L’embryon hybride humain-céphalopode,
bien qu’il fût âgé de quelques jours à peine, avait déjà conscience de
lui-même. Il nageait dans son liquide nourricier au sein de la sphère de
gestation. A travers les parois de celle-ci, ses yeux glauques de calmaroïde
observaient leur environnement extérieur, ce qui constituait un apprentissage
cognitif précoce. L’Asturkruk en devenir eût dû voir un laboratoire souterrain
de Gentus et des légions de sphères contenant ses semblables en formation, ses
frères ou ses clones. Or, c’était un tout autre spectacle dont le futur
Kraksis, numéro on ne savait lequel, prenait connaissance.
Des circonvallations de
forteresse médiévale, des barbacanes, des échauguettes… une poterne et des
guérites curieusement vides de gardes et de hallebardiers, poterne à la
muraille de laquelle était sculptée une gueule de lion de Saint-Marc.
On aurait pu l’apparenter à quelque mascaron ou antéfixe. Mais il s’agissait là d’une de ces innombrables boîtes à délation telles qu’on pouvait en rencontrer en la cité des Doges. L’embryon entendait-il ? Un bruissement, un friselis, un froufrou, un léger tapotement de talons de bottines à guêtrons. Une jeune femme au lourd chignon noir, à la vêture de veuve, le voile cependant relevé qui permettait de remarquer son regard exalté aux yeux exorbités, s’approchait de la gueule du félin de pierre.
On aurait pu l’apparenter à quelque mascaron ou antéfixe. Mais il s’agissait là d’une de ces innombrables boîtes à délation telles qu’on pouvait en rencontrer en la cité des Doges. L’embryon entendait-il ? Un bruissement, un friselis, un froufrou, un léger tapotement de talons de bottines à guêtrons. Une jeune femme au lourd chignon noir, à la vêture de veuve, le voile cependant relevé qui permettait de remarquer son regard exalté aux yeux exorbités, s’approchait de la gueule du félin de pierre.
La main droite gantée de
l’inconnue tenait un pli cacheté avec de la cire. Son physique rappelait ou
annonçait (anticipation sarcastique du Préservateur ?) la grande
comédienne du cinéma gothique bidimensionnel italien des années 1960, Barbara
Steele.
C’était la pleine lune.
Redoutant qu’on surprît son geste, la jeune inconnue inspectait les environs
avec des regards apeurés. Rassurée par l’absence de témoin, elle commença à
introduire la lettre de dénonciation dans l’orifice léonin. Cette missive
contenait, rédigées à la fois en italien et en anglais, les classiques
accusations contre Aurore-Marie de Saint-Aubain proférées autrefois par Yolande
de la Hire : saphisme juvénile et assassinat de Marie d’Aurore. Le moment
était enfin venu d’insister sur l’aspect hybride de la toilette de la délatrice
qui permettait de situer temporellement la scène. Doit-on rappeler que la mode
précédant la Révolution française ou à ses tout débuts avait été partiellement
copiée par celle des années 1880 ? Conséquemment notre pseudo-Barbara
Steele arborait une réinterprétation de 1888 des robes si chères à
Marie-Antoinette. Nous étions donc revenus soi-disant un siècle en arrière,
avant la fin de la République de Venise, l’objectif de la fausse veuve devenait
limpide, permettre l’arrestation de madame la baronne de Lacroix-Laval et son
emprisonnement aux Plombs pour ses mœurs dépravées et meurtrières. C’était sans
compter sur le lion. La bête, animée par quelque sortilège, avala non seulement
la lettre mais aussi la main gantée sur laquelle elle se referma comme la
caisse Bancelle sur le bras de Lecoq chez Paul Féval. Cela eut pour effet de
faire pousser un hurlement de pur effroi à la délatrice.
Le proto Kraksis n’était pas au
bout de ses surprises. L’onde amniotique dans laquelle il s’ébattait avec
délices s’agita tempétueusement. Les secousses ridant la sphère matrice
devinrent si brutales que celle-ci se descella de son aire et s’en vint rouler
comme une boule de billard avant qu’une distorsion temporelle l’absorbât.
