mardi 12 juillet 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 16 1ere partie.



Chapitre 16

Le lendemain matin, tôt à l’aube, l’expédition boulangiste, escortée par les guerriers Bekwe, parvint aux pieds des fortifications tant espérées. Il serait difficile d’investir les murailles de la cité. Les connaissances de Boulanger en poliorcétique étaient faibles et il regrettait de ne posséder aucun canon, aucune pièce d’artillerie. La prise de cette citadelle promettait d’être délicate. Le groupe constitué de Jacques Santerre, de Michel Pèbre d’Ail et d’Angelo Franceschi observait narquoisement l’impuissance du commandement tandis que Pierre, fumant tranquillement, attendait que Daniel entrât enfin en scène.
- A mon avis, il n’est pas pressé, se disait-il avec justesse.
Le lieutenant de vaisseau Gontran de Séverac remarqua l’existence d’une porte surmontée d’un linteau sculpté. Les symboles, indéchiffrables, mélangeaient des caractères apparentés à l’écriture méroïtique,
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 d’autres au berbère, sans parler d’idéogrammes dignes du proto sumérien et du sudarabique.
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 Aussi colossal que tout le reste, constitué d’énormes troncs et trumeaux de teck et d’okoumé, l’huis rappelait la palissade séparant le domaine de King Kong de celui des indigènes.  
Serge, tout en s’approchant, tendit l’oreille. L’épaisseur du matériau était trop conséquente pour qu’on perçût le moindre bruit. C’était comme si la forteresse était morte, abandonnée, à moins que l’ennemi, en embuscade, attendît l’instant propice pour frapper les intrus. Faute de mieux, on allait tenter de s’introduire par en-dessous. Hubert de Mirecourt ordonna de creuser une sape alors que Boieldieu s’enquérait de l’existence possible d’une canalisation primitive, aqueduc ou égout.
Près de deux heures s’écoulèrent ainsi dans un silence oppressant, à peine rompu parfois par les bourdonnements agaçants des moustiques et des mouches qui pullulaient dans cette chaleur, et les cris distanciés des oiseaux et des colobes.
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Nous n’étions qu’à cinq kilomètres à peine du village de Kwangsoon. Aussi, un groupe de Pygmées partit afin de procurer du ravitaillement aux Blancs. Ce fut le moment choisi par les soldats de Maria de Fonseca pour passer à l’attaque.
Il y eut un signal préalable, une sorte de gong de bronze qui vibra dans l’atmosphère surchauffée de ce qui n’était pas encore le Katanga. Tout en haut des parapets, un prodige fit s’animer d’incroyables pierres cyclopéennes qui s’assemblèrent de manière à prendre forme humaine. Il s’agissait de géants aux traits grossiers mais néanmoins négroïdes.
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 Les gardiens bombardèrent les boulangistes de projectiles variés et meurtriers, sagaies aux pointes empoisonnées ou enflammées, récipients de terre cuite emplis de scorpions et de pythons, ou encore de poix bouillante, pierres et rocs jetés avec force sur les intrus. Ces soldats enchantés rayonnaient car les roches les constituant étaient irradiées, ou agglomérées avec de la pechblende, du polonium, de l’uranium (isotopes 235 et 238) ou encore du radium.
Les Européens et leurs alliés résistaient et parvenaient parfois à atteindre un de ces gardiens colossaux grâce à des perches de bambou façonnées par les Bekwe car les hommes de pierre avaient un point faible : leur manque de stabilité. Ce fut pourquoi deux d’entre eux basculèrent dans le vide non sans faucher toute une grappe d’assiégeants. Non seulement, ils périrent écrasés, mais, fait plus stupéfiant, certains de ces malheureux présentèrent d’horribles plaies et cloques provenant des irradiations. Pierre Fresnay réagit. Lui avait les connaissances nécessaires pour transformer ce handicap en atout. Il suggéra alors au général :
- Mon général, je vous recommande de récupérer avec mille précautions les roches qui formaient ces créatures du diable.
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- Pourquoi donc capitaine ?
- Vous avez dû vous rendre compte qu’elles étaient spéciales. Effectivement, elles brûlent ce qu’elles touchent sans émettre la moindre flamme. Elles pourront nous servir d’armes.
- Ah bon ? Vous escomptez enfoncer la porte avec ces rochers ? S’étonna Boulanger.
- Mon général, ces roches peuvent aussi bien consumer la chair que le bois.
- Je comprends. Mais qui va se charger d’une telle tâche ?
Après quelques secondes de réflexion, Boulanger indiqua des caporaux.
- Vous, fit-il en désignant Serge, Franceschi, Santerre et Pèbre d’Ail.
Les hommes du rang furent contraints d’obtempérer. De Boieldieu eut pitié d’eux. Pour les protéger tant faire se peut des terribles radiations, il enveloppa leurs mains, leur visage de tissus épais.
- Si la gloire, c’est d’être cramé par ces sales cailloux, maugréa Pèbre d’Ail, chapeau ! Ils sont même pas chauds. Ils sont faits en quoi, mon capitaine ?
- De la pechblende consolidée… ça brûle et vous tue en quelques minutes.
- Compris. On f’ra attention, s’inclina le caporal méridional.
S’exécutant puisqu’ils faisaient bien plus confiance à Boieldieu qu’aux autres chefs, nos héroïques anciens communards firent rouler non sans efforts la première roche devant la porte barricadée de bois. L’on vit cet étonnant spectacle digne d’Hercule de quatre hommes qui, courageusement, emmitouflés de linges disparates, parvinrent à positionner quelques gros morceaux de rocs qui, faisant office de bélier, commencèrent à ébranler l’huis parfaitement clos. Roussissant en un premier temps, l’okoumé et le teck s’embrasèrent et brûlèrent rapidement sous la forte chaleur ainsi générée. Se réjouissant de ce résultat, Hubert de Mirecourt allait ordonner l’assaut lorsqu’une fanfare de trompes et de conques retentit. L’ennemi venait de décider de laisser entrer les assaillants.
**********
A quelques coudées à peine de ce spectacle digne d’Hollywood, Saturnin de Beauséjour, penaud, les yeux baissés, subissait les sévères admonestations de Daniel Lin. Peu en reste, O’Malley tournait autour de l’ex chef de bureau, émettant des jappements de colère et grondant. Lorsqu’il s’approchait un peu trop de l’ancien fonctionnaire, celui-ci craignait qu’il lui mordît le mollet. Quant à Ufo, il feignait l’indifférence ; cependant, le frémissement de ses narines et de ses moustaches trahissait chez lui le vif intérêt pour tout ce qui l’entourait. Il se retenait de venir se frotter contre les mollets de l’inénarrable sieur de Beauséjour qu’il affectionnait particulièrement. Il existait une certaine fraternité entre goinfres. Les autres membres de l’expédition, connaissant la justice impartiale de Daniel, ne s’en faisaient pas.
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- Monsieur, je me soumets à votre volonté, commença l’impétrant bonhomme, le front ruisselant d’une sueur aigre. Faites de moi ce que vous entendez. Je plaide coupable.
- Je commence à en avoir l’habitude, marmonna le commandant Wu, faussement contrarié.
- Je m’excuse, monsieur, je m’excuse pour ma peur atavique des ophidiens qui a failli nous compromettre tous.
- La faute m’en incombe. Mais je me dois d’administrer la punition.
- Oui, c’est cela. Faites comme vous l’entendez. Métamorphosez-moi en ce qui vous passe par la tête… en blatte, en souris, en orvet, en puce… Que sais-je encore ?
- Bigre, cher retraité… me croyez-vous donc capable d’un tel tour ?
- Deanna Shirley a bien été rajeunie par vos soins.
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- Oncle Daniel, se mêla alors Violetta. Ne nous encombre pas d’un gros marmot braillard et incontinent. Ne nous refais pas le coup de Deanna…
- Euh, siffla Saturnin, j’étais un bébé malingre. Ce n’est que par la suite que je me suis rattrapé.
- Minute, tous les deux, se défaussa le Prodige… tout le monde ici a cru que miss de Beauregard avait douze ans… Effet d’hypnose…
Lorenza acquiesça tout en sachant que Daniel Lin mentait.
- Quelle est la sentence ? S’enquit en tremblant l’ex-chef de bureau.
- Bien que le scénario d’un Saturnin vagissant tel Zorglub dans ce chef-d’œuvre de Franquin, Panade à Champignac m’agrée, je me contenterai de vous priver de la parole durant une semaine. Ainsi, mon ami, vous serez dans l’incapacité de geindre ou de crier… Nos oreilles se reposeront. Remerciez-moi…
- Oui, c’est génial, s’exclama Violetta.
Saturnin voulut aussitôt remercier le Superviseur général pour sa clémence, mais, comme attendu, sa bouche ne parvint à émettre que des « mm… mm ». Le vieil homme s’empourpra mais comprit qu’il ne devait pas insister.
Tout semblait rentrer dans l’ordre lorsqu’Azzo sonna l’alerte. L’essence hybride du pré K’Tou Niek K’tou percevait les clameurs du combat que livraient les Boulangistes contre les hommes de pierre gardant la forteresse. Il n’était nullement question que le groupe du pseudo daryl androïde vînt se mêler à cette échauffourée. D’autres moyens existaient de s’introduire subrepticement à l’intérieur de la place, sans que ni les partisans de M’Siri ni ceux de Barbenzingue ne s’en rendissent compte.
- Quel est donc votre plan ? Questionna Spénéloss. Pierre nous signale que des hommes sont parvenus à s’emparer des gardiens et à les neutraliser. Ils tentent en ce moment de forcer une des portes de la forteresse au risque de leurs vies. Les rochers qu’ils manipulent sont en effet radioactifs. Or, notre ami leur a pourtant ordonné de prendre le plus de précautions possibles.
- C’est très simple, rétorqua Daniel Lin. Si nous ne pouvons pénétrer par-dessus, glissons-nous par en-dessous.
- Oh ! Oh ! J’suis pas sapeur de profession, grommela le Vieux Loup décati de l’espace.
- Il nous faudrait des barres de mine pour creuser un chemin, suggéra Gaston.
- Un peu de semtex, approuva Carette.
- Et puis quoi encore ? Gronda Symphorien. De la gelée de figues ? Vous avez le plan de la Cité inscrit dans vos méninges, commandant ?
- Pas moi, lui, répondit Daniel en désignant Azzo.
- Comment cela ? C’est impossible ! Un tour foutraque sorti de votre chapeau pointu mister Houdini ?
Spénéloss, agacé par la mauvaise humeur du Cachalot du Système Sol, prit le relais, expliquant la chose.
- Uruhu confirmerait ce que je vais vous dire. Les Homo Erectus et tous leurs descendants, à l’exception de l’espèce dominante actuelle de la planète, n’utilisaient pas les mêmes zones du cerveau pour se repérer et se diriger. Il est connu que les pré K’Tous disposaient d’une sorte de radar sonar. Ils inscrivaient ainsi en leur cortex et les mémorisaient l’ensemble des cartes des territoires de chasse qu’ils traversaient, les transmettant à leurs descendants sur des milliers d’années. Les derniers à en être capables sur Terra furent les Aborigènes d’Australie via le temps du rêve…
- Ouille. Donc, les imbéciles, c’est nous, risqua Symphorien.
- Tout à fait, ironisa Louis Jouvet. Toutefois, je me dois de formuler une minuscule objection. Azzo n’est pas du coin. Je veux bien croire que sa caboche a emmagasiné toute la carte du Maroc, de l’Atlas, voire même du Sahara, mais pas celle du Congo tout de même.
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- Louis, vous faites erreur, lança Daniel. Durant notre trajet, Azzo a eu amplement le temps de mémoriser tout le bassin conventionnel du Congo, du moins ce bassin-là. Il recèle en lui la cartographie complète élaborée au fur et à mesure de nos pérégrinations. Rien ne lui a échappé, aucun méandre, aucun affluent du fleuve. La topographie, les étages végétaux, les courbes de niveau, les failles annonciatrices du rift, la composition des terrains, l’hygrométrie, la répartition de la faune et de la flore, jusqu’aux insectes mêmes et ainsi de suite…
- Je le répète, les idiots, c’est nous, insista le capitaine Craddock.
- A partir de maintenant, Azzo est notre guide. Suivons-le.
- Cela me va, opina Gabin.
- Bangou ! Bangou ! Arr T’u Wong !

