Arrivé
à l’extrémité du couloir qui suintait d’humidité, dont les pierres moussues luisaient
d’une sorte de phosphorescence malsaine, Sir Charles avisa un gardien, un
geôlier, visiblement d’origine française, un type moustachu dont l’allure
dénotait le malfrat ou passé-singe à cent lieues. L’homme, musculeux, arborait
un maillot de corps de canotier, rayé bleu et blanc, qui menaçait de craquer
aux coutures. La fraîcheur du souterrain ne semblait aucunement l’incommoder.
Le mathématicien jeta un rapide coup d’œil à travers le judas entrouvert,
s’avisant de la présence effective de la chose détenue, comme s’il eût
redouté une improbable évasion, marmotta un « Fort bien ; je crois qu’elle
dort. », puis s’adressa au pègre :
« Lucien,
ouvrez-moi la cellule de miss A. L.
-
Bien, Sir. »
Au
cliquetis des clefs, une créature hirsute bondit de la pénombre, arrêtée par
d’impitoyables chaînes qui l’entravaient aux pieds et à la taille. Ces liens de
fer rappelaient les forçats des anciens bagnes, tel Monte à Regret, ce
membre réputé de la bande de l’Artiste, que ce dernier était parvenu à sauver
par deux fois de la Veuve. L’être hurla telle une louve, puis
s’immobilisa, se blottit dans un recoin. Ses yeux refusaient la lueur de la
lampe qui dansait le long de la lèpre insane des murailles. C’était un fauve
féminin qui était maintenu en captivité par Sir Charles Merritt, un fauve bien
particulier, auquel on eût fait l’aumône au vu de ses guenilles, sans se douter
de sa vraie nature, sans comprendre que la prisonnière incarnait à elle seule
le plus impitoyable et monstrueux des crimes.
« A.
L., c’est moi… Calmez-vous. Lucien,
tenez-vous prêt. Si elle m’agresse, prenez la lance ! »
Le
quinquet du mathématicien éclaira enfin la créature dont l’acception humaine se
révéla toute, bien qu’elle soutînt la comparaison avec les pires aliénées
confinées dans les plus sordides institutions pour malades mentaux.
C’était
une jeune fille de treize ans, ensauvagée, aux longs cheveux d’un jais de
freux, dont les mèches, crasseuses, tombaient jusqu’aux mollets. Vêtue d’une
simple chemise longue, d’une hideur de souquenille, blanche autrefois et
désormais d’une effroyable tavelure de crasse, les pieds nus, la privation de
soleil et de nourriture saine depuis de longues années l’avaient métamorphosée
en une espèce d’épave chlorotique et hectique. Sa vision révulsante et repoussante
rappelait aux personnes avisées cette déshéritée de Jane Eyre, malheureuse
épouse légitime de Rochester sombrée dans le puits sans fond de la démence
fiévreuse. Tout son corps était fragrant d’immondices, blet d’on n’osait plus
savoir quelle saleté, et sa pestilence, qui n’était pas sans rapport avec celle
des demi animaux reclus dans les cachots voisins, s’additionnait aux
exhalaisons hircines de la cellule.
Les
yeux de la mystérieuse enfant paraissaient creusés, charbonnés, comme ces
maquillages excessifs gothiques, de films muets aussi. Tout en elle faisait
songer à quelque représentation anecdotique et ténébreuse, d’une gravure à
l’eau-forte illustrant un roman d’Anne Radcliffe. La Jeune Captive eût
pu être son nom. Mais elle s’appelait A. L., treize ans depuis
vingt-trois ans, stabilisée, immobilisée physiologiquement, depuis que la
première, elle avait traversé le miroir.
« Cela
n’est plus possible ! glapit-elle. Rendez-moi mes pantaloons ! Je suis
indécente ! Vingt-et-un ans de soins à Bedlam, deux ans chez vous ! Pourquoi
m’avez-vous fait couper les ongles ? Mon poème demeure inachevé !
-
Pour ne pas vous soumettre à la tentation de mettre fin à vous jours ! »
répliqua Sir Charles.
Elle
brandissait ses bras chétifs, dont les poignets étaient entourés de bandages
salis : il était visible qu’à maintes reprises, la prisonnière avait essayé de
se couper les veines.
