samedi 29 avril 2023

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 9e partie.

 

Déséquilibrée par la pluie des corps, ni charriée, ni halée par quiconque, délaissée par le sort, la nacelle finit par rompre ses attaches et déverser son passager obèse.

Fichier:M. Jacques Faure dans la nacelle du ballon "Aéro-Club"  (L'Illustration, 1900).jpg — Wikipédia

« Cornwallis » commença sa chute mais, par un redressement inattendu, par un effort ultime généré par le refus de partager le sort de ses viles troupes, il effectua un rétablissement spectaculaire et, à la seule force de ses bras, parvint à reprendre pied sur une aspérité précaire. Ecarlate, le souffle court, déchapeautée et sans perruque, le tout étant tombé dans le précipice, la sphère noire, effleurée par la camarde, entendit son cœur trop humain palpiter violemment dans sa poitrine. Il demeura ainsi, en cette posture instable, de longs instants qui lui semblèrent à la fois immobiles et indéfiniment étirés dans l’espace-temps, comme s’il se fût trouvé absorbé par l’horizon d’événement d’un trou noir fantasque par lui-même engendré.

 Horizon (trou noir) — Wikipédia

Sa volonté de survivre était si forte qu’il se mit à grimper de nouveau à mains nues, persévérant jusqu’à l’absurde, tel un as de la varappe,

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franchissant quelques toises supplémentaires en direction de ce sommet de l’escarpement qu’il espérait toujours atteindre. Mais l’effort fut trop vain, trop intense. Pourpre, le sang bouillonnant et pulsant en ses tempes, comme aveuglé par un voile écarlate témoignant de l’imminence d’un AVC ou d’une embolie, le lord-gouverneur abandonna son ascension fantastique, alors qu’il lui restait encore plus de vingt mètres à franchir. Il demeura ainsi, prostré, parfaitement immobile, reprenant son souffle, jetant de temps à autre par-dessus tête un regard courroucé au sommet du piton rocheux qui dominait sa position précaire, méditant aussi sur les fins dernières, la condition vile des humains, tel un Roland agonisant sur le champ de bataille de Roncevaux, l’estoc Durandal poissant de sang en la main dextre, l’olifant pendant encore à son cou rompu d’où s’échappait tout le fluide vital.

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Désormais arcbouté à une corniche soi-disant providentielle, stoïque, le Commandeur suprême sentit la pierre se dérober sous ses pieds. Tout le bas de l’aspérité s’effrita avant de franchement s’ébouler dans la ravine. Bientôt, celui qui s’enorgueillissait de sa qualité de sphère noire, ne tint plus que par les mains, suspendu au-dessus de l’abîme à une espèce de mamelon saillant et glacé, abîme qui, irrésistible, aimantait le clone. Ce fut le moment que choisit le harfang pour venir le toiser. Le rapace se posa tout au-dessus du cap nu du pitoyable obèse. Le volatile n’eut plus qu’à reprendre forme humaine, dévoilant, au lectorat qui ne l’aurait pas encore compris, sa nature de soi-disant homme d’affaires américano-hollandais de la fin d’un autre XXe siècle. Johann van der Zelden, dans toute sa splendeur cynique, ne cessa d’exulter, dégoisant ses sarcasmes à l’adresse de l’avatar déchu. Il planait littéralement au-dessus de son ancien « créateur ».

 Patrick Bateman - Wikipedia

« Dès votre première manifestation sous cette enveloppe volante, jeta « Cornwallis », suant de peur malgré le froid, j’avais compris qui vous étiez. Ainsi, vous m’avez trahi, préférant à ma cause légitime le parti de ces stupides humains arriérés d’un XIXe siècle improbable, non prévu dans mes mémoires… Votre simulacre, idéal selon vous, a certes permis à ces partisans de Napoléon d’atteindre l’entrée du tombeau de Langdarma, mais ils ne sont pas pour autant tirés d’affaire. Le chemin dans la grotte est encore long, truffé de pièges surnaturels, avant la salle où repose la pseudo-dépouille du despote. Les bonzes de l’an 842 ont su concevoir les protections nécessaires à l’inviolabilité du sépulcre. Je doute que votre emprise puisse s’exercer jusqu’au saint des saints. En quoi pourriez-vous vous métamorphoser pour épauler Humboldt et ses compagnons ? En mille-pattes albinos et aveugle ? 