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- Voyez, il nous montre déjà l’itinéraire, se réjouit Spénéloss.
La colonne s’ébranla, passant dans une zone abandonnée des remparts, envahie d’une végétation arbustive. Après seulement dix minutes de progression, l’homme primitif stoppa subitement.
- C’était trop beau pour durer, jeta Symphorien sarcastique.
- Capitaine, je vous aime bien, mais je vais demander à oncle Daniel qu’il vous coupe aussi le caquet !
- Petite insolente.
- Pour une fois, je ne suis pas responsable de cette dispute, constata Deanna Shirley en s’épongeant le front avec les vestiges d’un mouchoir en soie.
Quant à Saturnin, il suivait cahin-caha en émettant des borborygmes assourdis.
Azzo venait de désigner un trou à travers les feuillages. De cette cavité émergeait un fétiche agressif constellé de clous, brandissant une sagaie, censé repousser les intrus.
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Les eaux calmées du lac Tanganyika rougeoyaient sous le soleil crépusculaire. Leur quiétude brasillante recouvrée, marquée de miroitements iridescents, incommodait Erich qui ne pouvait oublier le drame joué quelques minutes auparavant. Il méditait, s’interrogeait, ne sachant s’il devait ordonner la reprise de la marche visant à contourner l’obstacle ou tenter une traversée téméraire. Pour l’instant, ce qui le préoccupait le plus, c’était ce prolongement du crépuscule.
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Bien que nous fussions sous les tropiques, la manifestation de cette particularité crépusculaire s’étalant languissamment dans une temporalité imprévisible perturbait Erich, le décontenançait même. « Cela ne se peut, pensait-il, ce n’est pas la bonne latitude. La nuit devrait tomber d’un coup. Il y a là de quoi faire vaciller les certitudes les plus solides ».
Il craignait que ce phénomène influençât le comportement des eaux lacustres. Il ne savait si Daniel parviendrait à reprendre le contrôle avant que cette Afrique irréelle partît en capilotade. C’était un espace répulsif. Il se rappelait ce récit historique conté par Uruhu il n’y avait pas si longtemps, au sujet des derniers K’Tous de Gibraltar, acculés face à la mer infranchissable, incapables de traverser le minuscule détroit, leur créativité tarie, car résignés à mourir. Pourquoi n’avaient-ils pas pu concevoir tels leurs lointains frères de l’Asie du Sud-Est, ce que l’on nommait savamment Homo Soloensis, quelques radeaux de fortune, Kon Tiki paléolithiques, jangadas antédiluviennes, ou pirogues monoxyles ? Pourtant, les K’Tous avaient mainte fois exprimé leur inventivité, leur capacité novatrice, leur volonté de s’en sortir.

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Mais, là, à Gibraltar, les ultimes avortons de la race glorieuse de ces hommes pleins de ressources, de ceux qui marchaient debout, frappés d’une impuissance thanatonique, s’étaient laissés mourir jusqu’au dernier. Tous avaient perdu la volonté de vivre.
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Une option sérieuse s’offrait toutefois au nouveau commandant de la colonne allemande ; le but secret de l’expédition demeurait inchangé : se rendre jusqu’au territoire de M’Siri, en la forteresse gouvernée par sa favorite et effectuer la jonction avec l’équipe de Daniel Wu. Certes, du bois serait cassé : il était inévitable que des heurts se produiraient avec les soldats boulangistes. Erich et Alban pouvaient périr au combat ou être faits prisonniers, peut-être même fusillés, à moins que Pierre Fresnay pût intercéder en leur faveur.
Il fallait qu’à Ujiji, les villageois acceptassent de fournir les matériaux nécessaires à la construction d’embarcations afin de rejoindre la rive opposée, puis de s’aventurer aux confins de la Lualaba et du Katanga. Certains étaient les périls, incertaine par contre la réussite du plan.
Alors, Erich pria. Il souhaita que la Providence ou toute autre force fabuleuse se manifestât et permît aux hommes sous ses ordres de brûler les étapes, de rejoindre l’objectif en un raccourci, une ellipse spatio-temporelle dont cette Afrique recréée, réinventée, était friande.
Au loin, à l’horizon quiet, où avaient disparu tous les animaux incongrus, toutes les chimères paléontologiques, leur rôle achevé, il aperçut, incertain encore, une espèce d’entonnoir horizontal, une nouvelle singularité prendre forme, se générer.
« Un trou de ver… spontané ou voulu ? » se dit-il.
Von Stroheim en informa Alban.
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Frédéric n’en doutait point. La jeune Anglaise qui lui faisait face était folle à lier. Cependant, il doutait de sa réalité. Certes, le canon du pistolet qu’elle brandissait était encore chaud. Mais il n’avait plus de balle. Alors, Tellier observa son environnement. Il constata le carnage, la présence de plusieurs cadavres dont un baignant dans une pièce d’eau où le sang du mort s’était mêlé au liquide clair. Ce bassin, tout comme le reste du jardin, défiait les lois de la gravité car suspendu à la voûte céleste : pourtant, ni l’eau qu’il contenait, ni le cadavre ne chutaient. Certaines dépouilles arboraient des vêtures ancillaires. D’autres des habits bourgeois dont la coupe n’était pas celle de 1888.
L’Artiste rapprocha ces toilettes de celles à la mode du temps où il luttait contre Galeazzo.
- J’ai été projeté au milieu des années 1860... Se dit-il. J’ai beau m’attendre à tout, je ne comprends pas la raison de ce saut dans le passé.
Ses yeux s’attardèrent alors sur un des corps. Manifestement, il s’agissait d’une jeune fille d’à peu près une quinzaine d’années, dont les traits marmoréens et la chevelure brune l’apparentaient à celle qui le menaçait de l’arme déchargée.
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- Elle a assassiné sa propre sœur, ses parents sans doute et jusqu’aux domestiques. Par quel démon est-elle possédée, la malheureuse ?
Le visage de la jeune fille paraissait exsangue, les yeux cernés d’un bistre noir. La vivante ou presque continuait son délire dans la langue de Shakespeare.
- J’ai épargné Dinah. Savez-vous qui est Dinah?
- Oui, votre petite chatte blanche…

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- Merci… Quelqu’un qui me comprend enfin !
Le cerveau de Frédéric fonctionnait à toute allure. Il avait fait le lien entre le prisonnier du miroir et la réalité altérée dans laquelle ce dernier l’avait projeté. Ici, Alice existait bel et bien. Mais elle était folle et sous l’emprise d’une entité maléfique. Pourtant, persistait la manifestation de l’inversion du décor. À ces arbres et ces bosquets comme plantés dans le ciel, s’ajoutait la vision d’une propriété reflet qui, telle une veste réversible, exposait ses structures internes au-dehors, ses étages supérieurs et son toit en sous-sol, tandis que, comme dans une holo simulation souffrant d’un afflux de données mal contrôlées, des zones entières se pixélisaient, agrémentées d’éclairs galvaniques, alors que d’autres se décomposaient en éclats mosaïcaux de pâte de verre déstructurée.

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L’Aventurier s’approcha de la demeure biscornue avec moult précautions, suivi par une Alice chantonnant et sautillant :
- Je rentre chez moi… je reviens à la maison…
Parvenu au vestibule, les marches de guingois au-dessus de sa tête, Tellier dut ramper sur la mezzanine du porche pour pénétrer dans la bâtisse. L’ouïe de l’Artiste perçut des geignements plaintifs dont les accents particuliers lui permirent d’identifier Pieds Légers et le révérend Dodgson. Toutefois, il était impossible de localiser précisément les deux prisonniers dans cette incongruité à la tridimensionnalité bouleversée. Une puanteur s’élevait des aîtres. Il ne s’agissait point là de la décomposition des victimes d’Alice. C’était comme si le Mal absolu se manifestait, exhalait ses méphitiques vapeurs.

