du regard grave de ses grands yeux gris cernés par la faim. Par contre, elle sentait grand mauvais et les miasmes que ses vêtements loqueteux et ses joues et mains marbrées dégageaient incommodaient fort quelques bonnes bourgeoises qui eussent souhaité qu’on la conduisît sur l’heure au nouvel hôpital général.


Mademoiselle Guadet s’en moquait bien : elle vivait au jour le jour de tous les restes et reliefs des repas de ces femmes de soyeux qui, rarement, passaient où elle se tenait, préférant détourner leur chemin, changer de côté de rue, rien qu’en l’apercevant, à moins qu’elles menassent époux, progéniture ou domestiques à la corvée de l’aumône. Une certaine solidarité innée du sexe existant entre les petites filles, les jolies demoiselles s’apitoyaient plus aisément au spectacle de la miséreuse enfant et ne dédaignaient pas ouvrir leur aumônière ou leur réticule pour soulager son quotidien hectique. Aussi craignaient-elles les crocs persuasifs de Graine-au-vent lorsqu’elles avaient omis leur devoir de charité. Notre sajou n’admettait pas qu’elles payassent en monnaie de singe.


Cependant, le bras droit de Jeanne fatiguait ainsi que ses petites jambes : marcher des heures durant dans tout Lyon en actionnant son instrument aux accordéons de cartes perforées finissait par l’épuiser toute. Jeanne craignait qu’elle eût à porter ce bras frêle en écharpe. Elle ne voulait pas perdre son précieux gagne-pain. Elle priait Dieu, attendant chaque jour un hypothétique miracle qui l’extirperait du ruisseau. Et le miracle vint…cinq jours après l’enlèvement d’Irène Jusseaume.


La providence se présenta sous les traits d’un petit vieillard à barbiche anodin semblable à ces silhouettes d’entomologistes qui hantent les salles vouées aux collections de coléoptères de nos muséums de province. Il effectuait sa promenade quotidienne du côté du parc de la Tête d’Or à l’entrée principale duquel Jeanne se postait parfois le dimanche après-midi, sachant que la présence de nombreux enfants ce jour-là et en ce lieu attirerait davantage l’attention sur son petit spectacle. Celui qui se targuait de l’allure d’un vieux naturaliste, du fait de cette journée dominicale d’octobre point trop fraîche – c’est dire qu’elle se présentait sous les meilleurs auspices – bien qu’il revêtit une façade austère, avait convié ses deux petites nièces – de charmantes jumelles – à cette sortie distrayante et comme-il-faut.
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Le cortège était des plus singuliers : un savant éminent à barbiche et à canne de bambou qui tenait un harnais comme s’il se fût agi de l’attelage d’un couple de chiens d’aveugle d’une race imposante (briards, mastiffs, dogues ou autres) et, au bout de ce harnais, tenues en laisse, des Dioscures femelles de déjà douze ans (elles approchaient d’ailleurs de leurs treize printemps) aux longues anglaises de lin frisées au fer, à l’épiderme blafard, aux yeux si clairs qu’on eût dû les classer parmi les albinos. Leur peau de blondes était si sensible au soleil qu’une espèce de dais incorporé au harnais les protégeait des brûlures du Phébus automnal. Il s’agissait du professeur Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon et de ses petites nièces, Daphné et Phoebé, si dangereuses qu’il était préférable qu’elles fussent solidement harnachées quoiqu’elles n’en eussent plus l’âge. Les intentions du trio étaient mauvaises, nous le devinons bien.


Adonisées tels des bébés précieux de toilettes exagérément chargées, les juvéniles empuses désignèrent Jeanne, dont les mélodies tristounettes retentissaient près des grilles lancéolées du parc.

« Grand tonton Dagobert, babillèrent-elles de concert, il y a une pauvresse avec son orgue qui joue et chantonne divinement ! Ne pourrions-nous point puiser quelques jaunets dans nos réticules afin de lui assurer la pitance ce soir ? Nous n’avons pas l’habitude, grand oncle, de faire ainsi l’aumône et charité bien ordonnée doit aussi commencer par soi-même, ainsi que mademoiselle de Cresseville nous l’a enseigné.

