dimanche 28 octobre 2012

Aurore-Marie ou Une Etoffe Nazca : épisode 4.



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Le lendemain, en début d'après-midi, les livreurs de l'hôtel Drouot vinrent chez Henri avec l'étoffe nazca. Fantin et ma chère sœur m'avaient congratulée pour mon achat qui rehausserait d'une vive couleur rouge son tableau un peu austère. Nous habitions alors au 8, rue des Beaux-Arts, dans un appartement situé au-dessus de l'atelier d'Henri, non loin de l'adresse où avait demeuré Gérard de Nerval, à peu de distances de Saint-Germain des Prés, mais aussi de l'Institut de France. De là, il nous était possible de nous rendre à pied jusqu'aux quais de la Seine ou jusqu'au jardin du Luxembourg, nos lieux de promenade habituels.
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Victoria était mariée à Henri depuis moins d’un an. Monsieur Manet avait servi de témoin à la cérémonie de mariage. Elle exerçait comme eux le métier de peintre et affectionnait les natures mortes et les bouquets.
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 Dix années nous séparaient ainsi que notre couleur de cheveux. Âgée alors de trente-sept ans, Victoria arborait une mise quelconque, des traits un peu tirés et un chignon sévère qui ne mettait aucunement en valeur ses cheveux châtain foncé, presque noirs, contrairement à mon amie Nélie Jacquemart, archétype de la brune piquante au nez pointu spirituel et aux longues boucles, qui s'était fait un nom dans le portrait mondain. Nélie n'avait qu'un an de moins que Victoria. Toutes deux, ceci étant dit, me paraissaient d'excellentes peintres, bien qu’éloignées de tous ces courants d'avant-garde qui défrayaient constamment la chronique des salons depuis 1863. Leurs toiles risquaient par conséquent d'être classées dans l'ordre des chefs-d’œuvre inconnus, pour s'exprimer comme un naturaliste. Leur nom mériterait pourtant de survivre, pas seulement parce qu'il s'agissait de femmes !
Victoria s'occupait de la composition d'une nouvelle nature morte,
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 qu'elle souhaitait la plus singulière possible : son bouquet végétal était quelque peu spécial. La toile comprenait, en vrac : rameaux de thuya, feuilles d'osmonde, bégonias, pétunias, magnolias, cyclamens, hortensias du genre hydrangea, élodées, fruits de cornouiller, primevères, potentilles, roses trémières, pivoines et anémones, sans omettre des plumes de paons et de paradisiers. L'éclectisme triomphait en elle. Cette toile égaierait l'intérieur sombre de notre demeure, à l'affreuse tapisserie terre de Sienne, à la décoration chargée de Moustiers et autres vases de Sèvres et au mobilier massif en chêne et en ébène, malgré quelques touches plus colorées prodiguées deçà-delà par un divan et des fauteuils capitonnés de mauve, des rideaux de velours ponceau et des tentures de chintz bleu-barbeau. La rumeur du demi-monde attribuait à une lorette de luxe comme la fameuse Valtesse de la Bigne un appartement guère plus lumineux, dont la seule marque d'originalité était justement le lit.
Profitant de l'occupation picturale de ma sœur et d'une sortie d'Henri au jardin du Luxembourg en quête de croquis, je m'attelai à la lecture du cahier de monsieur d’Arbois à la lueur d'une lampe à pétrole en cuivre. Je défis les attaches toilées et cartonnées de l'écrit. Un large in-folio, plié en quatre, en tomba. Je ramassai ce document qui, une fois étalé, me révéla un plan en coupe des sous-sols parisiens, depuis l'hôtel de Cluny jusqu'à la colline de Chaillot. Le document était annoté de scholies de la main de d’Arbois et une sorte d'itinéraire y était tracé au crayon gras, depuis une entrée localisée à Cluny marquée « frigidarium » jusqu'à ce qu'il qualifiait de saint des saints hypothétique enterré sous Chaillot. Je n'ignorais point que ladite colline bénéficiait actuellement d'importants travaux de construction en vue de l'exposition universelle de 1878.