Ballotée de boyau de wormhole en tentacule de trou de ver, son voyage dans
l’Infini du Multivers, au sein d’un réticulé à la fois neuronal d’amas
galactiques et de glie de matière noire, la conduisit à se rematérialiser au
beau milieu d’une séance de dissection publique en laquelle officiait Frédéric
Maubert de Lapparent. Pour rappel, il s’agissait du médecin de la poétesse
maudite. L’amphithéâtre s’emplissait de gloussements et de rires de femmes du demi-monde,
de cocottes avides de sensations fortes. Leurs vêtures aux couleurs criardes,
trop emplumées et trop ornementées, trahissaient leur apparentement à la
courtisanerie. Des figures fort courues, fort connues étaient identifiables.
Elles s’échelonnaient de 1850 à 1890. Marie Duplessis, Cora Pearl, La Païva,
Valtesse de la Bigne, etc…
Valtesse de la Bigne, etc…
On aurait pu penser que le
spécimen en cours d’autopsie publique était Aurore-Marie elle-même. C’eût été
trop peu subtil. Le spectacle mêlait private
joke et hommage appuyé à une célèbre série télévisée qui avait défrayé la
chronique à l’extrême fin du XXe siècle. La créature ouverte qui offrait ses
viscères n’appartenait pas à notre monde, à notre univers. Parmi les
spectatrices, des voix avinées scandaient : « Roswell,
Roswell ! » Certes, le cadavre affichait un crâne hypertrophié ;
certes, ses proportions rappelaient les fœtus humains bien que sa taille fût
celle d’un Pygmée. De fait, ce fœtus extraterrestre se prolongeait par quatre
tentacules (ventral, dorsal, et latéraux). Le pré-Kraksis, déjà instruit par la
mémoire génétique commune de ses prédécesseurs, identifia l’EBE. Un Aruspucien
pur jus !
Mais à quoi donc jouait Daniel
dans cette fantasmagorie punitive ? Pourquoi cet intermède absurde ?
Son humour primesautier ne pouvait avoir prise sur la conscience altérée d’une
Aurore-Marie réduite à la condition d’une fillette de sept-huit ans. Dan El
s’amusait, et cela se voyait, avant de passer au bouquet final.
*******
Assaillie par de nouvelles
visions déstabilisantes que suscitait le Préservateur afin d’achever de la
soumettre, Aurore-Marie se laissait conduire avec passivité jusqu’aux
profondeurs insondables de l’Agartha. Chaque cauchemar avait l’effet d’un coup
de semonce dans sa pensée privée du libre-arbitre. La poétesse tressaillait
chaque fois qu’elle voyait une structure architecturale ou technique inconnue,
chaque fois que son regard croisait une créature inconcevable qui saluait
déféremment l’Expérimentateur revenu au bercail. Chacun de ces êtres incarnait
tout ce qu’elle haïssait au tréfonds d’elle-même, tout ce que sa conception
étriquée, raciste et exclusive du Monde se refusait d’accepter : le
sauvage, l’Autre, le Noir, la forme de vie prétendument primitive, le
soi-disant idiot congénital – le K’Tou – ou encore le loup des espaces
forestiers hostiles et répulsifs… ainsi, lui apparaissaient Lobsang Jacinto,
Tenzin Musuweni, Khrumpf, Uruhu ou Guerreure. Les femmes sous toutes leurs
formes avaient aussi leur place. Ce fut pourquoi la fillette frémit à ce
qu’elle interpréta faussement comme le feulement d’une félinoïde – c’était Shinaïa.
Epeurée, ainsi que l’écrivait son auteur de référence Huysmans dans sa graphie
bien particulière, hagarde, la fragile gamine se cramponna au bras protecteur
de l’ex-daryl androïde. Bientôt, ils dépassèrent le lieu où à nouveau se
dressait en un retour à la normale le buste de Pi’Ou sculpté par Gregor
Karlowitz.
La petite fille trébucha,
écorchant son genou gauche sans que Daniel se souciât de cette plaie bégnine.