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Des silhouettes imprécises flottaient dans cet éther, pendues çà et là à des fils invisibles. Pitoyables marionnettes de chair, restes éviscérés de gibier, mais aussi d’animaux familiers : chiens, lapins, perdrix, faisans, chevreuils, marcassins, etc.
Frédéric s’avisa de la présence d’une morte inattendue, n’appartenant pas à la famille ou aux domestiques d’Alice Liddell. Elle se tenait assise au clavier d’un demi-queue, le parterre demeurant au plafond, les anglaises d’ébène pendouillant comme des girandoles. Le pistolet n’était pas la cause du décès. Mais, lorsqu’il s’approcha du cadavre suspendu, le Danseur de cordes eut un léger mouvement instinctif de recul. Il lui en fallait beaucoup pour s’émouvoir, or, là, l’effroi céda la place à la simple surprise.

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- Quelle mise en scène macabre, marmonna l’ancien gamin des barrières.
Le corps avait bénéficié d’une naturalisation dans les règles de l’art, mais au-delà du simple embaumement funéraire destiné à une préservation temporaire. Autrement dit, on avait empaillé la morte. Qui avait osé faire cela ? Certainement pas Alice ! Le thanatopracteur ne s’était pas contenté de conférer à la jeune trépassée une allure vivante factice, tels les spécimens communs aux muséums d’histoire naturelle, mais il en avait rajouté ici dans l’horreur et la théâtralité grandguignolesque. La dépouille était ainsi plus proche d’un épouvantail sorti tout droit d’un classique du cinéma d’épouvante bidimensionnel que de l’œuvre d’un taxidermiste. La défunte était affublée d’un masque horrible, peinturluré et grimaçant en peau humaine séchée. Frédéric ne put s’empêcher d’interroger Alice.
- Who is she ? Qui est-elle ?
Avec désinvolture, miss Liddell répondit :
- Une poétesse hantant cet outre lieu, Marie d’Aurore.
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Pour Frédéric le crime était signé. Aurore-Marie de Saint-Aubain était passée par là avant lui mais il doutait cependant que la jeune femme eût été capable de profaner le cadavre. Fort à propos, il se souvint du mode opératoire du comte Galeazzo usité autrefois à l’encontre du véritable Ambrogio del Castel Tedesco en 1867. Or, di Fabbrini n’était plus, la seule personne digne de lui dans le mode horrifique était son épigone, sir Charles Merritt.
- L’élève chéri qui depuis a surpassé mon défunt maître, Charles Merritt est l’auteur de ceci.
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- Sir Charles est un méchant homme, fit Alice en chantonnant. Il m’a tenue captive et m’a donné treize ans pour l’éternité.
- L’éternelle jeunesse. Bien des demoiselles vous envieraient, rétorqua Tellier.
- Pas à ce prix.
Cependant, Frédéric ignorait que la présence du cadavre de Marie d’Aurore ne pouvait s’expliquer uniquement par l’intervention du mathématicien. A fortiori, même le parasitage de cet outre monde par les souvenirs tourmentés d’Aurore-Marie n’offraient pas une solution satisfaisante. Manifestement, il était un autre être, possédé par des personnalités multiples qui avait conçu cet avertissement déviant, ce monde indésirable, l’aventure vécue par tous en ce roman. L’Entité demeurait mystérieuse et se refusait encore à ceux qui s’acharnaient à vouloir la démasquer. Il ne s’agissait ni d’un résidu de Fu ni de Daniel Deng. Comme si elle eût capté les rémanences de cet a-lieu, Alice, tout en chantonnant et s’amusant à tripoter les bibelots suspendus, révélait à l’Artiste qui se cachait derrière la macabre mise en scène.
- Tu ne m’attraperas pas A El, tu ne m’attraperas pas… je suis plus vive que le furet, je suis plus futée que le renardeau…
Frédéric voulut alors pousser la folle dans ses derniers retranchements. Il devait savoir ce qui s’était passé dans la demeure réelle, au milieu des années 1860.
Des lueurs de lucidité éclairaient parfois le regard de la démente.
- Miss Liddell, il y a longtemps que vous vivez ici…
- Depuis toujours. Nous étions trois sœurs et j’étais la cadette. J’omets à dessein notre frère aîné Harry.  
-  Oui, cela, je le sais… mais ensuite… quel drame s’est déroulé alors que vous atteigniez l’adolescence ?
- Le révérend s’était immiscé dans nos vies. Il avait écrit pour moi les aventures d’Alice sous terre, lorsque j’avais dix ans…
- Le révérend Dodgson ?
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- Oui, bien sûr… mais il a changé… comme moi… il venait de me promettre qu’il publierait sous peu une version étoffée de l’histoire, intitulée cette fois Alice au pays des merveilles…
- D’accord…
- Je crus à une preuve d’amour, à un cadeau, jusqu’à ce que je m’aperçusse qu’il n’avait d’yeux que pour ma sœur aînée.
- Ina ? Demanda Frédéric.
- Oui, Ina… je m’étais crue l’amie enfant exclusive…
Tout le cadre des inhibitions victoriennes était en train de craquer durant cet échange. Tellier comprit qu’il s’agissait d’amours interdites. Alice poursuivait, le visage faussement impavide.
- Nous étions à l’été 1865... Je proposais à Charles (Frédéric frémit à l’énoncé du prénom. Il était en train de comprendre.) une puérile partie de cache-cache… prenant soin toutefois que ni Edith ni Ina n’en fussent exclues. Je me retrouvais sous les combles de notre maison… Outre les accoutumées vieilles malles s’y trouvaient également quelques objets auxquels je n’avais nullement prêté attention auparavant, dont un miroir piqué de Venise… cette grande psyché de Murano, fort baroque et tarabiscotée remontait à près de deux cents ans. Surchargée, elle avait cessé de plaire. Cependant, mes souvenirs d’enfance n’en avaient gardé aucune trace. Nous la possédions pourtant. Par quel hasard, m’avisai-je de sa présence ? Ce fut alors qu’un appel émana de l’objet… Fascinée, je me penchai et entendis le murmure doucereux du miroir. « Regarde-moi… regarde-moi… mire-toi en moi… ». Insouciante et sotte, j’obéis à la chose…
- Vous fûtes aspirée, c’est cela ?
- En effet, la glace m’absorba et se nourrit de moi… Je me retrouvai de l’autre côté où tout était inversé… un grenier tourmenté, discordant, où l’obscurité dominait, où le noir vous entravait. Je perçus bientôt d’autres présences. Je n’avais pas été la seule à être ainsi piégée… la jeune fille de tantôt, Marie d’Aurore était prisonnière…
- Que s’ensuit-il ?
- Un homme…oui, il y avait aussi un homme dont la silhouette sombre me disait quelque chose… Il m’était impossible de distinguer les traits de ce personnage. Mais lorsqu’il s’adressa à moi, ses inflexions étaient en tout point semblables à celles du révérend Charles…cependant, un détail me troubla. À la différence de celle de Charles, cette voix ne bégayait pas. Désarçonnée, je crus que le miroir l’avait également attiré et le choc et la peur avaient effacé son défaut d’élocution.  

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- Oui… Je comprends…
- L’homme me demanda ce que je faisais là… je lui racontais tout naïvement. Je sentis comme un froid émaner alors de lui… sa langue était noire et vipérine… non pas un démon mais une autre chose d’aussi malsaine… je ne sais si vous connaissez les anciennes céramiques grecques avec leurs figures noires…
- J’ai visité assez de musées pour en visualiser quelques-unes…
- De même monsieur, vous savez peut-être que mister Dodgson était un adepte de la photographie…
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- Oui, naturellement. Vous avez souvent posé pour lui. Si je ne me trompe, il vous a immortalisée sous les oripeaux d’une jeune mendiante…
- Tout à fait… en ce temps-là, j’étais heureuse… J’eus la ferme impression que, celui qui me parlait n’était pas tout à fait le révérend Dodgson mais son ombre, ou, mieux, son négatif photographique. Moi-même, j’apparaissais étrange… toute ma peau était enténébrée alors que mes cheveux d’ébène étaient devenus d’un blanc immaculé et je pensais que, si Marie d’Aurore possédait en cet outre-monde ce physique-là, un alter ego devait exister par ailleurs, blond ou albinos, revêtu d’une robe de deuil. Il voulait sortir de là, absolument… il me subjugua... Il sollicita mon aide mais, afin qu’il parvînt à s’extirper de la glace, il me fallait attirer son double du monde réel, soit Charles en personne. Alors, il m’intima l’ordre de l’appeler. « Vous n’y songez pas, répondis-je. Jamais ma voix ne lui parviendra à travers ce miroir ». Il insista. Si je réussissais, il me promit monts et merveilles. Il instilla en moi la haine de mes sœurs et de mon frère. Il sut jouer avec tous mes états d’âme. Il me dit, pour conclure : « Le vrai Charles Dodgson, c’est moi. L’autre n’est qu’un usurpateur, une tromperie. C’est lui qui m’a enfermé dans le miroir ».
- Et là, vous vous êtes résolue à obéir à cet inconnu que je ne puis qualifier de tout à fait humain ? S’enquit l’Artiste.
- Monsieur, j’ai agi en état hypnotique. Il a abusé de mon jeune âge et de mon innocence. Il m’a fait accroire que celui qui se faisait surnommer Lewis Carroll escomptait épouser ma sœur Ina l’année suivante.
- 1866, donc…
- Je n’ai plus hésité, j’ai appelé à l’aide. La puissance de mes cordes vocales fit merveille. Elles résonnèrent, franchissant le tain, retentissant dans tout le grenier, se répandant à travers toute la maisonnée, y compris dans le parc.
- Il y avait là quelque chose de surnaturel, constata Tellier.
- Certes, mais cela ne m’étonna point. Le pire, à ce que je compris, fut que ni Edith, ni Harry et ni Ina ne m’entendirent. Seul Charles perçut mes cris. Aussitôt, il accourut. La psyché l’aimanta. Je vis les bras de son double saisir les siens et l’entraîner dans cet espace clos. L’absorption fut complète tandis que çà et là se manifestaient d’autres entités prisonnières du miroir. C’étaient, au mieux, des ombres, au pis, des êtres inachevés, dont des parties de corps manquaient, comme si l’espace contenu par la glace les eût comprimées et mutilées. Son forfait accompli, celui qui se prétendait le véritable Dodgson abandonna son sosie à ces créatures de la nuit, puis, m’empoignant, me poussa hors de cet univers en réduction avant de m’emboîter le pas.
- Tout ce que vous me contez, mademoiselle, défie les lois les plus élémentaires de la physique. Cela ressemble à un cauchemar. Moi-même, présentement, suis prisonnier de ce mauvais rêve. La maison inversée dans laquelle nous nous trouvons, symbolise la personnification de votre faute.
Alice s’empourpra de colère.
- J’étais irresponsable. J’ai agi sous ses ordres.
- Parce qu’il a trouvé en vous la faille.
- Je crus gagner ma liberté, échapper à la tyrannie de mes parents. J’avais la beauté espagnole de ma mère. Je recherchais un chevalier servant. J’ai cru que l’alter ego de Charles serait celui-ci. Pour me délivrer de mes tourments, il m’ordonna de me débarrasser de tout mon entourage. Le pistolet, je l’ai toujours sur moi.
Sarcastique, Frédéric jeta :
- Cette arme n’est plus qu’un leurre vidé de sa substance. Vous n’avez plus de balle. Rien n’ici n’est réel. Vous n’êtes pas Alice mais son image.
La jeune fille poursuivit sa déblatération sans faire cas du Danseur de Cordes.
- Mon pistolet fit preuve de prodiges. Il était insatiable, doté lui-même de vie. Je n’avais même pas à le recharger, il tirait tout seul, obéissant à mes pensées meurtrières. Ses projectiles, inépuisables en apparence, firent mouche à chaque fois. Mère fut ma première victime.
- Lorina Liddell, je suppose.
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- Vous supposez bien. Vinrent ensuite les tours d’Harry puis de père.
- Ah ! Le fameux meurtre du père. Très mélodramatique. Le complexe d’Œdipe, mais ici au féminin.
- J’exécrais père, son rigorisme, son puritanisme coincé.
- La morale victorienne dans toute sa splendeur corsetée.
- Henry mourut sur le coup, tout comme mon frère. Plusieurs domestiques tentèrent d’intervenir et de me désarmer, en vain. Ils subirent mon ire.
- Et l’autre, pendant ce temps, que faisait-il ?
- Il agissait en spectateur, m’encourageant, se délectant de mon audace, applaudissant à mes exploits. J’étais sur un nuage.
- Noir…
- Mais je m’en moquais. À l’air libre, dans les jardins, je poursuivis mon œuvre de mort, pourchassant les ultimes témoins de ma servitude.
- Le cadavre tantôt, aperçu en bas, cette jeune fille, c’était Ina, n’est-ce pas ?