- Vous n’y songez pas, mes petites chéries, chevrota le vieil homme. Je sens d’ici la puanteur de ses loques ! »

Daphné émit une réserve.

« Peu importent les loques ! Moi, j’ai peur du petit singe. Il m’a l’air bien méchant.

- C’est un badin, sans plus ! Il aime à se donner en spectacle, répliqua Phoebé. Regarde comme il est vif, comme il bouge la tête en brandissant la sébile ! Ecoute ses iiik iiik de supplication !

- Dans la langue simienne, je subodore que ça veut dire : « La charité, messieurs dames ! », reprit Daphné, une lueur singulière dans les yeux. Ces petites bébêtes, c’est du vif-argent ! Leur sang est tout chaud !

- Ah, que j’aime le sang des bêtes ! soupira Phoebé. Grand tonton, ne pourrions-nous pas prendre cette loqueteuse avec nous et lui permettre d’emmener son sajou ? Je suis sûre qu’ils sont inséparables !

- Comme nous deux, ma mie…

- Ces pauvrettes ! On se demande si elles ont encore figure humaine, pour oser s’aboucher du premier sac à puces venu ! A la parfin, ont-elles une âme ou sont-ce des animaux dotés de la parole ? questionna Phoebé pour qui les juvéniles miséreuses étaient des joujoux bizarres et crasseux, usagés, des choses, des objets anormaux, presque des monstres.

- Si nous l’emportons avec nous, j’en ferai ma nouvelle poupée et nulle autre n’y touchera, même pas toi, Phoebé, aussi semblable à moi que tu puisses être ! reprit Daphné, culottée.

- N’allez point vite en besogne, mes fillettes ! Je n’ai encore rien décidé.

- Cette mignonne est rousse comme Cléore, mais, Dieu, que ses cheveux sont sales ! affirma Daphné, d’un air hautain.

- Une fois bien lavée, coiffée et vêtue, elle pourrait convenir à la Maison, il est vrai !

- Dans ce cas, grand tonton Dagobert, enlevons-la ! Enlevons-la ! supplia Phoebé en sautillant sur ses bottines guêtrées de peau de chevrotin d’une couleur beurre-frais.

- Entendu, mes chéries…et je vous laisse le sapajou. Prenez-en soin.

- Bien sûr, grand tonton Dagobert ! Compte sur nous ! firent chorus les deux poupées diaphanes à la leukémia chronique.
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Tandis que le trio approchait d’elle, Jeanne Guadet avait cessé de jouer et de se lamenter en chantonnant une complainte dite de la petite gardeuse de chèvres, le temps de rajuster son bonnet gaufré qui ressemblait à une antique coiffe cauchoise noircie par la saleté. Le silence, une fois la musique lancinante de l’orgue tue, se fit pesant, oppressant.

« Ma trousse et ma seringue de Pravaz, s’il te plaît, Phoebé…je dois administrer une dose de laudanum à la fillette pour m’assurer de sa passivité.

- Oui, mon grand oncle ! »


Jeanne observait les inconnus, intriguée ; aucun de leurs gestes n’indiquait qu’ils cherchaient de la monnaie pour elle. Elle n’y vit point malice, accoutumée au manque de générosité d’un grand nombre de badauds, bien que sa pitoyable petite personne reflétât on ne peut plus explicitement la gêne incommensurable dans laquelle elle s’était toujours débattue. Cependant, quand ses yeux aperçurent la main de Phoebé tirer d’une trousse de cuir de Russie la seringue de Pravaz, elle pâlit sous sa couche de crasse.


A l’inverse, les visages opalins des jumelles parurent revigorés. Leurs joues qui, d’habitude, trahissaient l’insuffisance de l’exposition au soleil, prirent une carnation de rose. La perspective de déguster le sang du singe et, pourquoi pas, tant qu’elles y étaient, de se payer quelques pintes de celui de la gamine des rues, rendait nos petites lamies de plus en plus folâtres. Elles se mirent à muser, à baguenauder, à folichonner, et leur folâtrerie les métamorphosa en une espèce de double tourbillon bouclé et enrubanné aux jupes virevoltantes. Elles tiraient leur harnais au risque qu’il se rompît. Elles en devinrent comme vergues en pantenne, au risque de gêner l’opération elle-même.