 File:Stieler, Joseph Karl - Alexander von Humboldt - 1843.jpg

- Commandeur, ajouta Johann à l’adresse de celui qui désespérément s’agrippait encore au mamelon de glace, - quel titre dérisoire et ridicule que le vôtre ! –  cessez d’ironiser ! Votre humour de mortel ne fait rire que vous seul ! Avant que vous ne chutiez, que votre clone meure, vous allez répéter avec moi cette leçon d’Histoire naturelle édifiante que je martèle à mes hommes-robots en leur première année d’apprentissage :

« Dans les forêts luxuriantes du post-Anthropocène, les Oissons sont les rois. Seules les Pieuvres-Singes s’avèrent susceptibles de leur disputer la suprématie. C’est cependant compter sans les Perroquets du Gabon mutés en néo-Gastornis, prêts, en prédateurs opportunistes, de se saisir de toute niche écologique mal occupée. » Avouez, triste baudruche, que cela en jette ! 

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- Stoppez donc votre verbiage insolent, Johann ! Venez plutôt me secourir ! Tendez donc votre bras, jetez-moi une corde, halez-moi, hissez-moi, peu importe, mais sauvez mon enveloppe !

- Cause toujours, vieille baderne ! Prends conscience de ton obsolescence programmée dès ta conception. Comme toute machine qui se respecte, ô Commandeur ! vous avez fait votre temps. Vous ne fûtes qu’un instrument entre mes mains, vous qui vous crûtes le Maître. Hâter-vous de quêter quelque corps de rechange – de préférence, celui d’un Britannique de cette chronoligne « imprédictible » que vous abhorrez tant. Adieu donc, ou plutôt, allez au diable ! »

Sur ces entrefaites, toujours lévitant, descendant de deux mètres, il s’amusa à écraser des talons de ses bottes les doigts boudinés du lord-gouverneur, leur assénant des coups sadiques. A un tel régime, il était inévitable que « Cornwallis », privé de tout soutien, finît par s’abîmer dans le sens fort du XVIIe siècle. Le cri qu’il poussa, aussi évident qu’un truisme, rappela à l’Ennemi des souvenirs hollywoodiens épiques.

 « Il tombe, ironisa van der Zelden, il tombe même très bien, en un long, ridicule et stéréotypé hurlement, surpassant les cris des Vikings du vieux film Prince Vaillant

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lorsqu’ils sont précipités dans le vide. A la revoyure Commandeur… réincarnez-vous bien, peut-être sous la pelure du régent George

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ou de son épouse, qui le disputait en obésité. J’ai eu personnellement l’occasion de me cloner en femme…[1] Allons, hâtons-nous. J’ai des affaires urgentes à régler en Italie. Ce débauché de Charles-Maurice s’y trouve déjà. Je dois l’aider car il sert les desseins de Napoléon, donc aussi ceux de mon sosie Galeazzo. »

 A suivre...

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[1] Allusion au roman Un goût d’éternité.

samedi 15 avril 2023

Café littéraire : Daddy Love, de Joyce Carol Oates.

 

Café littéraire : Daddy Love, de Joyce Carol Oates.

 

Par Christian Jannone.

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On ne présente plus Joyce Carol Oates, autrice prolifique, brassant et croisant plusieurs genres avec maestria. Elle excelle autant dans la nouvelle que dans le roman, court comme long, dans la poésie, l’essai et le théâtre. Ni le roman social, ni le réalisme magique, ni le gothique, le roman noir ou encore le polar (sous les pseudonymes de Rosamond Smith et Lauren Kelly), ne lui sont étrangers, tout comme l’autobiographie lorsqu’elle nous parle du deuil, de la perte de ses conjoints. Inspirée depuis soixante ans, sa plume refuse d’écrire le mot de la fin.