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 Il s’agissait avec promptitude d’effacer les ravages, les stigmates et autres monceaux de ruines légués par la Commune, toutes ces défigurations traduites aussi par maints terrains vagues et murs de palissades recouverts d’affiches défraîchies. Un palais à deux ailes courbes et à grosse rotonde et campaniles centraux commençait à prendre forme là-haut. L'architecte Davioud était un des concepteurs de ce projet, où plusieurs musées devaient à terme prendre place, ayant l'architecture comparée et l'ethnographie comme destination. Je savais également qu'un premier projet néo-classique avait existé sous Napoléon, sous la houlette des fameux Percier et Fontaine, projet qui aurait dû abriter en ses murs un muséum d'Histoire naturelle de l'Homme, dont le fronton aurait porté en lettres d'or la phrase du Bourreau de soi-même de Terence : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto. » Les vicissitudes de l'Histoire avaient porté un coup fatal à ce noble dessein voué à la Science !
Préférant délaisser ce plan dont j'attendrais des éclaircissements de la part de son auteur, je me plongeai dans une lecture hallucinante et passionnante, où était contée la destinée d'un monde parallèle au nôtre, dominé par les civilisations négro-africaines. Car ni ma bouche, ni ma plume n'hésitent à qualifier de civilisations les manifestations culturelles et techniques de ces peuples que nous croyons encore en enfance, que nous considérons trop souvent comme inférieurs et que d'aucuns qualifient de sauvages et de primitifs. Je ne pouvais cependant juger si cette chronique, ce codex traduit du guèze, nous dépeignait ce qu'un terme récemment apparu aurait appelé une « uchronie » ou était le fidèle récit d'une autre vérité historique ! De plus, objectivement, je ne me permis pas d'affirmer si la substitution de ce cours de l'Histoire au nôtre aurait constitué un bien ou un mal pour l'humanité. Il était différent, tout simplement.
D'Arbois situait le début de la chronique du codex de Sokoto Kikomba à l'an 1311, qualifié par le chroniqueur pour l'instant anonyme d' « An Un de la Grande Conquête ». Cette année-là, le roi mandingue Abou Bakari II avait dirigé une vaste expédition de pirogues vers les contrées où le soleil se couche, en traversant la grande mer atlantique. L'Afrique Noire avait découvert l'Amérique Centrale et l'Amérique du Nord et les avait en partie colonisées, parallèlement à un expansionnisme affirmé au nord du Sahara, qui avait bousculé le monde musulman puis tout l'Ancien Monde, Europe incluse. 
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Chaque chapitre de la chronique, qui fonctionnait par règne, nous contait les événements survenus dans ce que d'Arbois qualifiait de « Mexafrica ». La chronique était celle de la monarchie « afro-mexicaine » de Texcoco, gouvernée par des dynasties successives de « Moro Naba », calquées sur celles des pharaons. Chaque nouveau règne s'ouvrait par un exorde, ou une prière, prononcé par un orant, que d’Arbois avait laissé tel quel, transposé en alphabet latin, sans nulle traduction. Le mot « Ogo », qui paraissait qualifier le dieu suprême de ce peuple, me sembla – à moins que mon « intuition féminine » ne me jouât un tour – une altération du mot grec « Logos », ou Verbe, que l'on trouve au début de l'évangile selon Saint Jean. Il suffisait de faire sauter la première et la dernière lettre, ά et ω du terme. Je reproduis cet exorde :
« Ogo ! Ogo kimbubu! N'fradesele ! Tetramele ! Tetramele Epif'! N'kono!
N'lollogo ! Pan! Pan! Tri Pan! Akemele singu! Um n'lollogo pan ! Um phusiollologo pan !
Um n'croônososso pan! Um n'zo olollogo pan! Tri pan! Tri pan! Ogo! Kimbubu Ogo! »
Comprenne qui pourra! Il n'existait aucun philologue spécialiste des langues au sud du Sahara pour m'aider à traduire cette citation « théologique ». Je feuilletai rapidement la longue chronique et parvins à un passage racontant les circonstances de la découverte des Nazca et Incas par les Mexafricains :
« L'an 524 après La Grande Conquête (soit notre année 1835), en la douzième année du règne de Gwandu N'Kolokoloyotl, vingt-cinquième Moro Naba de Texoco, Vie, Force et Santé, troisième indiction, second lustre, cinquième crue, en la Nouvelle Lune du mois de Yukulukumi, le Grand Vizir Pahatenemheb Ouedraougothemoc soumit au Souverain Divin le projet de la Grande Expédition vers le Sud lointain à fins de nouvelles conquêtes. Le Moro Naba, Vie, Force et Santé, assembla solennellement les cités tributaires de Teotihuacan, de Tenochtitlan, de Tikal, de Chichen Itza et de Mayapan puis forgea une alliance militaire avec ses feudataires, à savoir l'Almamy d'Uxmal, le Makoko de Tlaxcala et l'Amenokal de Tlatelolco. Ils lui versèrent force poudre d'or, ivoire du Monomotapa, fourrures des N'varegutli, soieries des Chintiatl et esclaves Pygmées Bès afin de payer leur participation au grand dessein du Souverain Divin. Sous la protection d’Ogo, le grand Renard Blanc, Dieu d'entre les Dieux, la plus extraordinaire et vaste armée jamais constituée s'ébranla en direction du Midi, en ce septième jour du mois lunaire de Tukamaani  Totocatl. »
Cela se poursuivait ainsi durant de longues pages...