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- Ina ? Oui… elle a fini comme tous les autres. Une petite balle de rien du tout a fait cesser de battre son cœur. Le pire fut que l’autre Charles poussa l’abjection jusqu’à me photographier après que j’eus commis ce crime. Même Edith, ma dernière sœur n’y réchappa pas. Je la jalousais encore plus à cause de ses cheveux de feu et de sa peau diaphane. Pourquoi le Seigneur lui avait-il octroyé cette beauté d’Albion, alors que moi, je me jugeais laide, noiraude, inintéressante ? Edith s’était réfugiée dans la cabane du jardinier. Piètre abri… il me fallut deux balles pour en venir à bout. Puis, m’extirpant de ce cénotaphe, j’aperçus une petite chatte blanche. Un regard scrutateur et félin me questionnait, voire, m’admonestait. C’était Dinah. Ses moustaches et ses oreilles frémissaient de reproches. Elle se mit en boule et commença à feuler. Dinah avait compris. J’esquissais un geste mais ne pus l’achever. Mon arme se refusait à occire mon animal de compagnie. Ma raison l’a pris en pitié.
- Si Ufo entendait cela ! S’exclama Frédéric.
- Qui est Ufo ?

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- Un chat… noir et blanc, un ventre sur pattes…
- Le faux Dodgson m’avait trahie. Il fit venir la police du comté. Je fus jugée irresponsable, frappée de folie soudaine et enfermée à Bedlam. J’y demeurais vingt-et-un ans. Lui, fit sa vie de son côté. Adieu col blanc et habit noir. J’appris ce qu’il était devenu, le plus grand malfaiteur de tous les temps.
Tellier faillit lancer : « Le Napoléon du crime », mais s’arrêta.
- Inutile, mademoiselle de me dévoiler le nom de votre mentor. Sir Charles Merritt dont la réputation sulfureuse a fait le tour de toutes les polices bien informées et non inféodées. Ce n’est pas pour vous que je suis ici, toutefois, ni pour lui, mais pour le vrai Dodgson et Guillaume, un de mes fidèles lieutenants. Les avez-vous vus récemment ?
L’Artiste marqua une pause puis reprit, l’idée lui venant :
- Y a-t-il des miroirs dans ce monde ?
Frédéric raisonnait vite, fort des savoirs acquis dans la Cité. Si l’on admettait que cet univers dingue, sens dessus dessous, était à l’image d’un cerveau schizophrène, il pouvait aussi, pourquoi pas, être le produit d’un univers bulle hendécadimensionnel replié sur lui-même, un modèle autrefois conceptualisé par les Pi, et caprice aidant, pouvant aller jusqu’à seize dimensions. Si l’on prenait en compte la gravité quantique à boucles, il était normal que ce monde fût doté d’interconnexions et d’interfaces reflétant le reflet. Un monde de pléonasmes. Mais un monde déformé, malade, comme sans doute le cerveau de celui qui l’avait dessiné, le plafond en bas, les parterres en haut. A El ?
Alice avait capté une partie des pensées de l’Artiste. Elle rétorqua :
- Ce n’est pas moi A El, bien que sir Charles l’ait cru. A El est là-bas, en Afrique. Il vous a attaqué, c’est pour cela que vous êtes ici. Vous avez raison. Il n’y a qu’un seul miroir normal en cette demeure. Du moins, sa normalité se limite-t-elle au fait qu’il soit fixé au sol.
À cet instant, Frédéric aperçut l’objet, dressé sur les moulures du plafond sur lequel, pour rappel, tous deux se déplaçaient depuis le début de cet entretien. C’était une psyché inverse, tain extérieur convexe, glace proprement dite interne et concave. Un miroir dans le miroir, pensa avec justesse l’Artiste.
- Pieds Légers et Dodgson sont là-dedans, c’est indubitable, fit Frédéric. Il va me falloir briser cette prison pour les en délivrer. Mademoiselle, je vais avoir besoin de votre aide pour détruire cette glace aberrante.
- Les chandeliers en argent… ils sont dans le vaisselier, ici, qui tient en équilibre grâce à ces colonnettes.
Tellier retrouva alors son agilité légendaire d’acrobate. Il parvint à s’accrocher aux colonnettes torsadées puis à ouvrir le meuble avec son rossignol dont il ne se séparait jamais. Aussitôt, de la vaisselle chut sur le plafond et s’émietta. Les chandeliers suivirent mais Frédéric réussit à s’en saisir après une cabriole impensable, art du Harrtan oblige. À l’instant où il s’apprêtait à faire éclater le tain, un scrupule le fit hésiter quelques secondes.
- Mais s’il s’agissait de glaces plurielles, gigognes, mises en abyme, emboîtées les unes aux autres ? À Dieu-vat !
Les craintes du Danseur de Cordes se concrétisèrent ; il se retrouva attelé à une tâche infinie tel Sisyphe avec son rocher, en un temps suspendu par quelques sortilèges, en un éternel recommencement. Il détruisit des dizaines de glaces (il ne put précisément les dénombrer) avant d’atteindre la couche ultime infinitésimale, d’où sortirent enfin Pieds Légers et Dodgson. 
A suivre...

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vendredi 1 juillet 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 15 2e partie.



