Il s’était réfugié au fin-fond de la
sylve la plus profonde, là où les marais méphitiques mettaient en danger depuis
des siècles les communautés rurales successives. Elles tenaient ce secteur à
l’écart, dressaient des barrières naturelles, concevaient et inventaient des
fables effrayantes, des légendes peuplées de fantômes mugissant et hululant,
promulguaient des tabous, édictaient des interdits ressassés de bouche en
bouche, de bornage gaulois en bornage romain, de rescrit sénatorial, diocésain[1]
puis épiscopal en capitulaire carolingien, de terrier féodal en registre seigneurial,
de charte en charte aux lacs soyeux sigillographiques de diverses couleurs,
d’acte de sénéchal en acte d’intendant et de commissaire départi du Roy, d’arrêté
municipal en arrêté municipal.
Le père Martin ne cela rien au chef des
résistants locaux, à la milice patriotique qui exerça à la fin de l’été 44 son
pouvoir coercitif et de purge revancharde à l’encontre des tièdes, des
salopards, des collabos, des criminels de guerre, des putains à boches qu’on
fusilla ou qu’on tondit. Les leaders improvisés du nouvel ordre libérateur du
CNR déclarèrent Pierre disparu, en état de mort civile, puis sociale. Cela fut
porté plus tard sur son acte de naissance, d’autant plus facilement qu’il
n’avait plus aucun proche en vie. Nul n’alla le chercher en son dangereux
refuge. On ne s’aventurait plus là-bas depuis quatre mille ans, sauf quelques
égarés imprudents victimes d’un engloutissement, d’une submersion, d’une
immersion, d’un ensevelissement dans le limon de boue stagnante.
Il était arrivé qu’on retirât, vers l’an
1800, quelques momies fabuleuses des tourbières marécageuses, momies huileuses,
papyracées, gallo-romaines, dont l’état de conservation ébaudissant n’avait
rien à envier à celui des cadavres des martres d’Auvergne inhumés dans leur
sarcophage de plomb.
A l’origine de ces exhumations, de modernes agronomes,
héritiers « savantissimes » des physiocrates, avaient souhaité qu’on
gagnât de nouvelles terres arables, qu’on agrandît l’ager aux dépens du pagus,
ce qui nécessitait, outre des défrichements et des débroussaillages conséquents,
que l’on bonifiât et amendât les terrains, qu’on asséchât et drainât tout ce
marécage fétide et insalubre pourvoyeur de fièvres estivales.
Au cours de cette entreprise ardue, on
avait donc retiré de leur embourbement multiséculaire ces cadavres gainés d’un
empois puant ocré, englués dans la tourbe, tels des dipneustes africains s’enterrant
durant une sécheresse, corps momifiés naturellement, dont la conservation
exceptionnelle avait été facilitée par quelque alchimie anaérobie, par un
phénomène d’eutrophisation des fonds de cette maremme limousine du fait que s’y
putréfiaient et s’y gazéifiaient depuis d’incalculables millénaires d’innombrables
restes végétaux et animaux qui s’y étaient enlisés au cours des temps. Les paysans
n’y avaient vu que superstition, malédiction. Ils s’étaient signés en présence de
ces restes confits vénérables, médiévaux ou antiques. Pour eux, c’étaient des
victimes du diable, punies à cause de leur imprudence ou de leur sacrilège.
Ces corps remontaient à la surface des
eaux dormantes, comme s’ils ressuscitaient d’entre les morts, comme surgis de
quelque catacombe lacustre engloutie et occulte. Ils s’en revenaient de cet
au-delà mouvant des syrtes, d’une mystérieuse cité antédiluvienne, immobilisés dans
la posture dans laquelle ils s’étaient débattus en s’enlisant, s’étant senti
disparaître, s’étouffer, stabilisés ensuite dans telle ou telle gestuelle de
submergés vivants, remodelés par la boue, stoppés à quelque stade de la décomposition
différant d’un cadavre à l’autre, indatables si ce n’était par les restes de
vêtements. Et les paysans prétendaient qu’en plus des accidents, quelque
présupposé rite druidique avait pu conduire à la pratique de sacrifices humains
afin que les populations celtes honorassent la divinité des marais. En sondant
davantage en profondeur, en des strates plus anciennes, on aurait pu découvrir
des espèces disparues de crocodiliens fossilisés géants noircis comme des
Stégocéphales,
ayant conservé leurs téguments cuirassés, leur caparaçon,
crocodiles secondaires ou tertiaires que Georges Cuvier, appâté par
l’importance scientifique de cet événement, se serait empressé d’étudier et de
reconstituer.
Des naturalistes du Muséum de Paris, au
nom du Premier Consul, étaient allés recueillir ces dépouilles barbares
remarquables, souventes fois de jeunes pâtres à sayon et à manteau gaulois à
capuchon, à braies et à chaussons, allés rechercher une brebis perdue dans le
bois, les avaient rapportées, puis exposées aux curieux, nettoyées de leur
fange, horribles et encore souples, bistrées, laquées de différentes nuances de
brun, s’étiolant, s’altérant à l’air libre ou dans leur vitrine, attaquées par
les insectes, les moisissures et les peu respectueux visiteurs fascinés par
leur aspect macabre qui en prélevaient des fragments d’épiderme, de dents, de
cheveux ou d’étoffe avec discrétion, en un culte sécularisé des reliques, avant
qu’elles fussent enfin confinées et recluses par précaution dans les réserves
des caves du même Muséum où, par exemple, croupissaient la dépouille de Thaïs,
les siamoises alcoolisées en leur flacon dignes de celles de Rabastens
rapportées par Diderot[2]
et les masques mortuaires plâtreux et grisâtres des régicides de la Révolution,
de Talleyrand et des chauffeurs d’Orgères.
