samedi 14 octobre 2023

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 13e partie.

 

Après le troisième appariement des hémisphères, nous avions sous nos yeux un blastocyste parfait,

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sans que toutefois nous pussions conjecturer de la nature et de la forme de ce qui s’y développait. Ladite blastula,

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par quelque mécanisme transcendantal impossible à déceler, actionna l’écartement de la roche, nous laissant le champ libre. La troisième antichambre que nous dûmes traverser alors que nous pansions encore nos plaies s’avéra plus singulière et périlleuse que les deux précédentes. A son extrémité – encore fallait-il la rejoindre ! – brillaient et vibraient déjà les deux autres hémisphères, la seule paire où coïncidaient les teintes, en une dualité monochrome parfaite : orange-orange. Tout cet enchaînement logique de faits, toute cette conformité, cette correspondance, me fit songer au concept de concaténation. Quelle nouvelle épreuve nous attendait, après que nous eûmes non sans dommage passé l’obstacle terrifiant des avortons de singes et colossoi ou kouroi écorchés ? 

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Cependant, la salle où désormais nous nous situions était plus grossière que jamais, bâtie d’amas de roches brutes, à la manière des anciens appareils cyclopéens. 

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Nous crûmes à tort à une pause des tulpas protecteurs, à une traversée aisée lorsque des fumeroles commencèrent à émerger des rocs. Sous notre regard impuissant, ces fumées inodores nous entourèrent bientôt, se constituant en une espèce de réseau tubulaire labyrinthique se refermant sur chacun d’entre nous, en couloirs enchevêtrés de brume, finissant par brouiller notre vue.

Brouillard orographique (Grèce).

Plus personne ne sut où se situait son collègue. Un long tâtonnement, une errance angoissante, débutèrent. C’était comme si de grandes orgues tarabiscotées nous eussent contenus. Nous nous perdîmes en un temps suspendu. Nous tendîmes nos bras de manière dérisoire, essayant de toucher la brume, bien qu’elle fût impalpable, de la percer, en une partie de colin-maillard dantesque. Les couloirs vaporeux se divisaient sans cesse, s’enchevêtrant en un réseau inextricable. Bientôt, j’eus la sensation de me dupliquer, en une bilocation que je pensai partager avec mes amis. Je sentis mes doubles se multiplier autour de moi ; des pseudo-moi-même infinitésimaux qu’il me semblait apercevoir malgré la vapeur. Ces alter-egos se déformèrent, se fragmentèrent encore, parcellaires, multiples, indénombrables, en un jeu brouillé de miroirs, de mise en abyme infinie. C’était comme si nous eussions été reclus en un palais constitué de glaces gigantesques,

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de psychés troublées et floues, palais sans commencement ni fin, errant tous sans but. Qu’étais-je ? Qu’étions-nous tous ? Dans quel labyrinthe annulaire ou étoilé cheminions-nous, hors de toute réalité ? 

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Cet enfermement dans un mirage persista sans que le cours linéaire des choses parût reprendre. Agissions-nous par autosuggestion, une autosuggestion instillée par les âmes errantes des tulpas gardant Langdarma ? Autant de moi décalés, déphasés en un canon interminable, enchaînés les uns aux autres comme ces forçats que l’on conduisait à Toulon ou à Brest, convoi de chenilles processionnaires monstrueuses. L’espace d’Euclide était aboli, et aucune formule mathématique, aucun axiome, aucun schéma de mon collègue Fourier n’eût été capable d’énoncer l’équation exacte du phénomène qui nous piégeait ou de le décrire en figures géométriques intelligibles. Si Johann van der Zelden avait été spectateur de cette péripétie, il l’aurait aisément expliquée comme une boucle de néant démultipliée et fractale, dans un espace quantique incertain, généré par les propriétés multidimensionnelles du sépulcre de l’empereur tibétain, facultés initiées par le très précieux Trinley Rinpoché qui, en 842, avait œuvré à l’édification des protections de ladite tombe afin qu’elles fussent les plus efficientes.

Une minute, une heure, un jour passèrent-ils ainsi ? Je crus mes fonctions vitales suspendues, parce que je ne sentais plus ma respiration, et les battements de mon cœur eux-mêmes s’étaient tus. Pourtant, mes oreilles entendirent un grondement qui me rappela ces roulements de timbales lorsque Napoléon le grand avait constitué un régiment nouveau de timbaliers à cheval

 Fichier:Timbalier des lanciers polonais de la Garde impériale.jpg

qu’il nous avait présenté en une démonstration convaincante à la cour des Tuileries, en mars de l’année dernière. Dérisoire, j’appelai : « Ohé, êtes-vous là ? Qui vive ! » Puis, un homme hurla, rompant le pseudo-silence, hurlement de terreur autant que de douleur, auquel succéda un juron évoquant Rudra,

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 l’antique dieu du tonnerre védique. Quelque chose venait d’arriver à Rajiv ou à un des Gurkhas. La voix stridulante d’Arthur retentit en allemand puis en français :

« Au secours ! Le serpent géant est revenu ! Il nous attaque ! Il s’en prend au sherpa Muljing. Que Dieu, quel qu’il soit, nous garde ! »

Comme pour achever de me convaincre, Atma aboya avec rage.