Joyce Carol Oates est à la fois le témoin et la mauvaise conscience de l’Amérique contemporaine, et son écriture alerte brasse toute l’histoire moderne des Etats-Unis, de l’orée du XXe siècle jusqu’à nos jours. J’aurais envie de pasticher à son propos la célèbre phrase du dramaturge romain Terence dans Le Bourreau de soi-même : « Je suis une humaine, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Cela lui convient à merveille.

En clinicien, elle fouille les tréfonds de la psychologie, n’hésitant pas à mettre en avant l’ambiguïté, l’ambivalence de ses personnages, nous rappelant à nous qui sommes trop souvent tentés par le manichéisme (péché de notre époque), que nul n’est tout blanc ou tout noir.

Joyce Carol Oates est née le 16 juin 1938 à Lockport dans l’état de New York. Intéressée très tôt par la lecture, elle dévore les œuvres des grands auteurs et autrices comme Faulkner,

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 Hemingway, les sœurs Brontë ou Dostoïevski. Elle se lance dans l’écriture dès l’âge de 14 ans. Alors qu’elle étudie à l’université de Syracuse, elle tente d’écrire ses premiers romans, sans qu’aucun ne la satisfasse. Ayant obtenu sa maîtrise de lettres à l’université du Wisconsin à Madison, mariée à Raymond J. Smith, elle s’installe à Detroit, ville bien connue pour ses tensions raciales.

« Detroit, mon grand sujet, a fait de moi la personne que je suis, et en conséquence l'écrivain que je suis, pour le meilleur et pour le pire. » a-t-elle dit.

Sa carrière universitaire ne fut pas négligeable. Joyce Carol Oates enseigna à Beaumont, au Texas, puis à l’université de Windsor en Ontario et enfin à Princeton, dans le New Jersey jusqu’en 2014.  En 1963, son premier recueil de nouvelles paraît chez Vanguard, By the North Gate. Son premier chef-d’œuvre, Eux, dont Detroit sert de cadre, est couronné en 1969 du National Book Award. Dès lors, sa production littéraire est riche et prolifique, sans nulle panne d’inspiration.

L’abondance de son œuvre ne signifie aucunement une baisse de qualité. Joyce Carol Oates acquiert une notoriété internationale, et des romans comme Blonde (2000), inspiré de la vie de Marilyn Monroe,

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sont des succès mondiaux. De même, Les Chutes, livre autour du suicide et du veuvage, paru en 2004 aux Etats-Unis, est récompensé du prix Femina étranger l’année suivante. Veuve elle-même deux fois, de Raymond J. Smith en 2008 puis de Charlie Gross en 2019, l’agonie de l’être cher et le deuil lui inspirent une de ses dernières parutions, Respire, paru l’an passé en français.

Daddy Love est sorti en 2013 aux Etats-Unis et en 2016 en France. Le roman comprend trois parties, de longueurs inégales. Il suit un plan chronologique, d’une linéarité apparente, mais la structure narrative s’avère géographiquement éclatée entre le Michigan (Ypsilanti et à la fin Ann Arbor), que je qualifierais d’espace des parents de Robbie Whitcomb, et Kittatinny Falls,

 NJDEP | Kittatinny Valley State Park | New Jersey State Park Service

dans le New Jersey, espace de vie de Daddy Love alias Chet Cash, de fait pasteur et prédicateur itinérant. Il s’agit des espaces les plus familiers de l’autrice, de son vécu, embrassant les Grands Lacs et la Nouvelle Angleterre. Cependant, l’action, étalée sur six années (plus exactement entre le 6 avril 2006, jour de l’enlèvement de Robbie et événement fondateur et tragique de l’histoire narrée et le mois de septembre 2012), privilégie les lieux périphériques, suburbains, aux grandes agglomérations, l’habitat dispersé aux concentrations humaines les plus imposantes.