Face au squelette simien dressé qu’un regain de vie animait, les spectateurs français, allemands et austro-américain (il s’agissait évidemment d’Erich), se demandaient s’ils n’allaient pas assister à la reconstitution des chairs de ce qu’on ne pouvait plus considérer comme tout à fait animal. Alban subodorait un franchissement accéléré inverse des étapes de la putréfaction comme en ce vieux film bidimensionnel la Machine à explorer le temps pour lequel il avait eu la fantaisie de demander à Daniel Wu de lui projeter à l’envers la séquence fameuse de la décomposition du Morlock à l’intérieur du sphinx. Cependant, la créature demeura désespérément désincarnée ce qui ne l’empêcha pas de lever le bras droit en un craquement sinistre et de désigner d’un index accusateur Oscar von Preusse en personne. Dans le même temps, la mâchoire du fossile vivant commença à bouger, à cliqueter. Les puissantes molaires de cet au-delà du singe s’entrechoquaient et grinçaient. Erich déclara discrètement à Alban: « Il essaie de parler ».
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Un son caverneux jaillit des profondeurs de la gorge de l’être simien. La position du trou occipital ainsi que l’aspect encore rudimentaire de l’aire de Broca dans ce qui eût été ce paranthrope, si ses viscères s’étaient reconstitués, ne lui permettaient pas de s’exprimer en langage articulé. Aussi, les sons qui émergèrent d’entre une dentition adaptée à une nourriture exclusivement végétale et coriace, ne pouvaient être interprétés correctement en l’absence d’un Uruhu seul apte à les déchiffrer. Pour les deux officiers allemands, la bête représentait une menace certaine. Oskar von Preusse anticipa une possible attaque de la créature en sortant de son holster un Mauser et en faisant feu, visant la tête de ce qu’il prenait pour une monstruosité démoniaque.
Alors, le Zinjanthrope implosa telle une de ces antiques télévisions en noir et blanc à tube cathodique antédiluvien, bombardant les Allemands de milliers de fragments d’os, d’esquilles acérées comme des fléchettes. Un Unteroffizier, transpercé par ces dards d’un nouveau genre, l’œil droit crevé, s’effondra.
«  Dummkopf ! Éructa von Stroheim furieux. Avant de tirer, il fallait d’abord envisager les conséquences de votre geste.
- Que je sache, je suis votre supérieur dans cette expédition. Vos propos s’apparentent à une insubordination manifeste, répliqua Oskar d’un ton dur.
- Certes, mais vous êtes en train de mettre toute l’expédition en péril.
Comme en réponse, la terre se mit à gronder. Des plaques de latérite furent arrachées par de puissants bras squelettiques qui, émergeant d’un sol durci et craquelé depuis des centaines de milliers d’années, projetèrent ces sortes de scories sur la colonne allemande bien impuissante à manifester une quelconque riposte. Les créatures découvertes par Robert Broom
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 et Louis Leakey au siècle suivant, voulant venger leur congénère, s’extirpèrent de la terre mère qui les avait par trop longtemps contenues. C’étaient toutes sortes d’Australopithèques robustes déterminés à en découdre avec les intrus Sapiens qui avaient violé leur territoire immémorial, leur champ des morts, car il s’agissait bien de ce qui demeurait un champ de bataille où les représentants primitifs du genre Homo avaient impitoyablement éliminé leurs rivaux Robustus. Les paranthropes tenaient enfin leur revanche. Farouches, tous ces squelettes reconstitués étaient mus par l’unique détermination de tuer les descendants de leurs massacreurs afin d’expier un crime que l’on pouvait assimiler au péché originel.
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Erich se garda bien de lancer: « je vous l’avais bien dit! ». Comme tout le reste de la troupe, il fuit devant les dépouilles ressuscitées.
Tout cela eût été fort logique mais c’était compter sans l’esprit facétieux qui s’amusait à embrouiller les cartes, tourneboulant toutes les lois de la physique, y compris quantique. Non seulement la horde de Paranthropus poursuivait les Teutons pitoyables, mais dotée de facultés transdimensionnelles, elle effectuait des sauts, disparaissant, réapparaissant devant l’ennemi, voire sur ses flancs, sans omettre la voûte céleste de laquelle elle bondissait au-delà de tout entendement. Les Australopithèques robustes, armés de bâtons, de crânes d’antilopes, de défenses d’éléphant et de galets, s’accrochaient au hasard sur tel ou tel homme de troupe et le lynchaient jusqu’à ce que mort s’ensuive. Parfois, un coup de fusil partait, aléatoire, certains atteignant partiellement leur but, décapitant par ci, arrachant un bras ou une jambe par-là, mais, aussitôt, la partie de l’armature fossile dotée d’autonomie parvenait à se ressouder au reste de la créature. Il était évident que les repères spatio-temporels n’avaient nullement cours ici. Erich, à distance, crut apercevoir les rives salvatrices du lac Tanganyika accompagnées de la forme globuleuse familière des cases du village d’Ujiji, là même où, en 1871, Henry Morton Stanley avait retrouvé David Livingstone.
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- La fin du mirage! Enfin! S’écria Erich. Le salut est devant nous, Kameraden!
- Himmelkreuz! renchérit Werner. Vous avez raison, Oberst. Soldaten, vorwärts!
Soudain, l’enchantement cessa. L’entité persécutrice était-elle repue ou s’était-elle lassée devant la stupidité des pantins Teutons? Des soldats, comme fous devant l’étendue d’eau, se jetèrent sur la berge et commencèrent à boire à grandes gorgées. D’autres se mirent à danser une gigue tandis que les officiers jugeaient qu’il était temps que l’on fît l’inventaire des pertes afin que les blessés pussent bénéficier des premiers soins. Certaines blessures étaient particulièrement traumatiques. Un Feldwebel avait eu la mâchoire fracassée par le gourdin d’un des Australopithèques hargneux, un autre présentait une méchante plaie à la cuisse, celle-ci ayant été transpercée par un éclat du crâne du premier Paranthropus. En outre, on dénombrait cinq morts, plus ou moins mis en pièces par l’acharnement vengeur des hominiens.
Mais les rappels à l’ordre restèrent vains. Ignorant toute discipline, les soldats se laissaient aller,  se déshabillant afin de se baigner, de se soulager, dégueulant ou déféquant sans retenue. Oskar s’arrachait les poils de sa moustache. Jamais il n’avait vu pareille mutinerie. Pour lui, les responsables étaient Erich et son ordonnance. Ceux-ci avaient habilement instauré le désordre dans la troupe bien qu’en son raisonnement limité, l’officier du Kaiser ne pût expliquer tous les sortilèges.
« Tout a commencé avec ce cheikh. Ces deux-là l’ont embrigadé. C’était leur complice. Le conseiller du sultan de Zanzibar, ce Rimbaud était aussi dans le coup. Ils ont fait évader Walid de Pemba, à charge pour lui de nous jeter ces sorts. Je ne suis pas dupe. Ces deux Scheisskerlen sont payés par ces maudits Français. Je vais commencer par tuer le plus jeune. Je m’occuperai du colonel ensuite ».
Sans en faire part à von Dehner, von Preusse, dégainant son arme de poing, apostropha brusquement Alban d’un ton plein de morgue.
- Leutnant, vous êtes un traître.
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Subjuguée par la chevelure d’ébène d’Alice, la baronne de Lacroix-Laval se trouva entraînée dans une singulière poursuite, tentant d’appréhender la jeune folle qui, à dessein, se dérobait à elle. La ressortissante d’Albion, pour une fois bien obéissante, esquivait toute approche d’Aurore-Marie avec un art consommé. Ainsi, elle la mena en des quartiers irréels qui ne figuraient sur aucun plan officiel de la Cité des Doges.
Les pas empressés de madame la baronne parcouraient des venelles improbables sourdant d’humidité ; ses petits pieds voletaient malgré eux au-dessus des flaques qui s’en venaient éclabousser les guêtrons de ses bottines de salissures noires. L’ourlet de sa jupe s’empoicra d’ordures.
Aurore-Marie s’étonnait de traverser d’étroites ruelles aussi méphitiques dont les murailles aux pierres cariées et mal ajustées s’ornaient parfois de bosselures sur lesquelles étaient gravés des caractères hébraïques. Elle se surprit même à s’aventurer en un cimetière juif non signalé aux pierres tombales à demi ébranlées ou déracinées, mangées par une mousse malsaine. Par instant, des corps en partie momifiés émergeaient des fosses, répandant leurs effluves fétides, tels des anathèmes lancés à la face de Dieu.   
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Elle s’obstinait à poursuivre, guidée par un instinct qu’elle ne s’expliquait pas, n’ayant pour tout repère que cette fuyarde silhouettée, nimbée désormais de follets, dont le jais de freux des mèches ondulait sans trêve. Aurore-Marie murmurait : « Hamadryade indienne, ô mon hamadryade indienne ! Attends-moi ! » Désormais, les deux ombres couraient au sein d’une galerie voussée, creusée à même la roche tendre, sorte de boyau de gypse dont on doutait de l’existence, de la réalité, artefact architectural qui s’encombrait de débris divers, de gravats, tandis que ses parois menaçant de s’effriter à tout instant se recomposaient sans cesse, s’ornant de colonnettes, de mascarons, de bas-reliefs, dont la naïveté était annonciatrice de cet art des Poilus.
C’était une hybridation de styles, plébéien et exotique, sacré et profane, érotique et chaste, pans de rêves échappés aux élucubrations d’une population cavernicole malgré elle, ignorée des gens de la surface. Après un coude, une statue de Bouddha gêna le passage. Ce ne pouvaient être Alice ou Aurore-Marie qui avaient suscité cette manifestation. Un spécialiste l’eût datée du XIe siècle de l’ère chrétienne : les détails dans la conformation du visage, la longueur des oreilles, l’ourlet de la bouche, le drapé de la robe permettaient de localiser cette œuvre, de la placer dans la chronologie de la statuaire asiatique. Quelqu’un qui aurait bourlingué dans tous les musées remontant au siècle de fer du barbare technocrate Thaddeus von Kalmann n’aurait pas été dépaysé à sa vue ; ce routard, muni d’un bon guide, aurait croisé sa réplique parmi les collections du muséum national de Budapest.

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Alice s’arrêta et se prosterna. Cela étonna Aurore-Marie un instant, mais il lui revint en tête la légende du Baphomet, reconnaissable à sa main de paix qui accueillait les candidats aux pérégrinations transdimensionnelles. La statue réagit à la présence de l’adolescente ; des irradiations émanèrent du Bouddha, rendant la matière pellucide et révélant sa structure cachée. La baronne de Lacroix-Laval en frémit d’horreur, retenant son souffle avec difficulté.
« La sculpture contient une dépouille ! » pensa-t-elle, remuée.
Effectivement, le Bouddha recelait un bonze qui était allé jusqu’à l’ultime étape de l’ascèse, conformément aux principes de la foi hétérodoxe de Tsampang Randong. Cette vision d’épouvante devait inspirer dans un futur proche la poétesse dans ses récits les plus macabres. Cette présence était signée A El. Autrefois, la momie avait été un vieillard au visage oblong, aux pommettes saillantes, aux longs doigts d’artiste, au front haut et à la barbiche plus ou moins confucéenne. Elle apparaissait mitrée tel un lama, drapée dans une robe monastique safran. On conjecturait sur son identité : Li Wu, le poète, aïeul de Daniel Lin ? Lu Wu, ancêtre encore plus lointain du commandant ? Ce dernier était connu comme maître de thé ayant vécu à cheval entre le VIIIe et le IXe siècle, ayant officié à la cour des Tang, plus d’un siècle après le règne de la célèbre impératrice Wu où s’étaient affrontés les énièmes avatars de Kulm et de D’Arbois.
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Animée par un souffle magique, la dépouille du sage prononça des sentences tandis qu’une mélopée funèbre s’élevait sous la voûte.
« Ma nation a inventé ce breuvage qui prolonge la vie jusqu’à l’éternité. »