Il faut dire que les ridicules bottines de bébé de porcelaine emprisonnant ses
pieds y étaient pour quelque chose. Elles la serraient, la comprimaient au
risque de l’ampoule et de l’apostume. Par perversité le Ying Lung avait fait en
sorte que la baronne rajeunie revêtit de pied en cap la toilette emblématique
de ses fantasmes, celle de la parfaite petite fille modèle engoncée de ruchés,
d’organdi, de nœuds et de dentelles. Tout cela était fort bien amidonné et
s’apparentait à une torture. Les lésions pulmonaires de madame demeurant, elle
s’oppressait et s’étouffait sous ce carcan. Un énorme ruban de soie garnissait
sa chevelure alors que sa longue frange lui chatouillait son front bombé. Même
ses dessous devenaient malcommodes, ses pantaloons lui grattaient tout raidis
qu’ils étaient.
En parallèle, éthérées,
fugitives, flottaient çà et là des évocations des Agartha divergentes, à la
semblance d’ectoplasmes et de périsprits des expériences spirites. Cité de
Timour Singh le Très Précieux, base secrète de Sun Wu fils, antre du Roi du
Monde, forteresse nazie enfouie reconnaissable à ses runes et à son drapeau
maudit, souterrain occulte du Taj Mahal noir, hypogée mégalithique d’une
civilisation celtique ayant rayonné jusqu’en Chine…
Une porte monumentale en basalte
noir s’offrit à l’extrémité de ce monde pluriel, du moins était-ce là le
remodelage permanent du palais mental de l’Expérimentateur par excellence,
univers-piège dédaléen et infini qui servirait de Tombeau à madame de
Saint-Aubain. Un géant couleur d’argile gardait le Saint du Saint. Téphillim ou
Golem, il était tout à la fois un protecteur et une anticipation des événements
que subiraient deux des protagonistes bien-aimés de Dan El. La statue vivante,
modelée par rabbi Loew, proféra d’une voix caverneuse et sépulcrale, un simple
mot, une simple voyelle hébraïque : aleph.
Nous avions là un nouvel exemple
d’une plaisanterie érudite de Dan El. L’avatar de Golem était posté à l’entrée
de la bibliothèque de Babel en référence à Jorge Luis Borges.
Les battants de la porte de basalte s’ouvrirent en silence comme s’ils avaient été commandés par un super esprit. Ce temple du savoir livresque renfermait toutes les écritures, tous les récits du Pantransmultivers en des rayonnages s’étendant sur des éons. S’il avait fallu chiffrer son contenu, on aurait obtenu une valeur sans cesse changeante, de l’ordre fort approximatif de 10³²¹. Le monument présentait une structure étoilée, non point pentaradiée comme les échinodermes, les astéries, mais à vingt branches. Cet icosaèdre d’un nouveau style dont les hauteurs vertigineuses dépassaient la stratosphère se constellait d’une dentelle de tourelles ajourées, de campaniles et de pignons. Nous devinons que Maestro Leonardo avait aidé Daniel lors de l’édification de ce temple de la Connaissance.
Les battants de la porte de basalte s’ouvrirent en silence comme s’ils avaient été commandés par un super esprit. Ce temple du savoir livresque renfermait toutes les écritures, tous les récits du Pantransmultivers en des rayonnages s’étendant sur des éons. S’il avait fallu chiffrer son contenu, on aurait obtenu une valeur sans cesse changeante, de l’ordre fort approximatif de 10³²¹. Le monument présentait une structure étoilée, non point pentaradiée comme les échinodermes, les astéries, mais à vingt branches. Cet icosaèdre d’un nouveau style dont les hauteurs vertigineuses dépassaient la stratosphère se constellait d’une dentelle de tourelles ajourées, de campaniles et de pignons. Nous devinons que Maestro Leonardo avait aidé Daniel lors de l’édification de ce temple de la Connaissance.
Tenant sa prisonnière d’une main
ferme, Dan El ne lui laissa pas le temps de s’émerveiller à l’empilement infini
de maroquins multicolores dont les titres écrits dans toutes les langues
pratiquées au sein du Multivers brillaient de mille feux tout en lui restant
parfaitement inaccessibles. Certains ouvrages étaient constitués uniquement de
vibrations, d’autres formaient des kaléidoscopes multidimensionnels, des codes
colorés calmaroïdes. Plusieurs d’entre eux paraissaient réduits à des émanations
gazeuses, émotionnelles, divergeant d’une sensation à l’autre, évoquant tour à
tour tristesse, joie, peur, deuil, renaissance, car telle était la littérature
« écrite » par les civilisations éthérées. Il y avait également ces
assemblages minéraux de silice, de feldspath, de roche métamorphique, de gemmes
facettées, corpus de la poésie du peuple de Kinktankt, sans omettre les données
numériques abondantes des Olphéans. Lorsque la littérature n’était qu’orale,
des nuées de sons de toutes teintes s’échappaient des étagères treillissées, se
mélangeant, s’amalgamant en une confusion symphonique de récits
disparates : Geste de Kâarl, recueils de crissements d’oursinoïdes
d’Ankrax, grattements, clics et onomatopées des sagas K’Toues, rhapsodies rauques
des bardes Haäns, pincements de lamelles d’écorces de toutes les essences des
aèdes Naoriens, etc.