«
Lorsque vous armâtes mon bras et me fîtes commettre l’irréparable… Mais ce
n’était plus vous ! Il n’est pas ainsi ! »
Elle
bavait, crachait et éructait plus qu’elle ne parlait. Elle se cambrait,
projetait en avant son buste malingre, pensant, par cette posture qu’elle
pensait menaçante, intimidante, démontrer à son tourmenteur toute son
agressivité. Les salières saillaient sous l’échancrure du col de sa chemise
surie.
« Les
cellules adjacentes à la mienne… Quelles sortes de captifs y détenez-vous donc
? Pour quelles peines, pour quels forfaits ? Ah, leurs plaintes, leurs clameurs
inhumaines, démoralisantes, m’empêchent de dormir ! L’une me fait songer à un
chant de siamang, à un appel poignant sans réponse…
-
C’est l’anthropopithèque caprin qui chante quelquefois. Il est difficile à
dompter.
-
Les autres ?
-
Un Homo pongoïde, un homme-loup à l’imparable mâchoire d’acier et un
Améranthropoïde.
-
Êtres imaginaires, de fables, de légendes… Vous me mentez ! Vous m’avez
toujours menti ! Vous n’êtes plus lui, parce que, comme moi, vous êtes
passé du côté interdit. Pourquoi ai-je toujours treize ans ?
-
La stabilisatio mundi rêvée par la dynastie Gupta et par l’Empereur
Gallien… Ma chère A. L., vous êtes un chef-d’œuvre. Il est fort dommageable que
votre santé mentale fut affectée par votre incroyable voyage.
-
Vous aussi, vous le tentâtes ! C’est la raison pour laquelle vous n’êtes plus lui
!
-
Je dois vous questionner. »
Elle
ne répondit pas, préférant s’enferrer dans un chantonnement doux, un murmure de
vers hermétiques, en français, que Sir Charles, frémissant, crut
identifier.
«
Ô pyxide dont les libations que je verse
Au
sein des bas-reliefs des naïskos
Qu’alors
donc avec Psappha la déesse converse…
-
Ces vers ne sont pas de vous…ni de moi, ni de lui. Ils sont de Marie
d’Aurore ! Vous l’avez rencontrée, là-bas, de l’autre côté !
-
Oui, je la vis, je ne le nie point ; mais il y a incongruité, aberration… Elle
me ressemblait par trop exactement… J’ai treize ans pour toujours, elle n’en
déclarait que deux tout en ayant exactement mon apparence, ma vénusté brune…
-
Une fois franchie cette frontière, les rapports entre l’espace et le temps se trouvent
bouleversés.
-
Rendez-moi mon âge réel ! Je vous en conjure !
-
Vous vous retrouvez prisonnière d’un paradoxe temporel personnel, parce que
vous avez bravé l’interdit de la psyché. Je suis impuissant à y remédier. S’il
me venait l’improbable fantaisie de le tenter, je vous briserais en mille
éclats scintillants. Vous vous transformeriez en poudre de silicate.
-
En ce cas, pour quelle sombre raison m’obligeâtes-vous, lorsque je m’extirpai
du miroir, à tuer tous les miens ? La raison me revint trop tard pour eux, à
temps cependant pour épargner ma chatte.
-
Vous m’aimiez, A. L. Vous avez agi par amour pour moi.
-
Non pas pour vous, mais pour lui !
Je mis par trop de temps à comprendre l’imposture, l’échange de
personnalités. Ma mère, mon père, mes sœurs… Le tribunal reconnut mon
irresponsabilité. On m’enferma à vie à Bedlam, et, quand vous m’en fîtes
évader… Quant à mon amour pour vous, il s’est mué en une haine inexpiable,
inextinguible ! Je suis la seule à souffrir ! S’il est un dieu, j’espère qu’il saura
vous punir comme vous le méritez.
-
Il n’y avait pas que Marie d’Aurore, de l’autre côté du miroir. Vous
rencontrâtes A-El, et il fusionna en vous ! La réapparition du codex de Sokoto
Kikomba, c’est vous !