En maugréant à l’encontre du duo de diablesses, Dagobert-Pierre commença malgré tout à remplir la seringue de la substance opiacée. Certes, notre petit vieux anodin à barbiche était accoutumé à la personnalité folichonne de ses petites nièces. Il était aussi un expert es-seringues. La communauté scientifique le reconnaissait comme l’inventeur d’un procédé astucieux de naturalisation des insectes. Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon avait découvert le moyen de rendre les arthropodes imputrescibles. Il procédait à la manière des anciens Egyptiens avec leurs momies. Via les stigmates et les trachées de ces articulés terrestres, volants ou rampants, il introduisait dans l’abdomen segmenté des bestioles un produit décapant, une solution composée d’acide citrique, de chaux et de laxatif, procédant pour ce faire à l’aide d’une micro-seringue qu’il avait lui-même conçue. Le travail, d’une infinie délicatesse, s’effectuait au microscope. Dagobert operculait l’orifice minuscule qui avait servi à l’introduction du produit. Sous son effet, les organes et la pulpe des insectes se liquéfiaient en deux heures. Lorsque le savant retirait l’opercule, tous les produits corporels fermentescibles internes dissous s’échappaient des dépouilles en un jus puant qui vous rongeait comme du vitriol. Il ne restait plus qu’à injecter à la place, avec une seconde micro-seringue, une cire spéciale fondue qui, après avoir durci, équivalait à la paille bourrant les spécimens naturalisés plus conséquents. Membre correspondant de l’Académie des Sciences puisque lyonnais à défaut de parisien, Dagobert-Pierre avait reçu les palmes académiques et son procédé lui avait valu une médaille d’or de l’Institut en 1878 lors de l’Exposition Universelle.


Les deux petites tornades blondes aux faveurs de soie multicolores entourèrent Jeanne Guadet en lui demandant d’entonner à son orgue quelque chose de plus gai, de plus allant, de plus patriotique en un mot.


« Joue-nous En passant par la Lorraine avec mes sabots ! » exigèrent-elles en petites personnes habituées à ce qu’on leur obéisse sur-le-champ. Effarouchée, Jeanne resta muette, tandis que Graine-au-vent émettait des couinements de peur car il sentait l’anormalité des jumelles. Dagobert, le gentil grand oncle, piqua l’enfant au cou sans qu’elle s’en rendît compte. Le laudanum l’abrutit avec promptitude, mais pas au point de la faire sombrer dans l’inconscience. Il ôta son haut-de-forme pour saluer la nouvelle recrue de Cléore de Cresseville. Elle serait rebaptisée Nelly-Rose, la petite rose rousse, une fois devenue bien proprette. Dagobert se redressa, se raidit, s’appuya sur sa canne, bomba le torse, comme s’il eût attendu qu’un ministre le décorât pour son exploit. Car ce fut bel et bien un exploit de conduire Jeanne, passive, avec son orgue et son sapajou vociférant, jusqu’à la gare de Perrache, où le rapide pour Paris attendait la petite bande. Dans les brumes et les limbes, l’enfant ne cessait de murmurer : « Graine-au-vent, où es-tu ? ». On la traîna discrètement jusqu’aux consignes, où attendaient les bagages du trio. Il était entendu que Dagobert accompagnerait les trois gamines jusqu’à la gare de Lyon. Là, le fardier de Jules et de Michel prendrait le relais pour transporter Jeanne prisonnière vers Condé-en-Brie et le château. Quant aux jumelles, elles voyageraient jusqu’à destination dans la jolie berline de Madame la vicomtesse de., voyage d’agrément, s’il en était.