Après un temps incalculable, nos
deux protagonistes parvinrent en une section singulièrement délabrée de la
bibliothèque. Les murs en étaient fissurés, rongés de moisissures, des étançons
avaient du mal à en prévenir l’écroulement fatal tout proche. Des toiles
d’épeires gainaient la plupart des volumes que plus personne n’empruntait
depuis des lustres et des lustres. Les reliures tavelaient les pages
pourrissantes de ces œuvres délaissées et témoignaient de leur déliquescence et
de leur déréliction culturelle. Lors, la main de Daniel Lin lâcha enfin la
fillette, cédant tout à plaisir à la volonté d’Aurore-Marie de connaître quels
étaient ces livres ainsi abandonnés. Montant sur une escabelle, bien qu’elle
craignît perdre l’équilibre à cause de ses bottines, ses frêles bras parvinrent
tant bien que mal à se saisir d’un exemplaire exhalant une fragrance
putrescente. Avec avidité, elle en feuilleta les pages qui s’en allaient en
lambeaux sous ses doigts.
- Pages arrachées au Pergamen de Sodome ! s’exclama-t-elle.
Publication posthume de 1924, éditée par Mireille Havet, poursuivit-elle de sa
voix enfantine et toussotante.
Elle lut au hasard le fragment d’un poème
scabreux, l’Hamadryade indienne, avant
qu’il se décomposât tout à fait :
Frises des dieux des Indes, extase du Corybante, embrassement des becs…
Son attention captée, elle
n’avait fait nul cas de la présence d’une lectrice, une seule, en ce lieu
désolé. Une fillette d’une douzaine d’années lui ressemblant trait pour trait
mais qui n’était point elle : Lise de Saint-Aubain.
Un claquement sec fit sursauter
Aurore-Marie au risque qu’elle perdît l’équilibre, chutât de l’escabelle et se
rompît le cou. Lise avait commis ce bruit, refermant le recueil maroquiné
bordeaux qu’elle parcourait avec dégoût (il s’agissait des Eglogues platoniques de sa mère) geste d’une violence telle que le
papier était parti en poudre, ne laissant subsister que le cuir de l’ouvrage
interdit. Avec assurance, elle jeta à la face de celle qu’elle exécrait
désormais :
- Mère, ton œuvre est morte tout
entière, immergée en des abysses d’oubli. Je ne puis en sauver nul vers.
- Damnatio memoriae, balbutia la poétesse, prise d’un vertige
irrépressible.
Les liens maternels
indéfectibles la rattachant à celle qu’elle prétendait être son double
parthénogénétique venaient de se rompre à jamais. Toujours sous son apparence
fluette et grotesque de fillette de sept ans, Aurore-Marie affrontait une Lise
inexplicablement plus âgée et donc pré pubère, ce qui avait de quoi la
déstabiliser. Elle s’agenouilla et tout en sanglotant d’une voix geignarde, elle
supplia le fruit de ses entrailles de lui pardonner ses erreurs artistiques.
Mais sa fille resta sourde à ses suppliques et répondit d’une voix aux
intonations déjà adultes :
- Tu n’es plus ma mère. Au fond,
l’as-tu jamais été ?
En retrait, Daniel Lin observait
la scène avec impartialité, ses yeux reflétant sa tristesse intérieure. Déjà,
il avait pris la décision de ne point abandonner Lise à l’effacement général de
l’antichronoligne parasitaire dont Madame de Saint-Aubain était le seul toron
encore existant à cette « heure ».
