Avertissement : ce roman, publié pour la première fois en 1890, est réservé à un public adulte de plus de seize ans.
Le premier dimanche de septembre 18. se tint la fête de charité annuelle organisée par Madame la duchesse de.
L’arrière-saison se présentait sous d’excellents auspices, encore belle et chaude. La manifestation s’était établie à la Porte Maillot, non loin du bois de Boulogne. Prétextant cet ensoleillement tardif qui risquait de compromettre l’exquisité de leur incarnat d’albâtre, nos dames patronnesses avaient installé leurs tréteaux sous force tentes et vélums. Qui disait fête de charité sous-tendait d’évidence vente de charité. C’était là manifestation obligée des bonnes œuvres, du secours aux humbles, à la veuve et à l’orphelin, sorte d’héritage lointain de l’aide seigneuriale aux quatre cas mais ici appliquée aux descendants des serfs. Il fallait y briller, s’y montrer, afficher ses toilettes en plus de sa bonté et de sa pitié, permettre qu’on y entendît les friselis des robes dernier cri. Cela trahissait le désintérêt de la Gueuse pour la question sociale, cette République des opportunistes qui avait abandonné le terrain du secours aux plus démunis à la prêtraille et à ses ouailles de l’aristocratie à cause du manque d’enjeu électoral. Les personnalités éminentes du régime se moquaient comme d’une guigne que des fillettes allassent et vaguassent nu-pieds, baguenaudassent et errassent en haillons sur les trottoirs, mendiassent, se prostituassent ou crachassent leurs poumons en s’harassant à la filature, vieilles à douze ans, exploitées qu’elles étaient jusqu’à leur sot-l’y-laisse, victimes d’un droit de cuissage détourné vers de nouvelles formes et manifestations de concupiscence et d’esclavage.
Ces hordes de petites meurt-de-faim aux joues noires, hâves dans leurs robes déchirées tachées d’huile de machine, anémiques, intéressaient de temps en temps de rares humanistes qui les photographiaient afin de témoigner de leurs conditions de vie déplorable et de revendiquer une législation efficace sur le travail des enfants. Les mêmes horreurs se reproduisaient de Londres à l’Amérique, partout où l’industrie fleurissait. Et dans les mines, cela était bien pis.
L’argent récolté par ces Dames à l’occasion de ces bazars sous tentes servirait, pensaient-elles, à soulager la misère effroyable des plus démunis et de leurs enfants. Chaque fois qu’une patronnesse achetait une babiole ou un bibelot, elle avait conscience de bien faire et de secourir une de ces gamines de la rue ou de l’usine ou un de ces petiots gueules noires du Pas-de-Calais qui expiraient de silicose. Elles étaient si pieuses qu’elles se signaient à chaque achat. Une chapelle sommaire avait même été aménagée sous une des tentes afin qu’elles fissent leurs dévotions dominicales. Rien n’y manquait pour l’exercice du culte, de l’autel au bénitier improvisé et au tabernacle, sans omettre des statues de saints et un crucifix peinturluré par quelque barbouillon. On avait même fait venir un sacristain et un bedeau en renfort. En ces lieux, les soutanes, les aubes et les frocs étaient à peine moins nombreux que les hauts-de-formes et les robes fleuries.
La comtesse Cléore de Cresseville était présente. Elle tenait un étalage de jouets à deux sous fabriqués pour la majorité d’entre eux par des prisonnières repenties : totons, toupies, ballons de baudruche ou de gutta-percha, yoyos, poupées à découper – mal dessinées - ou de chiffons cousus bourrées de crin, trompettes, guimbardes et sifflets, sacs de billes, poussahs, quilles, balles, marionnettes à gaine ou à tringles, jumping jacks, polichinelles à ressorts, diables de Bessans, petits jeux de dames, de l’oie et de jacquet, mirlitons, cubes, chevaux-bâtons, marottes de calicot et d’autres encore... Les enfançons en costumes marins ou à lavallières pour les garçonnets et en fanfreluches enrubannées pour les fillettes ne lui laissaient pas de répit : ses affaires marchaient fort bien et sa marchandise de camelote serait écoulée bien avant que cette belle journée prît fin. Les gamins sautillaient, piaillaient et jabotaient autour des éventaires, ne cessant de tirer les jupes de leur mère en réclamant l’achat de tel ou tel joujou. A côté de Cléore, la baronne Eliette de Villemain, une jeune femme brune magnifique, tenait la buvette où ces messieurs-dames étanchaient leur soif avec des boissons non alcoolisées.
L’étal de la vicomtesse de. , quant à lui, sis à quelques mètres, était consacré aux réticules, aux porte-monnaie en cuir de Russie, aux aumônières, aux tirelires, alors que la duchesse de. proposait mercerie, lacets, jarretières, boutons, guêtres, dentelles du Puy, passementeries diverses, passepoils, parements, points d’Alençon, bonnets, fanchons, coqueluchons, coiffures cauchoises ou bigouden… Une marquise de., dans un autre étalage, vendait des objets de piété, des bibles et des chromolithographies. Les scapulaires, rosaires, sacrés-cœurs et chapelets s’arrachaient avec les images du pape Léon, de la Bonne Vierge et celles des martyrs. Cléore regrettait que Jeanne-Ysoline fût encore convalescente : elle se fût trouvée aussi aise en ce lieu qu’un poisson en son eau. Elle s’était résolue par défaut, du fait que Délie était punie, en semi-disgrâce, d’emmener la petite Ysalis avec elle. Notre comtesse avait grand chaud malgré le vélum et le chapeau de velours et de soie cramoisi et chamois qui couvrait sa tête rousse, et son magnifique camée de chrysobéryl au profil de Minerve oppressait sa gorge de lys. Elle arborait une robe feuille-morte de surah, de nanzouk, de bouclé de vigogne et de velours damassé assortie au chapeau. L’épaisseur de telles étoffes d’automne expliquait aisément pourquoi elle souffrait de la température.