Malgré de nombreuses épouses et concubines, le monarque n'avait eu aucun descendant mâle direct survivant. Dirigeant personnellement l'expédition, il avait confié la régence à son cousin, le Grand Prêtre d'Ogo N'Moketuzoma N'Kwame, qu'il avait désigné comme héritier du trône. L'armée, fournie en soldats qualifiés de « chevaliers jaguars, chevaliers kikombas, chevaliers nandis, chevaliers kakundakaris et chevaliers quetzals » était équipée d'armes étranges, à feu ardent, et de boucliers permettant aux combattants d'accélérer leurs gestes et de se « déphaser » dans le temps ! L'expédition traversa toute l'Amérique Centrale et franchit l'isthme de Panama avant de s'aventurer jusqu'à la Colombie et au Pérou que nous connaissons. Elle se heurta à la résistance farouche des peuples Inca, Nazca, Mochica, Chancay et Chachapoya, pilla leurs trésors, leurs étoffes et leurs momies sacrées. Le Moro Naba décréta que désormais, ses sujets seraient momifiés à la mode péruvienne et non plus à la manière égyptienne ou Guanche alors en usage. N'étant pas parvenu à conquérir le Pérou, il signa un traité de paix avec l’Inca  Huana Arraco Capac III  (1799-1841) puis voulut rentrer au bercail. Malade de « fièvres », Gwandu N'Kolokoloyotl mourut sur le chemin du retour et fut momifié selon le nouveau rite qu'il avait édicté. Effectuant une sorte de coup d'État, N'Moketuzoma N'Kwame n'attendit pas la décision du Grand Conseil des Sages de l’Arbre à Palabres et se proclama vingt-sixième Moro Naba sous le nom de Itzcoatl Koulibaly-Néchao II (1836-1862). Il fit casser les décisions de son prédécesseur prises imprudemment durant l'expédition, s'attribua tous les trésors ramenés de la guerre (dont semble-t-il mon étoffe), fit marteler son nom sur les stèles publiques et ordonna la cessation des travaux de construction de la Grande Pyramide d'or d'Ogo de Texcoco qu'il avait entrepris cinq ans auparavant. La momie royale de Gwandu N'Kolokoloyotl subit la profanation suprême, la damnatio memoriae, et fut jetée dans des marais à sphaignes de la lagune de Tenochtitlan où on ne la retrouva jamais.
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J'étais proprement impressionnée par cette lecture ! Il me tardait de retrouver d’Arbois. Victoria m'interrompit : une visiteuse venait d'entrer et souhaitait me voir : mon amie Nélie Jacquemart. La visite de Nélie me procura une telle joie que je pris Victoria dans les bras : nous dansâmes en chantonnant une valse, une des dernières créations de Johann Strauss fils.
« Je vous découvre fort occupées toutes les deux ! déclara, rieuse, mademoiselle Jacquemart, tout en ôtant son châle, sans attendre que notre domestique Mathilde se proposât de la débarrasser. Si toi, Victoria, tu délaisses ainsi tes pinceaux pour la danse, c'est pour une bonne raison.
- Charlotte exprime sa joie de te revoir, Nélie. Elle est plus expansive que de coutume. Nous avons si peu d'occasions de nous divertir et de rire !
- Comment, Charlotte ! Toi qui es d'habitude si réservée ! N'as-tu pas d'élève d'allemand, aujourd'hui ?
- Ta venue tombe bien, Nélie ! Figure-toi que j'ai acheté pour le nouveau tableau d'Henri un tissu américain ancien que beaucoup de personnes m'ont disputé à Drouot hier.
