Ce matin-là, Jamphel Gyatso s’éveilla fort inquiet.
Sa nuit s’était peuplée d’effrayants cauchemars et de visions iniques, non pas qu’il eût absorbé par trop de nourritures, lui qui était frugal. Cette frugalité, cette modération, caractérisaient son rang car Jamphel Gyatso était le huitième dalaï-lama depuis environ quarante années. De son sommeil perturbé étaient demeurées des images fulgurant de violence et de sang. Par-delà les symboles que toute clef des songes digne d’un bon usage lui aurait expliqués, le saint homme avait pressenti soit qu’il s’agissait d’une prémonition, soit d’un message télépathique et onirique adressé à Sa Très Précieuse Dignité par quelque puissant tulku de sa connaissance.
Il avait vu des monceaux de cadavres ; il avait identifié parmi eux, reconnaissable à sa robe effrangée et à ses traits, le moine Tsering Lampa, un des plus remarquables mystiques du Népal, qu’il avait eu l’heur de rencontrer cinq années auparavant. Tous deux avaient devisé longuement de spiritualité. Dans son atroce rêve, Tsering Lampa gisait, rompu par les coups, percé de blessure desquelles s’écoulait, fluviatile, un liquide vital vermeil étincelant.
Une femme – si vieille et ridée qu’on ne
pouvait plus en compter les années – reposait à ses côtés, aussi sanglante que
le grand bonze, une matriarche emmaillotée de laine surie, étendue de tout son
long, imprécatoire, dont la bouche grande ouverte sur le néant, presque
intégralement édentée, crachait sa malédiction à l’adresse d’un homme, un
étranger coiffé du catogan, massif et maléfique. Elle expectora à la figure de
son bourreau avant de rendre l’âme. Elle succombait, tandis que le village
qu’elle dirigeait se consumait et qu’au milieu des huttes en flammes
s’allongeaient tous les morts phosphorant et fondant comme des chandelles de
suif sous un firmament de cinabre.
Epouvanté, Jamphel Gyatso dut convoquer l’Oracle, venu de Nechung.
C’était le huitième kuten, un homme si ancien qu’on
l’eût pensé né avant la lune elle-même. Il se nommait Ngawang Gyatso et l’on
savait en haut lieu qu’il avait connu sa première transe en l’an 1747 de l’ère
chrétienne.
Il se présenta à peine deux jours plus tard, mandé par un courrier frappé du sceau du Potala, rédigé sur un rouleau de lamelles d’écorce, saint homme, Rinpoché voûté d’ans, se prosternant devant le huitième Dalaï-Lama, resplendissant dans sa panoplie sacrale. Un Européen l’eût jugé carnavalesque, tant son costume d’apparat se surchargeait d’étoffes, d’objets sonores ostentatoires et de symboles ésotériques.
Tout un groupe de bonzes s’assit en rang
parfait, en tailleur, brandissant des moulins à prière, des crécelles et des
tambourins tandis que l’oracle absorbait quelque drogue à la fois pâteuse et
liquide afin que se facilitât la venue de la transe. Des joueurs de trompes
avaient été disposés de part et d’autre du centre de la pièce oraculaire où il
était coutumier qu’il officiât. Ce fut un rite chamanique amélioré qui débuta
sous le jeu insistant du roulement des tambourins, des crécelles et des
moulins, ponctués des sonorités rauques des trompes. La psalmodie incantatoire
commença ; le mantra retentit alors que le huitième kuten débutait ses
gesticulations et sa danse hypnotique. Des sons profonds, fort graves,
s’extirpèrent de sa gorge, proches musicalement des chants des Inuits alors que
les clochettes et grelots qui ornaient sa coiffe pointue, l’ourlet de sa robe
cultuelle et les bâtons conjuratoires qu’il brandissait en une mimique épique
afin que les tulpas fussent intimidés, tintaient avec une intensité
insoupçonnée.
La transe devint paroxystique ; le saint augure de Nechung bava d’abondance, son visage de vieillard extatique se crispant et grimaçant comme celui de la déesse Mort. Car, en son costume aulique et magique, c’étaient les ornements obituaires du Bardo qui dominaient, les représentations terribles et courroucées de Dorje Drakden et Pehar Gyalpo.
Les crânes miniatures multiples, arborés en colliers, ceinture et bracelets
d’ivoire et de jade ou en sonnailles de bronze tressaillirent avant que
l’Oracle, la face révulsée, s’allongeât sur le dos à l’instant où la rotation
des crécelles et moulins, la frappe rythmée des tambourins et le cornement des
trompes atteignaient leur optimum. Ngawang Gyatso s’agita cinq bonnes minutes,
tel un épileptique, tremblant de tout son être, labourant le sol de ses talons,
son organisme et ses viscères vibrionnant, comme frappés de spasmophilie, au
risque qu’il avalât sa langue dans le climax de la transe.
Bien qu’on ne s’y attendît point, le kuten
se leva, toujours bavant et éructant, et, dans la fièvre de ses trémoussements,
extirpa un stylet de sa robe oraculaire tandis qu’un des bonzes lui tendait un
cahier à lamelles d’écorces paginé de cire. La Révélation venait de fuser en
son cerveau. Il traça sur la cire des signes obscurs, divinatoires mais cryptés
qu’il fallut déchiffrer. Après qu’il eut achevé de marquer les mots en écriture
secrète, Ngawang Gyatso, le rite accompli, tomba, endormi. La lamelle marquée
des sillons du stylet ne comportait que trois cryptogrammes, à la semblance de
rébus.
Le moine qui avait aidé le huitième kuten
dans sa tâche lut à haute voix ce que révélait le décryptage des glyphes
énigmatiques :
« Langdarma – Tsampang Randong – Le
Maudit. »
A suivre...
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