Les nobliotes huppées, qui connaissaient et appréciaient la mignarde Adelia, s’étonnaient fort que le bébé irlandais, mascotte de Cléore, eût été remplacé par une petite inconnue. La jeune nouvelle favorite de facto et de substitution fut présentée par Mademoiselle comme une sienne petite cousine, Ysalis d’Aulnoy de La Vacquerie, neuf ans. Déjà bien dressée à séduire, notre Ysalis multipliait les courbettes derrière le comptoir où elle jouait aux enfants sages, mais aussi, bien plus ambigument, les œillades aux Dames, les tournoiements et tourniquets de son ombrelle ourlée et frangée de dentelles aussi blanche que sa robe volantée d’organsin, sans omettre le dévoilement furtif, fugace, de ses jupons et pantalons festonnés. Elle jouait à la perfection aux Valtesse miniatures, sans qu’elle eût conscience de faire mal. Ses boucles anglaises étaient à ce point surchargées de papillotes et de padoues de satin vieux-rose, que la fillette ressemblait à une sorte de rameau mâtiné de lustre à pendeloques et à pampilles.
Certaines personnes s’étonnèrent toutefois et s’enquièrent d’Adelia, demandant à Cléore si elle n’était point malade, regrettant son absence, la séduction de ses longs cheveux bruns papillotés aux reflets roux cuivrés, son regard vert et pers taquin, et tant d’autres charmes encore, innommés et innommables…La comtesse de Cresseville se contraignit à fournir une explication : elle déclara que Délia avait commis une petite bêtise, une peccadille, et qu’elle l’avait consignée dans un cabinet noir à la Monsieur Hugo. « Quelle sorte de bêtise ? » interrogèrent les dignes patronnesses. « Oh, trois fois rien, reprit Cléore. Elle a voulu vêtir mon rosalbin en poupée et celui-ci l’a mordue au nez. »
Certaines Dames, ayant eu vent des mœurs et amitiés particulières de la comtesse, craignaient qu’elle éduquât mal cette petite cousine, cette Ysalis nouvelle, afin qu’elles menassent ensemble une vie dissolue. Elles s’en indignaient en secret.
Une petite mijaurée de sept ans à laquelle il manquait plusieurs dents de lait, le nez couvert de taches de son, - c’était Mathilde, la propre fille de la baronne de Villemain – questionna Cléore avec des zézaiements encore plus accentués que ceux d’Ysalis sur le secret qui lui permettait d’avoir d’aussi zolies english curls rouges. Mathilde de Villemain souffrait d’anglomanie infantile et disait angliches curles en prononçant le u comme dans le mot impudent et audacieux désignant le fondement.
Comme il était prévu, bien qu’ils fussent incongrus en ce lieu, Hégésippe Allard et toute sa famille étaient venus. Ils déploraient ce capharnaüm qui servait la propagande des calotins et des royalistes. Pauline, la fille cadette, n’était pas en reste, et affichait avec franchise son acrimonie. Allard lui avait imposé qu’elle mît une robe blanche virginale ornementée de passements. Cela offusquait la maigre et probe pucelle, notre Pauline qui se jugeait aussi ridicule qu’une passerinette qu’on eût plumée avant de l’encager. Pour aggraver son cas, afin qu’elle se conformât aux usages nobles du lieu mondain, sa mère Marthe avait bouclé et frisé ses cheveux au fer, cheveux qui, comme tant d’autres coiffures en cette fête, s’encombraient à n’en plus finir de papillotes et de rubans d’une nuance passe-velours. Pauline chicotait comme une petite souris et se plaignait de toutes ces messéances vestimentaires. Elle se trouvait ainsi tout à fait dévergondée, pis que nue à l’image d’une de ces filles de mœurs légères, de ces courtisanes et lorettes qui encombrent le Monde. Quant à Victorin, il demeurait indifférent. L’aliéniste épiait le moindre mouvement des dames patronnesses, le moindre signe qui eût trahi en elles un attachement trouble aux représentantes juvéniles de leur sexe. Il guettait et flairait la tribade pédéraste comme un chien d’arrêt le gibier. L’acuité de son regard le portait à tout observer avec une attention de photographe adepte de la décomposition du mouvement. Une caresse furtive d’une Dame dans les boucles ou sur les joues d’une enfant suffirait à éveiller ses soupçons. Ses oreilles aussi se devaient de rester aux aguets ; les moindres cancans, les moindres concetti suspects méritaient qu’on les captât. Un murmure de médisance, une rumeur véhiculée de lèvres en lèvres, tout était bon à prendre par notre braque ou pointer humain.
