samedi 16 juin 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 21 4e partie.

Avertissement : ce roman, publié pour la première fois en 1890, est destiné à un public de plus de seize ans.


L’express d’Epernay dans lequel Elémir avait pris place entra en gare de Château-Thierry
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 deux jours après que la nurse Regnault eut été conduite en maison d’arrêt après qu’elle eut avoué avoir servi la comtesse de Cresseville, Louise B** et la vicomtesse de**. Le commissaire Brunon avait reçu l’information selon laquelle la Préfecture de Police s’apprêtait à émettre trois mandats d’arrêt à l’encontre des deux précitées et du marquis de la Bonnemaison. L’étude des plans cadastraux avait confirmé tous les éléments de l’enquête à disposition de Brunon et d’Allard. Moesta et Errabunda était la propriété de la vicomtesse et Cléore de Cresseville en quelque sorte sa locataire. Les plans mêmes de l’Institution, dressés voici quinze ans, étaient en possession des forces de l’ordre qui pouvaient désormais fourbir leurs armes et préparer une stratégie d’attaque du domaine. Rien n’y manquait, sauf la serre, non encore créée. Tous le bâti apparaissait en coupe, étage de pavillon par étage de pavillon ainsi que les jardins, pièces d’eau… Des relevés topographiques détaillés, dignes d’une carte d’État-major, indiquaient la moindre faille, le moindre accident de terrain, les déclivités, trous, fosses… Plus récente, la brèche du mur de la propriété avait été ajoutée, grâce aux informations glanées dans les témoignages de Marie et d’Odile. Allard songeait :
« C’est là qu’il faudra nous introduire… Une intrusion par surprise, qui nécessite cependant qu’on élargisse l’ouverture. Il faudrait aussi faire surveiller les lieux depuis les airs par un aérostier. Nous aurons besoin d’un appât, d’une chèvre, pour distraire l’attention des goujats esclavagistes. Une autre gamine de préférence. Je doute que Mademoiselle Boiron soit volontaire. Elle refuse même de retourner chez ses parents indignes et nous l’avons placée en attendant dans un internat pour petites filles à Soissons, où elle rattrape son retard scolaire. Marie Bougru, par contre, n’a pas fait d’histoires et ça a été pour elle et sa famille la joie des retrouvailles. Et si Pauline, ma chère Pauline, acceptait de rendre à la République ce menu service ? »

  L’aliéniste soliloquait, échafaudait des hypothèses, des projets, afin que cette aventure déplorable prît fin. Il se doutait que V** serait le dernier à tomber, se croyant encore protégé par son portefeuille ministériel. Moret vint interrompre ses cogitations méditatives.
« Nous sommes aux aguets. Paris nous a signalé qu’une personne suspecte a pris le train en gare de l’Est pour Château-Thierry. Elle est certes grimée, mais elle ne peut guère cacher sa stature, son allure. L’inspecteur Granier est à bord de l’express et surveille le quidam de près. »

  L’inspecteur n’était pas un plaisantin. Les interpellations de suspects se multipliaient ces derniers jours : ainsi, pas plus tard que la veille, deux voitures avaient été appréhendées sur la route menant à l’Institution. L’une était un véhicule de livraison de denrées alimentaires car il fallait bien que les pensionnaires et les adultes pussent se ravitailler. Quant à l’autre, il conduisait deux passagères pour une journée de plaisirs, Dames du demi-monde aussitôt sous les verrous. Allard appréhendait l’approche du dénouement. Ce n’était plus qu’une question de jours. Tout pouvait être clos avant la Toussaint. Progressivement, les gendarmes mettaient le secteur en coupe réglée et le passaient au peigne fin. Ils avaient l’ordre d’interpeler tout ce qui se rendait à Moesta et Errabunda, les fournisseurs comme les clientes. C’était mettre l’abjecte maison close en état de siège, l’affamer peut-être. La pénurie se faisant sentir dans une propriété qui avait eu le tort de ne point vivre en autarcie, telles ces villas carlovingiennes administrées par des capitulaires,
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 Cléore de Cresseville et sa bande de filous se rendraient à terme afin que les fillettes ne mourussent pas de faim. Les paroles de Moret résonnaient agréablement aux oreilles de l’aliéniste. C’était là une bonne nouvelle, une de plus. Aux grands maux les grands remèdes : Allard avait conscience de la malignité et de l’habileté du plan qui rappelait la manière dont les Yankees avaient vaincu le Vieux Sud. Il s’agissait d’un nouveau type de blocus qui se mettait en place, d’un second plan Anaconda, tel qu’en avaient usés les généraux Sherman et Grant.
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 Moi, Faustine, j’aurais soutenu les Sudistes, leur art de vivre, de se vêtir, et leur manière de traiter paternellement leurs bons nègres, si j’en avais eu lors l’âge[1].