Il fallut que tous allassent dans un recoin discret, près de toilettes de la gare de Perrache, avec les bagages. Dagobert y déharnacha ses nièces. L’orgue de Barbarie y fut abandonné sans que même Jeanne bronchât. On dut changer la pauvresse en douce. Elle devait être présentable afin de passer pour la petite sœur malade de Daphné et Phoebé dans le compartiment de première classe du P.L.M. réservé par Dagobert. Le maniement des haillons pourris de la petite mendiante affecta grandement les jeunes empuses qui réprimèrent difficilement leur envie de vomir. Elles jetèrent ces guenilles répugnantes bonnes pour le feu dans les commodités pour Dames. Entièrement nue, Jeanne dut être intégralement rhabillée. Son corps maigrichon et crasseux reçut les premiers dessous de sa vie, dessous suivis d’une robe convenable couleur prune avec ses indispensables rubans. Daphné et Phoebé s’acquittèrent de cette tâche ingrate comme l’on vêt une poupée. Elles n’omirent point de compléter cette toilette d’enfant modèle d’une coiffe de tulle et de velours, tuyautée et gaufrée, achetée à quelque marchande de bébés de porcelaine avec leur trousseau, coiffe qui allait aussi bien à la pauvresse qu’un mouchoir de Cholet à un sans-culotte. Un coqueluchon de cul-terreuse eût mieux convenu. De plus, c’était une petite pouilleuse. Graine-au-vent eût pu prouver son utilité tant les simiens sont réputés experts en épouillage et en toilettage.

Une fois ses apprêts mis, la jeune fleur fluette se fit déhiscente. Ce fut comme l’éclosion d’une rose, une révélation, une transfiguration de la prime beauté perçant sous la misère. Pourtant, aussi coquette qu’elle parût dedans, cette toilette bourgeoise allait un peu grand à notre famélique Jeanne. Pour parfaire sa mise, il fallut remplacer ses méchantes galoches par les incontournables bottines. Daphné et Phoebé s’attardèrent ambigument au laçage des graciles bottillons de l’enfant. Elles firent durer le plaisir du boutonnage des guêtres. Leurs doigts tremblants éprouvaient et lissaient la subtilité du cuir et du chevreau, les moindres veinures et aspérités de ces petites chaussures, par miracle à la bonne pointure, tandis que leurs narines aspiraient à les en pâmer les fragrances de neuf. Elles faisaient songer à quelque amant chinois ôtant rituellement les bandelettes des pieds de son amour avant d’en humer à en jouir les puantes exhalaisons. Eût-il été si blâmable qu’elles éprouvassent des transports de volupté et d’hyménée propres à des adultes ? Les sensuelles empuses prévinrent de justesse l’indécente humectation de leurs dessous intimes cotonnés.
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Lorsque Jeanne se retrouva parée comme un fétiche ou un bibelot de maison close, Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon constata par l’olfaction qu’il avait oublié un détail. Jeanne était bien sale ; il fallait que Dagobert camouflât son odeur qui effluait malgré tout sous le linge propre, bien que la petite victime fût enfin adonisée comme un sou neuf. Peut-être eût-il fallu la baigner au préalable ? Le docte savant trouva un stratagème : il l’arrosa d’eau de Cologne. Les jumelles durent inventer et seriner une fable selon laquelle leur petite sœur, désobéissante, avait ingurgité presque toute une bouteille de cet alcool afin d’en essayer le goût et ivre, s’était renversé ce qui restait du liquide odoriférant. Ainsi s’expliquerait son abrutissement notable.