- Toi, la petite bourgeoise normande bien élevée, tu es allée te compromettre à Drouot où s'affichent tous les excentriques et les parvenus du demi-monde en quête de l'achat de luxe ostentatoire, de l’acquisition superflue ! Tu t’es abaissée au niveau des bibeloteries ! Confits dans l’esthétisme, influencés par l’Angleterre, la Bavière ou l’Italie, ces oisifs point toujours probes sont prêts, au nom du paraître, de l'orgueil de ceux qui sont arrivés, à jeter des fortunes pour que des objets aussi inutiles que clinquants, pour ne pas dire de mauvais goût, fassent la différence dans leur salon avec les bibelots de luxe du tout venant, jà antiques et démodés, car souvent légués en héritage, qui envahissent les hôtels particuliers des personnes bien nées aux situations assises depuis plusieurs générations ![1]
- Mais, Nélie, tu aimes bien les arts mineurs, les tableaux de petits maîtres mignards du temps de Louis XV, les colifichets anciens, les objets décoratifs du dernier siècle, avec ses rocailles, son rococo, son style galant, répondit Victoria.
- Quand je serai mariée à un homme du grand monde, j'ouvrirai un musée dans notre hôtel et le public paiera pour venir admirer nos collections.
- Je n'ai point acquis n'importe quoi, Nélie ! Viens voir ! déclarai-je, un peu piquée par les remarques sagaces de mon espiègle amie.
Elle fut admirative devant le travail du tisserand nazca inconnu (qui, après tout, pouvait être une tisserande), en tâta et caressa longuement l'étoffe de ses doigts délicatement gantés, la palpa et en huma l'odeur de vieux tissu fané et passé.
- Cette pièce est authentique ! minauda-t-elle comiquement, son joli nez pointu et ses boucles  anglaises brunes lui donnant l'air d'une mijaurée sudiste ou cajun jouant les aristocrates à nom doublement décroché. En de tels moments, elle était réellement adorable ! Même si elle n'était pas aussi belle qu'une duchesse d'Alençon, par exemple, Nélie avait, comme on dit depuis peu, « du chien » et ses traits d'esprit réjouissaient et déridaient les plus enchifrenées. De plus, Nélie appréciait autant les robes noires que nous, en dehors de tout contexte de deuil, car elles créaient une harmonie « ton sur ton » avec ses jolis cheveux foncés bouclés. 
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Elle reprit, toute à sa franchise spontanée pouvant fâcher aussi bien que ravir ses interlocutrices :
- C'est un chef-d'œuvre que tu as acheté là, ma Charlotte chérie ! Combien t'a-t-il coûté?
- Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs, mais j'ai bataillé ferme et il s'en est fallu d'un cheveu pour qu'un sinistre individu n'emporte la mise. Imagine un homme blond à favoris qui tenait sa pauvre petite fille en laisse avec deux cerbères ne la lâchant jamais ! Elle était encadrée d'un homme d'aspect aristocratique avec une barbe grise à l'allure d'hobereau de la Bretagne profonde et d'un gourmet des plaisirs entre deux âges, tout-à-fait glabre, qui parlait avec un accent alsacien.
- Un Breton, un Alsacien, un homme blond, une fillette dis-tu ? Dieu du ciel ! »
Le visage de Nélie Jacquemart se fit grave.
« Nélie, qu'as-tu ? s'étonna Victoria.
- Je...ce sont des clients à moi ! Le baron Albéric de Lacroix-Laval, le baron Hermann Kulm et le comte Artus de Kermor-Ploumanac'h, député légitimiste. Je peins en ce moment le double portrait du baron Albéric et de sa fille Aurore-Marie. Ils viennent poser dans mon atelier depuis une quinzaine, et ce, presque tous les jours ! Ces trois messieurs sont vraiment étranges...Vous savez toutes deux qu'une peintre est observatrice et doit remarquer le moindre détail, ce qui est, sans me vanter, une de mes qualités intrinsèques. Hé bien, figurez-vous que j'ai constaté que chacun de ces trois personnages porte une chevalière identique au majeur gauche, à côté de l’alliance.
- C'est-à-dire ? questionnai-je.
- Leur bague me paraît un mélange anormal d'art hindou et de bijou grec, avec des dessins et des inscriptions dessus. J'ai lu quelques lettres. Vous savez que j'ai une très bonne vue, sinon, je ne ferais pas ce métier !
A ces mots, elle pointa son nez mignon en l'air puis poursuivit :
- Laissez-moi vous noter tout cela sur cette feuille. C'est bon, j'ai un crayon, inutile de te déranger, Victoria... Il y avait écrit :   Πάν Λόγος ou Ζώον ou Χρόνος, je ne sais plus trop.
- N'était-ce pas plutôt pan, tri pan? rectifiai-je.