  Un problème toutefois demeurait : comment évaluer les réserves de vivres dont disposait la propriété ? Seuls les régisseurs, Michel et Julien, eussent pu répondre, mais, ne s’aventurant plus à l’extérieur depuis l’affaire des sœurs Archambault, voilà jà cinq mois, il était difficile que les gendarmes les arrêtassent avant l’assaut alors en cours de planification. De quelle défense pouvait disposer l’ennemi ? Combien d’hommes capables de porter les armes ? Combien de domestiques ? Combien de fusils, de pistolets ? Toutes ces questions demeuraient pour l’instant sans réponse. C’était pourquoi il fallait une chèvre, qui servirait d’espionne, qui rapporterait tous ces renseignements, et Pauline en avait le profil, encore fallait-il que son père chéri la convainquît. Il ne restait que douze jours avant la Toussaint. Sera-ce suffisant ? Résolu, Allard annonça à Moret qu’il allait retourner à Paris ce soir même, lui exposa son projet, demandant l’accord de Brunon et de Raimbourg-Constans. Il était conscient du risque, de la possibilité que Pauline fût prise, torturée peut-être par la damnée Adelia O’Flanaghan. L’enquête était allée si avant que la police était parvenue à mettre la main sur le certificat d’adoption d’Adelia par Cléore, ainsi que sur plusieurs photographies suggestives de la fillette en lingerie, lors d’une perquisition dans sa demeure, son hôtel particulier d’Auteuil. Il avait été ordonné à la presse de taire l’information, de n’éveiller les soupçons de personne, d’éviter les fuites, l’étalage sordide de ces mauvaises mœurs, parce que l’ensemble de la domesticité de la comtesse de Cresseville avait été interrogée mais non point arrêtée, parce qu’aucune charge n’avait été retenue contre elle, à l’exception de Laure, la chambrière, qui avait agressé un des sergents de ville avec un poinçon. Certes, on eût pu toutes les mettre sous les verrous pour saphisme, puisqu’il ne s’agissait que de femmes, et que certaines avaient été surprises ensemble au lit, fort déshabillées et ivres, pompettes comme l’eût dit Julien, car toutes livrées à elles-mêmes depuis plusieurs semaines, Cléore ne s’aventurant plus à son domicile transformé en peu de temps en demeure orgiaque de soubrettes lesbiennes abusant du champagne et de la Veuve Clicquot. Cependant, de telles arrestations auraient suscité le scandale dans certains milieux huppés et lettrés, salonards pour faire bref. L’opération d’interpellation de la vicomtesse, quant à elle, avait été fixée pour le lendemain.

  Notre savant n’avait pu s’empêcher d’examiner de près les clichés de la petite catin-poupée d’Erin. Elle avait justement une beauté de Sudiste à couper le souffle. Dans un bal d’Atlanta, vêtue des anciennes crinolines moussues de dentelles de l’an 1861, elle n’aurait nullement dépareillé.
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 Sur le fond sépia du tirage sur plaque de verre, elle vous regardait d’un œil canaille, auréolée d’une masse de cheveux vaporeux papillotés, ombrelle en main, en simples cache-corset et pantalons, avec une pose arquée, provocante, connotée, bombant sa jeune gorge de manière à ce qu’elle jaillît du dessous entr’ouvert qui bâillait. Allard se troubla, parce qu’il sentit son membre viril se dresser devant ce regard de chatte et ces courbes naissantes suggérées par une lingerie moulante fort ajustée. C’était comme si Délia l’eût sollicité, appelé pour qu’il embarquât avec elle pour Cythère. Malgré le flou artistique, on devinait sur les pantalons de la petite fille la présence d’une ouverture, d’une fente inconvenante où il ne fallait pas. La nature avait doté notre possessive Irlandaise d’un galbe harmonieux et délicieux de sylphide, propre à sa jeunesse.
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 L’homme se réprima, se morigéna. Cette vénéneuse et redoutable enfant, dotée de la faculté de vous subjuguer, devait être matée à tout prix, dans la plus sévère des maisons de correction et de rééducation. L’épreuve, d’une pornographie à peine voilée usant du prétexte des Beaux-Arts pour charmer les dépravés des deux sexes, pour susciter en eux l’onanisme, était signée, dédicacée par la fameuse Jane Noble, dont Hégésippe Allard ignorait cette facette de ses talents multiples et scandaleux :
  A ma très chère amie Cléore, la plus constante des militantes de la cause des femmes.