Cependant, Marthe Allard essayait de raisonner Pauline tout en la gourmandant. Elle expliquait que cette sortie entrait dans le cadre du travail de Père, qu’il était missionné en secret par le gouvernement afin de déjouer un complot antirépublicain ; elle reliait cette affaire à l’enlèvement de la fillette Odile Boiron dont s’était abreuvée la presse ; elle sous-entendait que Père était ici pour démasquer les coupables du forfait. Marthe Allard démontrait à sa fille chérie qu’elle devait mettre de l’eau dans son vin, accepter de s’exhiber en public en fille de riches oisifs mondains. Il fallait qu’elle fût diplomate, hypocrite, qu’elle ravalât sa morgue et perdît sa superbe, qu’elle conservât ses réflexions acerbes pour elle. C’était son devoir de s’obliger à serrer, même mollement, les mains moites que ses adversaires pattes-pelus lui tendraient, de faire mine d’acquiescer à leurs idées réactionnaires, de répondre oui, oui, fort bien, fort bien, cela me sied, à toutes leurs phrases, leurs remarques, leurs mots d’esprits, quels qu’insultants qu’ils fussent à l’encontre de la bonne cause républicaine ou de la religion réformée.
Il est bon de rappeler l’efficacité de nos postes et télégraphes, qui effectuent trois tournées quotidiennes. La veille au soir, Hégésippe Allard avait reçu du préfet de police un pneumatique urgent et classifié confidentiel, dans lequel Raimbourg-Constans révélait que ses services venaient de porter à sa connaissance la confession d’une pauvresse qui avouait sa complicité, non seulement dans l’enlèvement d’Odile Boiron, mais également dans celui de cinq autres petiotes. La femme était morte juste après, mais ce que ses déclarations écrites contenaient était si intéressant que l’enquête s’en trouvait relancée. On tenait enfin un début de piste sérieuse ; on connaissait les motivations des coupables : s’emparer de petites filles pour en faire des prostituées réservées à des lesbiennes, dans un bordel particulier qui ne se trouvait pas à Paris. Des prénoms de complices étaient cités ; celui d’une femme aussi, femme encore mystérieuse, sans visage, qui était apparemment à la tête de la machination : une certaine comtesse Cléo. Ce prénom ne courait guère les rues. Se fût elle appelée Marie, Catherine ou Jeanne, sa piste eût été des plus difficiles à remonter. Allard, partisan du progrès, avait fait installer le téléphone. Dès qu’il avait eu terminé de prendre connaissance du pneumatique, il avait appelé son ami qui avait tout confirmé. Le message s’achevait par une invitation à revenir le voir dès le lundi matin, pour fixer la suite des actions à entreprendre en plus du compte rendu qu’Allard devait faire de la fête de charité, que cette sortie eût été ou non fructueuse.
A l’entrée de la grand’tente principale où s’était installé le gros des exposantes, une religieuse et un curé distribuaient la liste des stands (ainsi qu’en usaient les anglomaniaques). Si Marthe Allard n’avait guère prêté attention aux noms des exposantes, au contraire des babioles qu’elles proposaient (elle comptait acheter un petit porte-monnaie de rien du tout pour faire bonne figure et se dire qu’elle n’avait pas suivi son mari pour rien, juste pour la façade, la couverture, et tant pis si son menu billon servait à la curaille à financer la construction d’établissements édifiants pour enfants d’ouvriers), Hégésippe avait bondi à la lecture du nom de celle qui tenait l’étalage des jouets : Mademoiselle la comtesse Cléore Julie Delphine de Bonnieux de Cresseville[1], du Comité des Forges. Si l’attribution des deux derniers prénoms de cette Dame (était-elle jeune ou vieille ?) trahissait les lectures de ses parents : Lamartine (à cause de Julie Charles) et Madame de Staël (ainsi s’expliquait en partie le féminisme de Cléore, quelque peu atavique), le premier était si rare, précieux et mignon qu’il semblait que nulle autre femme ne le portât en France.[2] Cléo-Cléore : le rapprochement et la consonance lui parurent évidents.
« Je dois parler à Pauline », dit-il à sa bien aimée et effacée épouse.
Prenant sa maigre fille chérie à part, il commença à lui expliquer ce qu’il attendait d’elle :
« Ma chère fille, j’ai grandement besoin que vous jouiez la comédie. Vous allez endosser la personnalité d’une petite péronnelle capricieuse.
- Qu’est-ce à dire, Père ? s’étonna l’enfant.
- Vous allez réclamer à cor et à cri une poupée et insister pour que nous allions à l’étal de la marchande de jouets.
- J’ai quatorze ans, Père ! Il n’est plus temps pour moi de jouer à la poupée ! J’exècre la puérilité et les enfantillages !
- Ne niez pas votre joliesse, ma chérie. Vous êtes menue, et vous passez pour plus jeune. J’en connais, des filles de seize ans, qui jouent encore à la dînette et au Bébé Jumeau.
- Mais ici, on ne vend que des cochonneries bon marché ! Me voyez-vous, Père, désirer une poupée ordinaire pour miséreuse, alors que je suis supposée interpréter une fillette de la Haute ? Franchement, m’avez-vous vue ? Déjà que je dois supporter ces oripeaux de carnaval qui me font ressembler à un mât de cocagne ! Regardez toutes ces cocottes de luxe roucoulantes et emplumées…trop de fanfreluches…elles sont immondes, Père !
- C’est juste une comédie temporaire…pour les besoins de mon enquête. Rassurez-vous, Pauline.
- Et Victorin, à quoi sert-il, ici ?
- Il s’aère. Ses bronches sont faibles et sortir de temps en temps lui fait du bien.
