Chose promise, chose due : voici le premier épisode de la version améliorée de l'ancienne nouvelle Etoffe Nazca, où je me suis permis de couper, de ratiboiser ce qui n'allait pas, d'ajouter, d'améliorer ailleurs, avec, en prime, une scène inédite, assez ambiguë et significative pour qui a lu Le Trottin, scène que vous découvrirez dans une prochaine semaine ...
Roman d’une uchronie enfuie
Par Christian Jannone
Premier épisode.
Saint-Germain-en-Laye, août 1877.
Un pavillon jouxtant le château de Saint-Germain, musée des Antiquités Nationales.
Un intérieur bourgeois cossu.
Le petit vieillard bedonnant au
ridicule toupet blanc et aux lunettes cerclées s'impatientait. Il jouait
nerveusement avec une chevalière apparemment en or qu'il avait ôtée de son
majeur gauche. Le vieil homme politique pensait :
« Le comte prend son temps ! »
Celui que les caricaturistes
surnommaient, selon leur inspiration, « Monsieur Dosne », « le
Foutriquet », « Mirabeau Mouche » ou encore « le serpent à
lunettes »
attendait un visiteur d'une importance vitale, non pour
l'avenir politique de cette France qu’il avait servie depuis un bon
demi-siècle, mais pour celui de l'humanité tout entière ! Certes, il avait tiré
le pays d'un très mauvais pas : l'occupation prussienne et cette sécession
rouge de la Commune qu'il n'avait pas hésité à écraser comme un vil insecte au
cours d'une Semaine Sanglante à souhait, qui avait surpassé en sauvagerie - et
dans un laps de temps bien plus limité - les exploits d'un Robespierre et d'un
Carrier ! La Patrie, hélas ingrate, avait remercié son héros dans le mauvais
sens du terme, deux années seulement après ces événements, le poussant à la
retraite politique, lui, le vieillard providentiel, malgré son ralliement peu
suspect d'équivoques en faveur d'une République nécessairement conservatrice !
Nécessairement...il aimait ce mot, cette famille de termes… Ancien opposant au
neveu du Grand Empereur, il avait brillé au Corps législatif issu des élections
de 1863, grâce à ce mémorable discours sur les libertés nécessaires, affichant
par là même, au delà d'un simple glissement sémantique, une mutation politique
vers la « gauche » libérale, lui l'orléaniste pur jus ! Plus proche
désormais politiquement de la comtesse d'Haussonville que de son pourtant
parent le duc de Broglie, présentement président du Conseil des ministres... Il
était marseillais d'origine et se nommait tout simplement Monsieur Thiers !
En ce mois d'août 1877, le vieil
homme sentait que son parcours terrestre arrivait à son terme. Il avait
quatre-vingts ans et était en quête d'un successeur, non pas pour l'État, mais
pour ce que l'on nommait le Pouvoir... Concernant la France elle-même, Monsieur
Thiers se sentait rassuré : certes, ce stupide maréchal de Mac-Mahon
avait
imprudemment provoqué le camp républicain lors de cette mémorable crise
politique du 16 mai dernier. Il avait usé du droit de dissolution que lui
conféraient les nouvelles lois constitutionnelles de 1875. Mais la conviction
du vieillard était forte : aux élections anticipées à la Chambre, qu'il ne
verrait peut-être pas, les républicains l'emporteraient et Mac-Mahon se
soumettrait...ou se démettrait ! Monsieur Thiers attendait donc qu'on lui
présentât la personne choisie par ses agents pour lui succéder.
Enfin, le valet vint annoncer la
bonne nouvelle :
« Monsieur le comte Artus de
Kermor-Ploumanac'h vient d'arriver en compagnie de deux personnes. Il souhaite être introduit, mais
il demande que les deux autres visiteurs patientent quelques temps dans
l'antichambre.
- Bien, Onésime. Faites comme monsieur
le comte le demande. Qu'il vienne d'abord seul dans mon cabinet.
- Oui monsieur.
- Monsieur le comte vous a-t-il
communiqué les noms des deux personnes qui l'accompagnent ?
- Que non pas, monsieur. Elles
sont restées sur le perron, mais j'ai vu qu'il s'agissait d'un père de famille
et de son enfant.
- Un père de famille ? Serait-ce
lui l’Élu, le Successeur ? Pourquoi viendrait-il avec son enfant ?
- Je ne le sais pas,
monsieur. »
Quelques minutes plus tard,
Adolphe Thiers accueillit dans son cabinet le comte de Kermor-Ploumanac'h. Les
deux hommes se congratulèrent chaleureusement.
« Il est amusant de savoir
que, dans la vie publique, nous sommes officiellement deux adversaires
politiques ! s'exclama le noble breton.
- Vous avez siégé parmi les
chevau-légers et même voté contre moi, contribuant à ma fâcheuse démission de
1873 ! Vous êtes un fieffé légitimiste, partisan du drapeau blanc et du comte
de Chambord, soutien sans faille de Broglie et Mac-Mahon, alors qu'en fait,
dans notre vie secrète...
- Qui se soucierait de notre
chevalière ? reprit Artus de Kermor-Ploumanac'h. Même mon frère Maël ignore mes
activités officieuses! Quant à mon cousin Alban de Kermor...
- Alban, l'adversaire du comte Di
Fabbrini ?