 Parmi l’inventaire d’images saisies par la police comme autant de pièces à conviction, toutes consacrées ipso facto à la gloire de la nymphe de Dublin et à la célébration de son immature beauté, il existait bien pire, car bien plus nu encore. Certaines photographies étaient des monuments sous-entendus de gaudriole et de lubricité. Qu’elles eussent été en noir ou colorées, Adelia y étalait ses charmes impudiques sans gêne aucune, exposant telle ou telle partie de son anatomie, prenant des poses, couverte çà et là de quelques pièces de vêtements ou de lingerie disparates. Et ces iconographies pédérastiques soi-disant d’art pour l’art avaient le culot de prétendre à une esthétique de la beauté, de l’éphébie féminine, à la mise en scène de sujets édifiants, historiques, religieux, militaires ou autres. Si l’optimum était atteint par une réplique d’un des plus connotés tableaux de tous les temps, œuvre du sieur Courbet, qui mettait en valeur le joyau que l’on sait, d’autres valaient que les sens s’y excitassent. Ainsi, un photochrome
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 fort troublant nous montrait une Adelia si l’on voulait hussarde,
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 du fait qu’elle était coiffée d’un colback en astrakan modèle 1807 fourré à l’intérieur de vair, prêt excentrique de la vicomtesse qui d’habitude l’utilisait pour se travestir en Impératrice rouge, et qu’elle brandissait un sabre d’opérette aux lourds pompons et glands de jais qui chatouillaient ses joues. La ressemblance avec la chose militaire napoléonienne s’arrêtait là, bien que ce cliché prétendît commémorer les plus belles peintures de Géricault ou de Meissonnier et rendre hommage à la légende impériale. Certes, Adelia arborait une décoration factice, une espèce de médaille de fantaisie, épinglée à son sein gauche, mais ce hochet valeureux, censé récompenser une bravoure au combat purement fictive – surtout chez une fillette de quatorze ans plus portée vers le maniement du fouet ou de la cravache que vers celui du sabre de cavalerie – était accroché non sur un uniforme, mais à même un corset mauve intriqué de laçages d’une telle complexité qu’ils formaient un lacis torve et qu’ils en devenaient lascifs. Les baleines en étaient ornementées, brochées de zinnias et bordées d’une fausse fourrure anthracite d’une tentatrice émollience caressante. Par-dessus tout, ce corset représentait son seul vêtement, en dehors d’une paire de bas de soie lactescents tenus par des jarretières cramoisies, un peu fatiguées et distendues, bas qui enserraient ses jambes de poupée et gainaient ses cuisses, et jarretières qui se compliquaient de faveurs émoustillantes et bouillonnantes de soie vieux-rose. Le plus grave, sous-entendions-nous, était que miss O’Flanaghan d’Eire n’avait rien d’autre qui couvrît son joli corps. Le baleinage du corset le rendait fort court et très cintré, puisqu’il s’arrêtait au-dessus du nombril tout blanc de la belle enfant vicieuse. Ainsi, elle exposait aux yeux en extase l’essentiel de son anatomie, fesses et pubis, lui-même couvert d’un arachnéen duvet brun-roux que s’en venaient caresser et frôler ambigument de longues mèches dites en anglais curly tant elles tire-bouchonnaient et jaillissaient du colback en un sensuel feu d’artifice. La fillette avait posé de trois-quarts, en pieds, mais la tête de face, de manière à ce qu’on vît bien ses appas duveteux et fendus de devant et qu’on devinât la rondeur fessue de derrière. Ces suggestifs méplats propres à émoustiller, évoquaient de bien charnus fruitions en formes de demi-coques ou de demi-sphères d’un ovale idéal, galbées comme il fallait, désirables, bécotables, caressables, mordillables,  mises en valeur grâce à la pose calculée adoptée par Délia. C’était là quelque posture un peu acrobatique, hétérodoxe, d’une juvénile gymnaste émérite à la souplesse innée, capable de se contorsionner afin que tous les panoramas, les points de vue panoramiques de sa grâce de Vénus enfantine, pussent être apposés en offrande, admirés et loués. C’était là le développement d’une idée révolutionnaire de l’image, las mise au service du sexe au lieu de la science, qui intégrait une innovante conception tridimensionale[2] de l’espace, qu’on pourrait dire holographique[3]. Seule la comtesse de Castiglione avait fait mieux, intégrant dans la mise en scène de son être égoïste l’idée de temporalité et de décomposition du mouvement, en précurseur des recherches de messieurs Muybridge et Marey.
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 En ce tableau héroïque, vivant avant qu’il fût fixé, soumis à une influence victorienne et préraphaélite indéniable, quoique scabreux, le visage poupin d’Adélie affichait une innocence fausse d’enfant-putain ingénue ; Délie semblait s’adresser au spectateur vicieux en arborant une expression à la fois polissonne, friponne, coquine et narquoise, dans l’attente qu’on la sollicitât pour une étreinte tarifée. L’éclairage – sans doute le ou la photographe avait-il ou elle joué avec subtilité des possibilités offertes par la lumière frontale et par l’ouverture plus ou moins large que permettait le diaphragme de l’objectif – faisait paraître cette frimousse polie, lisse, quasi marmoréenne et irréaliste, charmante de stupre enfin. Le choix du photochrome, de ses teintes artificielles, avait cependant évacué toute ambition isochromatique de l’image. Adelia incarnait une plante vénéneuse vivace à l’espièglerie sans bornes. Tout cela posait l’aigu problème de la subjectivité du regard de l’auteur de la photographie… mais aussi de ceux qui la contemplent. Par chance, Allard n’avait pas sur lui ce cliché, qui l’eût fait soupçonner de complaisance et de concupiscence.    


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  Sous l’identité de Gaston de Chanlay (clin d’œil à Alexandre Dumas et à son savoir-faire romanesque exacerbé), représentant le domaine champenois du comte R**, taste-vin et taste-champagne de sa fausse profession, Elémir de la Bonnemaison se pensait en sûreté dans son confortable compartiment de première classe de l’express d’Epernay. Il n’avait pas à subir la promiscuité des pauvreteux de troisième sans doute davantage guidés par l’avarice que soumis aux impératifs de l’indigence, ce qui les empêchait d’acheter un billet d’un prix dérisoire pour la bourse d’un nanti oisif et décadent. Elémir était presque seul dans la voiture, à l’exception d’une veuve dans son compartiment réservé et du policier qui le pistait, le fameux Granier, aussi incognito. En la personne de ce policier, Raimbourg-Constans avait dépêché un des éléments les plus brillants de sa génération, un des champions du Quai des Orfèvres. C’était non seulement un fin limier, mais aussi un as du grimage et du déguisement, capable de prendre l’apparence de n’importe qui, excepté un bébé. De plus, il était doté de la faculté de se changer très rapidement, comme s’il eût été un caméléon de l’habillage. Il créait ainsi un nouvel art du transformisme, peut-être d’avenir, sans qu’il en eût conscience[4]. Ses pairs le surnommaient l’homme aux dix mille visages.
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 Afin qu’aucun soupçon ne se portât sur lui, et de ne point éveiller la méfiance de sa proie, il avait adopté la vêture et l’aspect d’un archevêque rubicond et goitreux et avait gonflé son ventre et ses joues en les rembourrant et les rendant factices. Qui pouvait se douter que cette silhouette obèse dissimulait un homme d’une agilité rare, adepte de la gymnastique suédoise et de tant d’autres pratiques physiques qu’on l’avait affublé du sobriquet d’athlète complet ? Il était monté dans le compartiment limitrophe à celui d’Elémir, après avoir fait mine de se tromper, bréviaire en main, prétextant que la prière l’avait distrait un temps. Il s’excusa avec gaucherie. Notre ecclésiastique paraissait si anodin qu’Elémir n’y prêta guère attention et ne fut jamais sur ses gardes. Aussi, lorsque le convoi ralentit à l’approche de la gare de Château-Thierry, n’eut-il qu’une seule idée en tête : se dépêcher de récupérer ses bagages et commander une voiture qui le mènerait directement à Moesta et Errabunda.