Comme toujours, Joyce Carol Oates fait preuve d’une précision, d’une rigueur historique, géographique et sociologique dans lesquelles elle entrechoque et entrecroise le réalisme et l’irrationalité. Je ne parlerai pas ici de réalité magique, à la manière de la littérature latino-américaine ou de l’œuvre d’un Ondjaki en Angola. Disons que nous sommes à la croisée des genres, comme souvent chez elle.

Ainsi, les quatre premiers chapitres de la première partie, narrant l’enlèvement de Robbie dans le parking d’un centre commercial d’Ypsilanti

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digne de ceux existant en France, à la vastitude conséquente et reflet de la civilisation du « tout automobile », adoptent le principe de la répétition, de l’étalement temporel, du piétinement « sur place » d’une action tragique, comme s’il s’agissait soit d’une étude sur la décomposition du mouvement des prémices du cinéma (chronophotographies de Muybridge et Marey), soit d’une boucle temporelle revenant sans cesse tout en se complétant dans ses divergences, jusqu’à ce qu’enfin, le chapitre 5 la referme et parte de l’avant dans l’intrigue avec le hiatus et l’ellipse post-traumatiques de la mère. Style superbe, étonnant, peu pratiqué en dehors de la science-fiction, surtout d’ailleurs au cinéma, avec son prototype Un jour sans fin. C’est là l’art de sublimer la banalité du fait divers atroce.

Ce n’est pas la première fois que notre autrice aborde le thème de la pédocriminalité, même si le mot n’est jamais écrit ni prononcé dans Daddy Love. Il figurait déjà dans Sexy (2005), qui appartient à la littérature d’enfance et de jeunesse et dans Le Mystérieux Mister Kidder (2010), novella mettant en scène un vieil homme distingué s’entichant d’une Lolita de 16 ans.

Avec Daddy Love, surnom qu’il impose à se proies, nous avons affaire au prédateur, qui se double d’un tueur en série. Chet Cash, pasteur itinérant – qui prêche pour une assistance afro-américaine bien que blanc ! – enlève les garçonnets, qu’il transforme en esclaves sexuels, maltraite, châtie, et emploie à la fabrication d’objets en macramé qu’il revend. Il se débarrasse de ses victimes lorsqu’elles approchent de la puberté. Il prive les enfants de leur vrai nom, comme de leur liberté, leur attribuant une nouvelle identité : ainsi, Robbie devient Gideon.

La figure du pasteur inquiétant se retrouve chez Flannery O’Connor,

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 figure majeure de la littérature sudiste du XXe siècle dont notre écrivaine se revendique, dans La Sagesse dans le sang (1952), roman à la fois gothique et grotesque, avec d’une part la figure du grand-père du personnage principal, Hazel Motes, pasteur évangélique, et d’autre part celle du prédicateur aveugle, que Motes, qui lui-même usurpe l’identité d’un clergyman protestant, suit avec sa fille avant de fonder sa propre communauté, dite « L’Eglise sans Christ ». John Huston adapta ce roman, apprécié sur le tard, en 1979 (Le Malin). Comment ne pas évoquer aussi La Nuit du Chasseur (1955), unique film de Charles Laughton en tant que réalisateur, chef-d’œuvre absolu dans lequel Robert Mitchum, prêcheur assassin et voleur, n’a cessé de hanter notre mémoire cinéphile ?

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Forte de cet héritage, de ces références, Joyce Carol Oates ose mettre en scène un pédophile protestant, alors que ne cesse de se développer la crise de l’Eglise catholique autour de la pédocriminalité du clergé, en particulier aux Etats-Unis et en Europe, ceci expliquant partiellement les échos critiques timides que le roman suscita à sa sortie en langue française.

On peut parler de plongée dans l’horreur, dans un aller-retour entre le duo Chet Cash-Robbie « Gideon » et le couple Whitcomb (la mère Dinah, meurtrie dans sa chair même, accidentée et défigurée par la voiture du ravisseur, et le père Whit). La chevelure de Robbie questionne Chet Cash qui émet l’hypothèse d’un enfant métissé, avec le même questionnement autour de Whit lui-même (p. 40).   

