Chapitre 11.
Récit de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord.
Nous étions aux prémices de l’automne de l’an 1801 lorsque devint concrète ma mission italienne. Muni des lettres d’accréditation nécessaires, Je pris congé d’un Napoléon et d’un comte di Fabbrini qui partageaient une anxiété commune car ils craignaient qu’au mieux, l’expédition von Humboldt revînt bredouille de son périple et, qu’au pis, elle eût été anéantie. Aucune nouvelle de l’équipée inouïe ne nous était parvenue depuis qu’elle avait quitté Bombay.
Un espion du nom de Schulmeister,
qui faisait ses premières armes au service de notre monarque, nous avait informés de la présence de l’automate joueur d’échecs El Turco en Lombardie, comme une attraction fort courue par le gratin aristocratique italien et autrichien. Aussi usais-je du prétexte officiel d’une ambassade extraordinaire conduite par Joachim Murat
à Milan, ambassade à laquelle j’appartiendrais en tant que ministre des affaires extérieures, pour accomplir ma mission secrète, objectif véritable de mon déplacement dans le nord de la « Botte ».
Au grand dam de son épouse, Murat avait refusé au départ que Caroline l’accompagnât.
Notre amoureuse transie, qui avait convolé avec le bouillant Joachim dès janvier 1800, à peine sortie du pensionnat, était parvenue à ses fins et avait vaincu les réticences légitimes de son frère. De même, Murat avait fini par céder, acceptant la compagnie milanaise de Caroline dont les facultés persuasives étaient sans bornes. Pour ma part, je suis indifférent au mariage d’amour car mieux valent des maîtresses à foison sachant vous procurer menus et grands plaisirs qu’un appariement avec une éternelle mineure car peu leur chaut ma boiterie. En cela, mes vues se rapprochent de celles du roi. Fixer le statut de la femme par un code civil achètera la paix sociale, car parmi la populace, trop de poissardes et de harengères se placent au premier rang des agités et contribuent à susciter ces émotions que le nouveau pouvoir réprouve et réprime.
Pour en revenir à notre espion, il était entendu que Schulmeister, qui avait embrassé un temps la profession peu honorable de contrebandier, me communiquerait avec ponctualité sous le sceau du secret, ses notes et ses rapports chiffrés grâce à un code connu de nous seuls. Même Fréron, pourtant expert en la matière, n’eût pu casser ce chiffre subtil. Tout renseignement étant bon à prendre, j’appris la présence opportune de Monsieur de Chateaubriand
à Milan, sans qu’il fît partie de notre ambassade, son attachement à la nouvelle dynastie apparaissant peu sûr. J’osais espérer qu’il ne se fût pas mis au service du comte de Provence et n’eût pas prêté allégeance aux Habsbourg ! Il me rendit également compte du séjour milanais en tant que membre de la délégation autrichienne, d’un jeune officier borgne dont la renommée et la vaillance étaient connues dans toute l’Europe centrale : Monsieur de Neipperg. Celui-ci avait perdu un œil lors d’une des batailles de la fameuse campagne de Rhénanie menée tambour battant par notre futur souverain, alors qu’il n’était encore que le connétable de Louis XVI.
Ce qui me gênait chez Schulmeister, c’était son apparence physique qui aurait pu le compromettre : il avait adopté la mode des coiffures ostentatoires initiée par Murat avec ses cheveux non poudrés coupés à la Titus, ses favoris et ses moustaches fournies, que je pensais réservées aux seuls housards. On disait Neipperg tout aussi extravagant que Murat dans ses atours de soldat. C’était à qui arborait le dolman, le bonnet à poils, la sabretache et le shako les plus baroques et fourrés, sans oublier leur goût immodéré et partagé pour les ceintures, capes et pelisses en peau de panthère ou de guépard. Malgré sa jeunesse – il n’avait pas plus de vingt-sept ans – Neipperg, déjà colonel,
avait à son service une ordonnance hongroise, le comte ou Graf Arpad Apponyi, alors lieutenant des hussards. Neipperg rêvait d’en découdre encore avec tous ces Français et Joachim Murat, en sa munificence, en son ostentation outrageuse, paraissait facile à provoquer en duel, au risque de l’incident diplomatique irréparable. Les sabres devaient parler, incessamment. L’immodestie n’était pas le plus menu défaut des futurs adversaires. Autant s’empoisonner aux fruits du vomiquier !
Cependant, nous profitâmes de notre séjour diplomatique pour visiter Milan, ses monuments et ses entours avant que je passasse aux choses sérieuses. Le Duomo
nous avait été chaudement recommandé. Ledit Duomo s’édifiait dans la douleur, sa façade demeurant désespérément inachevée. L’étalement des travaux avait conféré à ce bâtiment un côté composite, hybride, tantôt gothique, tantôt baroque, s’érigeant par étapes incohérentes séparées de plusieurs siècles, en un projet architectural sans cesse remis en question. J’espérai en mon for intérieur que Napoléon mettrait bon ordre à tout cela, que son autorité suffirait à imposer l’aboutissement de la construction du monument à condition qu’il conquît la contrée un jour prochain. Pour cela, il était plus que nécessaire de mettre l’Autriche à genoux. Nos anciennes cathédrales, après tout, ne s’étaient pas bâties en un jour…
Debout, immobile sur le pavement, bien appuyé sur ma canne, je contemplais la façade inaccomplie du Duomo dont j’évaluais la profonde dysharmonie éclectique. C’était comme si l’immanence divine s’était refusée à cautionner cette pâtisserie indigeste et l’avait désertée. Cette église – excusez ma comparaison oiseuse – me rappelait quelque catin vérolée de ma connaissance qui, la face à demi-défigurée par le vitriol qu’un amant éconduit lui avait projeté, était condamnée à arborer à vie un masque de cuir comme si un boulet lui eût arraché la moitié du visage. Ô paradoxe, cette contrariété esthétique ajoutait à ses charmes ex abrupto à la manière d’un oxymore, puisque l’apparence, l’extérieur voluptueux du corps, étaient conservés. Mirabeau l’avait bien connue et l’on disait que Laclos, cet officier doté de talents littéraires incontestables, s’était inspiré d’elle pour décrire la déchéance physique de la marquise de Merteuil.
Je franchis le parvis et pénétrai en la nef du Duomo, tout aussi hétéroclite que la façade. L’Ordo médiéval se confrontait à des ajouts ultérieurs. Je songeais à cette cité chargée d’histoire, aux épisodes agités du passé, en particulier à la fin du XVe siècle, lors de la prise de Milan par les armées alliées de Louis XII, ce qui avait entraîné la chute du duc Ludovic Le More,
sa captivité et sa perte. Je reconstituai par la pensée la scène célèbre et désolante de la destruction du projet de statue équestre de François Sforza par les arbalétriers. L’effigie n’était qu’en argile. Les carreaux de cette arme perfide avaient mis un terme au projet du grand Léonard da Vinci, qui jamais n’avait coulé le bronze du monument définitif. Napoléon ne caressait-il pas le rêve d’implanter en Paris des œuvres plus spectaculaires encore, imitées de l’antique, destinées à pérenniser son pouvoir mal acquis ? Il était question d’un arc de triomphe à la Titus, d’un nouveau palais, d’une colonne imitée de Trajan ou de Marc Aurèle,
que sais-je encore ?
A suivre...