  Il descendit donc du wagon sans méfiance, attendant qu’un porteur voulût bien prendre en charge sa malle de voyage. L’archevêque le suivait de près, guettant l’occasion propice. Le marquis de la Bonnemaison croyait son déguisement habile : il avait rasé sa moustache trop caractéristique et s’était affublé d’une perruque brune. Se pensant méconnaissable, il effectua quelques pas sur le quai assez bas de la gare, à la recherche d’une buvette où il commanderait une bonne limonade. Le prétendu homme d’Eglise ne le lâchait pas ; il faisait mine d’être plongé dans son livre de prières, et chantonnait son graduel comme une Dugazon
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 son air fleuri de Piccinni ou de Paër. Elémir aperçut bien, à quelques distances, à proximité de la sortie, deux bicornes de gendarmes, sans qu’il se doutât que leur mission était de le cueillir, parce que l’horaire d’arrivée du train leur était connue, communiquée par Paris. Mêmement, il était incapable de faire le lien entre le représentant du clergé collant à ses semelles et ces deux militaires. Peut-être était-ce un archevêque anglican, ce qui expliquait qu’il ne voyageât pas en grande pompe, comme les autres dignitaires ecclésiastiques de son rang. Eh non ! Le bonhomme marmottait en latin, non point dans la langue de Shakespeare, et l’ouvrage qu’il tenait dans ses mains pommadées aux doigts sertis d’anneaux curiaux et cultuels, conformes à l’Eglise catholique, apostolique et romaine (cela trahissait la perfection du déguisement de Granier) n’était donc pas le Prayer Book élisabéthain. Il prononçait à la gallicane, om et non pas oum. Il avait respecté le violet de son grade ecclésial, mais était dépourvu de tout oripeau sacerdotal, car hors de la célébration d’un office. Point d’aumusse fourrée de demi-vair, de pallium, de manipule, d’étole, de chasuble ou autre comme un soldat qui se fût promené en simple caleçon.

  Enfin, Elémir avisa la buvette, alors qu’on transportait sa malle hors du fourgon à bagages. Tandis que le sifflet du chef de gare stridulait, en prélude à l’imminent départ du convoi de voyageurs, il franchit le seuil, avec Granier à ses trousses. Il ne commanda qu’une méchante purge. La compagnie des chemins de fer de l’Est avait négligé les rafraîchissements et les limonades et autres orangeades – seules boissons non alcoolisées disponibles ici – étaient servies à température ambiante et de qualité médiocre, contenues dans des bouteilles ternies et malpropres. Son ouïe perçut l’ébranlement du train s’en allant alors que les gorgées de ce détestable liquide qui eût dû être délectable se déversaient dans son gosier trop sec. Il acheva de boire puis s’enquit de l’addition. Comment, vingt sous cette saleté à peine bonne pour la gamelle d’un corniaud ! On le grugeait !  La compagnie abusait. Elémir allait lui adresser une requête de plainte bien sentie. Cela lui rappela ce repas dans le fameux restaurant d’anandrynes jà évoqué antérieurement, cette infecte poule au pot puante et faisandée à quinze francs, mal nommée par la cuisinière, qui se prenait pour une Carême, Poule au pot de la doulce France, comme s’il se fût agi d’invoquer les mânes de Roland, neveu de Charlemagne et palatin de la Marche de Bretagne et celles du bon roi Henri. Absorbé par son ire de sang-bleu, notre marquis n’avait même pas remarqué l’absence temporaire du ventru homme d’Eglise (du genre de ceux qui lutinent les créatures habillées en petites filles dans les boxons) suivie de son retour autre. Manège incognito, car Elémir était le client unique des lieux, et le serveur désœuvré s’en moquait. Lorsqu’il sentit dans ses reins le canon froid d’un revolver d’ordonnance suivi du rituel « Au nom de la loi…levez les mains. » Monsieur de la Bonnemaison s’en trouva abasourdi et marri de surprise. Granier, expert décidément, avait changé du tout au tout : finis les habits d’archevêque, le ventre, les bajoues et le gros nez fleuri par l’abus des grands crus des coteaux bourguignons ou des cépages bordelais (les languedociens avaient lors souffert du phylloxéra). Il exprima bien une velléité de fuite, mais Granier l’empoigna et le força à se lever, le conduisant jusqu’à l’air libre où les menottes lui furent mises par les deux gargantuesques et pantagruéliques gendarmes de six pieds passés, qui l’escortèrent comme deux grenadiers géants mitrés de Fransquillon, ce sobriquet par lequel le roi-sergent de Prusse Frédéric-Guillaume, premier du nom, qualifiait son fils, notre futur vieux Fritz par trop adulé par l’Allemagne actuelle. Elémir ne put émettre d’autres balbutiements incrédules que « Que me voulez-vous, à la parfin ? Je me plaindrai au comte R** ! » et Granier de lui répondre : « Que voilà un joli gibier de potence ! Vous serez inculpé de complicité d’enlèvements de mineures de moins de quinze ans et de financement illégal d’une entreprise de prostitution clandestine ! »