- Non! Pan Logos, Zoon, Chronos etc. Puis : Τετρά Έπιφάνεια Κλεόφαντις ...
- Tetra Epiphaneia Cléophradès?
- C'est cela. Enfin, j'ai pu déchiffrer : Τετρά Σφαίρα Εύθύφρων...
- Tetra Sphaira Euthyphron. Voilà du grec un peu grossier. Il manque quelques accents.
- Pourquoi as-tu parlé de « tri pan » ? 
- C'est à cause de ce bouquin traduit du guèze, que je suis en train de lire, qu'un des enchérisseurs, un explorateur fou, m'a prêté. Il croit qu'un trésor inca est caché dans les souterrains de Cluny ou sous la colline de Chaillot, ou mieux, que ce trésor provient d'un monde parallèle où l'Afrique Noire a conquis l'Amérique. Cet aliéné m'a donné rendez-vous à Cluny le 18 septembre prochain. Viens par ici, Nélie, que je te montre le livre incriminé. »
La jolie peintre trottina en pouffant d'excitation amusée jusqu'à la table où j'avais laissé le cahier de d'Arbois. Quant à Victoria, elle sembla se moquer du codex comme de colin-tampon. Elle préféra retourner à ses pinceaux, à sa palette, à ses tubes et ses brosses.
« Comme tout ceci est excitant ! s'exclama Nélie en feuilletant ledit cahier. Tiens, je vais jeter un coup d'œil à la fin.
- Je n'ai pas terminé ma lecture.
- Si tu demandais à Henri de changer le bouquin de son tableau, et de mettre plutôt ce cahier dans les mains de Victoria ? Ton explorateur fou délire complètement !
- Il se nomme Odilon d'Arbois.
- Comme c'est amusant ! Même son prénom m'excite. Un nouveau dessinateur « très spécial », monsieur Redon, porte le même. Il est de notre génération. Je trouve son talent singulier, vraiment novateur.  Je l’ai rencontré tantôt et l’ai encouragé à persévérer, et pourquoi pas, à se lancer comme moi dans une carrière de peintre ! Tiens, je te lis un extrait...
- Arrête de pointer ton nez comme cela ! Tu ressembles à une chipie !
- Je commence : « Exorde : Ogo! Ogo kimbubu! N'fradesele! (...)Je saute ! Je ne parle pas cet idiome ! L'an 734 après la Grande Conquête (soit 2045)... Diable ! Nous avons là un Nostradamus ! le quarante-huitième Moro Naba Moussa Tlaloc Osorkon Traoré IV, Vie, Force et Santé, après avoir maté la rébellion des Totonaques du Grand Golfe en la dix-septième année de son règne, affronta la troisième révolte des tributaires Anasazi du Nord. On disait les Anasazi experts en espionnage et en vol de secrets guerriers leur permettant de mettre au point des armes dévastatrices en des antres-laboratoires qu'ils cachaient sous la terre-mère. Afin de les contrer, le Moro Naba, Vie, Force et Santé, fit enlever par ses agents secrets l'un des plus grands Sages de la Science et Sapience Anasazi : Aravano le Mélode. Aravano dévoila sous la torture tous les projets de son peuple, qui visaient à l'anéantissement définitif de la Mexafrica. Il fournit les plans et les éléments constitutifs d'une Arme Absolue dont le pouvoir était de fusionner le Tri Pan d’Ogo, en une explosion plus puissante que mille soleils qui éradiquait toute forme de vie sur des dizaines de milliers de « queues de jaguar » alentours (unité de mesure mexafricaine valant approximativement quatre-vingts centimètres). Le Moro Naba, Vie, Force et Santé, décida que Texcoco prendrait les Anasazi de vitesse. Il fit importer pechblende et uraninite du royaume tributaire de Banzakongo Sesse Seko Bania Ganza Ganza N'kulu de l'Ifriqiya  centrale du Gondw. Il signa un traité d'alliance avec le Grand Roi des Imerina de la Grande Ile de l'Est d'Ifriqiya, Andrianampoinimerina VIII, afin qu'il lui livrât tout le graphite nécessaire à la fabrication de l'Arme du Tri Pan d'Ogo. Enfin, traitant avec les tributaires N'Varegutli du Nord-est du continent Laurasch (l'Europe), il acquit le « minerai méphitique » (il s'agit peut-être de l'uranium, découverte récente remontant à 1840 de notre Histoire, ou d'un autre métal encore inconnu). L'Arme d'Ogo fut lancée contre les rebelles le huitième jour du mois lunaire de Kayapoatl (15 avril 2045) depuis une de nos machines volantes plus lourde que l'air et déchaîna le feu du Ciel, ô, Ogo kimbubu! Un nuage en forme de champignon du peyotl sacré éleva sa colonne et son chapeau après que tout fut devenu plus clair et lumineux qu'en plein jour. Le bruit et le souffle de l'explosion furent ressentis jusqu'à l'horizon de la Grande Mer d'où notre Conquête avait émergé. Les hommes devinrent aveugles. Ils se consumèrent par milliers, dévorés par un feu intérieur qui les métamorphosait en écorchés, en squelettes décharnés suants et brûlants. L'eau des rivières et des lacs s'évapora. Les arbres, les plantes et les moindres créatures tombèrent en cendre. Ce fut la Désolation Générale. Le Moro Naba, Vie, Force et Santé, bien que vainqueur de ses ennemis, malgré les abondantes libations et dégustations de Chocolatl sacré intervenues afin de célébrer son triomphe, reçut le châtiment divin d'Ogo pour avoir osé la fusion sacrilège des quatre epif' du Tri Pan : Um n'lollogo pan, Um phusiollologo pan, Um n'croônososso pan et Um n'zo olollogo pan.  Il mourut, atrocement rongé et brûlé, dans d'indicibles souffrances.