De même, Joyce Carol Oates se penche sur le passé de Chet, sur ses propres changements de nom, sur la construction même de ce passé par le personnage, sur ses précédentes victimes et ses relations avec autrui : la fable, le mensonge, s’entremêlent avec le réel. En l’Eglise de l’Espoir éternel, il est Chester Cash, émissaire du monde blanc, qui, auprès du révérend Tindall, brode autour de son passé, y inclut tout un tissu de références majeures pour la communauté afro-américaine : Martin Luther King, W.E.B. DuBois,

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sa naissance en juillet 1967 lors des troubles raciaux de Detroit… Avant, il fut un délinquant mineur, déjà coupable d’homicide, Chester Czechi, qui étrangla son cousin sans marquer de remords, incarcéré à neuf ans, sorti à vingt-et-un du centre de détention du comté de Wayne (p.72). La folie religieuse, justificatrice, légitime ses crimes sexuels.

Il y a cette croix de bois surmontant sa voiture, véritable cercueil, instrument de torture, dissimulation des victimes comme Robbie, qui peut rappeler ces emblèmes publicitaires qui ornaient les véhicules de manière « monumentale », tels qu’on pouvait les voir en la caravane du tour de France, mais aussi évocatrice de ces vierges de fer inquisitoriales, touche gothique d’effroi supplémentaire. L’enfant y est caché, puni, s’y souille.

Il y a aussi ces rapports de Chet avec les femmes. On apprend qu’il fut brièvement marié à une veuve bien plus âgée que lui, Mme Myrna Helmerich, morte en 1999, dont il hérita de la ferme de Saw Mill Road, là où il demeure et détient sa victime. Darlene Barnhauser, 35 ans, du village de Kittatiny Falls, lui fait le ménage (portrait saisissant du personnage p.88). Chet fustige Dinah, la mère de Robbie, pour lui une pècheresse s’adonnant à la tabagie, manière de justifier son acte : de la mauvaise mère, Robbie se retrouve aux mains du nouveau « père ». Le vrai père, Whit, est un homme de radio, animant une émission culturelle à 23 heures, Classiques et New Age américains, sur WCYS-FM, sauf le dimanche.

Dinah, la mère, occupait un emploi à temps partiel dans la bibliothèque de biologie de l’université du Michigan, mais, suite à l’accident provoqué par Chet, elle a dû démissionner.

C’est le long travail post-traumatique du couple que développe Joyce Carol Oates, travail que l’on peut retrouver en maintes familles confrontées à une disparition d’enfant. S’ajoute ici le sentiment de culpabilité de Dinah, allié à la blessure de sa chair, à la rééducation, aux séquelles physiques et psychologiques. Sa mère elle-même lui est hostile, renforçant ce sentiment de responsabilité. L’emprise des préjugés de l’Amérique religieuse se fait plus prégnante encore : l’idée de faute (avoir couché avec Whit avant le mariage), et l’amour éprouvé pour un homme ne correspondant pas aux critères raciaux des WASP (White Anglo-saxon Protestants).

Cependant, il y a toujours l’espoir que l’on retrouve Robbie, que l’on punisse le ravisseur, espoir qui certes ne peut que se réduire au fil du temps, résumé par la phrase magnifique de la page 93 : « Ils attendaient. Chaque heure, chaque jour, ils attendaient. » Cet espoir chevillé au corps que l’on retrouve Robbie vivant, avec cet appel téléphonique salvateur qui ne vient pas, sachant que plus le temps passe, plus la chance diminue. Après la médicalisation de Dinah, son nouvel univers, la conviction inébranlable que Robbie reviendra, suit l’ellipse de six ans. Des suites du malaise de Dinah concluant les événements de 2006, nous ne saurons rien.

En parallèle, le temps approche où Chet éliminera « Gideon », et après l’obéissance au bourreau, pointe le stade de la rébellion. A la soumission, à l’esclavage, à la fiction paternelle et scolaire, aux mensonges de Daddy Love succèdent différents épisodes témoignant que « Gideon » échappe à son tortionnaire. Ce que l’on appelle le syndrome de Stockholm cesse d’avoir prise sur lui aux prémices de la puberté et de l’adolescence.

