Ayant
remarqué plusieurs vols lourds, isolés, de rapaces rescapés, il commença à paniquer. Il avait beau renouveler ses coups de
sifflet, d'appeau frénétique, aucune corneille, aucun grand corbeau, aucun
geai, aucune pie grièche ne risquait d’accourir à son secours en plein
brouillard de l’approche des marais, en pleine nuit de prémices hivernales.
Le
plus redoutable se produisit lorsque ses yeux perçants captèrent, à une
distance qu’il évaluait à seulement quatre cents mètres, le rais pourtant
discret d’une lampe-torche émis par un gendarme éclaireur.
Nos
militaires n’illuminaient qu’imparfaitement une zone brumeuse, opaque, vague,
indistincte, gorgée d’une humidité folâtre, surnaturelle, lugubre, zone qui
marquait l’entrée redoutée dans le saint des saints des marécages.
Ce
n’était certes pas là le marais poitevin. La vastitude des lieux était moindre,
moindres l’étendue, la profondeur. Mais la nuit n’était que tromperie,
fourberie, sauf pour celui qui y vivait en symbiose : tromperie des
distances, des dimensions, du relief, des dénivellations, des éminences, des
irrégularités du terrain, de sa nature, de son degré aqueux, de sa consistance
ferme ou molle (c’était-à-dire traîtresse aux aventuriers, aux imprudents
violeurs de la sacralité du domaine isolé du bétail et des hommes issus du
monde agraire) ; tout cela donnait, prodiguait l’impression que ce
territoire de piège et de ruse de la nature était plus étendu qu’il n’y
paraissait. Dire qu’il connaissait
cet endroit comme sa poche était dénué de sens. La mémorisation du moindre
recoin, de la sinuosité de chaque sente, des contours de chaque clairière, de
chaque trouée, de toutes les lisières, de tous les dénivelés, tous les
escarpements, était chose impossible tant l’endroit s’avérait mouvant,
changeant, non permanent, parce que, même sans intervention humaine, les sites
naturels évoluent, bougent, selon leur propre dynamique, leur propre logique
indéchiffrable. Rien n’est fixe ; rien n’est figé. La forêt, le marécage
d’il y avait un mois ne correspondaient déjà plus à ceux de cette nuit, et, d’ici
quelques jours à peine, d’autres transformations, ténues, progressives,
graduelles, se produiraient encore. C’était
une loi de l’Evolution. Evolution permanente et universelle, comme si le
principe se fût proclamé trotskyste sans le « r ».
En
son cheminement, Pierre écartait des sortes de rideaux feuillus de saules
pleureurs gouttant d’humidité, des troncs de jeunes bouleaux si verdâtres et
suintants qu’ils semblaient constituer une bambouseraie chinoise artificielle,
poussée là par caprice, encombrée d’antiques souches à vesses et à lichens
vergées d’une mousse d’olivine. Et ces veinures, ces vergeures, abritaient
l’antre d’innombrables insectes hivernants, des types variés de guêpes polistes
aiguillonnées y ayant nidifié, y ayant édifié des constructions complexes
alvéolées comme des boîtes d’œufs frais, quoiqu’elles revêtissent parfois des
formes cellulaires hexagonales. Chacune de ces cellules abritait œuf, larve ou
nymphe. Ces nymphoses larvaires pouvaient être perturbées, contrariées,
frappées d’aléas climatiques exogènes, ou d’accidents endogènes de la
duplication désoxyribonucléique, de la
morphogenèse et de l’organogenèse, engendrant ainsi, par un hasard intelligent sans cesse innovant, des
monstres prometteurs, des mutants mendéliens, des Adams-hyménoptères fondateurs
d’espèces nouvelles inconnues d’Henri Fabre
et non encore inscrites dans le Grand
Livre de la taxinomie linnéenne. Et la mortalité infantile de ces larves
potentiellement inédites serait effroyable : beaucoup d’appelés, peu
d’élus. On dénommait cela la sélection
naturelle.