Restait à régler le problème du singe. Dagobert, sans s’émouvoir, ordonna à Daphné et Phoebé d’en disposer comme elles l’entendaient, ce qui signifiait : « Tuez-le ! ». C’était à croire que Graine-au-vent, qui s’était contenté jusque là de vociférer et de cracher de peur, avait compris le sort qui l’attendait. Dès que Phoebé avança ses mains pour lui tordre le cou, il la mordit au pouce gauche. Le sang jaillit. S’ensuivit une scène digne des romans anglais dits gothiques. Phoebé étancha sa plaie en la suçant, dégustant son propre sang et y éprouvant un plaisir tel que ses joues en devinrent vermeilles et que sa langue en émit des clappements incontrôlés de plaisir. Dagobert passa un stylet à Daphné qui égorgea la bête comme on le fait d’un mouton lors d’un sacrifice islamique. D’un seul coup d’ongle, une sorcière n’eût guère fait mieux. Graine-au-vent eut à peine le temps de pousser un ultime iiik pleureur qui s’acheva en un gargouillis indicible. Les petites affamées se déchaînèrent lors et burent à même la gorge tranchée et gluante d’hémoglobine du sapajou qui palpitait encore sous les affres de l’agonie. Elles appliquèrent à tour de rôle leur bouche sur la plaie béante, l’y accolant et adhérant, aspirant par succion cette hémorragie comme l’eût fait une ventouse de kraken. Les deux coquines poursuivirent leur repas de goules blondines jusqu’à ce que le simien fût exsangue et tout desséché. Repues, elles sourirent de leurs lèvres écarlates. Toutes deux eussent mérité qu’on entonnât en leur honneur un air de la folie ramiste[1]. Par d’heureuses circonstances, Jeanne baignait tant dans les nuées du laudanum qu’elle ne réalisa point le sort horrible de son petit compagnon de misère. Ainsi périt Graine-au-vent, sans épitaphe aucune, dépouille de quadrumane saignée à blanc, vidée de ses fluides, que les fillettes jetèrent sans autre forme de procès dans les latrines pour Dames au risque de les boucher. La chasse du lieu d’aisance fut tirée et le petit cadavre englouti et aspiré dans un tourbillon. Elles croisèrent une matrone imposante s’en revenant de faire de l’eau, bonne femme à qui elles firent accroire qu’elles venaient de se débarrasser d’une vieille étole de fourrure mitée. Elles émirent pour s’exprimer force zézaiements d’Incoyable ultraroyaliste en traînaillant la jambe, au risque que leurs pieds bottinés se prissent dans les ourlets de leurs longs pantalons de broderie qui dépassaient leurs jupes d’un bon cinquième d’aune. Le duo s’alla rejoindre son cotuteur (Cléore jouant le rôle de principale tutrice et de main nourricière de Daphné et Phoebé). Dagobert-Pierre eut grand’peur qu’une fois qu’elles auraient goûté au sang humain, elles ne pussent plus s’en passer. Il leur tendit leurs billets de quai et leur titre de transport, gardant ceux de la petite Jeanne, toujours dans la confusion, tandis qu’il confiait les bagages aux portefaix de la gare à charge pour eux de les porter dans le fourgon du rapide prévu à cet effet. Il expliqua à ses nièces que le convoi comportait une voiture-restaurant d’un confort conséquent de pullman-car anglais où elles se restaureraient du steak le plus saignant possible tandis qu’il faudrait bien ranimer un peu Jeanne pour qu’elle mangeât aussi. Daphné et Phoébé le remercièrent en embrassant sa barbe grise de gentil vieillard de leur bouche sanglante qu’elles n’avaient même pas essuyée. Elles préféraient que leur langue en léchât le relief liquide.


Vint alors l’heure d’embarquer dans le train Lyon-Paris après que le préposé au contrôle eut vérifié les billets. Il fallut y pousser Jeanne qui ne cessait de geindre dans une semi-conscience : « Graine-au-vent, où es-tu ? Mon pauvre Graine-au-vent ! Si tu ne te montres pas, tu seras privé de cacahuètes ! ». Il lui arrivait aussi de s’enquérir de son orgue : « Qu’en ai-je donc fait ? Je veux mon orgue ! » marmottait-elle tout en s’installant à bord du compartiment cossu de première classe capitonné de vert sans même réaliser le luxe des lieux ni le pourquoi de sa présence, tant la drogue l’avait rendue passive et sommeilleuse. Elle eût été enfermée dans une casemate qu’elle n’y aurait vu aucune différence. Les jumelles, qui essayaient d’éprouver le confort et le moelleux des banquettes ainsi que la solidité de leurs ressorts en ne cessant de se lever et de s’y jeter fesses les premières, pouffaient de la stupidité de leur captive. Un coup de sifflet du chef de quai informa de l’imminence du départ après qu’il eut prononcé d’une voix de stentor l’attendu « Les passagers du rapide Lyon-Paris en voiture ! Attention au départ ! » Suivirent le bruit de la vapeur s’échappant en un tchou ! tchou ! d’avertissement final et l’ébranlement progressif de la locomotive dont les pistons et les bielles commencèrent leur travail. Et l’on quitta Lyon.