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Il était étrange qu’Aurore-Marie et Alice comprissent le mandarin classique.
« Il y a d’abord le thé blanc, constitué de jeunes bourgeons séchés, idéal comme boisson rafraîchissante. Puis, le thé jaune, obtenu à l’étouffée, comprenant des bourgeons et des feuilles oxydées. J’avais une prédilection particulière pour le thé vert fait de feuilles entières torréfiées. Cependant, le thé bleu-vert dolong oxydé et en partie fermenté avait les préférences de la Cour. Quant à moi, bien que je n’en fusse pas friand, le thé rouge lapsang souchong oxydé et fumé représentait l’aboutissement incomparable de tout dégustateur réputé. Enfin, les palais non délicats - dois-je dire barbares ou semi barbares ? - savouraient le thé noir pu’er à double oxydation.
Il y eut aussi les âges successifs du cha’ bouilli Tang, du thé battu Song et pour finir du thé infusé Ming et Qing. »

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La momie se tut. Un kaléidoscope d’images hallucinogènes, émanant du cadavre desséché, assaillit madame de Saint-Aubain tandis qu’Alice semblait non affectée par de phénomène. Un être protéiforme, presque théâtral, arborant les divers oripeaux de ses rôles tourmenta Aurore-Marie. C’était à la fois un clown tueur brandissant une lame sanglante  - et la baronne souffrait de coulrophobie depuis l’enfance, ayant toujours détesté le divertissement plébéien du cirque - un succédané de Mandrin dont elle perçut la phrase alambiquée « Monseigneur, que me voilà aise de vous recevoir en ce sinistre lieu ! », un cuisinier d’abord allemand, puis japonais, exerçant son art dans une forteresse suintant d’humidité ou encore dans un restaurant high-tech de Tokyo fréquenté par les élites de toutes les nations, un vacancier ou apparenté coiffé d’un canotier, vêtu d’un costume bleu foncé avec une veste blazer passepoilée et un pull à col roulé blanc, un badge agrafé au revers de ladite veste représentant un grand bi, répétant « Bonjour chez vous, bonjour chez vous, je ne suis pas un numéro ! », enfin un gangster de la Prohibition, feutre mou sur la tête, costume trois pièces très cintré sur le corps, un gros chat au poil angora noir et blanc sur les épaules et une mitraillette à chargeur camembert à la main gauche. Tous ces avatars avaient en commun un insoutenable regard gris-bleu et une mèche rebelle auburn tombant sur le front.
« Daniel ! Daniel ! » s’écria Aurore-Marie avant de perdre connaissance.
Lorsqu’après un temps indéterminé la jeune femme reprit ses esprits, elle se trouvait sous un porche près de la ca’ d’oro. Face à elle, celui que nous désignons sous le nom de Sir Charles Merritt. Le mathématicien s’adressait à elle et lui disait aimablement :
(…) « Ma chère, vous êtes arrivée à bon port. Je m’en réjouis. »
Il s’exprimait en français.
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Le chef des Pygmées s’était engagé à conduire Boulanger jusqu’aux portes de la forteresse qui recelait les gisements tant convoités. Grâce à cette garde, à cette protection, les Européens pouvaient reprendre quelques forces.  Tous les notables de la tribu s’étaient concertés : il s’agissait de faire accroire au brav’général que la cité de Maria de Fonseca constituait un lieu intangible, présent de toute éternité, connu des pères de leurs pères.

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 Maria de Fonseca, qui était la véritable She, régnait despotiquement sur ces demi ruines peuplées de pygmées et de soldats esclavagistes au service de M’Siri. Elles y recelaient la pechblende, stockée dans des sortes de greniers et silos en brique crue et en pisé. L’architecture des lieux s’apparentait aux forteresses du Grand Zimbabwe ou du Monomotapa. Lesdites forteresses présentaient des constructions en appareils polygonal et cyclopéen. Le bâti interne était semblable à un réseau de termitières telles celles jadis rencontrées par le commandant Fermat et ses subordonnés sur la planète Sestriss.  Tout cela s’avérait conforme au codex lu par Merritt à Lord Sanders il y avait déjà quelques semaines.  
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Boulanger croyait qu’il s’agissait des vestiges du royaume médiéval du Prêtre Jean. Il avait trop lu les longs récits mythiques d’autrefois. Cependant, tout en se rapprochant des circonvallations du site sans toutefois oser encore y pénétrer, il ne tarda pas à remarquer l’aspect des pierres ayant servi à la construction de la cité : elles étaient vitrifiées et rien à sa connaissance ne pouvait expliquer ce phénomène qui corroborait les maladies rongeant les populations de la région. Naturellement, les boulangistes ignoraient le haut degré de radioactivité de la pechblende.
Maria de Fonseca, demi folle, elle-même rongée par les radiations, n’avait plus grand-chose à voir avec la beauté métisse qui avait jadis ébloui M’Siri. Ainsi, comme nous l’avons déjà vu, nombreux étaient les pygmées difformes, tout comme d’ailleurs leur progéniture, du moins lorsque celle-ci survivait.  
Est-il nécessaire de rappeler la citation de Cléophradès à son adversaire, telle que Sir Charles l’avait rapportée au lord pervers ? 
Tu fais erreur, Marcion, lorsque tu dis que le Logos fait chair en Jeshua, puis mû en Saint Esprit sous forme de colombe, se résume en seulement trois hypostases. En vérité, je te le dis, Pan Logos se sépara en quatre personnes tout en demeurant intègre. Il fut Lui mais aussi Pan Phusis, Pan Chronos et Pan Zoon. Il extirpa le Mal, l’Anti-créateur noir, la négation de l’énergie, le démon A El qui voulait le défier et provoqua sa chute sur la Terre, le frappant de son foudre, l’engloutissant au fin-fond de la terre d’Afrique, métamorphosant toute roche alentour en cristal irradiant la mort. Ainsi fut recréé, reconstitué l’orichalque du Timée et du Critias. Des créatures démoniaques naquirent alors de ce bouleversement et se tapirent au sein de cette contrée désolée, étape ratée de la création de ton faux dieu, singes hybrides géants, reptiles inachevés, ours des ténèbres, pour qui des païens, des gentils, des tribus égarées des Chamites bâtirent une cité troglodyte, baptisèrent de nouveaux dieux hérésiarques qui eurent pour noms Kikomba-kakou et Kakundakari-kakou. Ils leurs rendirent un culte indigète déviant pour les siècles des siècles.
Kwangsoon, chef des Bekwe, mentait par omission à Barbenzingue : il savait que le commandant Wu était déjà parvenu à destination, mais qu’il se cachait avec son équipe, attendant le moment propice pour apparaître. Daniel et les siens avaient surgi en cet espace-temps en un coup de tonnerre, après avoir franchi le vortex temporel, faisant exploser la roche, ce qui l’avait fait qualifier par Kwangsoon de boula matari, briseur de roc.

 Quelque part dans le bassin conventionnel du Congo, le soir du 24 novembre 1888. Les coordonnées géographiques et temporelles restent volontairement imprécises, voire aléatoires, les auteurs devant respecter les cartes et les connaissances de l’époque ainsi que l’embrouillamini de l’espace-temps d’une Afrique recomposée. A Venise, c’est toujours le mois de juillet.
Devant la case du chef du village, un feu brûlait, éclairant la scène d’invocation des esprits de la forêt, lui conférant un aspect fantasmatique du plus bel effet. La pluie avait cessé depuis peu et, autour du brasier aux flammes dansantes, les joueurs de tam-tam accéléraient leur rythme permettant ainsi au sorcier d’atteindre la transe. Celui-ci, maigre et élancé pour ceux de son espèce, les traits dissimulés derrière un masque simiesque, se contorsionnait tout en agitant un étrange bâton tordu surmonté d’un pommeau sculpté à l’image de la divinité monstrueuse invoquée, proférait des cris inarticulés, rugissait, se roulait sur le sol spongieux, se relevait tout maculé de boue, se secouait, tremblait, tapait des pieds, sautait par-dessus le feu, hurlait par à-coups, bref, se donnait entièrement en spectacle, sortant le grand jeu afin de satisfaire les deux hommes blancs crédules qui avaient commandé cette mascarade. Pierre Fresnay, quant à lui, restait un peu en retrait, un léger sourire ironique sur ses lèvres. Il pensait : « Quel cinéma ! »
Près du chef Kwangsoon, un nain au ventre rebondi et au corps luisant, avachi sur son trône - les poncifs nombreux sont tous volontaires et totalement assumés - étaient assis Hubert de Mirecourt qui, pour rappel, avait le grade de commandant dans l’armée française, identifiable à son uniforme voyant rouge et bleu, plus si rutilant qu’autrefois, et Boulanger en personne.  Pour garantir le succès de son entreprise, de son complot contre son pays mais aussi contre l’Allemagne, il fallait amadouer les autochtones Bekwe et les divinités protectrices du coin.
- Kikomba! Hurlait le sorcier. Kikomba!
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Ce faisant la bave que personne ne pouvait voir coulait de sa bouche tordue.
- Réveille-toi, Kikomba, insistait le démiurge, esprit gardien de la forêt sacrée! Entends les cris de ton serviteur. Entends ton peuple qui t’appelle. Goûte à l’offrande de la nuit, cette panthère que les Bekwe ont capturée et sacrifiée en ton honneur! Kikomba! Kikomba! Quant à toi, Kakundakari, toi qui sauvas les Kakundas-Kongos lorsque la lune fut avalée par le Rampant affamé maléfique du temps où les pères des pères de nos pères apprenaient à se tenir debout, oui, toi Kakundakari, viens aussi! Viens à nous. Chasse ceux qui commandent au feu du ciel! Cueille les enfants du Pâle et lance-les par-dessus les eaux du Kongo qui nourrit et abreuve les Kikombas-Kongos et les Bekwe depuis toujours!
Boulanger ne comprenait goutte aux éructations du sorcier. Hochant la tête, il se gratta la barbe puis marmonna à l’oreille de Hubert.
- Toutes ces mômeries m’agacent. Vous m’assurez que ces « singes » se sont rangés à nos côtés, qu’ils vont nous aider…
- Oui, général, tout à fait. Ces créatures existent, n’en doutez pas. Lorsqu’on les appelle ainsi, elles émergent de la forêt et, dociles, servent les Kikombas-Kongos et les Bekwe.
- Pouvez-vous décrire ces bêtes? À quoi ressemblent-elles?
- Hum, à en croire tous les Pygmées, les guerriers aussi bien que les chasseurs, ces créatures ressemblent à des gorilles de quatre à cinq mètres de haut. Leurs mâchoires s’ornent de dents pareilles à des défenses d’éléphant. Le sommet de leur crâne serait surmonté d’une sorte de corne de rhinocéros.
 - Ne me dites pas que vous avalez cette description fantaisiste!
- J’aurais plutôt tendance à y prêter foi cependant. En fait, j’ai déjà bourlingué dans la région il y a dix ans, répliqua fièrement le commandant en tirant sur ses moustaches.  Cela, vous le savez et c’est la raison pour laquelle vous m’avez recruté. En ce temps-là, je menais une expédition concurrente à celle de Van Vollenhoven, financée par la Grande-Bretagne. J’ai aperçu et croisé des créatures autrement plus fantastiques et improbables que ces grands singes. Des dragons rampants, des serpents de dix mètres, des fourmis aussi grosses et aussi larges que des rats, aussi carnivores que des hyènes ou des lycaons. Alors, je suis prêt à tout gober.
- Mais, ce me semble, nous avons déjà rencontré des créatures de cette sorte, s’exclama le brav’général.
 Mais, j’ai ouï dire qu’il y avait un autre groupe d’explorateurs. Peut-il vraiment nous faire obstacle?
- Général, permettez-moi de vous rappeler que pour notre entreprise soit un succès il ne faut aucun témoin gênant!
- Dans ce cas… il faudra… Vous comprenez.
- Kwangsoon nous aurait-il caché quelque chose ? Je suis entièrement dévoué à votre projet, général. Si Kwangsoon nous trahit, nous devrons aussi le tuer.
- Au risque de nous aliéner toutes les tribus de la contrée.
- On dirait que Kwangsoon  veut se racheter une conduite. C’est pour cela que son sorcier Kandu invoque les grands esprits vengeurs, c’est-à-dire Kikomba et Kakundakari. 
- Cette invocation est bonne pour notre projet, n’est-ce pas?
- Je l’espère. Il vaut mieux accepter les simagrées et les rites de ces indigènes, croyez-moi.
- Ah! La cérémonie s’achève enfin. Elle m’a paru plutôt longuette.
- Mon général, je perçois quelque chose, un bruit… cela vient de l’est. Ce grondement s’amplifie. Un gros animal s’approche…
- Bah! Un éléphant…
- Pas ici dans cette forêt!
- Alors un gorille.
- A Dieu ne plaise! Un Européen… bedonnant et chauve…
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Ce cher Saturnin avait commis une gaffe monumentale. Claustrophobe, ne supportant plus l’obligation de se cacher davantage, il avait pris sur lui de sortir dans la nuit et d’assister au spectacle donné par le sorcier, croyant dans sa naïveté qu’il n’allait pas être remarqué. C’était sans compter sur sa maladresse et sa peur atavique des serpents. Un reptile avait frôlé ses mollets.