Il se souvint : quelques vieilles barques, pourrissantes, gorgées
d’une eau croupie, étaient attachées à la berge d’ajoncs. Il devait y aller. Ce serait son salut, sa manière de s’estomper au
nez et à la barbe de ses poursuivants.
Mais
l’ennemi était tenace, parce que commandé par un chef à sa mesure, un adversaire
venu d’ailleurs, qu’il n’avait jamais
vu, étranger à la contrée et empreint de la culture du pays le plus évolué de
cette civilisation dont il souhaitait
qu’elle pérît : les Etats-Unis d’Amérique. Dullin et ses hommes, sans
l’aide de cet inconnu dont il parvenait
à percevoir voix et souffle, si ce n’était la pensée, n’eussent pas fait le
poids.
« Un
sorcier de la technique, du progrès, les guide. » pensa Pierre.
Adonc,
il vit, comprit et ressentit que tout était perdu.
« Ils
ont libéré Lucille, je le sens. »
Il n’avait plus le choix : mourir pour mourir, il décida de les attirer dans le piège suprême, sa tâche facilitée
par le seigneur Ténèbres. Tous périraient engloutis au tréfonds, en l’épicentre
du marais ; lui de même, mais qu’importait… Il se savait l’ultime représentant d’un monde crépusculaire qui
disparaîtrait avec lui. Eteinte avec lui la race des chamanes paléolithiques,
mort un mode de pensée… peut-être pas. Il
avait inculqué à Lucille sa conception du monde afin qu’elle devînt son
héritière.
« Je
l’ai convertie ; ils ne s’en doutent pas. »
Certes,
il aurait pu leur faire face, car
doté de l’avantage certain d’une vision nyctalope. Le développement chamanique
de ses sens l’avait pourvu de la faculté de percevoir l’infrarouge. Pourtant,
ç’aurait été malaisé de viser les gendarmes avec un propulseur, ou d’user
contre eux d’un arc archaïque, à cause des embroussaillements et des
emmêlements de branches mortes ou dépouillées. Bien qu’il fût équipé de tous les
impedimenta nécessaires à la survie préhistorique en milieu hostile, quoique
d’une bravoure certaine, il n’était
plus assuré de la victoire en l’absence de ses alliés naturels plongés dans le
sommeil.
Désormais,
sa fourrure suintait, se trempait d’égouttures. Cela le pénétrait, le glaçait.
Cette humidité de brouillard, par l’effet de la condensation et de la chaleur
animale dégagée par son déguisement, presque irradiante, sourdait de lui telles
les eaux fromagères d’un clayon. Il ruisselait,
et ce ruissellement, d’apparence pluviale, le rapprochait encore davantage
d’une créature fabuleuse, l’esprit du Miracle
de la Pluie,
homme-onde jupitérien de la colonne de Marc-Aurèle qui
autrefois avait sauvé les légions de l’Empereur stoïcien des assauts des
barbares Quades et de la soif. Le Seigneur Gel lui-même, comme empressé en ses
œuvres afin de lui nuire, s’amusait à
transfigurer tous ces ruisselets pluviaux, à les transmuter et sublimer en
autant de stalactites de glace. Elles finissaient par former sur lui un second manteau, une cape tressée
de centaines de cristaux pendouillant, tintant, tintinnabulant comme les
pampilles d’un lustre oscillant lors d’une secousse sismique. Cela alourdissait
sa démarche d’autant plus que ses
mocassins s’enfonçaient dans une gadoue mixée de fumures animales et de terre
détrempée. Avec pareilles traces et pareil tintement cristallin, ses ennemis
n’avaient plus aucun risque de s’égarer.
Bréjoux
s’était porté en avant, tenant la laisse de Rex
qui ne lâchait pas la piste. Il se tenait prêt à toute éventualité, à
dégainer son calibre dont il avait ôté le cran de sûreté, au moindre geste de
menace du Couquiou, sans même respecter les sommations d’usage. C’était comme
si la haine, une haine profonde, ancestrale, éprouvée par le civilisé contre l’Autre, le sauvage, eût dominé ses
sentiments. Il se riait des obstacles, volant presque par-dessus les sentes
obscures et bourbeuses. Rex l’entraînait,
jappant, flairant, jetant des abois. Le chien captait les infrasons des appels
spasmodiques et stridulants des appeaux de l’homme-cerf, et tout cela
résonnait en sa cervelle canine comme un buccin ou un olifant des légions
romaines.