Suffoquée par ces dures paroles
qui ne faisaient que refléter la réalité, Aurore-Marie resta coite, comme
tétanisée. Cependant, son amour narcissique pour son double perdurait. Elle se
raccrochait à son projet de roman hideux dans lequel elle envisageait
d’introduire des jumelles miroir ne s’adorant qu’elles-mêmes. Or, puisque le
premier livre qu’elle avait tenu entre ses mains était postérieur à 1888, Le Trottin
devait éminemment figurer parmi les rayonnages. L’apercevant enfin, elle se
précipita avec avidité et impatience dans le but de lire son contenu à la fois
morbide et scandaleux.
Mais Lise la prit de vitesse.
- Non, mère, vous ne saurez pas
en cet instant ce que vous écrirez plus tard. Moi, je viens de le lire. J’ai
honte pour vous.
- Le mal est fait, ma fille.
J’ai eu le temps d’apercevoir l’Hamadryade
indienne.
- Vous écrivîtes cette abjection après avoir occis une enfant de la
rue. Père n’a pu me cacher longtemps la vérité.
- De quelle année viens-tu
donc ?
- 1893, lança Lise avec mépris.
Un seul sort pour ces livres exsudant le fagot : un auto da fe inquisitorial.
Alors que les yeux d’ambre de
l’adolescente scrutaient et transperçaient sa génitrice tandis qu’elle
renversait d’un coup de pied tous les rayonnages consacrés à l’œuvre maudite,
dégageant ainsi des nuées de poussière, Lise sortit d’une de ses poches une
boîte d’allumettes et mit le feu à cette littérature.
Etrangement, la scène ainsi
vécue par la poétesse vaincue (n’était-ce pas une virtualité ?) anticipait
une péripétie majeure du Trottin celle
où Adelia, l’ancienne favorite de Cléore, immolait les poupées de cire à
l’effigie des juvéniles prostituées.
Toute la pièce confinée se
teinta d’écarlate et de vermeil. Des fantasmagories planaient au-dessus du
bûcher expiatoire, rappelant les projections de Robertson à la fin du siècle
précédent :
- fantômes éthérés phosphorescents,
- chauves-souris vampiriques de
suie, battant de leurs ailes noires un air méphitique et vaporeux,
- crânes humains ricanant livrés
à une liesse abominable,
- têtes décapitées
d’aristocrates dont le sang dégouttait encore des cous tranchés,
- corps pantelant de Jean-Paul
Marat, le couteau de Charlotte Corday encore enfoncé dans la poitrine,
Etc.
Toutes ces sensations fortes
n’étaient rien par rapport au spectacle de la consumation des livres poétiques
maudits. C’était en quelque sorte un feu de joie qui anéantissait toute
subsistance et toute substance atome après atome de la baronne. Son nom
s’effaçait des tablettes de l’histoire littéraire mais également de la mémoire
de ses contemporains telles les rides d’une mare qui allaient s’élargissant.
Des lettres enflammées jaillissaient des pages en cours de carbonisation, tels
des matelots sautant par-dessus le bastingage d’un navire en feu. Elles
finissaient en braises, en tas incandescents, brasillant après avoir dansé
autour d’Aurore-Marie un rondeau de mort.
Les cendres s’additionnaient aux
cendres. Lise sautillait telle une araignée dans une saltarelle sous le coup
d’une possession salvatrice. Elle accomplissait son matricide symbolique avec
allégresse et mélancolie à la fois.
Toujours en retrait, Daniel Lin
observait l’adolescente avec le plus grand intérêt.
- Elle n’a rien de sa mère,
cette enfant. Elle est pure et mérite ma protection.
Pendant ce temps, Lise achevait
de danser, en pas chaloupés, la manifestation de sa crise d’adolescence, sa
rébellion obligée dans tout passage adulte. Le reniement était total, la
purification également. Le rite nécessaire cessa sous les yeux implorants de la
baronne alors que le Préservateur la saisissait pour la conduire en un autre
lieu avant-coureur de sa dévoration finale par l’Infra-Sombre. Cependant, de
l’amoncellement cendreux, fusa un démon néoténique au mufle de bull-dog qui s’évanouit en vapeur alors que, du corps de Lise, se détachant
comme un calque, une entité silhouettée, indéterminée, fœtale, doppelganger d’A
El, intriquait une autre dimension. C’était là le signe qu’Antor ne renonçait
jamais, bien qu’il eût décidé depuis quelques attosecondes d’abandonner
Aurore-Marie à son triste sort. L’enfant gâté détestait perdre, et la poétesse
ne lui était plus d’aucune utilité. Il exécrait avoir sous les yeux la
concrétisation de ses échecs.