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Loin de moi l’intention de vous exposer plus de trente récits d’enlèvements différents. Il est certes de notoriété publique que, dans un lupanar, chaque prostituée pourrait vous raconter une histoire de sa vie différente de celle de sa collègue de vice, tant les destinées de chacune peuvent diverger. Cependant, je puis me targuer de ne point connaître grand’chose au sujet de ces lieux de perdition classiques au contraire de certains messieurs, rivaux de plume, qui se vautrent dans l’abjection sous prétexte de réalisme ou de naturalisme. Mon but est l’hétérodoxie, bien que je sache la vraisemblance recélée par la personnalité et les penchants d’une Cléore de Cresseville, penchants réprouvés aussi bien par la civilisation que par la morale. Ceci est le roman d’une déviance, de ses prolégomènes à son dénouement, mais je n’ai pas la prétention de vous conter les quarante-deux romans de quarante-deux apprenties anandrynes. Je risquerais de lasser.


J’ai donc décidé de passer outre en résumant un dernier épisode d’enlèvement remarquable et significatif : l’histoire de Ruth Blum, notre future Abigaïl, petite marchande ambulante de lait sise à Reims, avec sa carriole attelée d’un ânon gris, carriole à la peinture écaillée dont le bois était tout vermiculé. Les écaillures multiples révélaient les couches successives de peintures diverses de ce misérable véhicule qui finissait par apparaître tout versicolore à force qu’on n’en pût plus déterminer le coloris exact.
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Ruth Blum officiait près de la cathédrale et du Palais du Tau. Sa mise modeste s’accordait avec ses gains modiques. Elle était la vertu mosaïque incarnée, la frugalité même. Un tas d’or ne lui eût servi de rien. Elle contrevenait ainsi à l’atavisme de sa race, pour qui le lucre et l’usure constituent l’exclusive[2]. En juive errante, frappée par la malédiction de son peuple, elle traînait son ânon avec sa voiturette chargée de ses bidons de lait, indifférente aux festons cathédraux rayonnants, insensible au sourire de l’ange de Reims, se moquant bien de la Nouvelle Alliance.


Comme l’usage de l’imparfait du subjonctif constitue un automatisme de langage chez une certaine paysannerie, et l’âpreté au gain et la cautèle caractérisent la nature inhérente aux coreligionnaires de Mademoiselle Ruth Blum, sa monomanie du commerce laitier était sa quintessence même. Elle ne jurait que par son âne, sa carriole et ses bidons qu’une fermière des environs lui livrait quotidiennement, à peine le lait sorti du pis de ses vaches. Bien qu’ils fussent lourds pour sa petite taille, Ruth Blum parvenait à les charger à bord de sa voiturette. Elle menait lors sa bête à la badine jusqu’à ce qu’elle parvînt à destination : le parvis de la cathédrale rémoise où elle se postait, sans façon, et commençait à goualer afin que les clients se ruassent à l’achat du bon lait frais pour les petits enfants. La mévente s’apparentait pour elle à de l’oisiveté. Elle ne pouvait décemment se permettre de vendre du lait tourné. Ce n’est point être caustique que d’affirmer que la ladrerie était aussi étrangère à l’éthique de Ruth qu’un ophicléide à un sauvage.


Ce jour là, les affaires furent médiocres. Quels qu’eussent été les efforts, la conviction, l’entregent et la persuasion de la petite juive, les clients ne se pressèrent pas à l’achat de son lait, du fait que la pluie, cette commensale des fâcheux et aigris commentateurs des dictons météorologiques, s’était invitée dès l’aurore. Serrée dans son fichu noir, ruisselante, Ruth Blum en attrapa une extinction de voix à force de s’époumoner en vain, de héler les rares passants maussades dont la seule hâte était de s’enquérir d’un abri. Elle pouvait crier Mon bon lait ! Mon bon lait ! tout son soûl ; nul n’éprouvait la peine de s’avancer vers la petite voiture. L’âne, placide et résigné, les oreilles tombantes, recevait stoïquement sur son pelage gris les gouttes incommodantes. Et les heures s’égrenaient, vides et mornes, sans que s’améliorassent les conditions climatiques de cet automne champenois.