Pierre,
haletant, atteignit la berge alors que le faisceau de la lampe du gendarme
paraissait le frôler, effleurer son échine pelissée chamanique parfumée de
liqueurs oléifiantes et hallucinogènes. De fait, Bréjoux était encore à trois
cents mètres. Il se frayait son propre chemin parmi les entrelacs treillissés
de ce bayou d’Oc.
Deux
barques étaient là, attachées à des poteaux grossiers. Elles avaient près de
deux siècles. Elles avaient connu, traversé, bien des vicissitudes. Leurs
coques formaient une constellation de pruine, de nodules, de nœuds et
d’écaillures. Les poteaux d’amarrage eux-mêmes apparaissaient lépreux ; il ne
leur manquait que ce mucus, cet épiderme de byssus, cette carie saline, ces
concrétions coquées de moules et autres mollusques enkystés dans la matière
ligneuse semi-pourrie caractéristiques du voisinage marin. Les cordes servant à
amarrer la première chaloupe étaient si blettes, si pourries, qu’elles
s’effilochèrent dans les mains du Couquiou. Ses lèvres serraient toujours un de
ses sifflets d’os, de bois et d’ivoire, jetant, çà et là un appel de désespoir
aux complices volants encore dormants.
Il
y avait un aviron dans l’embarcation, si usé lui aussi qu’il pouvait se briser.
Avant de monter, Pierre détruisit la seconde barque, dont il rompit le fond à
coups de biface. L’étendue d’onde sombre devant lui, parsemée de plantes
aquatiques stagnantes, se pelliculait de brume. Les narines de Pierre
respiraient la fragrance soufrée de ces eaux putrides à la sans pareille
fétidité. C’était une exhalaison lagunaire, stagnante, saumâtre, de celle qu’on
respire en bordure des mers mortes, des bras et méandres abandonnés de fleuves
et de deltas, des cornes portuaires barrées en voie d’évaporation et
d’ensablement comme la Marseille mérovingienne,
Bruges ou Aigues-Mortes. Des cadavres divers devaient y poursuivre
depuis des années leur fermentation pré-charbonneuse, pré-pétrolifère ou
pré-gazeuse. C’était proprement suffocant. L’eutrophisation triomphait. Il savait qu’en plein jour, toute cette
étendue scintillait au soleil d’une verdeur évocatrice de jadéite et de viande
avariée. Un odorat exercé pouvait y identifier les émanations typiques
fermentescibles des charognes domestiques et sauvages. Il y avait des bulles
grisâtres remontant des tréfonds, crevant aussitôt par-dessus la vase,
explosant parfois en geysers de pourriture. De temps à autre, par places, des
lueurs flammées fugaces de follets s’exprimaient à la surface de ces eaux
originelles de jais obscurci, semblables, songeait-il à celles de la terre informe et noire de la Genèse par-dessus
lesquelles l’Esprit du Créateur planait. Il
se surprit à murmurer :
« Et spiritus Dei ferebatur super aquas »
C’était
une des rares choses qui subsistaient de ses humanités, enfouies sous des
couches d’oubli volontaire. Il scrutait
l’horizon de nuit, faisant fi des feux follets du marécage, essayant de se
rappeler la distance entre les deux berges. Il
défit ce qui restait des amarres. Il
monta dans la barque qui, aussitôt, émit des craquements inquiétants. Aviron en
main, vêtu de peaux de nécromant sauvage, masqué d’écorce, coiffé et ramé
d’andouillers, il ressemblait à un
nocher des Enfers, un Charon, un passeur des morts antédiluvien prêt à mener
les lémures des damnés parmi les méandres dédaléens du Tartare et des Champs
Phlégréens jusqu’en l’antre de Pluton. Il
se faisait naute, nautonier, utriculaire, à la tête d’une confrérie
immémoriale de navigateurs fluviaux et lacustres, dont les embarcations, qu’elles
fussent monoxyles, constituées de vessies gonflées d’air ou de roseaux,
flottaient le long des veines de la Terre, parcouraient son réticule d’eaux
douces ou dormantes plus ou moins viciées.