-
Vous me faites trop d’honneur. Je ne suis pas A-El, seulement A. L., hélas, que
son instrument. Vous croyez m’avoir désarmée en me coupant les ongles,
m’amputant ainsi de mes facultés créatrices. Je ne puis plus poursuivre mon
poème universel… en hommage à celui que vous fûtes, à celui que
vous avez remplacé je ne sais comment… Voyez, et lisez ! »
Sir
Charles ne put s’empêcher d’approcher la lampe d’une des parois du cachot que
la jeune fille meurtrie désignait de sa main droite bandée.
«
J’ai gravé cela, j’ai rédigé cela, inlassablement, au fil des jours,
enrichissant mon texte, faisant preuve de toujours plus d’inventivité, de
créativité, afin de le surpasser, en souvenir de lui.
- Il
n’est pas mort, mais ailleurs, dans un autre temps, je vous le garantis. Je
ne suis pas responsable de ce cours de l’Histoire.
-
Lisez, mais lisez donc !
-
C’est pure folie, mais pourtant… Elle a dépassé son modèle ! »
Le
mathématicien parvint à déchiffrer sur le mur obombré quelques vers
tarabiscotés dont le style se réclamait d’un certain Jabberwocky.
Clapoutinait
le Platybelodon
Crapinagulait
l’espingole
Zircobulonait
le zigotibulon
Tardenoisait
l’alphamangroove
Wizekigalorinait
l’almatitude
Zinko,
ziko del crash and tu !
C’était
semblable à quelque discours halluciné, à quelque logorrhée épique et
agglutinante de griot africain.
Profitant
de la distraction du criminel, A.L., ivre de fureur, sous les stridulations des
mots impossibles qui vrillaient et lui sciaient les tympans au sens propre
comme au figuré, voulut, malgré ses chaînes, se jeter sur son tourmenteur afin
de l’étrangler. Elle avait agi par instinct et omis de compter sur la
promptitude de Lucien, le garde du corps. Soudain, un jet d’eau glacée fit
reculer violemment la démente contre la muraille. La pompe à eau électrique
était impitoyable. Suffoquant, l’adolescente pour l’éternité rabattit ses
mains, se couvrit la tête afin de se protéger du flux glacial. Les singes
légendaires et autres hybrides cryptozoologiques, qui croupissaient dans les
autres geôles, perçurent l’agitation et se mirent à glapir, grogner et hululer.
Merritt ne se réjouit point de ce tapage et se retira marri.
« La
prochaine fois, je jetterai en pâture à cette garce les poupées décomposées de
ma nièce Daisy ! »
Il
reprendrait son interrogatoire ultérieurement, avec le disque hypnotique. Le
cas d’A.L. était digne qu’on l’examinât et l’analysât, plus remarquable encore
que tous ceux étudiés par Charcot à la Salpêtrière. Sir Charles savait qu’il
vivait en un siècle extraordinaire, un siècle d’exhibition de l’Autre, de
l’altérité, monstre, sauvage ou fou. Un
siècle où tout était scientifique et mesurable par la statistique.
************
Il
avait échappé à la destruction du laboratoire mais il s’en souvenait à peine.
Installé à l’étroit dans une sorte de cocon composé de milliers de couches de
matière polymorphe, il passait sans transition du sommeil à la veille, de la
somnolence à la totale conscience. Franchissant les unités astronomiques et les
parsecs, la navette déchirait l’espace pour le réamalgamer autour d’elle,
bondissant d’un vortex à l’autre, d’une brane à l’autre, sautant d’un trou de
ver à un suivant. Le fragile vaisseau de survie ressemblait quelque peu à une
étoile filante de cristal composée de centaines et de centaines de flèches de
cathédrale, lancéolées et hyalines.