Cependant, ô providence, un couple daigna s’approcher de la petite marchande qui toussait comme une phtisique car trempée jusqu’aux os. La façade de la cathédrale noire à la pierre usée par les siècles se détachait sinistrement sous un ciel plombé. Si Ruth avait été perspicace, elle eût reconnu en la femme une sœur de race, mais c’était oublier parmi la diaspora la différence qui opposait ceux de l’Afrique du Nord – les séfarades – aux ashkénazes du continent dont Ruth Blum était. Je ne suis point une spécialiste des sémites et ne m’attarderai donc pas sur ce distinguo. Agée et tavelée, coiffée d’un madras des plus douteux, elle tenait le bras de l’époux au manteau sombre et élimé qui semblait bougonner dans sa barbe. Ce couple mal assorti, comme figé par la pluie, aigri par l’usure inhérente à toute union, avait perdu depuis longtemps la superbe et l’amour des mariés juifs de Rembrandt van Rijn. A moins qu’il feignît…


Malgré l’eau qui la détrempait, Ruth restait imperturbable, quoiqu’elle eût souhaité s’abriter sous quelque porte cochère, à moins que le Palais du Tau – mais ceci entre-t-il vraiment dans nos considérations romanesques et fictives ? – acceptât de lui offrir un havre – certes temporaire – afin qu’elle pût quand même se mettre au sec. En conséquence, son babil inutile de papegaut continuait (non point ces perroquets de bois qui servaient à l’exercice chevaleresque du tir à l’arc, ainsi qu’Honoré de Balzac usant de ce mot archaïque au sujet de la tour du Papegaut de Fougères dans son roman Les Chouans qui tout à fait nous agrée, mais plutôt un de ces volatiles volubiles, de ces psittacidés que nous apprécions fort, du fait qu’une allergie aux poils de chiens et de chats nous prive de la possession de ces animaux de compagnie). Pour en finir avec nos considérations autour des papegais, papagalli italiens et papegauts qui eussent fait les délices sur toile d’un Burne-Jones ou d’un Hughes (à moins qu’ils préférassent la fauconnerie), ajoutons-y quelque allusion à un roman d’un continuateur de Perceval, Le chevalier au papegaut.


A moins que tous s’illusionnassent sur ses capacités langagières, notre fille-papegaut était incapable de répéter autre chose que son slogan de perroquet : « le bon lait tout frais pour les petits enfants ! » bien que désormais il tournât dans les bidons. Elle était conditionnée, mécanisée tel un insecte afin qu’elle livrât ce message de réclame unique et exclusif, bien qu’il devînt de plus en plus mensonger. On ne pouvait sciemment imaginer s’abreuver sous l’averse d’un lait qui se fût coupé d’eau telle une affreuse vinasse d’assommoir.


Adonc, notre Ruth quêtait, mendiait le chaland, pour ses bidons de lait que la rouille menaçait. Peu regardante, elle se gaussa de la filouterie du couple qui, promptement, s’empara de sa personne qui jamais ne broncha. Les officiants étaient Michel et Sarah. Notre enleveur stipendié ne saisissait pas la raison pour laquelle Cléore avait exigé qu’on ajoutât à l’offre de la Maison une pièce de biscuit exotique au lieu d’une pure petite fille de France et de Navarre. C’était comme s’il eût capturé une chabraque[3] sur le retour à Wapping, Limehouse ou Whitechapel. Il ne sut quoi dire à la fillette tandis que Sarah appliquait sur sa bouche le tampon rituel de chloroforme. Il marmotta une vague promesse autour des chiffons, promesse selon laquelle sa vieille robe ravaudée serait remplacée par des toilettes somptueuses – là, il n’y avait aucune menterie. Quant au reste…


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[1] Néologisme prémonitoire forgé par Aurore-Marie de Saint-Aubain en référence aux opéras de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), qui devait faire florès parmi les baroqueux de la fin du siècle suivant, forgé par amitié pour le comte Vincent d’Indy, redécouvreur de la musique ancienne, qu’elle avait rencontré en 1877.
[2] Aurore-Marie de Saint-Aubain ne cesse d’accumuler les clichés antisémites propres à son époque, clichés qui menèrent aux tragédies que l’on sait, qui choquent davantage nos contemporains que l’érotisme pédérastique saphique poisseux imprégnant bien des pages de cette œuvre.
[3] Dans le sens péjoratif du terme – à l’origine, une couverture de cheval – chabraque désigne ici une fille de mauvaise vie.

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