Il était surnaturel, allégorique, démon, Shaitan paléolithique cornu de
bois de cerf, Bélial magdalénien ou périgordien des ans 30 000 à
15 000 avant la Nouvelle Alliance. La main empoignant et serrant l’aviron,
émergeant de la fourrure, paraissait velue, griffue, bestiale et satanique.
L’aura de brouillard qui enveloppait sa silhouette dressée et surmontée de
ramures arborées achevait de lui conférer une allure plutonienne d’épouvante.
La nuit déformait sa stature, le faisant paraître plus grand, plus farouche,
plus irréel encore. Ses prunelles, rubis ardents, escarboucles d’Asmodée,
luisaient et perçaient l’épaisseur de la poix. Son apparence accréditait les
légendes et superstitions paysannes tenaces, parce qu’elles portaient à faire
croire qu’il incarnait l’origine du
mythe de l’homme-loup, garou, galoup, loup-brou de nos provinces.
Il était Baal, Pazuzu, Loki,
Ebliss, Lucifer, Moloch et Cernunnos en
personnes, tout ce substrat de divinités de la nature nomade dominée par la
Chasse, par la Cueillette et par la Pêche, épipaléolithique, protohistorique,
déformé, trahi et dénaturé par les prêtres des religions agraires et
sédentarisées qui, des êtres animaux-hommes hybrides protecteurs bienfaisants
de la provende des chasseurs-cueilleurs œuvrant depuis l’apparition du genre
Homo, en avaient fait des monstres négatifs, des démons, des incarnations du
Mal, alors qu’ils étaient Bien et Prospérité. Il fallait que tous les postulats
s’inversassent pour que l’Homme recouvrât la conception première de la Terre et
de la Nature. L’Histoire avait été énoncée, écrite, par les vainqueurs
agriculteurs et éleveurs, rejetant toujours plus profondément dans l’inconscient
collectif jungien et limbique ces dieux protecteurs fabuleux devenus des objets
de crainte et de terreur.
La
chaloupe commençait d’appareiller, de filer, de fendre par la proue l’onde
fragrante stagnante d’un sillon épais.
Mais
Bréjoux et Rex déboulèrent dans ce
biotope. Le gendarme cria : « Arrêtez-vous ! »
N’écoutant
que son courage, Bréjoux se propulsa à bord de la barque, sans que les boues
immondes eussent entravé son avancée fulgurante. Les deux hommes
s’empoignèrent. Une lutte incertaine commença. Le canot partit à la dérive le
long de l’onde puante en laissant son sillage, tandis que les deux pugilistes
s’échangeaient les coups. C’était un duel sophistiqué dans l’obscurité, digne
du noble art et du catch. L’homme-cerf tenta de jeter le soldat par-dessus
bord, mais ce dernier, résistant, se cramponnait au bastingage de l’esquif.
C’était méjuger, sous-estimer sa fragilité : la puissance de la prise de
Bréjoux commença à disjoindre les planches rongées et écaillées. Pour mieux se
défendre, pour aussi préserver sa vie mise en péril, le gendarme se décida à
tirer sur Pierre. Il brandit son automatique de service. Tout cela se déroulait
au sein d’une onde méphitique, alors que le chien, gémissant, avait renoncé à
rejoindre son maître, demeurant sur la rive bourbeuse. Les autres arrivèrent,
mais n’osèrent se jeter dans cette eau épaisse et fangeuse, mêlée d’herbes
décomposées et malaxées. Ils ne songèrent guère à défendre leur camarade en
faisant feu sur l’adversaire : le corps à corps des deux hommes, dans ces
ténèbres d’encre que perçaient avec difficulté les torches, était parfois si
confus qu’ils auraient risqué de blesser Bréjoux. De même, ils eurent tôt fait
de constater le sabotage du second canot. Rongeant leur frein, les autres
gendarmes se contraignirent à l’expectative.