Les
feuilles des chronolignes se succédaient en une pérégrination fabuleuse au sein
d’un Pantransmultivers protéiforme et mouvant. Circonvolutions labyrinthiques,
méandres de réticulum de Baphomet, tourbillons de pensées divines où cracha le
dragon…
Après
un temps indéterminable, la navette pénétra dans l’atmosphère, ses boucliers
thermiques activés. Cependant, cela n’empêcha pas la carbonisation de
soixante-douze de ses couches. Le ciel en flammes dénonçait l’arrivée d’une
comète au-dessus de Lagash. Les sujets du roi ou Lugal, du prince Gudea,
paniquaient devant ce prodige, cette manifestation inattendue. Nombreux furent
celles et ceux qui se réfugièrent dans leur demeure de pisé chaulé tandis qu’un
seul ne s’étonna point du phénomène. Il vit un être titubant s’extirper de ce
qui restait d’une navette intergalactique. Lentement, l’humain alla à la
rencontre du mystérieux alien. L’homme était grand pour son temps ; il arborait
une chevelure blonde et une barbe imposante de même teinte, tressée avec soin, comme
le commandaient les impératifs de la mode. Alors que la créature s’affalait
juste aux pieds du Mésopotamien, celui-ci articula lentement, avec un léger
accent exotique, dans une langue qui n’était pas celle de la terre aux deux
fleuves, celle de son époque :
« Bienvenue
étranger. Je m’appelle Bokadu. »
************
C’était
la crise, une énième crise ministérielle. Le cabinet Queuille
venait d’être mis
en minorité, pour des raisons spécieuses. La France n’avait nullement besoin de
cette vacance du pouvoir, alors qu’en Indochine et en Corée, la guerre faisait
rage. Le président de la République, Monsieur Vincent Auriol, saisissant
l’urgence de la situation, s’essaya à de nouvelles combinaisons, à des dosages
politiques inédits.
Un
nouveau gouvernement fut formé, présidé par Georges Bidault. La nouvelle fut
claironnée par la presse, par la radio, et répétée par les actualités
cinématographiques Gaumont. Anselme Lefort, l’étoile montante du parti radical,
avait été choisi au ministère de l’Intérieur. Le bonhomme n’aimait pas qu’on le
mît en valeur sur la scène publique. Il préférait de loin les coulisses,
surtout que pour l’heure, il devait mener à bien une dangereuse affaire qui
avait un peu à voir avec les intérêts français et beaucoup avec les siens propres.
Deux ans plus tard, il obtiendrait malgré lui la présidence du Conseil.
**************
Frédéric,
avant d’éliminer le saboteur du Bellérophon noir, ne s’était pas privé
pour lui soutirer tous les renseignements utiles à son enquête londonienne. Petite
explication: Tellier n’éprouvait aucune surprise à prendre connaissance des
noms des bailleurs du criminel; sir Charles Merritt et Lord Percival Sanders
lui étaient familiers bien que l’Artiste qui avait combattu ces tristes sires
appartînt à une chronoligne tout à fait différente et eût été âgé de
soixante-et-un ans alors que le Tellier de l’Agartha avait officiellement
trente-huit ans. Daniel Lin, en tant que Préservateur, lorsqu’il avait
acclimaté le Danseur de cordes dans son nouvel environnement, avait fait en
sorte qu’il conservât la mémoire intégrale de ses expériences passées et de sa
vie tumultueuse. En fait Frédéric Tellier appartenait à une trentaine de pistes
temporelles. Dans celles-ci, sa destinée était tout aussi agitée.
Ce
fut donc la raison pour laquelle le bandit repenti n’éprouva aucune difficulté
à organiser un petit cambriolage dans les pénates de Lord Percy puisqu’il
connaissait déjà sur le bout des doigts la configuration des aîtres, pièges et
gardes du corps exotiques y compris. Cependant, il fallait que Spénéloss
briefât Pieds Légers alias Guillaume Mortot (ici un Guillaume âgé de
dix-sept-ans) afin de lui expliquer la nature du vol ainsi que sa dangerosité
potentielle.
Comme
tous les Helladoï, Spénéloss était une encyclopédie vivante.
«
Ce dont nous devons nous emparer présentement représente un danger non
seulement pour l’humanité de ce 1888-ci mais également pour l’équilibre de
notre communauté. Certes, nous n’allons pas voler les codex de Lord Percy
eux-mêmes mais les carnets de son féal, le chef de la pègre de Londres, sir
Charles Merritt, carnets dans lesquels ce mathématicien de génie a consigné
l’ensemble des recherches qu’il mène au sujet des écrits tétra-épiphaniques
depuis plus de quinze ans. Pour les codex, je me contenterai d’en assimiler
visuellement le contenu.
-
Ben, quoi! Vous allez les photographier mentalement! Y a pas de lézard!