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   Les arrestations de Louise B** et de la vicomtesse ne se déroulèrent pas aussi facilement que celle d’Elémir. On peut parler de déception pour la première et d’échec pour la seconde. Introduite par effraction chez notre peintre, la police dut compter avec Sybaris, Lesbos et Cythère, les trois panthères noires de notre Héliade d’Hébé, dressées pour défendre leur maîtresse. Ce fut un préalable massacre, pour la bibeloterie des lieux, les forces de l’ordre et les félines moirées qui ne se privèrent pas, avant de succomber sous les balles, de déchiqueter et déguster quelques succulents abats humains. Ce valeureux combat de belluaires en vareuses de sergents de ville et en jaquettes fut ignoré des annales contemporaines et ses victimes conservèrent un anonymat voulu, destiné à endormir V** dans ses certitudes d’immunité et d’impunité.

  Ce fut un prodigieux bestiaire, une bataille de titans, plus parfaite en sa forme inédite qu’une entéléchie aristotélicienne. Les héros inconnus succombèrent sous les crocs à fourrures noires de ces non-pattes-pelus d’Insulinde. Il fallut aux survivants valides se frayer un chemin parmi les éparpillements, les dispersions de tripes, de membres et de fressures, mêlés à des lambeaux d’uniformes, des bris multiples de fenêtres à vitraux componés, des brisures de meubles d’acajou, des éclats de biscuits, de Saxes, de Wedgwood, de Sèvres, de Moustiers, des bosselures d’argenterie et d’orfèvrerie, des automates de singes musiciens,
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 cymbaliers et autres,
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 cassés et pantelants, dont les mécanismes émettaient encore de faibles craquements, le tout englué dans des traînées de sang humain et félin. La peintre illustre s’était cloîtrée dans son bureau fermé à clef. Il fallut qu’un projectile de colt en brisât la serrure mais deux bruits de détonations coïncidèrent. Lorsque l’inspecteur Maroux pénétra dans le lieu claustral, la mort avait fait son œuvre. Vêtue de sa panoplie de dompteuse de cirque Barnum qu’elle affectionnait tant, Louise B** venait de s’homicider d’une balle dans la bouche afin d’échapper au déshonneur. Elle gisait, assise sur une chaise Louis XVI, la boîte crânienne explosée par l’impact tiré à bout portant par le canon de son Derringer. Ses besicles éclaboussées de sang reposaient sur son meuble de bureau, mêlées à des fragments de dents et de cervelle, sans omettre les esquilles. Une spectaculaire giclure écarlate, déhiscente comme une fleur de mort, avait souillé tout le mur derrière le cadavre.

  Madame la vicomtesse de** eut davantage de chance ; elle échappa à la police impitoyable de Raimbourg-Constans. On ne la découvrit à aucun de ses pieds à terre, ni à Paris, ni à Deauville, ni à Nice, encore moins en son célèbre château de Meudon. Introuvable, comme évaporée, elle était jà partie se réfugier en son repaire insoupçonnable, là où Cléore saurait la rejoindre.


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  Un Jules vociférant avait découvert Jeanne-Ysoline à terre, l’échine brisée, sans connaissance. Transportée en civière jusqu’en l’infirmerie, elle ne reprit conscience qu’au bout de deux heures, son corps meurtri, paralysé des quatre membres. Enveloppée de bandages et de plâtres, le visage congestionné et violâtre, la diction à peine intelligible à cause de plusieurs dents cassées, elle ne pouvait plus se nourrir seule. Cléore, inondée de chagrin, se dévoua à venir la sustenter à la cuiller, d’une compotée de pommes. Elle fut accueillie par une fée d’Armor en l’état d’une poupée demi morte, qui la supplia de manière poignante, d’une voix voilée et altérée par la souffrance.
« Cléore, ô, ma mie…protégez-moi… implora cette silhouette paralytique gainée d’emplâtres à la face tuméfiée, méconnaissable. Je sais que je vais mourir…Adelia va venir m’achever… »