**********

Alban avait pâli lorsque Oskar l’avait mis en joue.
Les eaux du lac Tanganyika miroitaient sous l’ardeur d’un soleil implacable, s’évaporant, tandis que les hommes, harassés après leurs excès, demeuraient indifférents au drame qui se jouait en cet instant. Ils ne protégeaient même pas leurs yeux, menacés par l’ophtalmie, exposant leur tête et leur poitrine dénudée aux chaleurs brûlantes de Phébus, ne se souciant même pas des hardes animales qui avaient coutume de venir s’abreuver en ces lieux alors que le soir approchait.
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C’étaient les herbivores, zèbres, antilopes, gazelles et gnous bleus qui s’amenaient en premier, suivis des plus redoutables buffles et phacochères alors que les prédateurs, soit qu’ils fussent repus, soit qu’ils attendissent la nuit -les lionnes en particulier- se tenaient pour l’instant à distance. Quant aux opportunistes, hyènes et lycaons, ils n’avaient cure de tout ce qui se mouvait encore et n’exhalait pas des effluves de sang et de chair décomposée. Çà et là, des oiseaux, grues cendrées, marabouts et autres volatiles, se mêlaient aux créatures quadrupèdes, tandis qu’à la surface du lac, on pouvait deviner la présence de poissons classiques telles les perches mais également, nidifiant dans la boue, de moins orthodoxes dipneustes pulmonés. Entre deux eaux, nageaient des spécimens encore plus étranges qui témoignaient du remodelage de cette Afrique : crocodiliens géants caparaçonnés, dont les écailles étincelaient à la lumière du soleil couchant, offrant des reflets de jadéite, diaprées de turquoise, dont les mâchoires, plus allongées que celles des gavials, munies de batteries sans cesse renouvelées de plus de cinq cents dents, s’achevaient par une protubérance servant de narine.
Il y avait aussi des rescapés ou des recréations des temps dinosauriens, des Trachodons et des Anatosaures
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au long bec fouisseur, des sortes de pinnipèdes reptiliens dont les traits de caractère mêlaient ceux des éléphants de mer avec ceux des plésiosaures. Le cri d’un des soldats dont une jambe fut happée par un des crocodiliens ne perturba même pas Oskar tout à sa détermination de tuer l’ordonnance.
- Vous n’êtes pas Allemand! Poursuivit l’exalté.
- Obertsleutnant, ich verstehe nichts…
-Ruhe! Sie sind gestorben!
- Halt von Preusse! s’intercala alors le cinéaste avec un temps de retard.
D’une poigne de fer, Stroheim avait interrompu le geste assassin du Prussien.
- Das ist ein franzözich Verräter!
- Prouvez vos assertions, mon colonel, poursuivit Erich.
- Lâchez-moi. La cour martiale, ici, c’est moi. Je commande l’expédition.
- Certes. Mais encore faut-il qu’elle se tienne. De plus, je suis plus gradé que vous, von Preusse. Si vous avez un différend avec le lieutenant, réglez-le en homme d’honneur et non en assassin.
- Seriez-vous en train de me proposer un duel? Et me croyez-vous assez sot pour l’accepter?
À cet instant, Erich se souvint fort à propos de cette séquence fameuse vue dans un film bidimensionnel projeté à l’Agartha, tirée du Colonel Blimp montrant l’Allemand et le Britannique en train de s’affronter à la loyale. Puis, plus invraisemblable encore, la scène de Sherlock Holmes attaque l’Orient Express, où le héros pastiché de Conan Doyle, se battait avec le méchant allemand, sur les toits des wagons.
Cependant, il craignait qu’Alban n’égalât ni Chester Flynt ni Steward Granger. À quand donc remontait son entraînement dans les holosimulations? Stroheim se souvenait qu’en cinq duels entre Gaston et Alban, le mousquetaire l’avait emporté quatre fois. Par contre, à moins que l’Artiste se fût arrangé, le comte de Kermor et Tellier avaient fait jeu égal. C’était oublier les derniers exercices ayant précédé le départ pour le XIXe siècle. Cette fois-ci, le jeune comte avait reçu les leçons de Daniel Lin lui-même.
Sans plus attendre, von Preusse dégaina son sabre d’officier. Il avait hâte de voir mourir le blanc-bec. En pleine savane, cette arme paraissait des plus incongrues et ne servait guère qu’à symboliser l’autorité de celui qui la trimbalait.
Alban dut obtempérer. Il se mit en garde. Les modèles utilisés différaient tout autant de ceux en usage à la Royale que des lames de la cavalerie. L’acier Krupp cliqueta contre le même acier. La dragonne de la garde de l’arme d’Alban le gênait. Il avait l’habitude des dragonnes françaises. Mettant à profit un court répit, il l’arracha d’un geste vif et esquiva à temps un coup mortel. Von Preusse ferraillait sans souplesse et élégance, emporté par sa haine. Il lui manquait la subtilité des escrimes française et italienne plus l’inventivité du Harrtan. Il se comportait comme s’il eût eu affaire à une carcasse de bœuf à débiter en tranches.
- Ach! La lourdeur teutonne, pensa Erich. Efficace, mais pas ici. J’avais tort de m’inquiéter pour Alban. Il a l’avantage de l’âge et de la sveltesse. Les muscles d’Oskar ne sont qu’un leurre. Il compte trop sur sa force. Mon ami eût plus risqué avec von Dehner. Mais ici, ce dernier préfère demeurer spectateur.
Le soleil déclinait et le crépuscule approchait. Les deux escrimeurs s’affrontaient toujours. Certains mouvements et sauts d’Alban désorientaient le lieutenant-colonel. Maintenant, le jeune homme tournait le dos au soleil grâce à un salto de Harrtan particulièrement réussi alors qu’Oskar recevait désormais le rougeoiement crépusculaire d’un astre moribond. En partie aveuglé, il fendit l’air plusieurs fois dans le vide, peinant à appréhender les acrobaties du comte de Kermor.
Les berges du lac devenaient toujours plus proches, intentionnellement, Alban y poussant son adversaire. Erich comprit ce que le jeune homme avait en tête. Werner également. Il cria:
- Achtung! Das Wasser…
Trop tard! Von Preusse trébucha dans la boue et tomba, lâchant son sabre. Il n’eut pas le temps de le ramasser. Un étau implacable se referma sur sa jambe gauche et le lieutenant-colonel fut happé par un de ces archosauriens géants, émules de Kiku U Tu qui écumaient cette contrée lacustre alternative.
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 La réserve de viande disparut dans un remous à la grande horreur des spectateurs. Alban lui-même retint un cri de stupeur. Son intention n’était pas d’en finir de cette manière avec l’impétueux et sot Germain. Il avait simplement envisagé de le blesser, de le désarmer et ensuite, de le faire mettre aux arrêts par Erich qui prendrait ainsi le commandement de la colonne. De Kermor n’avait pas l’âme assassine.