- Soit, je me soumets, comme d’habitude !
- Quand on sait être raisonnable ! »
Pauline commença à criailler avec une telle conviction et exagération que maints visiteurs se retournèrent, surpris et émerillonnés. Elle devenait rouge de rage et épanchait des larmes d’enfant gâtée. Marthe Allard, mise dans la confidence, demanda l’emplacement de l’étal des joujoux à une gentille petite vieille, qui proposait des pots de pommade et affrontait une femme acariâtre. La cliente, une vieille fille pouacre et avaricieuse enveloppée dans un méchant fichu de pauvresse tout passé, chipotait, négociait à la baisse l’achat d’un pot à dictame de grès jaune proposé pour dix sous, pot qu’elle voulait acquérir à moitié prix. Conservant son flegme et sa placidité, la bonne grand’mère donna à Marthe le renseignement souhaité. Puis, elle dit à la grippe-sous qu’elle acceptait de descendre jusqu’à sept sous, pas davantage, et que c’était à prendre ou à laisser. Amadouée, la fesse-mathieu topa. Elle avait acquis son bien à la fortune du pot.
Pauline jouait son rôle à la perfection. Elle ne cessait de brailler, de réclamer : « Je veux une poupée ! Je ne quitterai pas ces lieux tant que je n’aurai pas une poupée ! »
Autour d’elle, ces Dames et Messieurs médisaient. Ces médisances s’adressaient autant à Pauline qu’à ses parents dont la réputation se retrouvait ternie, entachée par l’inconduite d’une fillette confite en caprices. « Ça a douze ans et ça se conduit comme à quatre ! » « Je plains les parents de cette enfant ! Elle est insupportable ! Ils ne savent point la corriger ! Quelle Sophie ! » et autres clabauderies du même acabit écorchèrent les oreilles de Marthe Allard qui s’empourpra. Hégésippe prit une initiative autoritaire : il souffleta – oh, juste un peu – Pauline qui ne sut plus où se mettre :
« Père, vous m’humiliez ! murmura-t-elle. Vous m’obligez à jouer une vilaine comédie ! Je ne veux point que mes amies le sachent.
- Ne vous en faites pas, ma chérie, c’est pour la mise en scène. Je ne vous ai pas giflée trop fort. »
Ses amies…nous savons bien que Pauline n’en avait guère. Comme elle insistait, Marthe Allard, qui savait désormais où se trouvait l’étalage de la comtesse, la tira par le bras, faisant mine de céder à ses trépignements de bisque. Tous suivirent. La première chose que constata Allard, une fois à destination, fut le grouillement d’enfants autour des éventaires, en particulier des fillettes enrubannées, excitées et vociférantes. La deuxième, c’était le physique de la tenancière du stand : cette femme rousse et curly tout en grâce langoureuse avait la ténuité d’une sylphide. Elle eût pu sans problème disputer à Pauline sa juvénilité et, nonobstant quelques marques discrètes sur le visage, s’adoniser en gamine de douze ans afin de frauder et de payer demi-tarif dans les omnibus, tramways à vapeur et au chemin de fer. La troisième chose sembla la plus suspecte : la comparse de la comtesse, qui la secondait et l’aidait à emballer les joujoux, était une autre petite fille, une jolie brunette bouclée de neuf ou dix ans. Allard soupçonna d’emblée l’existence de liens affectueux et troubles entre cette petite inconnue et la comtesse de Cresseville. Il remarqua quelques gestes discrets : frôlements de mains caressantes aux joues et aux cheveux, jeux de pieds, dont faisaient les frais les bottines de l’enfant, échange de courts baisers de récompense chaque fois que l’entregent de la mignonne avait permis de vendre une babiole supplémentaire. Sachant Cléore demoiselle – comme le mentionnait la liste – Allard saisit que ces marques d’affection n’étaient pas celles d’une maman, mais d’une amante à son giton femelle.
Tandis que Marthe et Pauline Allard poursuivaient leur comédie jusqu’au bout et que Victorin, désinvolte, sifflotait comme un voyou, l’aliéniste murmura à l’oreille de son épouse :
« Feignez d’acheter une poupée de chiffons, payez et partez m’attendre près de la sortie. Je vais rester et surveiller cette femme. »
Pauline demanda à choisir entre plusieurs poupées que Cléore lui présentait, aux robes d’étoffe rouge, bleue, jaune ou verte. Elle montra celle en rouge vermillon.
« Combien ? demanda Marthe.
- Ce sera deux sous seulement, madame, répliqua Cléore. Votre fillette le mérite bien. Elle doit apprendre à ne point faire les difficiles. »
Pauline rougit à ces paroles, elle qui venait de se donner en spectacle et dont les joues étaient encore humides de ses larmes de rage. Elle avait voulu faire les intéressantes, la morigéna Marthe, hé bien, elle se contenterait de ce peu, de cette poupée ordinaire de calicot et de feutrine à deux sous, bourrée de crins et de son, parce qu’on n’en vendait pas d’autres ici.
La fillette s’en accapara et, en son for
intérieur, jura la conserver toujours, sans doute parce que ce joujou
ordinaire témoignerait plus tard de l’engagement républicain de la jeune
réformée. Elle fit mine de jouer avec, la serra dans ses bras, lui fit mille
mamours, ce qui sécha ses larmes forcées. Au-delà de la comédie simple,
l’attitude de Pauline témoignait d’un manque affectif profond qui aurait
dû alerter ses parents.