-
En quelque sorte, fit Spénéloss en retenant un soupir d’agacement. Le corpus
analysé par Merritt comprend d’abord l’ensemble que lui et sa bande dérobèrent
au baron Hermann Kulm dans les souterrains de Cluny dans la nuit du 18 au 19
septembre 1877. À savoir, la Tetra Epiphaneia et l’Embruon Theogonia de
Cléophradès d’Hydaspe le fondateur gréco-indien de la secte gnostique, la Tetra
Sphaira de son successeur Euthyphron d’Ephèse, le Contre Cléophradès
d’Irénée de Lyon, le Rescrit de l’Empereur Antonin le Pieux ordonnant la
persécution des Tetra épiphanes dont le rédacteur fut le procurateur équestre
Quintus Severus Caero, sans oublier bien entendu le Contre Origène de
Dion d’Utique, l’Almageste de Ptolémée et l’Anti-Justin de
Cléophradès. Il y avait bien un recueil d’épîtres dans le lot volé en 1877 mais
les papyrus le composant sont tombés en poussière à leur arrivée à Londres et
sir Charles a mis près de onze ans à pouvoir mettre la main sur une autre
compilation. Je vous avoue, mes amis, être entré derrière le scientifique
dévoyé dans la boutique où il avait provoqué un carnage lorsqu’il avait dû
s’emparer des précieux documents. Nul ne m’avait remarqué ;
l’impassibilité helladienne vaut celle des sujets de Cathay et il m’a suffi de
revêtir une robe de soie pour passer inaperçu.
-
Mazette. Mon cher, vous auriez dû vous faire embaucher par une des triades
depuis au moins vingt ans !
-
Je ne suis pas destiné, vue mon éducation, à une vie de criminel, rétorqua
l’Hellados vexé. Comme vous le savez, les blessures intestinales sont, certes,
létales, mais leur effet n’est pas foudroyant. Bien qu’éventré par le
Velociraptor, maître Biao respirait encore lorsque j’entrai dans
l’arrière-boutique de l’échoppe. Ce fut pourquoi je pus lui soutirer en ses
derniers instants de vie, les renseignements cruciaux pour la mission.
-
Bof ! Encore votre fusion mentale à la noix !
-
Vous avez grand tort de mépriser les atouts des Helladoï. Dans cette guerre que
nous menons, ceux-ci peuvent nous apporter la victoire. Mais résumons. Le
recueil d’épîtres dont Merritt s’est emparé comprend la totalité des lettres
que Cléophradès adressa à Marcion de Sinope, Celse, l’auteur de Contre les
chrétiens qui n’est pas perdu dans toutes les chronolignes puisque nous en
possédons un exemplaire dans Agartha City, exemplaire annoté par Erasme
et Pic
de la Mirandole en personnes, l’Empereur Antonin, Justin Martyr, Valentin, Polycarpe
et l’imaginaire Tryphon. Je vous rappelle que Cléophradès d’Hydaspe a fondé la
secte des Tetra Epiphanes en l’an 150 après qu’un forgeron bithynien lui eut
fabriqué la chevalière dite du pouvoir détenue actuellement par Aurore-Marie de
Saint-Aubain, chevalière constituée de matériaux extraterrestres que je
soupçonne provenir du quadrant Olphéan.
-
Pouce, seigneur Hellados! Je n’ai pas votre cerveau! Je comprends goutte à ce
que vous racontez…
-
Pourtant, vous êtes bien passé par les améliorateurs d’intelligence, Guillaume!
-
Qu’est-ce à dire ? Que je suis le dernier des idiots ?
-
Je n’ai pas pensé cela. Mais les humains sont… je me tais… Daniel Lin ne serait
pas content. Je reprends. Les matériaux de la chevalière du pouvoir ont insinué
en l’esprit de notre théologien ou philosophe l’idée syncrétique d’une nouvelle
religion reposant à la fois sur le brahmanisme, le bouddhisme, le mazdéisme, le
polythéisme gréco-romain et le christianisme primitif, sans oublier ce que l’on
peut nommer les prémisses de la Kabbale, bien que je sache celle-ci
postérieure. La synthèse définitive et l’intégration de celle-ci dans la
croyance Tetra épiphanique ne sont intervenues que dans l’Espagne de 1600 sous
le « pontificat » de don Sepulveda de Guadalajara
qui avait su
judicieusement s’entourer de conseillers conversos occultes. Ainsi Cléophradès
a fondé une religion monothéiste où Dieu, dénommé Pan Logos, s’est subdivisé en
quatre personnes ou hypostases après avoir séparé le Mal, A-El. Je n’en dirai
pas plus, cela deviendrait trop compliqué.