Afin
que Bréjoux lâchât son calibre, Pierre le frappa d’un coup d’aviron au bras,
mais le bois se brisa, se morcela comme il était à craindre, éclatant en
échardes multiples intumescentes d’humidité, sans que l’autre lutteur eût fait
tomber son arme de poing. Alors, il
se résolut à user de ses pouvoirs chamaniques. Il concentra son esprit sur le mental de l’adversaire, qui ploya le
bras. Il semblait qu’une tonne eût pesé sur ce membre, que Bréjoux se voyait
imposer un mouvement involontaire, contraint. Pierre allait parvenir à ses
fins : le gendarme était à deux doigts de déposer le pistolet sur le fond
de la barque lorsqu’il se ravisa.
Alors,
l’homme-cerf recourut aux coups, une fois de plus : un uppercut bien
assené projeta la tant convoitée arme à feu jusqu’à la poupe du canot. Bréjoux,
aussitôt, s’élança pour la ramasser, mais Pierre lui écrasa la main droite avec
maestria, usant d’un pied pourtant chaussé de simples mocassins magdaléniens,
mais dont l’emprise, multipliée par la seule concentration mentale chamanique,
était à la semblance de celle d’une roche !
Ce
fut à cet instant qu’il poussa son
avantage d’une manière décisive : parvenant à une intromission complète
dans la pensée du militaire, il le
persuada de se ressaisir de l’automatique
afin de le retourner contre lui-même. La main demeurée libre du gendarme
s’exécuta. Ce suicide contraint par viol
de la pensée rappelait celui d’un film Le
Village des Damnés, où des enfants maléfiques imposaient à un homme armé
d’un fusil de retourner le canon contre lui.
Tous,
sur la berge, virent la scène et s’en horrifièrent, quoiqu’ils distinguassent
mal les mouvements des silhouettes embrumées et floutées par le brouillard.
L’éclat de la détonation fut indéniable, concret, net. La balle de sa propre
arme avait frappé Bréjoux à bout portant, en plein cœur. Ce fut une perte
cruelle, injuste, pour la gendarmerie, pour la famille du défunt aussi. Les
discours ministériels aux funérailles, la Légion d’honneur accordée à titre posthume,
la citation à l’ordre de la Nation de ce soldat victime du devoir ne le
rendraient jamais au monde des vivants. Tout serait dérisoire. Il y en avait eu
bien d’autres en Algérie ces dernières années contre les wilayas de l’ALN, et
il était à craindre qu’un gendarme décédé sur le territoire français dans des
circonstances aussi déconcertantes que celles-là intéresserait moins la presse
sérieuse que celle à sensation. Cette mort risquait de passer inaperçue, dans
l’indifférence de l’opinion publique blasée par les interminables événements quotidiens
de l’autre côté de la Méditerranée et par les « exploits » audacieux
accomplis par le grand banditisme. Il n’y avait même pas eu de triomphe
français aux jeux olympiques de Rome (une bérézina du coq sportif gaulois
plutôt) et sur le Tour (en témoignait la chute de Roger Rivière) pour donner du
baume au cœur du peuple.
En
s’affaissant, le défunt disloqua davantage l’esquif qui prit ouvertement l’eau.
Une masse abattue par un casseur de pierres ou la projection d’un roc par un
émule de Polyphème n’eussent pas mieux fait. La barcasse pourrie venait d’être
fracassée par la bagarre et la mort de Bréjoux. Ç’avait été son coup de grâce.