D’abord, la parenthèse du chien. Certes, « Gideon » a été remarqué par Madame Swale, l’institutrice de l’école de Lenape, où il est scolarisé en classe de CM 2, certes, il a des amis « secrets », quelques camarades partageant sa « timidité » et il s’est fait remarquer par ses dessins déroutants, témoignant de son vécu, tels ceux des enfants victimes d’inceste et de viol utilisés par la police et par les psychologues. « Gideon » passe pour un enfant handicapé, une espèce d’autiste, de « muet ». L’enseignante dresse de lui un portrait psychologique imparfait, ne soupçonnant rien du drame, concluant à la blessure de la mort de la mère, fable véhiculée par Daddy Love. Cet enfant intelligent, blessé, ne peut que se réjouir à l’arrivée de la chienne Missy – bonheur éphémère, brisé par Chet Cash qui l’abattit de deux balles de carabine, parce que « chien », comme il la qualifiait avec mépris, lui était préférée par l’enfant qu’elle reconnaissait comme son maître, la main nourricière, qu’elle se devait de protéger. 

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Après survient l’action « criminelle » marquant le commencement de la révolte : « Gideon » se fait incendiaire, « terroriste », brûleur de trois garages, fabricant d’une bombe artisanale. Il y a dissociation croissante entre l’enfant agile de onze ans et l’ancien enfant soumis, « Fils », comme le qualifie Daddy Love qui ne soupçonne rien de l’évolution sourde de sa « créature ». Chet n’a pas su percevoir le mûrissement de son cerveau sous l’enveloppe de l’enfant de dix-onze ans. Joyce Carol Oates télescope à cette occasion le présent de 2012 et le passé des six ans de Robbie, aux premiers mois de sa captivité, entremêlant souvenirs de 2006 et passage à l’acte criminel de l’enfant révolté manipulant l’essence, s’en prenant au garage de Mme Swale.

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 Fort de cet acte impuni – l’enquête de la police n’aboutira pas – et cependant regrettant que cela n’eût pas attiré l’attention salvatrice des forces de l’ordre sur lui et son prétendu père, « Gideon », qui considère les enquêteurs comme des crétins (p. 205), voit arriver le jour fatidique où Daddy Love doit se débarrasser de lui. La prétendue chasse au trésor, à compter de la p. 221, sera celle de la fuite et du salut. Jamais Chet Cash ne s’est douté que son « fils » était l’incendiaire, et qu’il projetait de faire exploser une bombe (l’école premier choix non concrétisé, et finalement l’usine), après s’être fait la main avec les garages. L’échec de la bouteille explosive qui n’a pas fonctionné avec en sus l’oubli des gants qu’il aurait dû voler à Daddy Love, a dépité Robbie, plus que jamais dissocié de l’enfant soumis à son bourreau. P. 221-24, ce sera la fuite, la course pour la vie avant le crime de Daddy Love. L’un des passages les plus caustiques, à mon sens, est celui où Chet affronte un autre pervers sexuel qui convoitait Robbie (p. 180-183). L’homme, fait cocasse, donne de l’argent à Daddy Love avant de s’en aller, boitant, souvenir de Robbie survenu alors qu’il pensait à l’enquête sur les incendies et se refusait à regarder son « père » dans ses fonctions de Prédicateur à l’Eglise de l’Espoir éternel.

L’on verra dans les ultimes chapitres les retrouvailles avec la mère Dinah, avec le père Whit, les circonstances qui permirent de récupérer Robbie, l’arrestation de Chester Cash, le suivi psychologique de Robbie par le Dr Kozdoi, cet espoir que Chet Cash expie avant son procès, en étant tué par ses codétenus (cela est chose courante pour les pédocriminels, c’est ce qu’on peut appeler la justice des prisonniers). Enfin, ce finale p. 278-79, où la mère redoute que la tragédie de l’enlèvement recommence… 

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Christian Jannone.