-
Ouf ! Vous l’admettez enfin.
-
A part des problèmes d’hérésie, ajouta Tellier intervenant enfin dans la
conversation après avoir laissé le Times sur un charmant guéridon, les
codex Tetra épiphaniques sont dangereux parce que la lecture des formules
qu’ils contiennent permet l’ouverture de vortex communiquant avec des mondes
parallèles pas toujours synchrones. De plus, ils intègrent les secrets de la
fabrication de ce que le XX e siècle dénomma la bombe atomique.
-
Maintenant, c’est aussi clair que de l’eau de roche. On se bat contre des
tarés, véritables dangers publics. Qu’attendons-nous pour passer à l’action
tout de suite?
-
Une minute, mon petit. Il nous faut revêtir nos tenues spéciales de monte-en
l’air, passer nos chaussons de feutre, prendre nos rossignols, nos limes, nos
pieds de biche, nos diamants et nos rats-de-cave.
-
Je suis partant ! »
*****************
L’effraction
des clôtures puis des fenêtres de la propriété n’avait représenté aucun
problème pour notre trio. Sir Charles était trop occupé par ses affaires avec
A. L. tandis que Lord Percy était absent pour cause de bamboche. Ne gardait les
collections qu’un groupe de serviteurs indiens fort anodins bien qu’il y eût un
Thug parmi eux puisqu’il suffit de quelques prises helladiennes administrées
par Spénéloss pour leur régler leur compte. Les cafres sombrèrent dans
l’inconscience durant une heure. Le scientifique avait bien calculé la force de
sa prise. Heureusement car, sinon, les malheureux soumis à la pression
extraterrestre auraient décédé instantanément.
Guillaume
s’énerva à la vue du contenu des vitrines que son rat-de-cave révélait.
-
J’vois là aucun bouquin ou parchemin moisi ! On perd notre temps. Des momies
qui puent, des têtes réduites d’Amazonie, des statuettes hindoues indécentes,
des tabatières, de l’argenterie, c’est bon pour les voleurs et les marlous
ordinaires.
-
Mon petit, Lord Sanders n’expose pas ainsi à la vue de tous ce qui est
véritablement précieux, fit remarquer Frédéric. Réfléchis !!!
-
Bien dit, compléta Spénéloss. Il nous faut situer un cabinet à secrets…
j’opterais pour ce fumoir.
-
Une intuition? S’étonna l’Artiste.
-
En quelque sorte.
Le
meuble incriminé se trouvait effectivement à cette place sous une toile
mondaine d’Alfred Stevens qui représentait une cocotte bien en chair alanguie
sur un divan à peine vêtue de bas de soie couleur rose et d’un camélia.
-
C’est là une peinture de boxon, mes aïeux ! siffla Pieds Légers.
-
Sans doute, mais il faut tromper son monde, ironisa Frédéric. Les préférences
de ce noble Lord sont plus juvéniles et plus exotiques.
-
Ben… c’est un pédéraste, quoi !
-
Lord Percy court les adolescents indiens, birmans, japonais et siamois
travestis en fillettes…
-
Celui-là, il aura pas sa place à l’Agartha !
Spénéloss
n’avait rien dit. Fasciné par le meuble, il s’était attelé à en percer les
secrets. Appliquant les formules mathématiques de Gauss et de Babbage, les plus
logiques dans le mental de sir Charles, il eut tôt fait d’ouvrir les différents
tiroirs.
-
Bravo ! s’inclina Pieds Légers sincèrement empli d’admiration pour l’exploit de
l’Hellados.
-
Bah ! Broutilles lorsqu’on domine comme moi les mathématiques
multidimensionnelles.
Comme
nous le savons, un « écran de fumée » cachait les codex et les
carnets à la vue immédiate d’éventuels voleurs.
Lord Percy, qui se targuait de modernisme, s’était
empressé de dissimuler les parchemins et papyrus vénérables derrière des
photographies préraphaélites qui toutes partageaient le même sujet
pathétique : elles représentaient des jeunes filles rendant leur dernier
soupir.