S’il ne tentait rien, notre Couquiou
sombrerait avec sa victime. Il observa au ciel la lune ennuagée, réduite à un
halo jaunâtre pâle, puis jeta un coup d’œil à la rive où les gendarmes
l’invectivaient, le hélaient, lui criaient leur impuissance. Il vit l’onde
mêlée de bris d’ajoncs et d’ordures organiques commencer à se cristalliser de
glace avec l’avancée du froid et de la nuit. De la bouche d’écorce du masque de
démon magdalénien s’extrayait une fumée d’haleine des mois du repos de la
terre. Alors, il entendit une
détonation. Une balle siffla, le frôla, lui arrachant quelques poils de sa
fourrure. Pierre ressentit le souffle d’une brûlure, se croyant touché par le
projectile. Le brigadier, là-bas, venait de le viser. Il devait en finir.
Tandis
que la barque antique, vermoulue, achevait de se disloquer et de couler, il se débarrassa du poids mort que
constituait le cadavre de Bréjoux, puis sauta, résolument, au sein de l’eau
saumâtre, de la vase aux efflorescences putrides. La chance lui souriait :
il se savait à un endroit, un secteur du marécage où il avait encore pied sur
plus de dix mètres, bien que l’épais liquide, quasi de la consistance d’une
mélasse, lui arrivât à mi-corps. Il avait
appris à nager dans cette huile de fange.
Les
balles pleuvaient désormais autour de lui, sans toutefois qu’elles
l’atteignissent. Dans ces ténèbres phosphoreuses de décomposition soufrée, nos
gendarmes ne parvenaient pas à ajuster correctement leur cible mouvante. L’un
des projectiles, toutefois, fut assez proche pour briser l’extrémité d’un de
ses bois de cerf. Il s’éloignait,
narguant les forces de cet ordre usurpateur de huit mille ans, en direction
d’un monticule bourbeux environné de racines entrelacées et épaisses, au-delà
duquel il pourrait aborder et
s’évanouir dans la nuit. Cependant, Pierre demeurait sur ses gardes, pas
seulement à cause des balles. Il atteignait
la zone du marécage où il n’avait
plus pied, endroit difficile à délimiter car mouvant selon les saisons et les
aléas climatiques, susceptible de receler des pièges, des boues traîtresses où
l’on pouvait s’enfoncer sans coup férir, être aspiré par de brusques siphons
dus aux remous et courants en eaux plus profondes, remous causés par le
ruisseau qui allait jeter son flux dans l’étang même et mélanger sa clarté
propre à la pourriture du liquide croupi. Il
commença à déceler des remuements d’onde en surface. Il y avait aussi des
hauts fonds dans ce lieu, des accrétions d’amalgames, d’agrégats d’eau, de
fange et d’organismes en putréfaction, végétaux ou animaux, parfois des troncs
d’arbres entiers, comme dans ces lagunes carbonifères moites, fourmillantes de
libellules géantes, où s’abattaient et dérivaient prêles et cycas pourris. Une
tempête violente s’était produite en juillet, avec son lot d’orages diluviens,
phénomènes qui avaient dû abattre, arracher, foudroyer, déraciner aussi, quelques
essences du coin. Pierre avait évalué les dégâts, chiffré le nombre de victimes
arbustives à neuf, dont un rouvre. Ils étaient encore là-dedans, sous l’eau,
c’était sûr, sans oublier les victimes animales plus ou moins grosses qu’il n’avait pu compter. De même, il ne devait pas négliger le péril de
l’hypothermie : l’eau sale dans laquelle il se déplaçait était glacée,
chose normale en cette saison. La température du liquide poursuivait sa baisse au
fur et à mesure que filait la nuit. La cristallisation du gel s’y confirmait
davantage à chaque minute, glaçure certes encore fine, discontinue, troublée
par la saleté, mais qui pouvait l’emprisonner et l’immobiliser s’il s’attardait.
