dimanche 20 octobre 2013

Le Couquiou épisode 18.



Il s’était réfugié au fin-fond de la sylve la plus profonde, là où les marais méphitiques mettaient en danger depuis des siècles les communautés rurales successives. Elles tenaient ce secteur à l’écart, dressaient des barrières naturelles, concevaient et inventaient des fables effrayantes, des légendes peuplées de fantômes mugissant et hululant, promulguaient des tabous, édictaient des interdits ressassés de bouche en bouche, de bornage gaulois en bornage romain, de rescrit sénatorial, diocésain[1] puis épiscopal en capitulaire carolingien, de terrier féodal en registre seigneurial, de charte en charte aux lacs soyeux sigillographiques de diverses couleurs, d’acte de sénéchal en acte d’intendant et de commissaire départi du Roy, d’arrêté municipal en arrêté municipal. 
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Le père Martin ne cela rien au chef des résistants locaux, à la milice patriotique qui exerça à la fin de l’été 44 son pouvoir coercitif et de purge revancharde à l’encontre des tièdes, des salopards, des collabos, des criminels de guerre, des putains à boches qu’on fusilla ou qu’on tondit. Les leaders improvisés du nouvel ordre libérateur du CNR déclarèrent Pierre disparu, en état de mort civile, puis sociale. Cela fut porté plus tard sur son acte de naissance, d’autant plus facilement qu’il n’avait plus aucun proche en vie. Nul n’alla le chercher en son dangereux refuge. On ne s’aventurait plus là-bas depuis quatre mille ans, sauf quelques égarés imprudents victimes d’un engloutissement, d’une submersion, d’une immersion, d’un ensevelissement dans le limon de boue stagnante. 
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Il était arrivé qu’on retirât, vers l’an 1800, quelques momies fabuleuses des tourbières marécageuses, momies huileuses, papyracées, gallo-romaines, dont l’état de conservation ébaudissant n’avait rien à envier à celui des cadavres des martres d’Auvergne inhumés dans leur sarcophage de plomb.
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 A l’origine de ces exhumations, de modernes agronomes, héritiers « savantissimes » des physiocrates, avaient souhaité qu’on gagnât de nouvelles terres arables, qu’on agrandît l’ager aux dépens du pagus, ce qui nécessitait, outre des défrichements et des débroussaillages conséquents, que l’on bonifiât et amendât les terrains, qu’on asséchât et drainât tout ce marécage fétide et insalubre pourvoyeur de fièvres estivales.    
Au cours de cette entreprise ardue, on avait donc retiré de leur embourbement multiséculaire ces cadavres gainés d’un empois puant ocré, englués dans la tourbe, tels des dipneustes africains s’enterrant durant une sécheresse, corps momifiés naturellement, dont la conservation exceptionnelle avait été facilitée par quelque alchimie anaérobie, par un phénomène d’eutrophisation des fonds de cette maremme limousine du fait que s’y putréfiaient et s’y gazéifiaient depuis d’incalculables millénaires d’innombrables restes végétaux et animaux qui s’y étaient enlisés au cours des temps. Les paysans n’y avaient vu que superstition, malédiction. Ils s’étaient signés en présence de ces restes confits vénérables, médiévaux ou antiques. Pour eux, c’étaient des victimes du diable, punies à cause de leur imprudence ou de leur sacrilège.
Ces corps remontaient à la surface des eaux dormantes, comme s’ils ressuscitaient d’entre les morts, comme surgis de quelque catacombe lacustre engloutie et occulte. Ils s’en revenaient de cet au-delà mouvant des syrtes, d’une mystérieuse cité antédiluvienne, immobilisés dans la posture dans laquelle ils s’étaient débattus en s’enlisant, s’étant senti disparaître, s’étouffer, stabilisés ensuite dans telle ou telle gestuelle de submergés vivants, remodelés par la boue,  stoppés à quelque stade de la décomposition différant d’un cadavre à l’autre, indatables si ce n’était par les restes de vêtements. Et les paysans prétendaient qu’en plus des accidents, quelque présupposé rite druidique avait pu conduire à la pratique de sacrifices humains afin que les populations celtes honorassent la divinité des marais. En sondant davantage en profondeur, en des strates plus anciennes, on aurait pu découvrir des espèces disparues de crocodiliens fossilisés géants noircis comme des Stégocéphales,
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 ayant conservé leurs téguments cuirassés, leur caparaçon, crocodiles secondaires ou tertiaires que Georges Cuvier, appâté par l’importance scientifique de cet événement, se serait empressé d’étudier et de reconstituer. 
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Des naturalistes du Muséum de Paris, au nom du Premier Consul, étaient allés recueillir ces dépouilles barbares remarquables, souventes fois de jeunes pâtres à sayon et à manteau gaulois à capuchon, à braies et à chaussons, allés rechercher une brebis perdue dans le bois, les avaient rapportées, puis exposées aux curieux, nettoyées de leur fange, horribles et encore souples, bistrées, laquées de différentes nuances de brun, s’étiolant, s’altérant à l’air libre ou dans leur vitrine, attaquées par les insectes, les moisissures et les peu respectueux visiteurs fascinés par leur aspect macabre qui en prélevaient des fragments d’épiderme, de dents, de cheveux ou d’étoffe avec discrétion, en un culte sécularisé des reliques, avant qu’elles fussent enfin confinées et recluses par précaution dans les réserves des caves du même Muséum où, par exemple, croupissaient la dépouille de Thaïs,
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 les siamoises alcoolisées en leur flacon dignes de celles de Rabastens rapportées par Diderot[2] 
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et les masques mortuaires plâtreux et grisâtres des régicides de la Révolution, de Talleyrand et des chauffeurs d’Orgères.