Bien dans le goût victorien, ces épreuves au collodion
humide tirées sur du papier albuminé, fort morbides, se complaisaient dans une
imagerie ambiguë : les jeunes moribondes étaient exclusivement des vierges
diaphanes aux longs cheveux, des damoiselles pré-pubères revêtues de chemises
de nuit d’un blanc immaculé. Au stade final de la consomption et de la
cachexie, elles exhalaient leur souffle ultime veillées par leurs proches,
allongées en leur lit d’agonie ou sur de grands sofas. La vue de ces images
d’une infinie tristesse qui annonçaient les mélodrames du cinéma muet,
déclenchait immanquablement des torrents de larmes parmi les ladies accoutumées à fréquenter les
pénates du lord décadent et dépravé.
« Pouah ! Des photos nécrophiles! Décidément, ce
zigue aura mérité l’enfer ! » jeta Guillaume avec dégoût.
Derrière une seconde série d’épreuves (des angelots
joufflus dans une nudité d’innocence - sans doute s’agissait-il là d’œuvres
inspirées par Julia Margaret Cameron - dont l’ambiguïté sexuelle levait les
derniers doutes sur les orientations spéciales du lord), les carnets et
codex tant convoités apparurent enfin aux yeux stupéfaits de Pieds Légers,
tandis que Tellier affichait un air blasé et indifférent.
« Je n’ai besoin que des carnets ; pour les
codex, un feuilletage discret et précautionneux me suffira. »
L’extraterrestre fit comme il avait dit. Son
impassibilité ne trahissait aucunement la hâte qu’il éprouvait à étudier de
près le contenu desdits carnets. A la différence d’un Stankin ou d’un Albriss,
Spénéloss avait tendance à étaler ses connaissances encyclopédiques, surtout
lorsque son public était composé d’humains. A sa décharge, il n’avait que
trente-neuf ans, c’était-à-dire la limite helladienne entre l’adolescence et
l’âge adulte (l’espérance de vie des Helladoï atteignait facilement les trois
cents ans, sans recours aux artifices des implants d’organes et de gènes neufs,
lorsque le génome commençait à afficher des avaries, entre autres des erreurs
de copie).
Il ne put s’empêcher de livrer ses premières
observations aux deux terriens. Sous le ton monocorde de sa voix, la passion
transparaissait.
« Sir Charles Merritt est manifestement un
épigone de Léonard et de John Dee. Il affectionne les langages codés à
caractère alchimique, rendant encore plus ésotérique le texte grec original de
la Tetra Epiphaneia et de l’Embruon Theogonia. Il a multiplié à
loisir les formules mathématiques et les croquis énigmatiques afin de
décourager les amateurs. »
Tellier s’en mêla :
« Tout cela est très bien Spénéloss, mais ce ne
sont ni le lieu, ni l’heure, pour en discuter. Nous sommes en terrain
ennemi. »
A peine l’Artiste eut-il prononcé ces paroles que
surgit d’un renfoncement une caricature d’épouvantail armé d’un fléau d’armes,
au mufle d’ours des cavernes, sorte d’automate perfectionné dont il était
inutile d’en deviner le concepteur. Le monstre robot arborait des guenilles
composites, mélangeant des haillons de marin, de mineur et de plâtrier. La
créature mesurait plus de deux mètres. Guillaume glapit :
« Faudrait voir à se tirer vite fait. On va pas
moisir ici.
- Il serait bon
de maîtriser au préalable cette mécanique primitive.
- Pas la peine. Nos mouvements ont déclenché la mise
en marche de l’automate muni de capteurs et de senseurs. Visiblement, ce qui
est inquiétant dans cette affaire, c’est que Sir Charles n’a pas mis au point
tout seul ce prototype de robot. »
Tellier haussa les épaules puis se mit à courir à la
suite de Guillaume qui avait déjà pris la poudre d’escampette. Spénéloss n’eut
pas le choix et emboîta le pas à ses deux comparses. Toutefois, il avait eu la
présence d’esprit d’actionner une ceinture d’invisibilité.
Aussitôt, les senseurs de l’automate ne percevant plus
rien, ordonnèrent aux servomoteurs de la créature de s’immobiliser. L’Hellados
avait été imité par ses compagnons, mais c’était sans compter avec la présence
d’un autre signal d’alarme, qui détectait la chaleur des corps en mouvement. Le
système, imparfait, quoiqu’en avance sur son temps, avait connu quelques
problèmes de mise en route ; c’était pourquoi il se manifestait aussi
tardivement. Du plafond et du plancher, des gaz délétères et soporifiques se
répandirent dans toute la propriété du noble lord.