  La comtesse de Cresseville, sous le coup de l’arrestation de Diane Regnault, désigna la nurse Béroult.
« Elle sera ta gardienne. Sois quiète. Je veillerai à ce que rien ne t’arrive. Je vais faire rechercher Adelia. Michel et Julien vont la traquer dans tout le domaine.
- Elle…elle est si vif-argent, comme l’éther volatil… la retrouveront-ils, Cléore ? marmotta-t-elle d’une voix pâteuse difficilement audible.
- Dans ton malheur, tu as eu de la chance… même si ce mot peut t’apparaître indécent dans ma bouche. Délie a ouvert mon coffre, volé la pire de mes armes. Elle eût pu s’en servir contre toi sur-le-champ, au lieu de te pousser dans l’escalier. C’est une lame imparable, sans échappatoire.
- Serait-ce… l’objet… avec lequel elle me menaça ?
- Oui…le seppuku de la geisha. Elle m’a laissé un petit mot sur un carton, me déclarant qu’elle avait simplement emprunté cette saleté pour se défendre… La garce ! »
  Une faible trémulation saisit l’organisme brisé de Jeanne-Ysoline car elle venait de saisir que lors de leur étreinte, tandis que toutes deux goûtaient à des émotions intenses, à nulles autres pareilles, Délie eût pu saisir l’opportunité de la pourfendre toute. Quant à Cléore, il était inutile qu’elle glosât, spéculât encor sur la responsabilité de son ancienne favorite, qu’elle refusât une évidence exprimée, sortie par la bouche tuméfiée et pâteuse de la pauvre enfant : Adelia était un monstre, un serpent que la comtesse de Cresseville avait réchauffé, couvé dans son sein laiteux dont la diaphanéité épidermique était si réputée et coruscante qu’un subtil réseau veineux bleuté y apparaissait par places, en transparence, y était deviné, suggéré, et ajoutait à sa grâce, à son irrésistible charme érotique de femme fragile et désirable par toutes les autres adeptes de la religion de Psappha.
« Je vais faire assurer ta protection, ma mie, ajouta Cléore d’une voix mouillée par l’émotion tandis que des filets de larmes coulaient de ses iris vairons. Un valet armé gardera l’infirmerie, préviendra toute intrusion de cette sorcière d’Erin. Ne crains point cette claustration. J’ai compris que plus jamais, au jamais, tu ne recouvreras la marche mais je te choierai encor, comme au premier jour où nous t’accueillîmes à Moesta et Errabunda, enchanteresse petite fée des roches vives, des fontaines enchantées de l’Armorique profonde, où coulent des ruisseaux de miel… Tu fus la surprise de la Maison, et nous t’aimâmes pour ta joliesse, ta distinction de douceline, tes rubans parfumés à la soyeuse suavité de rose et de muguet… ô, Jeanne-Ysoline d’Armor, jamais je ne t’oublierai. Je ferai fabriquer pour toi, mon adorée, un joli petit fauteuil roulant fort ouvragé, conçu en les plus précieuses essences odoriférantes des tropiques… Je te le promets, ma mie.
- Ne m’enterre point encor Cléore… je…. »
  Mademoiselle de Cresseville ne saisit nullement les derniers mots, à peine articulés, que les lèvres enflées de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët venaient de prononcer. Etourdie par les multiples piqûres de morphine destinées à calmer l’intolérable douleur d’un corps qui l’abandonnait peu à peu, sa langue de plus en plus épaisse, Jeanne-Ysoline était lors en passe de perdre l’usage de la parole. Elle essaya d’ajouter quelque chose mais ne le put point ; ces mots ultimes se métamorphosèrent en de poignants gargouillements. Puis, une torpeur de drogue la saisit. On ne pouvait réellement parler de sommeil car il s’agissait d’un au-delà du songe, sans nul rêve réparateur. Cléore, en larmes, dit :
« Infirmière Béroult, surveillez bien la malheureuse enfant. Attendez-moi. Je m’en vais quérir un gardien armé pour prévenir toute tentative de nuire à la personne de Mademoiselle de Kerascoët. »
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  Tandis que Cléore s’allait en soupirant, fort chagrinée car elle savait Jeanne-Ysoline perdue à plus ou moins brève échéance, trop grièvement blessée, car l’échine brisée et la moelle épinière atteinte, et elle se doutait bien qu’un nouvel acte d’Adelia ne ferait que hâter une fin sans doute attendue par la fée bretonne afin qu’elle fût libérée de ses tourments et rejoignît son Ciel personnel, Béroult acquiesça et se mit au chevet de la patiente. De fait, Adelia était cachée, proche, et attendait l’occasion d’en finir… Elle s’était dissimulée dans un placard où l’on remisait le matériel médical au rebut, non loin du double transfuseur devenu presque inutile à présent, profitant de la panique générale, de l’inattention provoquée par l’enchaînement des tragédies. Elle attendait le soir, guettant le moindre signe de fatigue de Béroult, espérant que l’apathie de Jeanne-Ysoline, due aux multiples injections médicamenteuses, faciliterait ses noirs desseins. Cependant, ses oreilles fines avaient entendu Cléore annoncer le recours à un ridicule emperruqué qui, sans aucun doute, serait pourvu d’une des dérisoires pétoires entreposées dans l’ancienne armurerie de chasse. Lors, elle dut hâter l’exécution de ses plans, profiter du laps de temps entre le départ de la comtesse et l’arrivée du cerbère poudré.