Moi, N'kongo Utlaln, j'écris cela cent trois années après ces événements sans pareils (soit en 2148), en la vingt-troisième année du règne de N'anki Mbembé Coatl, Vie, Force et Santé, cinquante-quatrième Moro Naba de Texcoco, alors que les ferments de la révolte semblent de nouveau lever et qu'un étrange visiteur vient de se manifester sous la forme d'un lézard parlant et marchant sur ses deux jambes, incarnation semi-divine du dieu autochtone Quetzalcóatl Kukulkan, qui prétend provenir d'une autre planète. Notre gouvernement l’a confié à notre plus grand sage savant, Axatheoc, qui lit dans les étoiles.  Je pressens par ce présage divin un imminent bouleversement, de l'ordre de ce que les royaumes N'Guni et Matabele d'Ifriqiya australe de Gondw appelleraient  'Mexica Mfecane' .Pour prévenir cela, il nous faudrait comme eux renforcer nos impis.»
Le visage de Nélie, d'habitude si gai et coloré, avait progressivement blêmi à la lecture de la fin du codex de Sokoto Kikomba.
« C'est atroce ! Garde cette horreur pour toi ! Si tu as besoin d'aide contre ce fou, je viendrai t'épauler. Retrouve-moi à Cluny le 18 septembre...
- Il nous faut empêcher d'Arbois de découvrir la « porte » d'entrée de la « Mexafrique » et le moyen de pénétrer dans cet autre monde dont il convoite les trésors, dis-je, déterminée. Imagine l'Allemagne de Bismarck mettre la main sur ce livre et les savants du Kaiser Guillaume 1er entreprendre de fabriquer cette « bombe ». C'en serait fait de la France !
- Que de la France, vraiment ? Charlotte, c'est toute la race humaine qui est en danger ! »
Le retour inopiné d'Henri interrompit notre dialogue.
« Bonsoir, mademoiselle Nélie ! Je vois que vous avez effectué une belle visite de courtoisie chez nous. Naturellement, mon étourdie de femme ne vous a même pas proposé de rafraîchissements. La honte ! Que voulez-vous, elle est bien distraite et toujours absorbée par ses toiles. J'espère que ce manque de savoir-vivre de sa part ne vous fâche aucunement. Je la morigènerai ce soir.
- Je vous remercie, monsieur Fantin-Latour, mais n’en faites rien. Cette pauvre Victoria est toute pardonnée. Par contre, veuillez m'excuser de ne pas vous avoir informé de ma venue. Toutefois, si je puis me permettre, je prendrais bien un petit verre de votre fameuse liqueur de framboise...oh, sans façon ! »
Elle me jeta un regard signifiant : « Cache ce cahier, ma chérie ! Ton beau-frère doit tout ignorer !»
Je me suis exécutée : le cahier de d’Arbois est demeuré dans un tiroir de ma commode, là où je mets mon linge.
A suivre.
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[1] Nélie Jacquemart fait la critique des esthètes de son temps. Ses paroles sonnent comme une prémonition du mouvement décadent, avec sa figure littéraire tutélaire, Des Esseintes, imaginé en 1884 par Joris-Karl Huysmans.