Toutefois nos amis, bien que leurs réflexes fussent
ralentis par les émanations, parvinrent à franchir le seuil de la grande
maison. Une fois à l’air libre, ils regagnèrent les grilles et le muret en se
faisant la courte échelle.
Reprenant son souffle, Tellier renseigna ses
compagnons.
« Je connais ce type de piège. Il est de
conception américaine. C’est un brevet secret de Westinghouse conçu pour la
sécurité des trains postaux et des wagons blindés transportant l’or. Son
concepteur est Nikola Tesla.
- Personnage assez douteux, qui a été refusé à
l’Agartha, comme Edison, conclut Spénéloss avec un soupçon d’ironie.
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Parvenus en leur hôtel discret, les trois amis firent
le point rapidement, l’Hellados ayant eu le temps de feuilleter le contenu des
carnets. Les pages avaient défilé sous ses yeux comme s’il battait des cartes à
une vitesse époustouflante. L’extraterrestre était doté d’une mémoire
photographique améliorée.
« Les figures alchimiques dont a usé Sir Charles
pour crypter son étude ne sont pas sans rappeler celles contenues dans le
manuscrit Voynich, à l’origine controversée. D’aucuns prétendent que ce
manuscrit n’est qu’un faux du début du XXe siècle, d’autres l’attribuent à
Leonardo, alors qu’en réalité, la paternité en revint à John Dee, que j’ai déjà
nommé tantôt.
- Ce qui signifie, interrompit Frédéric, qu’il nous
faudrait retourner à l’Agartha interroger Leonardo pour être définitivement
certains du fait, puis lancer une expédition secondaire à l’époque
élisabéthaine. Je pense que Daniel souhaite traiter chaque chose en son temps.
Nous ne nous rendrons au XVIe siècle qu’une fois le cas Aurore-Marie réglé.
- John Dee était le célèbre alchimiste au service
d’Elizabeth 1ere. Rodolphe II,
Empereur du Saint-Empire et alchimiste lui-même,
ayant gouverné de 1576 à 1612, aurait eu le texte en sa possession, acquisition
faite en 1590 et mystérieusement subtilisée par son frère Matthias à sa mort.
Pour la majorité des humains, le manuscrit Voynich ne serait qu’un
artefact. Il est tout à fait logique de penser que Merritt veut mettre la main
sur cette réplique afin de la détruire car nulle copie des traités
cléophradiens ne doit subsister de par le monde excepté les exemplaires de Lord
Sanders. Rodolphe II et Tycho Brahé usèrent du contenu du Voynich afin
de reproduire une expérience hasardeuse de stabilisatio mundi, déjà
tentée en l’an 263 de l’ère chrétienne par l’Empereur Gallien dont l’objectif
était de sauver à tout prix la civilisation antique, quitte à arrêter le temps
lui-même. Leur fiasco, en 1593, fut patent. Ils ne réussirent qu’à attiser la
colère des kabbalistes, dont Rabbi Lew était le chef praguois. Ces derniers
répliquèrent en modelant le Golem.
Au fil de cette première lecture de survol, il appert
que Sir Charles a découvert que les Tétra-épiphanes étaient parvenus à survivre
durant tout le Moyen Âge et l’ère moderne en infiltrant les ordres monastiques
et les cours royales, notamment chez les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche,
comptant successivement dans leurs rangs le cardinal Cisneros, les Empereurs
Ferdinand, Maximilien II et Rodolphe II ainsi que le Grand Inquisiteur Don
Sepulveda de Guadalajara sans oublier le duc d’Olivares lui-même.
Je subodore
que nous sommes face à une course contre la montre entre, d’une part, Aurore-Marie
de Saint-Aubain, le baron Kulm et leurs affidés, et d’autre part, le réseau de
celui qu’on pourrait dénommer, excusez du peu, sans que je paraphrase Arthur
Conan Doyle, le Napoléon du crime.
- Combien de temps vous faudra-t-il pour restituer
l’ensemble du contenu des carnets ?
- Comptez une semaine pour que tout soit au
propre. »
A suivre...
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