Une fois sa famille partie, le savant demeura, en toute discrétion. Il observa le chaland enfantin ou adulte, écouta les petites paroles discrètes échangées entre mères dont la petite « cousine » de Cléore était le sujet dominant. Vint le moment où Ysalis murmura à l’oreille de la comtesse de Cresseville un petit mot que nul n’entendit :
« Cléore, Cléore… Z’ai envie de faire pipi et ze sais pas où on peut le faire. Tu peux m’aider à zerzer le petit coin, Cléore ? »
La comtesse s’excusa auprès de sa voisine, Eliette de Villemain, à qui elle demanda de reprendre provisoirement l’étalage. Elle en avait pour un petit moment. Il était jà quatre heures de l’après-midi.
Elle prit sans regret congé de ces faces de carême, Ysalis tenue à la main, en quête des commodités. Hégésippe Allard leur emboîta discrètement le pas, s’éloignant, lui aussi soulagé de ne plus avoir à subir tous les bruissements monarchistes de cette manifestation pieuse.
La convoitise, tapie dans l’ombre, surgit dans l’esprit de Mademoiselle de Cresseville. L’envie d’Ysalis commençait tant à démanger Cléore qu’elle choisit de ne pas revenir à la fête de charité une fois que la petite fille aurait soulagé sa vessie. Elle la conduirait en un coin isolé d’une tente, peu passant, là où elle serait certaine que nul ne la surprendrait à commettre son forfait. C’était compter sans Hégésippe Allard, jà intrigué par l’attitude de la jeune femme et l’incongrue présence de cette enfant à ses côtés, surpris aussi par la manière dont ces Dames qui fréquentaient ses éventaires réagissaient à la vue d’Ysalis. Les réactions que la petite fille avait suscitées en elles du fait que cette prétendue cousine-enfant inconnue du bottin pût se trouver en compagnie de Cléore à la place d’une autre, plus âgée, une Adelia qui leur était familière, faisaient flairer une piste sérieuse à notre aliéniste expérimenté. Ysalis n’était donc pas la première amie-enfant de cette comtesse qu’il soupçonnait avoir trempé dans les enlèvements. Allard sentit chez Mademoiselle de Cresseville une intention déguisée, torve et turpide au-delà d’un simple accompagnement d’une petite parente aux commodités. Avec constance, il suivit le couple hétérodoxe à distance.
Cléore demanda à un préposé au ramassage des détritus où se trouvait le petit coin pour sa petite cousine qui avait grand’envie. L’homme lui désigna des espèces de cabines de bois où on avait installé des fosses d’aisance de fortune, à une distance de vingt mètres de la tente principale, près d’un talus environné de mauvaises herbes. Ysalis dut se contenter d’une de ces fosses turques d’une saleté et d’une puanteur insanes. Mademoiselle la comtesse patienta au dehors. Allard, qui avait fait mine de se rendre aux commodités pour messieurs, resta en tapinois près du talus. Il avait méjugé et mésestimé sa suspecte. Alors qu’il s’était attendu à ce que Cléore entrât dans ces latrines puantes, s’y abandonnât au stupre et s’y livrât à des ébats épouvantables avec la fillette, la retenue de la comtesse l’impressionna. Tout demeura d’un calme inquiétant. Il n’entendit que le bourdonnement des mouches à excréments et le petit bruit d’Ysalis pissant. Du moins la comtesse aurait-elle pu d’une manière jouissive observer Ysalis uriner par un trou dans la porte de bois, se pâmer au retroussage de ses jupes, à son déculottage, à son accroupissement au-dessus du trou de la fosse turque…rien de cela ne fut. L’aliéniste craignit que les rôles s’inversassent : il risquait de jouer lui-même à l’obsédé dans cette pantomime obscène alors que Cléore garderait sa droiture aristocratique. Il rongea donc son frein. Enfin, lorsque la chasse d’eau fut tirée et qu’Ysalis sortit du lieu d’aisance, Cléore lui demanda de s’enquérir d’un lavabo car c’était moult important pour l’hygiène, ces toilettes étant dégoûtantes, vraiment. Il n’y en avait point et seule une fontaine, sise plus loin, lui permit d’effectuer ses ablutions manuelles.
Enfin, la petite fille réclama qu’elles revinssent toutes deux à l’éventaire des joujoux, faisant valoir qu’ayant été très sage aujourd’hui, sa bonne conduite méritait récompense. Cléore, nous l’avons dit, avait fomenté un plan. A la surprise d’Ysalis, elle prit un autre chemin, la mena sous une tente plus petite, déserte, qui servait d’entrepôt de réserve pour les babioles non déballées, au cas où on en aurait besoin si les étals se dégarnissaient. Le lieu comportait aussi des bancs de bois, mais aussi de vieux paravents crasseux où les portefaix chargés du transport des caisses de ces marchandises pouvaient changer de maillot de corps à leur aise si l’effort les avait trop fait suer. Le couple turbide s’assit sur un des bancs et le médecin parvint à dissimuler sa présence derrière un de ces commodes panneaux. Ainsi aux côtés de sa nouvelle aimée, sur ce modeste banc dépourvu de dossier, Cléore de Cresseville commença à la serrer à la taille. Allard poussa un soupir discret : la scène d’amour qu’il s’était juré de surprendre afin de démasquer la suspecte commençait. Ce serait un flagrant délit.