La nouvelle pièce où ils avaient
débouché était d’une simplicité spartiate, d’un dépouillement fonctionnel
incongru. Les murs, d’un beige presque luminescent, refusaient tout meuble,
toute ornementation. Au mitan de ce dénuement volontaire, une table et deux
chaises des plus ordinaires avaient été placées. Ici, le Bauhaus l’avait emporté sur le baroquisme décadent dans lequel la
poétesse s’était trop longtemps vautrée et complue.
L’Expérimentateur invita alors son
adversaire neutralisée à s’asseoir sur un des deux sièges d’un geste qui
sentait son grand seigneur. Curieusement, Aurore-Marie avait recouvré son
aspect adulte mais elle ne s’en était même pas rendue compte. Les clameurs, les
exhalaisons et les fumées de l’incendie avaient disparu comme si elles
n’avaient jamais existé. Là, allait se jouer le dernier échange verbal.
Assurément, Dan El avait toutes les cartes dans ses mains.
- Monsieur, commença-t-elle de
sa petite voix timide, je ne souhaite pas m’enraciner ici, je ne veux point
faire souche.
- Mais telle n’était pas mon
intention, madame.
- J’ai eu tort de m’attaquer à
vous, je n’avais pas pris votre mesure. Comme la populace se complait à le
dire, j’ai eu les yeux plus gros que le ventre. Dois-je faire amende
honorable ? Vous prêter l’hommage-lige ?
- Ah, Madame la baronne, il
ne fallait pas me provoquer, c’est vrai. Je ne suis pas un être bon. Mes
schèmes de pensée sont à l’origine incompatibles avec ce sentiment humain.
Totalement surhumain, je n’ai créé cet avatar que pour comprendre vos
semblables, étant neutre à l’origine. Voilà le terme pour me qualifier. Quant à
vous, si vous voulez le savoir, vous n’êtes pas, vous n’existez pas.
Aurore-Marie lui répliqua alors
avec courage sur un ton acide :
- Si moi, je n’existe pas,
vous, vous êtes un sale gamin, un galapiat qui joue à être Dieu. Je ne suis
point sotte ; je vous ai reconnu : vous étiez à Bonnelles mais
également lors du cérémoniel consacré à Thaïs. Vous jouiez de l’orgue si
divinement que j’ai alors failli revenir à la foi de mes ancêtres.
- Je ne joue pas présentement.
Je ne fais que dire ce qui est et ce que je suis.
- Vous jouissez du pouvoir. Or,
le pouvoir…
- Oui, je sais. Comme l’a dit
Saint-Just, le pouvoir absolu corrompt absolument.
- Vous n’avez pas assez
souffert. Vous êtes insensible à l’empathie, à la pitié.
- Comment ? Je n’ai pas
assez souffert ? Vous essayez de plaisanter. Vous ignorez ce que je me
suis infligé pour parvenir à mériter le titre de Préservateur.
- Justement. Cela n’était que
dans votre esprit, votre corps, votre chair n’ont pas ressenti ce que c’était que
de n’être qu’humain. Un individu fait de chair et de sang avec des faiblesses
intrinsèques dues à sa nature de simple mortel.
- Insinueriez-vous que je n’ai
expérimenté que des… virtualités ? Que je ne suis pas assez courageux pour
m’incarner entièrement, sans filet de secours ?
- Précisément, Daniel.
- Madame, encore une fois, vous
me défiez… impunément. Sans savoir ce que je suis, quelles sont mes
expériences, quel est mon passé.
- Cela vous agace. Vous ne le
supportez pas. Enfant capricieux qui ne cède qu’à son bon plaisir !
- Que non pas.
- Prouvez-le moi dans ce cas…
épargnez-moi.
- La belle antienne que voilà.
Mais, je ne vais pas vous tuer, madame la baronne. Cela n’entre pas dans mes
scénarios. Non… Vous allez vous effacer, mais pas tout de suite… non, pas tout
de suite… le temps pour vous de connaître la peur… le temps pour vous de soulever
à la fois l’effroi et la pitié sincère.
