dimanche 10 juillet 2011
Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 5
samedi 9 juillet 2011
Le dernier village.
Le Dernier Village
Nouvelle.
Moani dévale à travers les fourrés. Il court à en perdre haleine. Ils sont là ! Il les a vus ! C’est un jour néfaste aujourd’hui, un jour maudit des dieux, un jour à marquer d’une pierre noire. Il aurait été préférable que le Seigneur Soleil ne se lève pas aujourd’hui. Ce ne sont pas les dérisoires sarbacanes et les arcs de nos chasseurs cueilleurs qui pourront venir à bout de leurs armes redoutables.
Moani le sait ; la crainte de ces êtres prodigieux envahit tout son corps, lui prodigue des suées d’angoisse. Ils sont réputés invincibles. Ils ont déjà tout pris, tout conquis, tout soumis, tout ravagé…tout converti. Seraient-ils les vrais dieux, créateurs de toute chose, de tout ce qui vole, rampe, nage, pousse ici ? Le cacique Arapo et le chamane Xaiunga auraient-ils donc menti, dissimulé la vérité ? Pourquoi donc lutter contre ces êtres fabuleux, pourvoyeurs de mort, mais aussi de renaissance, puisqu’ils annoncent la venue des temps nouveaux, prévus par toutes les prophéties immémoriales de la tribu ?
Ils portent des coiffes étincelantes aussi dures que la roche ; de curieux vêtements à la couleur de la Terre Mère les recouvrent. Ils cachent leur sexe et l’on ignore comment ils font pour assouvir leurs besoins naturels. Ont-ils des femmes, des petits ? Si oui, où sont-ils donc tous ? Ils ne sont pas glabres comme nous tous, les Amérindiens. Leurs mentons s’ornent de longs poils noirs. Ils parlent un langage guttural, inconnu, qui donne l’impression que dans leur gorge s’étouffe une chique baveuse de tabac qu’ils ont du mal à déglutir. Ils sont laids ; ils sont sales ; ils sentent mauvais. Ils ne croient pas aux mêmes choses que nous. Ils aiment la guerre, rien que la guerre et la pratiquent au nom de leur propre dieu de colère. C’est pour cela qu’ils ont des armes, des armes terribles, comme des bâtons faits d’une matière dure semblable à celle de leur coiffe, qui brillent au soleil et qui crachent du feu et des abeilles létales sans retenue, sans rémission. Ils tuent, tuent, tuent…
Des dizaines de villages ont déjà succombé, ici, là-bas et ailleurs. Rien ne résiste à leur avancée. Elle est irrésistible.
Moani doit prévenir Arapo et Xaiunga. Ils sauront quoi faire pour tenter de conjurer le péril. Nous devons préserver notre communauté, toute notre communauté, sauver les femmes, les enfants…notre avenir.
Notre Amérindien est si paniqué qu’il accroche par mégarde un écheveau de lianes où paresse un singe hurleur. Le primate gonfle son sac vocal et ses bajoues pour crier sa réprobation tout en bombardant l’intrus de ses excréments. Moani s’en moque bien. Le voilà parvenu à la lisière de son village ; il est urgent pour lui d’informer les notables afin qu’ils se réunissent en conseil dans la cabane du cacique et décident quoi faire contre les ennemis, les indésirables.
Il traverse les sentes sans reprendre son souffle, croisant çà et là le regard des femmes occupées à piler le manioc dans des calebasses afin de préparer le tapioca. Il se fiche de leur nudité attirante, prompte d’habitude à allumer son désir, de leurs longs cheveux noirs, de leurs seins tombants, de leur peau luisante. Même leurs fesses grasses l’indiffèrent aujourd’hui, ces fesses qui ont pour toute parure un vague cordon retenant un minuscule cache-sexe. Certaines portent leur progéniture dans une hotte tandis que d’autres enfants plus âgés, aussi nus que leur mère, jouent et crient en gambadant, faisant fuir quelques poules errantes qui caquètent de peur. Quelques hommes, qui sommeillaient doucettement dans leur hamac en train de suçoter une bonne pipe, goûtant à un repos réparateur après la grande chasse du matin, paraissent cependant surpris de la hâte de leur compatriote. Xapopo, le meilleur ami de Moani se lève de sa couche et le questionne :
« Que t’arrive-t-il ? Quelqu’un aurait-il mis le feu non loin d’ici ?