Mademoiselle détestait les effusions sentimentales, de celles qu’on lit dans les mauvais romans. Elle n’était pas femme à afficher ses passions, aussi scandaleuses qu’elles parussent. Elle ne bécotait pas ses amies-enfants en public, ni ne dansait avec elles. Elle effectuait tout intimement, en privé, sans que personne ne pût la voir. Elle n’épanchait pas son cœur comme une extravertie. Elle abhorrait l’étalage des passions saines ou coupables. Cependant, rongée par la tentation d’Ysalis, en manque de ces cajoleries poussées qu’elle prodiguait autrefois à Adelia, celle qu’elle avait tant dorlotée et qui l’avait déçue et trahie, Cléore refusait d’envisager le retour à sa solitude d’esthète décadente hédoniste. Elle était une ipomée, oui-da, mais une ipomée rentrée, non volubile.
Cléore s’était trop longtemps complu à faire de son existence un art, une figure de style amphigourique et empesée, un colossal hendiadys indéchiffrable. L’heure de rendre des compte approchait. Elle mourrait et comparaîtrait devant le Grand Juge. On l’enterrerait à l’ombre d’un sycomore, près des myrtes qu’elle aimait tant. Sa tombe serait ouvragée, une vraie dentelle de pierre, de marbre de Carrare et de Paros à l’image de sa vie de précieuse. Une statue d’Amour et Psyché sculptée par George Frederic Watts surmonterait la pierre tombale. Son épitaphe verrait inscrite cette remarque lapidaire et juste :
« Ci-gît Cléore de Cresseville. Fleur de beauté elle fut, fleur d’ornement, de redondance et de superfétation égoïstes. RIP. »
Allard écouta le verbe de Cléore psalmodier de sa bouche fruitée. La comtesse de Cresseville reprenait son accoutumé discours de séduction, vantant la beauté enfantine et les qualités mondaines d’Ysalis, son urbanité, flattant ses boucles brunes moirées et entortillées de mille reflets bleutés d’un cobalt rayonnant comme un vitrail. Ses lèvres commencèrent lors à l’embrasser, d’abord furtivement, en l’effleurant à peine, tandis qu’elle poursuivait son laïus, égrenant ses flatteries avec une régularité d’horloge, faisant l’éloge, l’apologie, d’aspects de plus en plus intimes et malséants du corps de la fillette, appuyant sur leur menue délicatesse émerillonnante et inaccomplie, éléments de sa sublime beauté qui constituaient autant d’invites à manifester un profond amour pour elle.
Allard entendait et voyait tout, en témoin privilégié de la déviance d’une anandryne pédéraste. Il comprit qu’il tenait bien son affaire, un gros gibier sans doute, une cliente de la maison de tolérance tant recherchée ou mieux, une actrice capitale, majeure, de cette contrebande d’enfants qu’il combattait. Il n’intervenait pas, en spectateur ambigu de ce dérèglement notoire, voulant savoir jusqu’où Cléore serait capable d’aller, hors de l’espace clos et nocturne d’une chambre à coucher. Après tout, nulle culpabilité ne l’effleurait, tels ces sergents de ville qui appréhendent les catins parfois en pleine action, encore « attachées » à leur client. Et Cléore poursuivait ses bécots toujours plus hardis et entreprenants, empourprant Ysalis qui commençait à réaliser en son cerveau d’enfant la méprise dont elle était victime. Oui, elle s’était méprise de la comtesse, dont, dans sa jeune naïveté, elle n’avait pas saisi qu’elle incarnait tout autre chose qu’une mère de substitution. Elle commença à s’agiter, à bougeotter, à se débattre, mais le bras droit de la huppe et gaupe accentuait son étau, la serrant de plus en plus contre elle. « Belle vierge brunette, murmurait-elle, columba mea… », tandis que ses lèvres s’en prenaient à sa nuque et son cou de poupée.
« Vous me faites mal, Cléore, ze veux pas zouer à ça ! » lui rétorqua l’enfant en zézayant. « Ze suis pas un Bébé de biscuit. Z’aime pas vos mamours, Cléore ! » jetait-elle de sa bouche pourprine, de toute la réprobation dont elle était capable du haut de ses neuf ans. La comtesse n’en avait cure. Elle mordillait les lobes des oreilles de la petiote et les suçotait. Elle se fit plus audacieuse que jamais en déboutonnant et délaçant son corsage, exhibant un chemisier fendu, à panneaux, gansé et baleiné, subsidiaire du corset, conçu pour les nourrices comme linge d’allaitement, linge d’où émergea un petit sein de nymphe tout blanc, tout laiteux, où le mamelon, turgescent, saillait avec agressivité.