- Pour vous, je n’existe pas… je
ne suis qu’une erreur d’un théâtreux maladroit… mais… ma fille… Que va-t-il
advenir d’elle ? Oh ! Ma Lise adorée ! Lui avez-vous réservé un
sort aussi terrible que le mien ?
- Non, madame. J’ai appris à me
montrer magnanime… Lise sera sauvée. Je vous le jure.
- Comment vous croire ?
- Je ne fais jamais de promesses
en l’air, madame de Saint-Aubain. Lise séjournera ici, non pas dans le Néant,
l’Outre-lieu, mais bien dans ma Cité idéale. Elle s’accomplira… entièrement.
- Mais… sans la présence de sa
mère… Oh ! Je vous en supplie…
- Désolé. Mais je ne le puis.
- Non. Vous ne le voulez pas.
Vous m’avez condamnée.
- Vous l’étiez dès la naissance
de cette chronoligne non désirée…
- Vraiment ? Alors, vous
qui êtes tout-puissant, comment expliquez-vous qu’elle soit apparue ?
- Un accident… Oui, je n’ai pas
contrôlé ce paramètre…
- Un aveu de faiblesse dans
votre bouche ? J’ai raison. Vous n’êtes encore qu’un enfant…
- Un peu plus… Un adolescent à
la recherche de ce qu’il y a de mieux pour la pérennité du Pantransmultivers…
pour la sauvegarde de l’Information… de la Création… il est donc normal qu’il y
ait parfois des… ratés… des… bugs… mais vous ne pouvez pas comprendre… Vous
n’êtes qu’une… petite… vie… du moins un simulacre… mais… assez parlé,
Aurore-Marie de Saint-Aubain. L’horloge de la destinée sonne le temps pour vous
de rejoindre les ultimes écharpes de cette simulation moribonde.
- Daniel, un instant encore…
- Pourquoi ? pour tenter de
m’humilier ? pour implorer ma pitié une ultime fois ?
- Non… juste pour vous dire que
vous allez payer… oui, un jour…
- Oh ! Je ne le sais que
trop bien ! Je vois l’Avenir. Je l’écris… je le concrétise… je vais payer
comme vous le pensez avec justesse… mes manquements vont me revenir tel un
boomerang… Bientôt… très bientôt… en attendant, il vous faut regagner votre
réalité et en finir avec cette histoire.
Instantanément, le Préservateur
s’évapora sous les yeux de la jeune femme. Alors, elle eut l’impression de
n’avoir devant elle qu’une monstrueuse bouche noire, une gueule sombre
constituée de Néant, une cavité béante qui proférait des paroles évoquant les
vers de Victor Hugo dans Les
Contemplations.
Aurore-Marie frémit sous une
peur irraisonnée et irrépressible, pensant instinctivement à la bouche d’ombre
du grand-père poète. Ce que dit la bouche
d’ombre.
Ainsi vouée à un sépulcre d’un
nouveau genre, elle se laissa avaler par l’Infra-Sombre, tout désir de
résistance aboli. Sa tétanie n’était point sans rappeler celle de Johann van
der Zelden lorsque l’atome primordial de Lemaître était apparu à l’ultime phase
de son combat contre l’agent temporel Michaël, contenant en leur ensemble
espace et non espace.
De fait, Daniel Lin avait cédé
la place à un micro trou noir qu’il avait engendré, annihilant l’enveloppe de
l’unité carbone indésirable nommée Aurore-Marie de Saint-Aubain, tout en
ramenant au sommet de la tour de l’horloge de la place Saint-Marc celle qui ne
pouvait savoir qu’elle n’était plus qu’une potentialité négative jamais
réalisée, jamais survenue. Un peu comme le corps astral de l’illusionniste
transféré d’un emplacement à un autre dans le roman de science-fiction de
Christopher Priest, Le Prestige. Or,
le plus terrible dans cette histoire, c’était que la jeune femme continuait à
avoir conscience d’elle-même sans se douter qu’elle n’était désormais
atomiquement et biologiquement plus RIEN. Ce n’était même pas de l’antimatière
mais de l’a-matière. En fait, Aurore-Marie était devenue une a-psyché, un a-Ka.
*****
A suivre...