- Ils sont là, les ennemis de notre peuple, ces étrangers barbus qui, au nom d’un dieu terrible, ont déjà inscrit à leur tableau de chasse la soumission et le massacre de tant de communautés semblables à la nôtre ! Xapopo, la situation est grave !
- Je saisis, Moani.
- Nous devons d’urgence ameuter tout le village ! Arapo et Xaiunga doivent immédiatement réunir le conseil.
- Tu n’es pas le premier chasseur de notre communauté. Tu n’as pas l’oreille de notre cacique. Seuls Impahari et la matriarche Alunga pourront le convaincre.
- Comment te le dire, mon ami ? Ceux qui approchent d’ici ne font aucun quartier.
- Bien, puisque tu le prends ainsi. Regarde : l’inquiétude envahit tout le monde. On se demande ce qui t’arrive et beaucoup de nos compatriotes, intrigués par ta course inconsidérée, accourent vers nous.
- Dans ce cas, explique leur, pendant que je me rends chez la matriarche. Je pense pouvoir la faire fléchir. Elle a beaucoup vécu, beaucoup entendu. Elle connaît bien des secrets du passé et des événements remontant aux pères de nos pères.
- Dans ce cas, je te suis. Je commence à pressentir un grand malheur si nous n’agissons pas maintenant. »
***************
Tous ceux et celle qui comptent dans la vie quotidienne du village, si quiète à l’ordinaire, se sont réunis dans la grande cabane du chef Arapo. Moani et Xapopo sont parvenus à convaincre Impahari, le champion des chasseurs, et Alunga, la doyenne du village, dépositaire des traditions et savoirs ancestraux, mémoire vivante des ancêtres.
Les palabres sont violents, passionnés ; les échanges de paroles se font vifs, sans répit. Les labrets s’entrechoquent sur les lèvres ; les pectoraux de plumes s’agitent sous la jactance des gorges déployées qui éructent dans une langue dont tous les villageois sont les derniers locuteurs. Devant la solennité de cette réunion dont dépend le sort de sa communauté, Arapo s’est paré de tous les attributs de sa fonction fécondatrice. Il arbore le diadème de rémiges d’aras bleus, verts et rouges, le gorgerin d’écailles de tatou, la cape en peau de capibara, les plateaux buccaux et le long étui pénien qui le pare de sa puissance d’ensemenceur royal. Xaiunga, le chamane, n’est pas en reste. Il semble se pavaner avec le crâne-relique qu’il porte en sautoir et les peintures à base de cochenille et de charbon de bois qui recouvrent sa face édentée et ridée. Il sert des dieux, autrefois cruels, qui réclamaient leurs lots d’ennemis sacrifiés après chaque victoire du clan. Alunga se refuse à toutes ces parures. Elle se contente de cacher sa nudité décharnée sous une robe longue de lin, assez délavée, récupérée elle ne sait plus trop où. Les chasseurs se sont munis de leurs armes, carquois et sarbacanes, dans l’attente d’une décision belliqueuse. Ils ont percé leurs nez et leurs lèvres de tiges de bois, ornements destinés à impressionner les adversaires et à les mettre en garde. Ici, chacun a droit à formuler un avis, mais Arapo arbitre et tranche en dernier ressort. Moani a, le premier, exposé et résumé la situation. Alunga, à sa suite, rappelle l’histoire récente.
« Beaucoup ont péri sous les coups de ces conquérants redoutables venus de l’est. Certains disent qu’ils sont nés de la grande mer, d’autres d’un très lointain pays, par delà l’horizon. Ils ont soumis et massacré nos cousins Tupi, nos alliés Achuar, nos parents Kayapo. Rien ne paraît les arrêter…leur avancée semble irrésistible. On les dit dirigés contre nous, les Indiens, par un gouvernement central venu d’ailleurs, dont le règne a été instauré par un dieu de guerre. Ce dieu aurait décidé de la conquête du monde comme fin unique. S’il gagne contre nous, cela signifiera que nos propres dieux auront opté pour notre mort à tous. »
Arapo l’interrompt.