 Image illustrative de l’article Carlin

Avait-il vu ou flairé la monstruosité malgré le brouillard supranaturel, ou, s’étant aperçu lui-même dans ces sortes de miroirs fictifs, s’était-il cru assailli par d’autres chiens à sa semblance, des ennemis convoitant son territoire ou sa pâtée ? Je vis à travers les effilochements du rideau tubulaire de brume et de glaces se dessiner une forme imprécise, larvaire, pareille à une chenille dépigmentée géante, qui harcelait ce qui me parut être un homme à terre. S’il s’agissait de nouveau du serpent, il avait changé d’aspect. Désormais, c’était à un asticot disproportionné que nous avions affaire, un asticot plus irréel que jamais.

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 Comme pour parfaire l’illusion suscitée par les tulpas afin que nous sombrassions dans la démence, l’espace géométrique se mit à vaciller autour des miroirs fictifs qui, loin de nous refléter, montraient une multiplicité de créatures irréelles, d’organismes déconcertants, d’incubes composites phosphorant et mugissant qui, comme des chimères, assemblaient diverses parties non accordées, collées à qui mieux mieux : corps de poissons, ailes de chauves-souris, plumes de paons et d’aras, becs de canards, crocs de singes et de tigres, moustaches de chats et de phoques, trompes de fourmiliers

Description de cette image, également commentée ci-après

et de papillons, yeux à facettes tantôt de mouches, tantôt de crustacés, tentacules de calmars… Des têtes de Migous écailleuses s’extirpaient des pseudo-glaces en tentant de nous mordre, en poussant des rugissements incongrus tout en changeant sans cesse de couleur tels les caméléons ou les seiches. Le brouillard de poix devint si épais qu’il constitua une nouvelle muraille nous emprisonnant tous, molle et spongieuse, une paroi de pierre huileuse, infecte, muraille qu’une volonté autre nous poussait à traverser. Nous étions subjugués, nous aventurant dans cette mélasse infecte, fongible, fragrante de décomposition, en effectuant des mouvements natatoires embarrassés par l’épaisseur de cette nasse molle, tandis que cette boue ou limon s’agrégeait à nous, se collait à nos vêtements, aggravant l’illusion folle, provoquant une suffocation due autant à l’adhérence de cette matière putride jusqu’en nos yeux et notre bouche, plus épaisse encore que le naphte natif, alors que le sol se dérobait sous nos pas en une dénivellation imprévue. Après une chute indéterminée dans un gouffre bourbeux, nous émergeâmes par miracle de cette gangue, meurtris, pareils à des statues de terre crue, à de nouveaux golems, face aux deux hémisphères de l’extrémité de la salle, d’un orange rougeoyant intense et rayonnant, comme ardant d’un feu volcanique, hémisphères qui paraissaient pleurer des larmes de magma ! Arthur put s’extraire le dernier de cette muraille de fange, sous l’aspect d’une statue de boue vivante, un Atma frissonnant dans ses bras. Plus que jamais, en ces dimensions truquées, les tulpas avaient su parfaire l’illusion.

Laplace, collant de croûtes, se saisissant de la Bible protestante aux pages maculées et chiffonnées, eut le réflexe de reprendre la psalmodie, tandis que nous autres, indemnes malgré tout, quoique nous eussions quelques ecchymoses, hésitions à reprendre qui le mantra, qui la Genèse de la Vulgate. Cependant, les demi-sphères acceptèrent le discours de l’astronome et fusionnèrent en un seul globe à l’intérieur duquel nous vîmes à l’œuvre la recombinaison typique de la gastrulation.

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Tout cela aboutit à un astre dual, qui d’une part, contenait sans conteste un embryon plus avancé que les précédents et d’autre part, pulsait de l’existence macrocosmique d’une Terre miniature,

 

qui, conformément à Burnet, présentait l’aspect antédiluvien d’une planète prête à accueillir la vie, planète en laquelle apparaissaient des mers et océans inconnus ainsi que de singuliers continents ou proto-continents insoupçonnés, soudés en l’hémisphère sud, nus cependant de toute végétation, uniformément ocrés.

La gastrula se superposa à cette jeune Terre,

 Une représentation possible de la Terre au cours du Tonien. La Rodinia s'est alors séparée en continents.

mais, lorsque la paroi ouvrant sur la quatrième chambre du sépulcre s’ouvrit, la sphère unifiée parut mourir comme les précédentes, en cela qu’elle se métamorphosa en une boule d’un blanc uniforme, prise dans l’embâcle universel, Terre de glace s’étendant d’un pôle à l’autre.

 Représentation d'une glaciation majeure, formant une « Terre boule de neige ».