Soudain,
alors qu’il ne lui restait que quinze mètres à nager, quelque chose l’entrava. Ses jambes venaient de se prendre dans un
débris innommable, remonté du fond vaseux, bloquant son avancée. Et cette chose accentuait son étreinte chaque
seconde écoulée, comme mue par sa volonté propre de refaire surface, de revenir
à l’air libre, au détriment de celui qu’elle instrumentait pour parvenir à ses
fins. C’était vivant, quoique mort depuis plusieurs mois. Ça avait soif de
surgir, de se révéler aux hommes, dans sa splendeur longtemps occultée. C’était
comme la Vérité toute nue surgissant du puits. L’objet défunt se comportait à
la semblance d’une goule, étreignant les membres postérieurs de Pierre, puis,
par un mouvement ascensionnel provoqué soit par l’onde remuante elle-même, soit
par l’agitation de la victime piégée, soit par l’énergie propulsive dégagée par
ses gaz délétères de putridité, s’emberlificotant autour du bassin puis de
l’abdomen de l’homme-cervidé. La poitrine fut rapidement atteinte.
C’était
à la fois animal et végétal, charognard et vif, brassée d’herbes pourries mêlée,
amalgamée à un organisme de nature mammalienne. Ça rompait et dispersait sans
vergogne la peau cristalline, le fin vélin de gel non encore consolidé. C’était
englué par les boues des fonds, presque stratifié de couches fangeuses qui
déformaient et grossissaient cet organisme, le rendant plus indéfinissable et
indéterminé encore, couches qui, tels des sédiments, s’agrégeaient sur l’être
mort au fil des semaines. Ça avait atteint le stade préparatoire de la
fossilisation, de la solidification, de la pétrification, les prémices de la
gangue préservatrice de l’empreinte paléontologique. Cela prenait consistance,
devenait substantiel, sculpté et décharné dans la tradition de l’équarrisseur,
de la viande de boucherie dépouillée suspendue aux étals qui jouxtait le gibier
aux approches de Noël, ressemblant à la statuaire des transis du bas Moyen Âge
à la cage thoracique saillante. C’était tourbeux, gainé d’un galuchat de
sphaignes, odoriférant de fermentations multiples et alchimiques, digne d’
une
momie d’homme sacrifié de Tolund.
Ça semblait confit de pourriture, grossier,
stuqué d’ocre de Sienne, incroyable et vrai. C’était une alliance assouvie,
assumée, du Grotesque et du Sublime, telle que l’avait rêvée, désirée le Poète.
Plus
tard, ça passerait peut-être du solide au pâteux, du pâteux au liquide, du
liquide au gazeux. Ça serait huileux, poisseux, liquescent puis carbonique,
hydrocarbure ou charbon de terre, gaz de Lacq d’une version limousine,
schisteux aussi, énergétique, contribuant à la pollution de Gaïa mais aussi à
l’indépendance et à l’autosuffisance de la France du futur, si toutefois elle
existerait encore dans des millions d’années.
En
attendant cet avenir hypothétique, radieux et prometteur, cette nonpareille
destinée de cadavre cynégétique, ça étreignait, serrait, oppressait, embrassait
peu à peu Pierre en une danse intriquée de la Mort, du noyé putride vengeur
avec son assassin présumé.
Il vit ; il vit la remontée
de l’être, de l’animal-plante, du cadavre composite, symbiote, pluriel, son
exacte nature. Cette horreur était née du marais ; elle était son enfant,
sa créature, son produit, et le dieu marécage, son père, souhaitait que la
proie Pierre lui revînt, lui fût sacrifiée pour son fils.