« Pourquoi les dieux que nous révérons entérineraient-ils la mort de mon peuple, de ce peuple dont j’ai la charge sacrée ? Les dieux oseraient-ils commettre un tel crime ? Absurde ! Insensé ! »
Ikambu, le plus jeune et le plus impétueux des chasseurs, prend la parole :
« Nous devons les attaquer maintenant, user envers eux de la ruse, les prendre de vitesse. Moani, tu as dit les avoir aperçus à quelques arpents seulement du village. Est-ce bien exact ?
- Ma parole est irréfutable.
- Ne serait-il pas imprudent et téméraire de mener une offensive sans nulle préparation, sans surtout la bénédiction des ancêtres ? » objecte Xapopo.
Xaiunga met son grain de sel.
« Nous ne pouvons capituler sans combattre. Ce serait lâche et sacrilège. Cette terre est sacrée, la forêt également. Nous, et avant nous, nos pères et les pères de nos pères leur appartiennent et leur ont appartenu depuis des temps immémoriaux, depuis que notre monde est monde. Elles sont pour nous comme deux mères, les sources de toute chose. Alors, cet héritage ancestral, nous ne pouvons le sacrifier à des envahisseurs inconnus et belliqueux. Nous le défendrons coûte que coûte, bec et ongle, jusqu’à notre ultime souffle, jusqu’à la dernière goutte de notre fluide vital, case après case, arpent après arpent, touffe d’herbe après touffe d’herbe… C’est l’homme qui appartient à la Terre, non pas la Terre à l’homme. Défendons nos valeurs…Jamais les dieux ne failliront, ne nous abandonneront. »
Ayant dit, le chamane tire une bouffée de tabac toxique de sa mauvaise pipe. Il tousse, il s’étrangle, sa gorge lui racle. Il crache une glaire épaisse puis reprend la parole. Il a changé de registre. Il s’exprime désormais dans la langue sacrée, hermétique des Anciens, la langue même du Créateur de l’Univers. Il communique avec lui, en symbiose avec tous les êtres vivants. Ses yeux extatiques roulent dans ses orbites. C’est la transe et il entonne une mélopée qui signifie aux dieux que leur intercession est réclamée.
« Aani opoponi aani opoponi xakakani… »
On reproche souvent aux Amérindiens leur aspect taciturne, leur silence, leur passivité, leur indifférence. On assimile à tort leur mutisme à de l’attentisme, voire à du fatalisme, de la résignation. C’est oublier que les Indiens sont fiers ; ce sont de grands résistants. Ils s’avèrent opiniâtres au combat. Lorsque leur bouche commence à parler, on ne peut plus l’arrêter tant leur langue est prolixe. Le palabre est une de leurs raisons de vivre. Ils combattent ainsi par le verbe, avant de le faire par l’action.
Tous reprennent en chœur la mélopée de Xaiunga. Ils et elle récitent l’aani opoponi aani opoponi xakakani, cette formule rituelle, l’égrènent comme une formule substantifique. Ils s’expriment par des voix de gorge, graves, sourdes et profondes qui sont non sans rappeler la récitation d’un mantra dans une lamaserie. Tous ignorent ici comment les bonzes ont combattu pacifiquement l’avancée des conquérants et la manière admirable et poignante par laquelle ils se sont tous sacrifiés, jusqu’au dernier, afin de faire rempart à l’innommable. C’était trop distant, trop loin de leur vision du monde…pourtant, s’ils avaient su à temps, auraient-ils pu lutter ensemble, s’allier pour la préservation du bien commun contre l’opprobre, c’est à dire Gé, la Terre Mère ?
La prière achevée, Xapopo s’exprime de nouveau.
« Espérons que les dieux nous aient entendus et qu’ils intercèdent en notre faveur, ma sœur, mes frères. Je pressens que le temps nous est compté.
- Nous devons aller de l’avant, avec allégresse, car nous nous sentons désormais résolus à la lutte. Nous sommes le bien de la Terre, nous sommes son sel, les représentants de son héritage pour les générations futures. » s’exclame Arapo.
En réponse au cacique, Xaiunga poursuit sa transe communicative avec les esprits sacrés. Ses yeux roulent dans ses orbites et de la bave perle à la commissure de ses lèvres, coule, s’égoutte de son labret de buis.
« Les dieux…ils nous ont entendus. Leur réponse est favorable. L’issue du jour ne sera point néfaste. L’oracle de Manitou a parlé.