« Tu aimes téter tes amies, mon amour… Fais-le aussi pour moi, ma petite mie, mon adorée… Suce donc ce tétin tout rose, tout tentant… Tu goûteras tout ton soûl à un délicieux nectar miellé, un colostrum de vierge dont tu me diras des nouvelles… Que cette pousse est belle, ma mie Ysalis ! Pâle comme le lys… Douce aux caresses aussi… N’est-ce pas que ma poitrine est belle ? Dis moi-le, Ysalis. »
La fillette se refusa, là où Délia se fût engouffrée toute. Cléore omettait un facteur de taille : l’âge. Ysalis n’était pas Adelia et une enfant de neuf ans ne peut réagir aux avances voluptueuses comme une expérimentée catin de treize-quatorze ans, qui sent en elle monter la sève, les affres sensuels de l’approche de la nubilité, où le sang jà perle en gouttelettes d’une vulve excitée. La petite nymphe brune était trop jeune pour accepter que Cléore pratiquât sur elle les mêmes choses qu’avec sa mie déchue. Mademoiselle de Cresseville cependant l’invitait, la guidait à entreprendre son téton de sa mignonne bouche, de ses petites dents, dirigeait aussi sa main gauche par des mots doucettement marmottés : « Là, là… Avance ta petite main, là… Trousse mes jupes, mon Ysalis, oui, trousse-les… Remonte de la bottine, le long du bas, dépasse la jarretière et parcours lentement, de tes caressants doigts, l’étoffe satinée et ouatée de mes pantalons de lingerie… Monte, ma chérie, monte, plus haut, plus haut, comme je te l’ai appris à le faire avec tes poupées… Place ta jolie main, oui, place-la entre mes jambes, oui, oh, oui… comme ça, oui, bien, très bien…» faisait-elle en l’obligeant à ces attouchements de manière forcée, en serrant si fort le poignet de l’enfant qu’elle lui arrachait de petits cris. « Dégrafe le bouton de l’entrecuisse…tu sens la petite fente d’étoffe et les doux secrets féminins qui s’y tapissent derrière ? Introduis tes doigts là, et caresse, caresse, ma jolie poupée… caresse ma conque pubescente comme tu le ferais de la douce fourrure d’un chinchilla tout roux, tout roux…oui…oui… » Alors que son rythme cardiaque s’accélérait, que ses joues devenaient écarlates, qu’elle poussait de petits halètements d’extase, que ses muqueuses internes jà s’humectaient de plaisir, alors qu’elle obligeait toujours la main d’Ysalis à attoucher et à lisser son sexe, Cléore jeta un cri de douleur : l’enfant venait de la griffer exprès en son intimité.
« Ze ne veux plus, Cléore ! Vous êtes une cozonne, Cléore ! » lui cria la gamine.
En réaction, la comtesse se déchaîna : elle lui prit la tête et l’obligea à des baisers de feu, lui mordillant joues, lèvres et nez. Elle la picorait toute, comme une poule son grain. La petiote se faisait piaillarde et appelait à l’aide. C’étaient des baisers, des bécots voraces, presque cannibales. Cléore s’était décidée à passer outre, à la forcer malgré ses résistances. Tandis qu’elle poursuivait ses embrassements et ses suçons ardents, elle usa sur Ysalis de la même tactique qu’elle avait tenté qu’elle lui fît. Sa main droite s’insinua sous la robe de l’enfant et remonta le long des pantalons cotonnés jusqu’à l’entrejambes où, normalement, eût dû figurer l’ouverture du sexe… à sa grande surprise, le fond était doublé, épais, renforcé, et ne comprenait ni bouton, ni fente… Des pantaloons non fendus et renforcés, quelle hérésie ! Cléore ne parvenait même pas à sentir la forme de la vulve à travers le tissu. La fillette l’avait possédée, elle, la comtesse de Cresseville, en arborant une lingerie de puritaine effarouchée made in Queen Victoria ! Ce fut alors qu’Ysalis la griffa encore plus violemment, à la joue gauche, de ses petits ongles aigus comme ceux d’une chatte, allant jusqu’à lui arracher quelques fragments de peau. Derrière sa cachette, Allard en demeura pantois. Il tenait bien là sa suspecte.
Cléore, la joue saignante, voulut riposter et corriger l’enfant en lui administrant une fessée avec une petite badine qu’elle extirpa de son réticule, un modèle qu’affectionnait Délia, très urticant, qui provoquait de cuisants traumatismes épidermiques. Mais Ysalis lui donna un coup de pied et, se levant du banc, s’enfuit à toutes jambes en direction de la grand’tente en hurlant : « Au zecours ! Sauvez-moi ! Mademoizelle Cléore est folle ! » A l’approche de la tente, un brouhaha couvrit les cris d’Ysalis : les badauds s’agitaient, réclamaient également de l’aide. Quelqu’un venait de tomber, au milieu de la foule, victime d’un malaise. Allard, laissant là la comtesse qui ruminait sa défaite, entendit les clameurs : « Un médecin, un médecin !… » On avait besoin de lui, de toute urgence.
Alors qu’il allait entrer dans la tente principale, la comtesse de Cresseville, réagissant enfin, le rejoignit en un trottinement hâtif. Elle sautillait au risque de se fouler une cheville tout en rajustant son corsage, mettant ainsi un terme à son dépoitraillage. Les regards se croisèrent, signifiant : Monsieur, vous m’avez vue, je le sens au tréfonds de mon être ; Oui, et ce que vous avez fait tombe sous le coup de la loi.
« Monsieur…se contenta-t-elle de balbutier.
- Madame, répliqua, laconique, Allard. Je sais tout de vous.
- Mademoiselle ! Je l’exige ! Qui êtes-vous pour vous arroger le droit de vous mêler de mes affaires intimes ? »
La surprise de découvrir qu’Allard l’avait épiée sans qu’elle s’en rendît compte déclencha en Cléore des suées d’angoisse. Sa main droite d’albâtre, comme agitée de tremblements de sénescence, ne cessait d’empoigner convulsivement le pan de sa robe feuille-morte qui froufroutait à ravir sur le sol irrégulier.