******

Surpris par les Pygmées, Saturnin pouvait sentir la pointe de leurs sagaies dans le gras de son dos. Poussant de petits cris de douleur, il fut conduit en pleine lumière, en face de Kwangsoon, de Barbenzingue et de Mirecourt. Le vieillard suait comme un bœuf. Il marmotta:
- Je ne donne pas cher de ma peau.
Pierre Fresnay l’avait reconnu. Il se recula dans l’ombre, ne tenant pas à ce que Beauséjour l’interpellât. Lorsque Barbenzingue et le replet fonctionnaire à la retraite furent face à face, Saturnin, comme en un réflexe, prononça cette phrase qui, invariablement, venait à ses lèvres, lorsqu’il savait avoir fauté devant le Maudit.
- Monsieur, je vous en supplie, ne me battez pas…
 http://php88.free.fr/bdff/film/1994/0163/04c.jpg
Il répéta cette supplique trois fois, enclenchant un rire retenu chez Pierre. Se souvenant des accès de colère de Galeazzo, le vieil homme attendait sa punition.
Boulanger marqua un bref étonnement lorsqu’il reconnut à qui il avait affaire.
- Monsieur, nous avons l’heur de nous connaître, ce me semble.
- Sans doute, sans doute… bégaya le sieur de Beauséjour.
- N’étiez-vous point à cette soirée de Bonnelles, parmi les invités de la duchesse d’Uzès? J’ai souvenance d’un convive particulièrement gourmet qui s’impatientait à la venue tardive du souper.
- Oui, c’est tout à fait cela, approuva Saturnin avec un enthousiasme exagéré.
- D’accord. Mais expliquez-moi maintenant pourquoi vous vous retrouvez présentement ici, en Afrique, dans mon bivouac… vous ne pouvez être arrivé seul jusque-là…
Saturnin balbutia alors une incongruité sachant que Boulanger n’avait aucune chance de le croire.
- Euh… la loterie d’un grand magasin… le Bon Marché… La Samaritaine… les magasins du Louvre… j’ai tiré le bon numéro. J’ai toujours rêvé de partir chasser le lion et l’éléphant en Afrique… un safari, quoi… mettre mes pas dans ceux de Stanley… vos Pygmées ne sont pas cannibales, au moins?
Hubert de Mirecourt, oscillant entre le rire et la fureur, intervint.
- Que sont ce conte et ces billevesées? Mon général, vous n’allez pas croire ce menteur?
- Assurément non, commandant. Nous ne sommes pas en cour martiale. Cet homme paraît par trop grotesque pour avoir endossé la panoplie d’un espion.
- Il nous dupe, il joue les imbéciles. Les as du 2ème Bureau sont entraînés à feindre la sottise. Laissez-moi l’interroger.
- Pas de brutalité mon cher. Monsieur a visiblement passé l’âge de la « cuisine »…
- Un sexagénaire… oui… je vais faire en sorte que « cela » ne se voie pas…
A peine Mirecourt sortit-il sa badine et commença-t-il à la lever en direction de l’ex chef de bureau que ce dernier, suant  à grosses gouttes, les yeux chassieux humides et s’exorbitant presque, entreprit de débiter les noms de tous les membres de l’équipe du commandant Wu.
- Nous sommes un peu plus d’une douzaine, je crois, si j’inclus cet homme singe, Azzo.
- Est-ce un Kikomba, un Kakundakari ? Parle ou je te frappe !
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/2c/Kenyanthropus_platyops,_skull_(model).JPG
- Euh, non, non, non… Il n’a rien à voir avec ces géants. Il est petit et rabougri. D’après les commandants, il est originaire d’Afrique du Nord, pas de cette contrée.
- Les commandants, releva Hubert. De quelle armée ?
Saturnin déglutit  puis bégaya :
- Pas de l’armée française. Benjamin Sitruk est canadien, Deanna Shirley britannique. Une séductrice qui use de mille agaceries pour vous enferrer dans ses filets. J’ai moi-même failli succomber, à Bonnelles justement.
- Je ne m’intéresse pas aux femelles et aux catins. La suite !
- Vous auriez tort de négliger Violetta Sitruk, la fille de Benjamin et de Lorenza di Fabbrini. La demoiselle, treize ans à peine, est une rouée de première. Je ne veux pas dire par là qu’elle peut vous séduire, non, mais vous rouler dans la farine. Elle sait se battre.
- Fleuret, pistolet ?
- Non, point du tout. Arts martiaux exotiques.
- Vous n’avez livré que cinq noms ! Et le reste ? Il manque un commandant.
- En dernier, en dernier ! Des artistes qui n’ont pas froid aux yeux nous accompagnent : Jean Gabin, Marcel Dalio, Louis Jouvet.
- Des civils, des militaires ?
- Des civils. Puis, il y a Gaston de la Renardière, authentique mousquetaire. Il a croisé le fer avec Saint-Georges lui-même et a servi de modèle à Alexandre Dumas pour son Porthos.
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- Non mais, arrêtez ces menteries !
- C’est pourtant la vérité !
- Tout cela ne fait pas encore le compte.
- Euh, c’est vrai ! J’ai omis Carette. Julien de son prénom. Il excelle dans le rôle du cuistot. Ceci dit, il préfère ouvrir les boîtes de corned-beef. D’ailleurs, le capitaine Craddock lui demande de les accompagner avec des oreillons de pêche au sirop ou d’abricot.
- Capitaine Craddock ? Encore un Anglais ?
- Ne l’appelez surtout pas anglais. Il est écossais et fier de l’être ! Ce vieil aventurier de presque septante années a roulé sa bosse sur les sept mers, euh, je veux dire dans les sept galaxies.
- A propos du commandant Sitruk, cela sonne un peu juif, non, monsieur ?
- Benjamin n’est pas pratiquant. Il se contente de fêter la Pâque. C’est tout. Le commandant Sitruk est un tireur d’élite réputé. Il a accumulé les trophées à tous les concours de tir. A 48 ans, il n’est pas rangé des armes à feu et des rayons laser.
- Quel autre traîne cuir compte votre équipe ?
- On pourrait le prendre pour un Levantin. Il manie à la perfection toutes les langues du bassin méditerranéen. Mais c’est notre historien. Il se nomme Spénéloss.
- Assurément un ancien trafiquant d’esclaves.
- Point du tout, commandant. Son peuple brandit en étendard les droits de l’Homme, même lorsqu’il s’agit d’éléphantoïdes, de crustaçoïdes, d’ovinoïdes. Toutefois, lui aussi sait se battre, même s’il réprouve la violence. A ce propos, il est ceinture noire de Harrtan, Violetta ceinture verte.
- Et vous ?
- Même pas ceinture blanche, fit Saturnin penaud. Ce n’est pas le cas du capitaine Craddock qui est ceinture marron comme le commandant Sitruk et Gaston.
- Ce que vous nous dites signifierait que vous êtes à la solde du gouvernement de Mutsu Ito.
- Ah mais, Daniel Lin Wu n’aime pas les Japonais.
- Madame de Saint-Aubain s’y connaît en japonisme, mais elle n’est pas là pour vérifier vos dires.
- Daniel lui rendrait des comptes sur ce point.
- Daniel Wu… Serait-ce lui le deuxième commandant ?
- Oui-da ! Il commande l’équipe !
Barbenzingue s’en mêla. Il avait tout écouté depuis le début.
- La duchesse d’Uzès m’avait informé de l’enlèvement de Madame de Saint-Aubain par un dénommé Daniel qui la retint en otage quelques jours. La baronne m’avait décrit le personnage. Un très jeune homme, presque encore un enfant, aux yeux gris-bleus, à qui rien n’échappait. Une chevelure auburn et un caractère espiègle. Je crois l’avoir croisé, vêtu en groom, à Bonnelles.
- Tout à fait exact. Daniel Lin est un prodige du déguisement. Il maîtrise l’art du grimage. Tenez, à propos de prodige, justement. Ma peur atavique des serpents m’a mis entre vos mains. Vous allez comprendre pourquoi. Il y a moins d’une semaine, il s’est passé quelque chose dans le campement. C’était un peu après le souper… un python s’était glissé dans la tente des réserves de vivres. La bête mesurait près de sept mètres. O’Malley, le Briard de Deanna Shirley, faisait un raffut du diable. Ufo, le chat de Daniel, n’était pas en reste. Gaston et Sitruk s’introduisirent dans ladite tente avec l’intention d’en finir avec l’ophidien. Mais le commandant Wu n’était pas de cet avis. Son éthique personnelle l’oblige à respecter toutes les formes de vie, même les plus nuisibles et les plus prédatrices. Pour lui, le Troodon vaut le moustique, le serpent corail le médusoïde. Daniel s’est alors levé prestement et il est entré dans la réserve, sur les talons des deux hommes. Or, il n’avait aucune arme sur lui. Benjamin et Gaston sont ressortis de la tente en courant suivis quelques secondes plus tard par le Chinois.
- Vous me la baillez belle, s’esclaffa Barbenzingue. Maintenant, Tseu Hi, l’impératrice douairière, a des services secrets ! Poursuivez votre conte. Il y a longtemps que je n’ai pas ri autant.
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- Le python dormait paisiblement dans ses bras… il est rudement costaud Daniel pour porter un tel serpent sans transpirer. Le plus surprenant c’est que le serpent n’avait rien avalé, absolument rien! Je m’en suis assuré personnellement, plastronna fièrement Saturnin, puisque j’ai eu le courage de me glisser sous ladite tente quelques minutes plus tard. Les provisions étaient intactes !
- Qu’est devenu le python ? Ironisa Hubert de Mirecourt.
- Je crois bien qu’il a été télé… transporté à quelques kilomètres de notre campement.
Sa phrase à peine achevée, Saturnin se dématérialisa soudain sous les yeux ébahis du général Boulanger et d’Hubert de Mirecourt. Pierre Fresnay avait tout entendu, dissimulé derrière un feuillage. Il fut soulagé de la disparition du trop prolixe faire-valoir. En son for intérieur, il espérait que personne n’avait prêté foi à ce récit abracadabrant. L’amnésie provoquée par Dan El ferait le reste. 

A suivre...

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