- Nous ferons donc comme avec nos précédents adversaires, ceux qui, vainement, voulurent nous imposer des objets superfétatoires, des choses, des techniques inutiles, dont nous n’avions nullement besoin pour vivre, rappelle la matriarche.
- Je préciserais, reprend Moani, dont nous n’avons jamais éprouvé le besoin. A quoi bon l’esprit néfaste, maudit, de la possession de biens personnels, nuisibles à la communauté ? Pourquoi s’enticher d’objets sophistiqués, pourvoyeurs d’envie, de convoitise, de corruption, de rivalités, de conflit et au final…de mort et de deuil ? Ceux que nous avons précédemment réussi à rejeter voulurent à tout prix nous imposer l’usage de choses inutiles, nous diviser, nous rendre égoïstes et veules afin de nous soumettre à leur mauvais modèle. Ils ont nié la Nature, l’ont instrumentalisée à leur profit, puis à leur perte. Ils n’ont aimé que l’or pour l’or, non plus même pour ce qu’il permettait d’acquérir et dont nous nous sommes d’ailleurs toujours moqués. Ils ont vécu dans le lucre, dans la convoitise permanente, n’ont cessé d’essayer de nous corrompre… Désormais, ils sont tous morts sous le fer des autres. Toute leur technique, aussi élaborée qu’elle fut, s’est avérée inutile. Ils ont péri car trop matérialistes alors que ceux qui les ont conquis et détruits avaient fait mine de rejeter ce matérialisme fatal en brandissant l’étendard de la spiritualité. Tout leur or a été inutile…Ils ont ramassé à leur tour le pactole, se sont partagé les dépouilles de la civilisation maudite issue du c… »
Le discours de Moani est interrompu par des rumeurs venues de l’extérieur. Une vague odeur de brûlé chatouille les narines. Les oreilles perçoivent des hurlements, des mouvements de panique. Il n’y a plus de doute : ils ont attaqué le village par surprise, plus tôt qu’espéré, que demandé aux dieux. Comme pour répondre au début de désarroi qui commence à remuer nos doctes notables, une femme soulève la natte obstruant l’entrée de la maison du cacique et crie : « Sauve qui peut ! Les dieux nous ont trahis ! »
Il n’est plus temps de s’interroger. Les hommes, sauf le chamane, saisissent leurs armes et sortent. Avant de se porter à leur tête, Arapo adresse ces ultimes paroles à Alunga :
« Sauve les femmes et les enfants, sauve notre avenir. Rassemble-les, mène-les à l’abri loin, le plus loin que tu pourras. Ce…ce palabre…aura été notre testament, le testament de la Terre. »
Alunga sait. Des larmes coulent de ses yeux. Elle part, sans nul atermoiement.
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Dehors règne l’enfer. Ils progressent dans le village, éjectant des jets létaux des tuyaux de leurs canons ternis. Ils calcinent sans discernement enfants, femmes et valeureux chasseurs. Leurs barbes de corbeaux des ténèbres luisent de reflets bleutés, phosphorés, surnaturels. A leurs coiffes de métal, pour la dernière bataille dont l’enjeu est cette dérisoire parcelle de territoire, la dernière qui restait à mettre dans leur escarcelle, ils ont préféré substituer une étoffe d’une teinte de suie, de jais, d’obsidienne, sur laquelle se détachent au mitan, des arabesques blanches tourmentées et torses rappelant le premier commandement de leur dieu. Quand l’un d’eux consume de ses flammes magiques un des frères d’armes de Moani, il éjecte de sa barbe de charbon bleu un cri guttural, un gargouillement obscène, affreux, qui signifie : mon dieu est grand. Chaque fois que cette éructation retentit, un Indien vient de périr. Les survivants ne tremblent pas, au contraire. Ils se regroupent, poursuivent le combat, refusent de capituler. Leurs ouïes ne supportent plus ces sons de gorge, ces paroles ennemies, ces a, l, b, k, ces rrr éruptifs hideux éjectés de leur larynx, dont le bruit rappelle les galets roulés par un torrent impétueux. Et cet autre son de bouche, ce son insoutenable, cette espèce de ouaak ou approchant dans ce langage de vomissures sanglantes et de calcination finale de tout un peuple admirable…
Les guerriers tentent désespérément de manier leurs arcs et leurs sarbacanes. Ils ont refusé autrefois les bâtons à feu d’acier que les prédécesseurs des autres avaient voulu leur vendre avec de bizarres étuis contenant une poudre propulsive, tout cela pour les civiliser, pour instiller en eux l’esprit du commerce, comme ils disaient. Ils voulaient aussi les soumettre par une eau brûlante qui rongeait les gosiers et rendait dépendant. Mais les Indiens avaient mieux que cela : la boisson sacrée tirée de la forêt, concoctée selon des recettes secrètes inventées par Manitou lui-même il y avait des milliers de lunes.