Ô
dérision ! Prosaïsme ! C’était la carcasse d’un daguet, même pas
encore un un-cor, un cerf juvénile d’un an, ce
qui suivait après le faon, mort par noyade, par le déluge orageux, l’été
dernier. Ses bourgeons de bois, ses pivots au sommet de son crâne, dont les
velours avaient disparu du fait de l’œuvre de la décomposition, formaient
d’étranges protubérances pédonculées, des troncatures bizarres de gréements,
rappelant aussi des moignons desséchés de doigts de momies incaïques
ou
égyptiennes que des pillards auraient coupés pour en voler les bagues
enchâssées dans les chairs durcies. Des épines acidifiées, urticantes, produits
de l’amalgame à la fourrure d’urticacées sauvages diverses du précédent été, adhéraient
à ce trophée formidable. La dépouille puait, atroce. Cette senteur douceâtre
ressemblait à de l’œuf pourri mélangé de poisson avarié. Les orbites vides de
la bête, de cette caricature colossale de Bambi
Disneyien
outrée de putrescence, difforme et engrossée d’enflures, proche
de l’éclatement, ainsi humanisée, anthropomorphe, paraissaient examiner, jauger
et toiser celui qu’elle tuait. Sa mâchoire à demi disloquée, où se mélangeaient
des restes de chair et de fourrure avec des ébranchures et des feuillées
brunâtres, se gaussait de lui en un
rictus de revanche. Il était en train
de mourir, car plus la charogne remontait, allégée par ses propres vents de
noyé, plus elle l’enfonçait dans la vase, par une loi non écrite, naturelle,
des correspondances, des réciprocités et des mouvements contraires, par un
principe mécanique indu, presque végétatif, accomplissant un prodige chamanique
d’échange des vies et des corps. C’était comme si son double juvénile ancestral
l’eût puni pour son usurpation. Il pensa
à son père sans trop savoir pourquoi ; peut-être les protubérances du
daguet diabolique lui rappelaient-elles les casques à pointe de ces boches de
1914 dont la puissance du feu avait fauché son paternel, avant qu’ils se
décidassent à limer cet attribut viril, sauvage, ithyphallique, sexe de crâne qui les métamorphosait à
leur tour en cible des Poilus vengeurs de leurs frères. Cette émasculation,
cette castration nécessaire à la tactique du Kaiser, n’avait pas empêché leur
défaite de 1918. Dans sa détresse, il appela les siens.
Ce
furent des jaillissements, des stridulations tressaillantes, aiguës, toujours
plus fortes, plus retentissantes, plus intenses, plus hurlantes, des cris de
détresse, de panique, émis dans les différents parlers et dialectes
vernaculaires aviaires issus du fond des âges farouches, de la glaciation de Würm.
Même Neandertal avait connu, su traduire ce langage des becs. Il parlait alternativement du appeau
d’os ou de bois, puis du fond de la gorge, croassant, pépiant, jacassant,
hululant, jabotant, caquetant, alors que les pattes antérieures racornies et noirâtres
du un-cor putrescent commençaient à immobiliser ses bras en jaillissant
entièrement des eaux. Cela fut vain ; nul oiseau n’arriva. Séléné régnait
encore pour trois heures.
Alors,
il commença à disparaître, à
s’estomper, à s’enliser intégralement, à être tout à fait englouti par l’étreinte
écrasante du cadavre de celui, dieu-cerf ou démon-cerf, qui, ricanant, lui
réglait son compte. Les sons sifflés et jacassés allèrent s’affaiblissant,
s’atténuant. Il étouffa. Il eut l’eau pourrie au cou, au menton,
à la bouche. Il se tut, réduit à l’impuissance,
au silence, à la désespérance du vaincu piégé par cette nature même qu’il avait voulu défendre contre
l’Humanité. Ses yeux rouges s’exorbitèrent d’angoisse derrière le masque
d’écorce de sorcier. Il se voyait
mourir. Il était en train d’échapper
à la justice des hommes.
Enfin,
n’émergèrent plus qu’un front velu coiffé de cervidé puis une main gantée de
fourrure, s’agitant, frémissant. Tout disparut en un ultime remous, scalp de
peau bramante, entrelacs de bois de Cernunnos, doigts fourrés tremblotants en
un fulminement terminal d’anathème antédiluvien, d’imprécation, de malédiction
ancestrale. Sa mission eschatologique accomplie, remonté un bref temps, le
jeune cerf putréfié coula de nouveau, promptement, telles ces îles volcaniques
temporaires surgies pour quelques mois avant d’être englouties pour plusieurs
siècles, ainsi qu’on en voit en Sicile. Il n’y eut plus rien du tout, plus rien
d’autre qu’une onde noire désespérément close.
L’affaire
du Couquiou était terminée.
A suivre...
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