  Dès que Cléore eut quitté le pavillon de l’infirmerie, Sarah l’appréhenda.
« Madame la comtesse, chuinta la vieille judéo-tzigane, l’heure est grave. Prenez cette longue-vue et venez avec moi au plus proche belvédère. »

  Cléore ne se fit pas prier, mais cela la contrariait et retardait ; qui savait ce qu’il pourrait advenir avant qu’elle ramenât un bon gardien armé ? Les deux femmes montèrent jusqu’à la balustrade émoussée tachetée de lichens ocrés et jaunâtres. Sarah lui tendit une antique lunette, qui avait dû servir à quelque capitaine de vaisseau du temps de La Pérouse ou du bailli de Suffren, à moins qu’un astronome du siècle de Herschel en eût usé pour observer les étoiles. Cléore scruta l’horizon, au-delà de la propriété.
« Observez bien par-delà nos murs, Mademoiselle… Cela explique pourquoi plus aucun véhicule ne parvient ici pour nous avitailler.
- Dieu du ciel ! Des patrouilles de gendarmes à cheval, deux au moins !
- Ils doivent intercepter systématiquement toute voiture souhaitant entrer.
- Je comprends pourquoi ces jours-ci, aucune cliente ne nous arrive. Quant aux vivres... Nous avons une réserve d’un mois, deux chambres froides aménagées selon les principes les plus modernes de conservation et …
- Cessez donc là votre optimisme ! Souhaiteriez-vous que nos chères petites souffrissent d’accès scorbutiques ? Nous manquerons sous peu de fruits et légumes frais. Conserver les primeurs dans des caissons réfrigérés n’est pas comme afroidir de la viande.
- Nos…nos pensionnaires ne risquent-elles point d’avoir grand’faim ?
- Nous sommes tous perdus si vous n’agissez pas, Mademoiselle. Ce pullulement de gendarmes signifie que nous sommes en état de siège et de blocus, que la Gueuse va nous affamer…parce qu’elle sait tout sur notre compte… Elle investit la place.
- Qui nous a trahi ? Car il y a trahison à la base de ce qui se passe. J’ai été si malade ces temps derniers que…
- Avant Regnault, la police en a eu d’autres. Elle enquête depuis longtemps.
- Tourreil de Valpinçon, le croyez-vous ? Il devait enlever Phidylé, et celle-ci n’est jamais arrivée en nos pénates. Il a failli à sa mission.
- Je ne conjecturerai pas, Mademoiselle, mais son arrestation fait partie des possibilités. Vous avez grand tort de négliger la lecture des journaux, de n’y être point abonnée. Quand nous serons tous mûrs, affaiblis par la faim, la Gueuse ne se privera pas de nous attaquer sans coup férir.
- Je vais armer tout le monde, faire distribuer les fusils à toute personne susceptible d’avoir été conscrite et de savoir en user. Certes, ce ne sont que des fusils de chasse, mais…
- Je sais manier ces armes…
- D’un seul bras, allons donc !
- Ne me mésestimez pas, Mademoiselle… Je donnerais ma vie pour vous, pour votre cause libératrice de la femme…
- Entendu, mais je suis retardée, et il me faut d’abord assurer la sûreté de mon aimée d’Armor. Une fois cette tâche accomplie, soyez rassérénée, j’ordonnerai à Michel de pourvoir à la distribution de nos outils de défense… Si les petites manquent à tomber entre les mains des forces de cet ordre mauvais, elles ne capituleront pas. Je vous rappelle que chacune est dotée d’une capsule de poison enfermée dans une fausse dent ou dans un cabochon de bague. Elles sauront en faire un excellent usage. 
- Je croyais qu’il ne s’agissait que de drogues aphrodisiaques.
- Certaines font office de poisons violents et imparables. Allons, le temps presse. »

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 L’infirmière ignorait la surveillance occulte dont elle était l’objet. Elle ne cessait de s’affairer autour de Jeanne-Ysoline, alors qu’Adelia guettait le moindre signe de défaillance pour exécuter son plan. Bien que Mademoiselle de Kerascoët fût la seule malade alitée, son état pitoyable nécessitait des soins de tous les instants, propres à exténuer la plus endurante des nurses. Marie Béroult demeurait sur le qui-vive, parce qu’elle avait grand’peur que le pauvre cœur meurtri par le choc de la jeune blessée cédât, qu’elle succombât avant que la nuit fût passé. Elle ne supportait pas que ce qui restait de cette jeune passerose mourût devant elle, avant que ses treize ans de pleine promesse d’inflorescence fussent révolus. Quatre jours ! C’était l’affaire de seulement quatre jours ! Elle était lors si belle dans ses pansements, tout en plaies cruentées, gémissant, à demi sonnée, sommeilleuse, sur son blanc lit de géhenne, sa frimousse boursouflée émergeant d’un bandage qui enroulait ses cheveux gracieux qui semblaient être la seule partie de son corps qui eût conservé le souffle merveilleux et la splendeur de la vie. Marie Béroult n’ignorait pas que cette si jolie chevelure revenait de loin, retrouvait toute sa magnificence après qu’Adelia l’eut tondue. Elle se surprit à caresser doucement ces joues de poupée brisée, cette face plâtrée, cette silhouette empesée, prise dans le carcan de multiples attèles, en fredonnant une comptine, un dodo l’enfant do dérisoire. Elle ne savait comment s’empêcher d’afficher la manifestation puérile et lacrymale d’un deuil introspectif anticipé au chevet de cette demi-morte.  Ses yeux embués devant cette destinée pitoyable, pathétique, elle s’interrogeait, se demandait s’il n’eût pas mieux valu abréger les souffrances de cette nymphe de porcelaine. On appelait cela la mort douce, l’euthanasie, terme forgé lors des odieuses et fatales Lumières. La moelle épinière de Jeanne-Ysoline était lésée à vie par sa chute, et c’était cette meurtrissure qui lui occasionnait les accès les plus flagrants, les plus intenses, que les doses répétées de morphine ne parvenaient pas à calmer. La cervelle de Marie Béroult s’agitait, prise dans un tourbillon de pensées turpides, contradictoires, se résumant à un conflit entre la nécessité de faire son devoir de soigneuse et la pitié éprouvée au spectacle de cette fleur des fleurs incurable.
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 Il suffirait d’une quantité plus conséquente dans la seringue de Pravaz… l’injection terminale, traumatique, volontaire, en la vestale florale qu’on achève. Certes, elle se refusait à ce que la jeune rose mourût, qu’elle s’altérât, s’étiolât toute, à jamais, que ses pétales se fanassent l’un après l’autre… Ils choiraient de la rose, pourprés, veinés, mais s’effiloquant en poudre et en brisures. Sous peu, que son geste de mise à mort eût ou non été accompli, la primerose enfuie par l’appel du trépas serait placée dans une bière capitonnée et satinée de blanc de Vierge, puis s’irait reposer auprès de Bénédicte, de Daphné à l’inhumation si récente encor, et de Sophonisbe, sous l’habituelle motte de terre et les jonchées liliales épanouies. Cléore, assurément, ferait embaumer cette inoubliable dryade de Brocéliande, cette giroflée bien-aimée de la chouannerie, cette pieuse enfant admirable, enfin… pour qu’elle ne se corrompît point, pour que demeurassent intacts les linéaments coruscants de la jeune défunte. Quelques iambes s’iraient glorifier son souvenir adorable, puis, le Vieillard Temps accomplirait son œuvre impie, impitoyable, ensevelissant sous un voile d’oubli gaufré de pourriture l’existence passée de la noble petite fée.