Une odeur de moisissure, d’humidité desséchée, nous incommoda tous, lorsque nous fîmes nos premiers pas dans la nouvelle salle, dont l’apparente infinitude nous marqua, d’autant plus qu’elle recelait d’innombrables locataires séculaires dignes des nouvelles catacombes de Paris. C’était là une nécropole bouddhiste !

Des légions de momies de bonzes trônaient,

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 semblant nous attendre de toute éternité. Ces dépouilles mitrées, assises en tailleur, s’étendaient à perte de vue dans cette nouvelle chambre aux dimensions truquées,

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la quatrième dont nous devions surmonter les surprises. Ces disciples radicaux de Kukaï

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et de Tsampang Randong, aussi dissemblables qu’ils parussent, étaient individuellement indiscernables, comme s’il se fût agi de la réplique du même moine, reproduite à l’infini afin de nous impressionner. Les mêmes robes safran les drapaient, guenilleuses, moisies,

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 constellées de concrétions calcaires et entoilées d’aragnes. Des milliers de visages bistrés, aux joues creuses, aux yeux secs, au nez réduit à la racine comme si on l’eût tranché, nous toisaient,

 Moines.

se moquant de notre audace. Le pire était que nous entendions des murmures assourdis, répercutés en échos ténus sur la voûte lépreuse de la salle ; les lèvres closes des momies psalmodiaient-elles quelque mantra à notre intention ? Humboldt eut grand’peur, lui qui, pourtant, connaissait l’art insigne des taricheutes péruviens et avait fait rapporter à Berlin de sa précédente expédition d’horribles corps ratatinés sacrificiels entourés de cordes que l’on nommait Inca, Chancay, Chachapoya, Nazca, Chavin, Mochica ou encore Chimú.

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Sous les arceaux des niches passablement érodés, émergeaient des draperies déliquescentes des paires ossifiées de mains qui, soit se joignaient à la manière des statues de priants en vogue en Europe à partir du XVIe siècle,

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soit paraissaient fulminer l’anathème à l’encontre des éventuels intrus qui auraient eu la velléité de violer le tombeau dont ces cohortes monacales avaient la sainte garde. Ces prélatures de moines immobiles jusqu’à la parousie, sacralisés, sanctifiés par Bouddha et figés en leur pose macabre me rappelaient quelque évangéliaire carolingien aux lettrines et enluminures frustes, dont les coloris s’estompaient par places, dont le parchemin allait s’effaçant, comme en une destinée de palimpseste. Lors débutèrent les hallucinations ; il sembla à nombre d’entre nous que les têtes de ces momies, tantôt bouche close, étaient en un instant devenues hurlantes, grand’ouvertes

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sur des maxillaires presque intégralement édentés. Nous pouvions « entendre » ces cris muets vindicatifs sans qu’ils fussent concrètement poussés !

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Nous surprîmes Humboldt, pris d’une légitime colère, admonester en termes peu amènes ces reliques de vénérables et très précieux tulkus :

« Vous n’existez pas ! Vous n’êtes qu’illusion et délire de déments ! Vous êtes moins que le néant, même pas des images ! »

Il frappa d’un coup de canne une des dépouilles, qui s’effondra en un nuage de poussière. Il exécutait des moulinets virtuoses et tournoyants avec son bâton de montagnard, éructant des jurons obscènes en allemand comme un possédé ou un ivrogne, vitupérant contre les bonzes, les menaçant de mille châtiments en un soliloque d’aliéné de Monsieur Pinel.

 Portrait de Philippe Pinel

 Un second cadavre fut frappé et croula, viciant l’air de projections pulvérulentes. Aussitôt après, j’eus la sensation de me métamorphoser en une ronde-bosse, une créature pétrifiée composée de milliers de tesselles. J’étais devenu un homme-mosaïque à mon corps défendant ! Le phénomène – ou l’illusion hallucinatoire ? – alla en s’aggravant. Désormais, je voyais mes extrémités – pieds, mains, membres – se dissoudre en une espèce de poudre multicolore que le moindre souffle d’air menaçait d’emporter et d’éparpiller. C’était comme si j’eusse été constitué de sable bariolé, à la semblance de ces mandalas réputés

 Le mandala achevé

que les bonzes du Thibet aimaient à créer, mandalas temporaires qui, si l’envie des moines artistes leur venait, pouvaient être destinés à la destruction. Un simple revers de main eût suffi à balayer et à défaire tout l’ensemble complexe. De même, von Humboldt nous avait instruits que chez les Indiens d’Amérique existait un art insigne qui consistait en la création de peintures de sable – comme il y avait des peintures de plumes ! – la tribu dite des Navajos excellant tout particulièrement dans cette pratique exotique. Tous, nous fûmes touchés, décomposés en poudre bariolée. Il eût suffi d’un courant d’air pervers pour nous disperser aux quatre vents.  En était-ce fait de nous ?

 A suivre...

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