Devant Moani, Ikambu, le jeune, valeureux et triomphant Ikambu, élu des dieux, prend de plein fouet le jet de feu sorti de ce tuyau terni. Il se consume en hurlant et une odeur de chair et de graisse brûlées provoque la nausée parmi les survivants. Les armes des ennemis sont décidément imparables. Ils ne font aucun quartier, ne laissent même pas aux chasseurs guerriers la possibilité d’un combat à la loyale, d’égal à égal, au corps à corps.
Impahari succombe à son tour tandis que, monté sur le toit de sa case, Xaiunga exhorte ses frères à poursuivre leur résistance désespérée contre ces turbans noirs. Tout le village s’emplit de dépouilles humaines carbonisées, fuligineuses, recroquevillées. La fumée des chairs calcinées empuantit tout et finit par voiler le soleil. Les dieux…les dieux eux-mêmes se voilent la face de chagrin pour ne pas assister à la fin de ce spectacle de mort, à ce dernier jour d’un monde.
Un des autres, rugissant comme un fauve, ajuste le chamane. Une rafale de jets bleutés sort de son tuyau raide et flexible à la fois. Xaiunga brûle comme une torche, s’accroupit, se rétrécit, communiquant à la case la décomposition ardente de son organisme. Bientôt, le sinistre se communique à tout le village.
Cependant, Alunga a rassemblé les enfants, les femmes encore en vie. Elle leur demande de la suivre sur une sente connue d’elle seule, afin que tous ces porteurs d’avenir soient sains et saufs et gagnent le refuge secret de la forêt profonde et inextricable. La petite colonne ne peut que progresser lentement tant les buissons sont emberlificotés, urticants, traîtres aux épidermes, pullulant d’animaux venimeux de toutes sortes. Chaque pleur et cri d’enfant trahit les fugitifs. Enfin, une clairière est en vue… Oh, la surprise fatale… ils sont là aussi, avec une arrière-garde protégeant le reste de la troupe en cas de coup dur, de repli nécessaire. Ils gardent un dragon roulant, armé d’un fût obscène cracheur de mort. Ils ont utilisé, instrumentalisé à leur profit les innombrables méfaits de leurs prédécesseurs, ces trouées inconsidérées, multipliées à l’infini dans la forêt pluviale, ce réseau veineux létal, cette toile de voies de communications mutilantes qui ont sillonné l’Amazonie et l’ont réduite inconsidérément à un vestige de splendeur, à une réserve interdite dont le peuple d’Alunga s’était institué le dépositaire. Défrichements, déboisements, déforestation… Les turbans noirs, ces maudits conquistadores venus de l’est lointain ont exploité avec une déconcertante facilité ces voies de pénétration, métamorphosant leur conquête des peuples amazoniens en simple promenade militaire. Ils ont violé de manière répétée les lambeaux de la forêt désormais presque chauve, veinée de varices hideuses et sillonnée de véhicules polluants sur les fleuves, les rivières et les routes. Là bas, très à l’est, il fait plus chaud qu’avant et l’eau du chapeau de la Terre Mère ainsi que celle de son fondement fondent…et cette eau douce monte, submerge peu à peu les îles. Alunga a été vue avec les femmes et les enfants… L’un d’eux donne l’alerte. Le véhicule des ennemis se meut. Certes, il est un peu lent, mais il vise bien le petit groupe et éjecte sa mort…Alunga va mourir, mais elle sait…elle connaissait un peu la langue des prédécesseurs d’eux. L’un des derniers à être parvenu au village, cinq ans auparavant, un déserteur de l’armée régulière de l’ancien gouvernement central en déroute, avait abandonné une espèce de mallette avec une petite chose sur le côté, comme un poisson commensal qui nettoie les branchies des autres et se fixe à eux. Et cette petite chose, une fois accrochée à la mallette ouverte, permettait de communiquer avec le monde entier. Sous le couvercle, des touches marquées des signes de l’écriture de l’ancien gouvernement. Sur la face interne du