  Adelia quitta sa cachette, réjouie du chagrin de Béroult qui lui ôtait tout entendement, toute raison. Elle portait une sacoche de cuir en bandoulière. Béroult était si troublée qu’elle ne la vit même pas. Miss Délie n’eut qu’à l’étourdir en l’assommant avec ce sac qui contenait un objet lourd. Alors, elle officia. C’était à croire que les yeux toujours vifs de Jeanne-Ysoline, quant à eux, l’avaient vue. Ils s’illuminèrent d’une terreur indicible. Elle voulut crier, donner l’alerte, mais n’y parvint point, sa langue empâtée, embarrassée, paralysée… Ses yeux de jais brûlants, eux seuls, continuaient à vivre, à s’animer, à exprimer son sentiment d’horreur, lorsqu’Adelia extirpa ce que la sacoche contenait.
« Aimes-tu les sucres d’orge que j’affectionne ? la questionna la goule d’Eire d’un ton affecté, plein d’une hypocrite affèterie ignoble. Viens, celui-ci, je te l’offre. Il sera le délice de ton petit palais. Il est parfumé à la fraise des bois, mon parfum favori. Allons, point de simagrées. Dans ton état, c’est inutile. Je te sais bien gourmande, et tu dois avoir grand’faim à cette heure. »

  Elle approcha l’objet en disant : « Allons, ouvre ta petite bouche plâtreuse, ma mie… Laisse-moi t’y fourrer cette friandise… Tu verras comme c’est bon… Songe à ce qu’elle représente… C’est bien évocateur et sans ambiguïté, n’est-ce pas ? »

  Jeanne-Ysoline ne put qu’émettre des mmm mmm de terreur, tandis que Délia la forçait à écarter ses lèvres, à ouvrir sa mâchoire. Elle fourra dans sa bouche, en l’y forçant, ce sucre d’orge sculpté en godemiché hypertrophié, cette atrocité de lupanar fort réaliste, comme suintante de semence perlant de son sommet, grande de deux pieds, qui suffoqua Mademoiselle de Kerascoët. La face de l’enfant d’Armor bleuit. Elle s’asphyxia ; ce fut comme une cyanose. Une minute suffit à Adelia pour que sa rivale expirât, tandis que la nurse, réduite à l’impuissance, gisait au bas du lit, toujours inconsciente. Douze ans, onze mois et vingt-sept jours… tel était son âge exact. Adelia contempla le cadavre pansé et plâtré, horrible, ce visage bleuâtre et noirâtre, cette bouche élargie d’où émergeait à moitié, baveux et sanglant, un colossal phalle de mort sucré, qui avait pénétré jusqu’au pharynx en brisant le palais au passage tant la catin avait forcé.  
« Tu m’en diras des nouvelles en enfer. » conclut le petit monstre.

  Son forfait accompli, Adelia s’esquiva par les mansardes et les corniches tandis qu’accompagnée d’un domestique en livrée armé d’un fusil de chasse, Cléore s’en revenait enfin, trop tard pour sauver la nouvelle victime.

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[1]  Nous rappelons qu’Aurore-Marie de Saint-Aubain, née en 1863, n’avait que deux ans à la fin de la guerre de sécession.
[2]  Adaptation d’un mot anglo-saxon apparu vers 1875. On dit maintenant tridimensionnel.
[3]  Néologisme scientifique prémonitoire de notre poétesse, plus ouverte aux progrès techniques que ce qu’on a pu prétendre d’elle, le terme réel ne datant que du milieu du siècle suivant.
[4]  Aurore-Marie de Saint-Aubain pressent l’arrivée de Fregoli (1867-1936), qui débuta quelques mois après la parution du « Trottin ».