- Lui-même !
- Tout cela remonte à 1867 ! Cet
idiot d'Italien n'a jamais pu découvrir la connexion entre son repaire des
arènes de Lutèce et notre propre réseau souterrain. L'imbécile ! Par contre,
ces salauds de communards ont bien failli percer notre secret ! C'est pour
cette raison que j'ai réprimé leur révolte, utilisant la Semaine Sanglante
comme leurre officiel. Il ne fallait pas que naisse le « Cavalier
Rouge » de l'Apocalypse de Daniel !
- Mais, Monsieur Thiers, ou
plutôt, Grand Prêtre, cet écrit
apocryphe ne dit-il point que le « Cavalier Rouge » ne doit voir le
jour que dans deux ans et les autres cavaliers le suivre jusqu'en l'an 1900 ?
- Savez-vous que le
« moment » est venu, comte ? Cela fait exactement huit cents ans
aujourd'hui que l'Opus Major du Grand
Prêtre Gerbert d'Aurillac
a subi la destruction, du moins si l'on en croit la
chronique d’Orderic d'Issoire. C'est donc pour cette raison que vous êtes venu
à la bonne date me présenter le futur Élu... car je ne sais si je serai encore
en vie la semaine prochaine !
- Permettez-moi de rectifier,
Grand Prêtre. La future Élue...
- Comment, comte ! Une
femme ! Vous m'en voyez tout ébaudi ! Je pense que, au vu de votre
rectification, il est temps d'introduire les deux personnes que vous avez
accompagnées jusqu'à mes provisoires pénates.
- Je n'en ferai rien. Elles
patientent dans l'antichambre. »
Adolphe Thiers trahit son
exaspération ; ses mains tremblèrent.
« Je n'en puis plus, comte !
J'attends cet instant depuis trop longtemps, depuis mon adoubement par François
Vidocq en 18**. Je sonne Onésime ! »
Obéissant à l'appel de son
maître, Onésime s'exécuta avec style.
« Monsieur le baron Albéric
de Lacroix-Laval et sa fille, mademoiselle Aurore-Marie Victoire de
Lacroix-Laval ! »
Thiers ne put réprimer sa
surprise à la vue des deux visiteurs :
« Mais c'est une fillette ! »,
dit-il à l'oreille d’Artus.
Le baron Albéric de
Lacroix-Laval, un quadragénaire aux favoris blonds, vêtu d'une redingote noire
malgré la saison, gibus, canne et gants en main, salua l'homme d'État tandis
que sa fille effectuait une gracieuse et obséquieuse courbette, comme si elle
eût été à la cour de Versailles sous Louis XV. Très intimidée et rouge, la
fillette dit, d'une toute petite voix hésitante :
« Monsieur, j'ai...bien
l'honneur ! »
Sa silhouette était étonnamment
gracile et une grâce et une douceur naturelles l'habitaient. On lui aurait
donné onze ans, à cause de sa petite taille, mais elle en accusait quatorze. La
jeune demoiselle était vêtue d'une robe à tournure gris souris à la dernière
mode, en cela que depuis 1876, l'ampleur
du pouf s'était réduite. Un nœud bleu de roi agrémentait celui-ci. Ce délicieux
vêtement était encore court, conformément aux usages en vigueur chez les
demoiselles de ce temps, puisqu'il dévoilait les chevilles et les bottines
noires de celle que Monsieur Thiers se voyait obligé d'appeler l’Élue. La jeune
Aurore-Marie avait de curieuses petites mains blanches aux doigts fins et
longs, très douces. Ses joues étaient roses, son visage triangulaire, et son
nez un peu longuet, bien que fin lui aussi. Ses pommettes, quelque peu
marquées, lui conféraient l'air d'une jeune chatte. Par dessus tout, trois
éléments sublimaient son adolescente beauté, bien qu’elle fût assez maigre : un
blanc cou de cygne orné d'un camée, insolite chez une enfant de cette taille, des yeux noisette clairs aux
éclats d'ambre orangé et surtout, l'extraordinaire parure d'une chevelure
harmonisée avec l'iris inoubliable de ce regard rêveur qui frappait ceux qui
l'observaient. On l'eût prise pour une juvénile Marie de Magdala... En théorie,
les demoiselles conservaient leurs cheveux non attachés, non coiffés en chignon
ou en anglaises, ce qui affirmait leur statut. Mais Aurore-Marie les portait
très longs, et, afin d'éviter que leurs somptueuses volutes d'or, de miel et de
cendres ne retombassent jusqu'à ses mollets, elle prenait soin de les retenir
en arrière et de les domestiquer par le biais d'une résille de faille,
elle-même complétée d'un ruban de velours gracieusement noué, de la même teinte
bleue que celui de la robe, sans omettre le petit chapeau gris perle tout
fleuri posé amoureusement sur cette tête de poupée où, cependant, quelques
mèches ondulées châtain-blond clair défiaient l'ordonnancement de l'ensemble en
jaillissant effrontément sur le front de porcelaine d'une manière quelque peu
canaille. La petite coquette avait tout d'une sylphide câline. Monsieur Thiers
ne put réprimer une exclamation à l'adresse du père, qui lui expliquait son
origine lyonnaise :
« La belle enfant que vous
avez là, monsieur le baron ! »
A suivre.
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