« Cette petite fille, Madame, insistait l’aliéniste qui sentait bien que ce qualificatif fâchait la comtesse de Cresseville en rappelant son statut d’adulte, ne mérite aucunement que vous la traitiez en objet de plaisir déviant.
- J’ai tiré Ysalis de la boue, Monsieur, et je suis fière de cette action de bonté, de charité ! Je prends en défaut votre Gueuse, incapable d’assurer le gîte et le couvert, le pain quotidien de nos enfants de France ! Si vous trouvez à médire contre mes œuvres pies en faveur des petites indigentes…
- Il ne s’agit pas de cela. Vous avez agressé une petite fille innocente.
- Je l’aime ! Suis-je donc si coupable ? Faire œuvre sociale, c’est aussi aimer, protéger les petites filles comme Ysalis ! Vous perdez votre temps avec moi… Ecoutez, écoutez donc la peur panique qui saisit les badauds ! Parce qu’une personne se trouve mal, ils croient à une quelconque manifestation épidémique ou morbide. Et la personne frappée, je le pressens, appartient à vos proches…laissez-moi retrouver Ysalis !
- Qu’affirmez-vous encore ?
- Mon intuition féminine. »
Ils entrèrent lors, constatant qu’à distance, un groupe affolé de dames patronnesses s’était agglutiné auprès d’une personne à terre tandis que bien d’autres visiteurs assistaient, en spectateurs avides, à la souffrance de quelqu’un.
« La quête de la sensation forte, encore, toujours… murmura Allard. Oh, mon Dieu, c’est Victorin !
- Hâtez-vous, Monsieur, hâtez-vous, faites le voyeur comme les autres… Acagnardez-vous ! Aveulissez-vous ! Quant à moi, je prends congé de votre cuistrerie… Qu’Ysalis se débrouille…je la punirai en personne. Soignez votre enfant – c’est votre fils, cette lopette à terre, n’est-ce pas ? La République ne produit que des dégénérés ! Mes filles, moins sottes qu’Ysalis, sauront mettre un terme à tous ces brimborions de la stupidité. L’avenir nous appartient, Monsieur du Saint-Phalle. »
Le savant ne sut comment il parvint à conserver son sang-froid. Autrement, il eût ajouté la rougeur d’un soufflet à l’inesthétique griffure qui gâtait la joue de porcelaine rousse de Mademoiselle de Cresseville.
« Nous nous retrouverons, Madame, je vous en fais le serment, dussé-je traverser toute la planète pour mettre fin à vos agissements scabreux, à vos sombres desseins…
- Mademoiselle ! Je suis fière de mon statut qui ne me soumet pas au pouvoir insane et abusif d’un homme ! Je suis libre ! Libre d’aimer les petites filles ! Et vous, vous iriez tourmenter mon âme de l’angélus du matin à l’angélus du soir…vous viendriez arracher la rose trémière à son terreau nourricier sans toutefois prendre garde à ses épines assurément redoutables et acérées ! Vous n’êtes que sotte prétention, Monsieur ?
- Allard, Hégésippe Allard…docteur en médecine, officier de la Légion d’honneur et…républicain fervent. »
A l’échange de ces paroles acides, Cléore s’agita davantage d’un frisson de colère. Une brise malencontreuse secouait ses anglaises et toute la tige de cette fleur du vice. Elle s’engouffrait, en vent mauvais, sous la toile de la tente, parcourant les allées d’un aquilon annonciateur de péril. La comtesse s’éloigna d’Allard, hautaine, la tête haute et pourpre, affichant sa fâcherie, en un claquement de talons accompagné du friselis nerveux de ses jupes.
Il était temps qu’en bon père de famille, il s’enquît de l’état de santé de Victorin. Marthe et Pauline, éplorées, se tenaient à genoux auprès du jeune homme. Trop émotive, la jeune demoiselle versait des flots de larmes comme si son frère aîné fût mort à ses pieds. Hégésippe pria les spectateurs de s’éloigner et tâta le pouls : ce n’était qu’un malaise, une pâmoison vagale. Pauline expliqua que, peu d’instants avant qu’il s’effondrât, Victorin s’était comme étouffé, victime d’un de ses accès asthmatiques qui le frappaient sans prévenir. Le jeune homme en serait quitte pour un séjour d’un mois en la campagne normande, à Bolbec, chez sa tante Lucie, où il ferait une cure de citronnade, d’orangeade et de madeleines de Lorraine consommées à la mouillette avec du jaune d’œufs. Cette maladie de Victorin contraria fort Allard, qui dut remettre son rendez-vous avec Raimbourg-Constans, qu’il prévint par Petit Bleu. Tout fut retardé d’une semaine, le temps que le père accompagnât son fils maladif jusqu’à Bolbec et s’en retournât, ayant ajourné tous ses cours, toutes ses séances en Faculté. Un répit inopiné pour la comtesse de Cresseville, qui condamna Ysalis, récupérée en pleurs à l’étal des jouets, à dix coups de badine et au port du sarrau de bombasin douze jours durant. Cléore, qui craignait que la petite eût tout conté à la baronne de Villemain ou se fût confiée à d’autres Dames, se retrouvait seule, sans favorite…elle remit lors la peine d’Adelia et la reprit dans son giron, encadrée de Daphné et Phoebé, toutefois. Sa magnanimité crasse l’avait une fois de plus emporté sur toute autre considération.
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