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 Cependant, le projet de bonification avait fini par être abandonné à mi-tâche, devant les résistances locales multiples, le ressassement des mythes, des fantasmes, et les colères émotionnelles des enfants de la Grande Peur de 1789 ; la contrée demeurerait dans son acception, sa doxa répulsive et hantée. Bonaparte n’avait pas souhaité perdre l’attachement indispensable de cette frange de la paysannerie bornée, issue du monde d’oc et des temps réformés, animée par l’esprit de justice issu de la Révolution et de l’abolition des privilèges.

Pierre devint donc, en ce lieu désolé, interdit, un Robinson d’un nouveau genre, abandonnant tout le vernis artificiel civilisationnel qui l’avait modelé depuis qu’il avait surgi du vagin maternel en l’an 1910. Ses vêtements effiloqués en lambeaux insanes, graisseux d’une crasse sauvage, putréfiés à jamais, il retrouva les gestes magdaléniens de la couture des peaux avec des aiguilles d’os. Il s’abreuva à l’eau des sources, à l’eau de la pluie, tailla la pierre, affûta les sagaies, les épieux, apprit et perfectionna l’art du piégeage, s’initia au langage des plantes et de la faune. Il battit Thoreau, Defoe et Whitman
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 sur leur propre terrain. Son esprit s’aviva. Il se découvrit des facultés cognitives inédites. Comme Victor Hugo dans Les Misérables évoquant, avec ce génie digressif qui lui était propre, l’existence, au sein du Léviathan intestinal baroque des égouts de Paris, d’improbables loges souterraines d’in-pace fantasmés,
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 il comprit que lui-même se transmutait en mythe mort-vivant, déformé dans la mémoire collective de ceux, père Martin ou baron d’Arthémond, qui l’avaient fugacement croisé, jusqu’à ce que ne subsistât plus de lui qu’une image floutée, incertaine, de croque-mitaine ou de coureur des bois, presque assimilé à une espèce simiesque antérieure à la nôtre et forcément hostile. Il sut dès lors qu’il n’aurait plus rien à redouter des autres, puisqu’ils auraient peur de lui, et il forgea au fil des ans les armes adaptées à son plan de vengeance contre cette civilisation technicienne qui avait tué les siennes. Cela lui prit longtemps, mais la persévérance était son fort. Il apprit à parler aux sangliers, aux écureuils, aux corneilles, aux biches, même aux champignons. Quinze années passèrent, qu’il compta en lunes, selon un comput ancestral de calendrier de chasse Cro-Magnon, fait d’encoches, de stries, de cupules, sur l’écorce ou le caillou. Il en oublia l’expression écrite, mais se refusa à délaisser le langage articulé qu’il pratiqua en soliloques murmurés. Maintes fois, la solitude menaça sa santé mentale, mais son objectif prévalant sur tout, il surmonta ce danger.
Enfin, test ultime, lorsqu’il parvint à contrôler tout un groupe d’oiseaux, à lui faire attaquer une proie d’élevage, un mouton qu’on crut occis par quelque loup, il sut qu’il était fin prêt.

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Il poursuivit, afin de bien convertir Lucille à sa cause :
« En plus de tout cela, le Néolithique est à la source de l’inégalité ; car auparavant, tous les hommes préhistoriques étaient naturellement égaux. Ils étaient solidaires, s’occupaient de leurs vieillards, de leurs malades et de leurs estropiés. C’était tout, sauf des brutes épaisses armées de massues, de coups de poings et de casse-têtes.  »
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Mais où donc était-il allé pêcher tout ça ? Il se fit didactique, expliquant à la fillette, trop jeune pour avoir lu Rousseau, que l’agriculture et l’élevage avaient entraîné l’apparition de la propriété, les inégalités sociales, la division en classes (prêtres, guerriers, travailleurs), la convoitise, le crime. C’était bien la racine du Mal, de tous les maux, jusqu’à l’apothéose SS.
La gamine se savait privilégiée, au contraire de cette pauvre simplette de Capucine. Elle plongea dans ses réflexions… Elle vivait un endoctrinement prophylactique, écoutait un prêche, un prône prosélyte du grand-prêtre de la religion des origines. Elle feignit éprouver le plus vif intérêt à ce discours d’un communisme primitif, se promettant, toutefois, d’y puiser des idées raisonnables et saines, logiques, de bon sens, qui jureraient, feraient tache devant le lot commun réactionnaire partagé par sa petite famille terrienne. Il lui fallut accepter toutes les élucubrations de ce Pierre meurtri. Elle pouvait bien attendre les secours des gendarmes, à présent. Elle s’instruisait de choses bigrement intéressantes, qui lui serviraient plus tard, adulte, pour ne pas se laisser faire par un futur mari, par exemple.

A suivre...

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[1] Le mot diocésain n’est pas employé dans un sens religieux, mais administratif, après la réforme de Dioclétien qui institua les diocèses à la fin du IIIe siècle de notre ère.
[2] Diderot en parle dans le Rêve de d’Alembert.