couvercle, c’était lisse, transparent. Dans l’estomac de la mallette, des objets ronds, producteurs d’énergie… Tout fonctionnait encore et d’instinct, Alunga, qu’autrefois, enfant, on avait tenté d’instruire de la civilisation prétendument parfaite des non-Indiens, s’était rappelé comment on maniait l’objet et comment on accédait par son biais à toute l’information du monde. Elle ne se souvenait plus de toutes les lettres, recherchait les mots vagues ressemblant à la langue de l’ancien gouvernement central. Elle avait accédé à des sites, tenté de lire ce qu’ils racontaient, saisi des bribes révélatrices de la situation régnant hors du village. Alors, elle avait connu les ravages de leur conquête à travers toute la Terre, sur fond de ruine des autres peuples au profit d’une poignée égoïste, la montée parallèle des eaux dites des pôles, les raisons socio-économiques qui avaient facilité l’avancée générale des turbans noirs, ce naufrage massif de l’immense majorité privée de tout au seul profit d’une minorité infime, d’une cour parasite mondiale qui s’entredéchirait pour avoir toujours plus sans même connaître le montant considérable de ce qu’elle possédait déjà, jamais repue, toujours insatisfaite. Les fanatiques barbus, brandissant l’étendard de leur dieu de guerre, s’étaient nourris du terreau putride de la misère générale des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la population du monde et avaient converti en masse cette proportion gigantesque de déshérités en les dressant unanimement contre le centième restant qui prospérait telle une parasitose depuis environ cent trente années. Seuls les Indiens avaient vraiment résisté et sauvé l’honneur. Maintenant qu’elle va mourir, Alunga a la conviction que les vainqueurs – provisoires - n’en auront pas pour longtemps. La Terre Mère vaincra.
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Tous ont péri : Karumbi, Acharao, Xapopo, même Arapo, le chef bien aimé. Leurs corps grillent encore çà et là dans le village en feu. Moani est le dernier. L’un des autres lui demande de se rendre. Moani lui crache au visage. L’homme s’avance. Il veut le frapper d’un coup de poignard, plus exactement l’égorger comme on sacrifie un capibara aux dieux en le saignant. Moani se défend ; il ajuste sa sarbacane. Il souffle son dard empoisonné. Une rafale d’abeilles plombées l’abat dans le dos. Moani s’affaisse. Il n’est plus. Le brouillard de l’au-delà des esprits s’est étendu en lui, l’a recouvert d’un voile pudique. La barbe noire a reçu le dard dans le cou. D’ici trois heures, elle mourra à son tour.
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Cyber-rapport du colonel Samir Hussein Al Afghani au général Bachir Ousmane Ben Hadj, commandant la willaya XV d’Amazonie (Manaus). Copie du cyber-rapport transmise au mufti de Brasilia.
« Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux,
Louange à Allah, Seigneur de l’univers.
Le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux,
Maître du jour de la rétribution.
C’est Toi Seul que nous adorons, et c’est Toi Seul dont nous implorons secours.
Guide-nous dans le droit chemin, le chemin de ceux que Tu as comblés de faveurs, non pas de ceux qui ont encouru Ta colère, ni des égarés.
Amine.
Bissmi Allah, mon frère ! Salam alikoum, mon frère !
Aujourd’hui est un jour de gloire ! Qu’Allah nous bénisse tous ! Le dernier village des mécréants, ces fils de chiens galeux, ces infidèles, est tombé voici une demi-heure. Nous sommes désormais les maîtres de toute la Terre. Allah akbar ! Allah est le seul Dieu et Mohamed est son prophète. C’est un jour faste pour l’Islam. Un jour à nul autre pareil. Qu’Allah nous bénisse tous encore une fois ! Le plus beau jour de notre conquête enfin achevée, en ce dix Muharram, jour de l’Achoura, an 1521 de l’Hégire. »[1]
FIN DU RAPPORT