Cependant, le projet de bonification
avait fini par être abandonné à mi-tâche, devant les résistances locales
multiples, le ressassement des mythes, des fantasmes, et les colères
émotionnelles des enfants de la Grande Peur de 1789 ; la contrée demeurerait
dans son acception, sa doxa répulsive et hantée. Bonaparte n’avait pas souhaité
perdre l’attachement indispensable de cette frange de la paysannerie bornée,
issue du monde d’oc et des temps réformés, animée par l’esprit de justice issu
de la Révolution et de l’abolition des privilèges.
Pierre devint donc, en ce lieu désolé,
interdit, un Robinson d’un nouveau genre, abandonnant tout le vernis artificiel
civilisationnel qui l’avait modelé depuis qu’il avait surgi du vagin maternel
en l’an 1910. Ses vêtements effiloqués en lambeaux insanes, graisseux d’une
crasse sauvage, putréfiés à jamais, il retrouva les gestes magdaléniens de la
couture des peaux avec des aiguilles d’os. Il s’abreuva à l’eau des sources, à
l’eau de la pluie, tailla la pierre, affûta les sagaies, les épieux, apprit et
perfectionna l’art du piégeage, s’initia au langage des plantes et de la faune.
Il battit Thoreau, Defoe et Whitman
sur leur propre terrain. Son esprit
s’aviva. Il se découvrit des facultés cognitives inédites. Comme Victor Hugo
dans Les Misérables évoquant, avec ce génie digressif qui lui était propre,
l’existence, au sein du Léviathan intestinal baroque des égouts de Paris,
d’improbables loges souterraines d’in-pace fantasmés,
il comprit que lui-même
se transmutait en mythe mort-vivant, déformé dans la mémoire collective de
ceux, père Martin ou baron d’Arthémond, qui l’avaient fugacement croisé,
jusqu’à ce que ne subsistât plus de lui qu’une image floutée, incertaine, de
croque-mitaine ou de coureur des bois, presque assimilé à une espèce simiesque
antérieure à la nôtre et forcément hostile. Il sut dès lors qu’il n’aurait plus
rien à redouter des autres, puisqu’ils auraient peur de lui, et il forgea au
fil des ans les armes adaptées à son plan de vengeance contre cette civilisation
technicienne qui avait tué les siennes. Cela lui prit longtemps, mais la
persévérance était son fort. Il apprit à parler aux sangliers, aux écureuils,
aux corneilles, aux biches, même aux champignons. Quinze années passèrent,
qu’il compta en lunes, selon un comput ancestral de calendrier de chasse
Cro-Magnon, fait d’encoches, de stries, de cupules, sur l’écorce ou le caillou.
Il en oublia l’expression écrite, mais se refusa à délaisser le langage
articulé qu’il pratiqua en soliloques murmurés. Maintes fois, la solitude
menaça sa santé mentale, mais son objectif prévalant sur tout, il surmonta ce
danger.
Enfin, test ultime, lorsqu’il parvint à
contrôler tout un groupe d’oiseaux, à lui faire attaquer une proie d’élevage,
un mouton qu’on crut occis par quelque loup, il sut qu’il était fin prêt.
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Il
poursuivit, afin de bien convertir Lucille à sa cause :
« En
plus de tout cela, le Néolithique est à la source de l’inégalité ; car
auparavant, tous les hommes préhistoriques étaient naturellement égaux.
Ils étaient solidaires, s’occupaient de leurs vieillards, de leurs malades et
de leurs estropiés. C’était tout, sauf des brutes épaisses armées de massues,
de coups de poings et de casse-têtes. »
Mais
où donc était-il allé pêcher tout ça ? Il se fit didactique, expliquant à
la fillette, trop jeune pour avoir lu Rousseau, que l’agriculture et l’élevage
avaient entraîné l’apparition de la propriété, les inégalités sociales, la
division en classes (prêtres, guerriers, travailleurs), la convoitise, le
crime. C’était bien la racine du Mal, de tous les maux, jusqu’à l’apothéose SS.
La
gamine se savait privilégiée, au contraire de cette pauvre simplette de
Capucine. Elle plongea dans ses réflexions… Elle vivait un endoctrinement
prophylactique, écoutait un prêche, un prône prosélyte du grand-prêtre de la
religion des origines. Elle feignit éprouver le plus vif intérêt à ce discours
d’un communisme primitif, se promettant, toutefois, d’y puiser des idées
raisonnables et saines, logiques, de bon sens, qui jureraient, feraient tache
devant le lot commun réactionnaire partagé par sa petite famille terrienne. Il
lui fallut accepter toutes les élucubrations de ce Pierre meurtri. Elle pouvait
bien attendre les secours des gendarmes, à présent. Elle s’instruisait de
choses bigrement intéressantes, qui lui serviraient plus tard, adulte, pour ne
pas se laisser faire par un futur mari, par exemple.
A suivre...
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